À l'aube, la diane stridente sonna
le réveil. Après le déjeuner,
deux galères, au bruit cadencé de
leurs rames, passèrent à
côté de la Favorite. Claude remarqua
que les galériens portaient des casaques et
des bonnets bleus.
- Celle-ci, c'est la
Commandante,
dit Capucin, l'autre est la Grande-Réale.
Vois-tu ces types ? Ils sont plus beaux que
nous. Moi, j'échangerais bien contre ce drap
bleu ma livrée de singe !
Un coup de sifflet aigu,
prolongé, interrompit Capucin.
Aussitôt les forçats se
dépouillèrent de leur casaque et de
leur chemise. Puis un second coup retentit. En un
clin d'oeil, tous furent debout, un pied sur la
pédagne (grosse barre de bois
attachée à la banquette), l'autre sur
le banc. La vogue commençait. Ils saisirent
leur manille puis s'allongeant, les bras tendus,
ils poussèrent la rame jusque sous le corps
de leurs camarades du banc voisin. D'un
énergique effort, ils la levèrent
puis, d'un seul coup, avec un ensemble parfait, les
cent cinquante rames frappèrent la mer.
Ensuite, se précipitant en arrière,
les galériens retombèrent assis, dans
leur banc. Il fallait, pour observer le mouvement,
une attention soutenue. Si le coup manquait, les
six malheureux allaient se casser la tête
contre la rame qui voguait derrière eux.
Impossible d'imaginer exercice
plus
pénible, plus éreintant que le
maniement de ces rames formidables. Un quart
d'heure ne s'était pas écoulé
que Claude comprenait le sens du dicton
populaire : « Travailler comme un
forçat ».
La Favorite s'étant
laissée distancer, les sous-comites se
mirent en devoir d'accélérer le
mouvement. Armés de cordes ou de nerfs de
boeufs, ils parcouraient le coursier et les coups
pleuvaient comme grêle. Les officiers-majors,
froissés de ce que leur galère ne
tint pas son rang, criaient de redoubler les coups.
Et ce ne fut pas une heure ou deux seulement, mais
huit heures consécutives, que dura cette
atroce fatigue. Quand, enfin, le comite ordonna la
demi-vogue qui reposait alternativement la
moitié de la chiourme, Claude s'affaissa sur
son banc, à demi-mort de fatigue. Capucin
lui mit une main sur l'épaule, encourageant,
paternel :
- Tu t'habitueras, camarade.
Dans ce
monde, on s'accoutume à
tout !
- Est-ce souvent, demanda le
Cévenol, qu'on nous impose de telles
corvées ? Je n'en puis
plus !
- Oh ! reprit le
Capucin, la
première fois, on se dit qu'on tiendra une
demi-heure, pas plus. Et l'on finit par supporter
des vogues de dix à douze heures. Même
une fois, fuyant un corsaire qui nous donnait la
chasse, nous avons fait, sans un moment
d'arrêt, une vogue de vingt-quatre heures.
Même les plus forts défaillaient,
tombaient. Pour nous tenir debout, on nous mettait
dans la bouche des biscuits trempés dans le
vin. Et les cordes claquaient, et les comites
hurlaient... C'était
épouvantable !
Le visage d'un galérien,
enchaîné à quelque distance,
avait vivement frappé Claude. Il demanda son
nom. On lui répondit Mauriac. C'était
un jeune homme élancé, à l'air
délicat, au front noble sous son infamant
bonnet rouge. Sa tournure distinguée, son
regard profondément triste lui
rappelèrent Augustin d'Arville. Un jour que
le jeune inconnu promenait autour
de lui son regard chargé d'horreur et
d'appréhension, Claude rencontra ses yeux.
Il lui sourit et lui fit de la tête un signe
amical. Immédiatement les traits assombris
s'illuminèrent, les yeux mornes
brillèrent d'un étrange éclat.
Il avait reconnu un frère d'infortune.
À travers la distance, ces deux coeurs
s'étaient parlé.
La vogue fut, ce jour-là,
particulièrement rude. Elle dura de longues
heures. C'était plus que Mauriac n'en
pouvait supporter. Claude qui l'observait vit qu'il
avait le visage crispé, la respiration
haletante, l'écume à la bouche.
Soudain, il lâcha la rame et s'affaissa sur
le banc. Sa défection fut vite
remarquée. Armé de la terrible corde,
le sous-comite s'approcha et frappa les
épaules nues à coups
redoublés. Comme il ne se relevait pas, le
barbare s'acharna sur sa victime, hurlant et
vociférant. Pour finir, il appela les
argousins. Claude vit le corps du jeune homme
couché en travers sur le banc, la tête
pendante, probablement évanoui. Il vit l'un
des argousins le déchaîner, l'autre
apporter un boulet qu'on lui mit aux pieds. Un cri
d'horreur s'échappa de sa poitrine, se
perdit dans le fracas des rames. Les argousins
soulevèrent le corps inerte et, d'un geste
brutal, le jetèrent à la mer.
Aussitôt un marinier prit la place
laissée vide et la galère vogua, et
les manoeuvres s'opérèrent comme si
rien ne s'était passé. Aucun des
forçats n'avait l'air surpris ni
scandalisé de cette scène atroce.
Elle rentrait dans le train journalier de leur
existence. Ils en avaient vu bien
d'autres !
Le soir pourtant, Claude surprit
cette réflexion d'un
camarade :
- Le pauvre Mauriac, il est au
repos. Nous, on sait pourquoi on est là.
Mais lui, qu'avait-il fait ?
Souvent déjà, Claude
avait examiné de loin ses compagnons de
galère, cherchant des visages connus. On
avait échangé
quelques signes. Un jour, il tressaillit en
entendant son nom. On l'interpellait en langue
d'oc, le dialecte familier des
Cévennes.
- Noguier, c'est
toi !
Un petit groupe de forçats
passait sur le coursier, s'en allant à
quelque besogne.
- Pierre Mazel, mon ami, mon bon
camarade ! s'exclama-t-il en se
redressant.
Un homme à physionomie
ouverte, déjà grisonnant, se tenait
devant lui. Les deux amis se donnèrent une
énergique poignée de main. Mais
à peine purent-ils échanger quelques
paroles. L'argousin donna l'ordre de
marcher.
- On se reverra ! fit
en se
retournant Pierre Mazel.
Claude se sentit chaud au coeur.
Il
n'était plus seul. D'ailleurs il le savait,
il y avait en ce moment sur les galères de
Marseille plusieurs centaines de forçats
huguenots, des compatriotes, des frères qui
enduraient les mêmes souffrances et
combattaient le même combat. Et plusieurs ne
portaient-ils pas sans défaillance, depuis
quinze, vingt et même trente années,
leur lourde chaîne ?...
Après plusieurs semaines où
l'escadre, soit complète, soit par
unité, n'avait fait que croiser au large des
côtes, inquiétant par des coups de
canon la rive italienne ou refoulant vers l'Espagne
quelque vaisseau corsaire, Claude fit à
haute voix cette réflexion :
- Pour les millions de livres
que la
cour y consacre chaque année, les
galères me semblent d'une mince
utilité !
- Au contraire, leur utilité
est grande ! répliqua sentencieusement
Capucin. D'abord, elles servent de déversoir
à tous les scélérats du
royaume. Et puis, elles en sont
l'épouvantail. La prison, la roue, la
potence, l'échafaud ne les
épouvantaient pas suffisamment. C'est pour
ça qu'on inventa la galère !
À la fin d'août
cependant, survint un incident dont
l'équipage de la Favorite devait garder
longtemps le souvenir. Trois galères
faisaient un tour dans la haute mer. Bientôt
à l'horizon l'on aperçut deux
vaisseaux en panne, surpris par la bonnasse. L'un
avait tout l'air d'un gros navire marchand, l'autre
une frégate, devait lui servir
d'escorte.
Les vaisseaux,
éloignés l'un de l'autre d'une
demi-lieue environ, portaient le pavillon anglais.
Le navire, paraissant une proie facile, on assembla
le conseil de guerre au milieu de la jubilation des
équipages. Il fut décidé que
les galères, à force de rames,
s'approcheraient de trois côtés,
l'abordage se ferait vivement et le navire, trop
lourd pour être remorqué, serait
livré au pillage. La Favorite devait
l'éperonner au flanc. Tous les canons furent
chargés. Déjà grenadiers et
soldats, debout sur la rambade, se
préparaient à l'abordage, le sabre nu
et la hache d'arme à la main. Le navire
apparemment était en grande détresse,
son équipage, terrorisé par ces
préparatifs menaçants, se tenait coi.
De ses flancs, deux canons à courte
portée lancèrent leur feu, sans
atteindre les galères. Ces décharges
misérables excitèrent
l'hilarité des officiers de la
Favorite.
Capucin, sans cesse, tournait
vers
le navire ses yeux gris, perçants et
inquisiteurs.
- Tout ça, bougonnait-il
entre ses dents, ne me dit rien de bon !
Regarde un peu, camarade, vers la poupe, toutes ces
toiles, tous ces chiffons ! Dirait-on pas
qu'ils cherchent à se déguiser ?
Et pas un chat sur le tillac ! Je me
méfierais, moi ! Les Anglais sont des
tout rusés ; ils ont trente-six mille
tours dans leur sac ! Et not'capitaine qui n'a
même pas envoyé le brigantin en
reconnaissance !
Au coup de sifflet du comite,
soudain, des clameurs s'élevèrent.
Ces hurlements de plusieurs centaines de
galériens, remuant leurs chaînes,
avaient quelque chose d'effroyable. Jugeant
l'équipage ennemi suffisamment
affolé, le commandant les somma d'amener
leur pavillon. Mais la réponse fut autre que
ce qu'on attendait. À l'instant où la
Favorite le touchait de son éperon, il se
passa quelque chose d'inouï.
Le navire ouvrit ses sabords. De
toutes les écoutilles, un flot noir
d'officiers et de soldats envahit le tillac. Des
mariniers actionnèrent leurs palans. Le
navire marchand, démasquant ses canons, se
métamorphosa soudain en un formidable
vaisseau de guerre dont les décharges
d'artillerie, rasant le pont des galères,
abattit leurs mâts, faucha leurs
agrès, mitraillant, hachant les
galériens aussi bien que les officiers et
soldats massés sur leurs galeries. Ce fut un
moment de panique indescriptible.
Seul le capitaine ne perdit pas
la
tête. Voyant se lever les terribles engins
qui allaient harponner sa galère :
« Je fais sauter la soute à
poudre ! » cria-t-il d'une voix qui
domina le fracas de la mitraille.
Cette menace eut son effet. La
manoeuvre s'arrêta. Aussitôt, le
sifflet du comite ordonna la contre-vogue. Virer de
bord eût été trop
périlleux ; la Favorite, sous une
épaisse fumée, fit machine en
arrière. Pour comble de malchance, le vent
commençait à souffler et, de
l'horizon noir et menaçant, la
frégate, tendant ses voiles, venait à
la rescousse du vaisseau de guerre. Ce fut un
sauve-qui-peut général. Le temps
manquait pour déchaîner les
galériens blessés ou morts, mais ils
furent promptement remplacés par des
mariniers de rame. Alors commença la plus
terrible passe-vogue (ou vogue-forcée)
qu'eussent jamais endurée les forçats
des trois galères. Il s'agissait de gagner,
avant la nuit, les bancs de sable où les
navires ennemis, vaisseaux de haut bordage, ne
pourraient les suivre. Dans la passe-vogue, on
doublait la rapidité du mouvement. Pendant
des heures et des heures, la chiourme,
éreintée, tenue en haleine par le
claquement des cordes, rama
désespérément. Enfin, vers dix
heures les galères purent jeter l'ancre en
lieu sûr. Les argousins portèrent les
blessés dans la cale,
déchaînèrent les morts, tandis
que de robustes Turcs les lançaient à
la mer. Chicot et deux camarades furent
retirés par lambeaux de la banquette,
où ils s'étaient
effondrés.
- Les veinards ! haleta
Capucin, étirant l'un après l'autre
ses membres endoloris.
Mouillés jusqu'aux os,
couverts d'écume, de sueur et de sang, les
forçats furent incapables, tant ils
étaient harassés, de remettre leurs
hardes. Ils s'affalèrent, s'accroupirent
comme ils purent, à demi nus, pour
dormir.
Claude n'avait pas été
touché par la mitraille. Mais, comme ses
camarades, il était brisé, absolument
anéanti. La seule prière qu'il put
articuler fut ce cri vers la Puissance
infinie : « O Dieu, aie pitié
de moi ! » Sa tête retomba sur
le coursier, ses paupières alourdies se
fermèrent et, d'un seul trait, il dormit
jusqu'au matin.
C'était la veille de Noël.
Elisabeth, comme de coutume, s'était
retirée dans sa chambre. Devant elle
était un livre qu'elle ne lisait pas. Plus
que jamais, en cette soirée qui lui
rappelait tant de souvenirs, elle s'abandonnait
à ses pensées déprimantes.
Elle avait eu, l'après-midi, la visite du
Père Charmes. Il venait souvent. Voyant la
jeune fille si seule, si découragée,
il s'efforçait de la consoler. Elle sentait
chez le Dominicain une droiture parfaite jointe
à une grande bonté. Mais les
circonstances étaient adverses. Entre elle
et lui se dressait le souvenir de son père,
de son frère, de tous ces captifs
gémissant dans les chaînes, de tous
ces martyrs que d'indignes représentants de
son Église avaient mis à mort. Les
exhortations du prêtre ne portaient pas coup,
ses arguments ne la convainquaient pas. Comme elle
s'absorbait ainsi dans son chagrin, on vint lui
dire qu'un jeune garçon inconnu demandait
à lui parler. Elle reconnut Daniel Paysac.
Il tira de son manteau une lettre qu'il lui remit
mystérieusement.
De Marseille, dit-il à
demi-voix. Il y en avait une aussi pour nous. Ma
mère et Jeanne vous envoient leurs bons
voeux pour Noël.
Sentant à l'autre bout du
corridor, Mme des Coudrets, dissimulée dans
l'embrasure d'une porte, Elisabeth se hâta de
glisser la lettre
dans son corsage. Elle venait d'éprouver
comme un choc magnétique. Son coeur battait
avec force, soulevé tout à coup par
une vague d'amour et de joie. Elle s'enfuit chez
elle, mais craignant d'éveiller les
soupçons de la gouvernante, elle ne ferma
pas sa porte à clef. Elle se contenta de
placer devant elle son ouvrage de broderie et
d'entr'ouvrir le tiroir, où, en cas
d'alerte, la lettre disparaîtrait
rapidement.
Elle la tint quelques instants
dans
sa main, contemplant l'adresse. Cette grande
écriture si ferme, si droite, elle la
connaissait bien. Après y avoir posé
ses lèvres, elle brisa le cachet. Claude
commençait par s'excuser respectueusement de
la liberté qu'il prenait de lui
écrire.
« J'ai appris, lui
disait-il, par les Paysac, la nouvelle
épreuve qui vous a frappée, la mort
de Mme des Ponts-Marceaux. Et je viens, par ces
lignes, vous exprimer ma vive, ma profonde
sympathie. Cette noble femme était une
sainte, un ange de bonté et de
charité. Notre vallée en gardera
longtemps le souvenir. Je comprends le vide immense
que ce deuil doit creuser dans votre vie. Si vous
pouviez vous en rendre compte, vous sentiriez que
mes pensées, sans cesse, vous entourent avec
l'ardent désir d'adoucir quelque peu votre
poignant chagrin. Est-ce une illusion ? Quand
les pensées se changent en prières,
ne peuvent-elles donc pas retomber en consolations
divines, communiquer une force, couvrir de leur
égide ceux que nous
aimons ? »
Il lui donnait ensuite quelques
détails sur la galère et sa vie
quotidienne. En termes plaisants, il lui racontait
l'attaque du navire marchand mué soudain en
vaisseau de guerre. Bien qu'il ne se plaignît
pas, Elisabeth devina, pressentit toute l'horreur
de son existence de forçat.
« C'est un honneur et
un
privilège, ajoutait-il, que d'être
appelé à souffrir pour la
vérité. Nous sommes plusieurs
centaines de forçats huguenots actuellement
aux galères de Marseille.
Dans un siècle de despotisme, notre
rôle, à nous, est de proclamer
l'inviolabilité de la conscience, ce domaine
sacré qui ne relève que de Dieu seul.
Pauvres êtres à l'esprit prompt mais
pétris de faiblesse, que sommes-nous pour
cette haute mission ? Ah ! demandez
à Dieu qu'il nous revête de sa force
et empêche notre foi de défaillir.
L'Eglise romaine a étouffé la voix de
nos pasteurs : peut-être le bruit de nos
chaînes sera-t-il entendu.
« Sur la galère, il
est difficile d'écrire et plus encore
d'expédier les lettres, car les
aumôniers font autour de nous une garde
serrée afin d'empêcher toute
communication avec le dehors. Ils n'ont cependant
pas pu empêcher le bruit de l'insurrection
d'arriver jusqu'à nous. Nous savons que les
Cévennes se sont levées en armes pour
faire entendre devant la cour et devant l'Europe
nos justes revendications. Mais nous savons aussi
que le maréchal de Montrevel, à la
tête d'une formidable armée, marche
contre nos frères pour les écraser.
Nos ennemis ont pour eux le nombre, mais, comme le
dit notre psaume des batailles :
« Que Dieu se montre seulement... et
toute leur puissance fondra comme cire au feu. Si
Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?
C'est en lui seul, n'est-ce pas, que nous voulons
mettre notre confiance.
« Je suis si loin
d'être ce que je voudrais. L'un de mes
compagnons, aux galères depuis vingt ans,
m'étonne, me frappe d'admiration par sa
parfaite maîtrise de lui-même. J'ai
appris, me disait-il un jour, que la vraie
liberté consiste à être
affranchi du péché.
« Son nom est Elie
Neau.
Que j'en suis encore loin, moi, avec mon
caractère emporté, mon coeur si
souvent bouillonnant de colère ou de
révolte. Parfois, le soir, je regarde, dans
la constellation de la Lyre, la brillante
étoile de Véga. Alors je pense
à vous et prie pour vous. Petite soeur
bien-aimée, voulez-vous le faire aussi pour
moi ?
Tandis que nos regards
s'élèveront ensemble vers
l'étoile, nos coeurs et nos pensées
se rencontreront en Dieu. »
La lecture de cette lettre remua
jusqu'en ses profondeurs l'âme d'Elisabeth.
Immédiatement, elle prit la plume et,
poussée par un irrésistible besoin
d'expansion, elle y répondit. Les
pensées de tendresse profonde, infinie,
voilée cependant sous la réserve des
termes, coulaient de sa plume. Elle écrivait
rapidement, lorsqu'un coup fut frappé
à sa porte. Vite, elle fit disparaître
sa correspondance. Mme des Coudrets venait lui
proposer de l'accompagner à la messe de
minuit.
- Merci, dit Elisabeth. J'aime
mieux
fêter Noël ici, avec mes chers disparus.
Je les sens plus près qu'à
l'église, dans une foule
étrangère et
indifférente.
- Vous avez tort. À votre
âge, la solitude ne vaut rien. Allons, faites
un effort et venez avec moi !
- Merci. Je vous assure que je
n'ai
ce soir aucune impression de solitude. Allez et ne
vous inquiétez plus de moi !
Mme des Coudrets referma
doucement
la porte. Elisabeth acheva sa lettre. Puis, ne
sachant comment l'expédier, elle l'enferma
dans son tiroir. Une fois encore, lentement,
s'arrêtant à chaque ligne, elle relut
la lettre de Claude. Non, elle ne se sentait plus
seule. Une myriade invisible d'amis, de
frères, d'esprits tutélaires
l'environnait. Comme un enfant qui sourit à
travers ses larmes, elle s'endormit apaisée
et délicieusement consolée par la
douce joie de Noël.
Que puis-je faire pour
lui ? se
demandait Elisabeth les jours suivants. La
réponse ne tarda point à venir. Un
soir, elle prit un morceau de velours bleu
foncé, un peu de soie pâle,
prépara son dé, son aiguille et se
mit à réfléchir. Sur ce
velours, quelle devise broderait-elle ? La
question était importante. Voulant que ce
texte fût un message d'En-Haut, elle pria
avant de se mettre au travail. Ces deux mots lui
furent
donnés : « Tu
vaincras » ! La broderie
achevée, elle prit quelques-uns de ses longs
cheveux, les enfila dans sa fine aiguille et borda
chaque lettre d'un léger filet d'or. Un
petit portefeuille fut bientôt
confectionné. Veillant parfois tard dans la
nuit, elle copia d'une écriture très
fine les derniers chapitres de L'Évangile de
Jean, ceux que Claude aimait. Elle y ajouta
quelques passages frappants de l'Apocalypse.
Ensuite elle cacha le tout dans un tiroir dont elle
enleva la clef. Dès que se
présenterait une occasion favorable, elle
expédierait son paquet.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |