Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VIII

L'INSURRECTION CAMISARDE

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 Au Manoir, on ne s'occupait en général guère de politique. Cependant des événements d'une telle envergure se déroulaient depuis quelque temps en France et en Europe que Mme des Ponts-Marceaux, sa fille et sa nièce, en firent bientôt le centre de leurs préoccupations. Le duc d'Anjou, petit-fils du roi, avait hérité de toutes les couronnes d'Espagne. À la tête des races germaniques et des nations protestantes, Guillaume d'Orange s'était levé pour faire valoir leurs droits. Il avait pour auxiliaires les réfugiés huguenots des divers pays et les Vaudois persécutés. En même temps avait éclaté l'insurrection des Cévennes suivie bientôt de celles du Languedoc et du Vivarais. Des prédicants d'occasion qui se disaient inspirés d'En-Haut, appelaient le peuple à la révolte. M. des Ponts-Marceaux avait, pour ces illuminés, comme il les appelait, le plus profond mépris. « La roue et le gibet, disait-il, voilà le remède à cette explosion de folie. Et s'il est insuffisant, il faudra se résoudre à exterminer jusqu'au dernier tous ces fanatiques ! »

Désireux d'avoir sa part de gloire dans la soumission des rebelles, le commandant, malgré son âge, s'en fut offrir ses services au roi. Mais un retour de ses accès de goutte l'empêcha de prendre à la guerre une part active.
Il se tenait néanmoins au courant de tout, et il était plus souvent en conférence avec le gouverneur d'Alais ou le colonel de Miral, chef des milices royales, que dans son lit suivant l'ordre du docteur.

Elisabeth ne sortait plus que rarement. Cependant, à la moisson, elle vit une fois ses amis de la Butte. Là, elle apprit que l'insurrection grandissait, se renforçait de jour en jour. On lui parla d'Abraham Mazel dont la parole puissante soulevait le peuple des campagnes, de Daniel Raoul qui ramenait les nouveaux convertis à abjurer leur apostasie et à se ranger sous les bannières de la vérité.
- Vous ne vous figurez pas, lui dit Jeanne Paysac, ce que sont maintenant nos assemblées. Des milliers et des milliers s'y pressent pour écouter la parole de Dieu. Malgré les milices du roi qui courent nuit et jour pour nous surprendre, les foules affluent de partout. Au Bougès, sous les trois hêtres, j'ai vu Étienne, haranguer une foule innombrable. Il sortait de prison. « L'ange du Seigneur m'a délivré, nous disait-il, il m'a fait sortir comme Saint-Pierre, à travers les gardes et les portes de fer ! » Si vous aviez entendu les acclamations, l'enthousiasme de ces multitudes et nos psaumes de bataille, enlevés tout d'une voix !... Il nous a parlé, sans le nommer, d'un puissant monarque qui, bientôt, se mettrait à la tête de l'insurrection et conduirait nos troupes à la victoire.
Elisabeth comprit que ce libérateur était Guillaume d'Orange.

Quelques jours plus tard, la nouvelle du meurtre de Chayla, comme une traînée de poudre, parcourut les Cévennes. L'archiprêtre, qui avait transformé en prison son presbytère du Pont-du-Monvert, y tenait enfermés des fugitifs huguenots. On parlait dans la contrée des supplices infligés à ces malheureux : ils étaient couchés, les pieds dans les ceps et pour les forcer à l'abjuration, on les torturait par le fer et par le feu. Une cinquantaine d'hommes déterminés, Abraham Mazel à leur tête, avaient forcé l'entrée des cachots, délivré les prisonniers dont plusieurs avaient des plaies profondes, des doigts, des mains carbonisés jusqu'à l'os. Plaçant, réquisitoire terrible, ces victimes sous les yeux de l'archiprêtre épouvanté, ils le condamnèrent à mort et, séance tenante, le percèrent de leurs épées. Cet acte de représailles fut le signal des guerres camisardes.

Ce fut dans cette atmosphère orageuse que se célébra le mariage de Laure. Mme des Ponts-Marceaux était d'avis d'attendre encore, mais le vicomte insista pour la date, dès longtemps fixée. Pendant plusieurs mois, couturiers et brodeuses avaient travaillé de l'aube au soir. Il s'agissait de préparer à la future vicomtesse d'Ormancy un trousseau digne de son rang. Le mariage qu'auraient, en d'autre temps, accompagné des fêtes somptueuses, fut célébré sans éclat. D'ailleurs le deuil d'Augustin planait encore sur la famille. Peu de temps après, Mme des Ponts-Marceaux s'alita, atteinte d'une phtisie galopante. Quand le docteur déclara le mal sans espoir, elle n'en fut ni surprise, ni troublée. Depuis longtemps, elle se préparait à la mort. À mesure que le but se rapprochait, elle devenait plus sereine, plus conciliante, plus large dans ses idées. Un jour, l'oncle étant absent, Elisabeth lui proposa de lui lire un chapitre de l'Évangile. Elle alla chercher la Bible de Claude qu'elle tenait sous clef dans la crainte de la voir confisquée ou brûlée.
- Ce livre, d'où te vient-il ? lui demanda Mme des Ponts-Marceaux.
- Il appartient à l'ami d'Augustin, celui qui fut arrêté ici même l'automne dernier. Il l'avait laissé dans la tourelle.

La vieille dame remarqua l'émotion de sa nièce, le tremblement de sa voix. Elle lui prit le livre des mains et le feuilleta quelques instants. Elle lut le nom, sur la première page.
- Ce jeune homme, qu'est-il devenu ? questionna-t-elle.

Elisabeth essaya de répondre, mais en fut incapable. À la fin, cachant son visage sur l'épaule de sa tante, elle éclata en sanglots.
- Mon enfant, ma petite fille, dis-moi ton secret, ouvre-moi ton coeur ! murmura la malade en caressant la tête blonde qui s'appuyait sur elle.

Elisabeth sentit que l'heure était venue. D'une voix d'abord entrecoupée puis s'apaisant par degré, elle fit sa confession entière. Mme des Ponts-Marceaux en fut remuée jusqu'au fond.
- Pauvre enfant ! pauvre enfant ! répétait-elle, tu es victime de ton imagination trop vive et de ton coeur trop sensible : je comprends le respect et la sympathie que t'inspire cet homme. On ne peut refuser son admiration à qui brave la prison et le bagne pour rester fidèle à ses convictions. Mais, pauvre petite, tu t'en vas au-devant de bien des douleurs ! Chasse ces pensées, efforce-toi d'oublier !

À partir de ce moment, Elisabeth eut la permission de lui lire l'Évangile. Les paraboles de Jésus, ses discours captivaient Mme des Ponts-Marceaux. Mais elle recevait aussi volontiers les visites du père Charmes. Au milieu de ses grandes souffrances, sa présence l'apaisait. « Il m'a aidée à vivre, disait-elle, il m'aidera à mourir ! » Sentant venir la fin, elle voulut se confesser et communier. Elle serra la main de son mari, sourit à sa fille qui sanglotait au chevet du lit. Son dernier regard fut pour Elisabeth. « Je vous confie ma brebis, dit-elle au dominicain, veillez sur elle... »

On creusa la tombe de Mme des Ponts-Marceaux près de celle de l'enfant qu'elle avait tant aimé. Aux funérailles, tous les témoignages de sympathie allèrent à Laure. La vicomtesse, mise dans son deuil avec la dernière élégance, pleurait éperdument, se tamponnant les yeux de son petit mouchoir de batiste, brodé et parfumé. On s'étonnait du silence de sa cousine, de son apparente insensibilité. Laure partit le lendemain. Les visites s'espacèrent. Cette fois, dans la grande maison vide, Elisabeth sentit toute l'horreur d'une solitude absolue, d'un complet isolement moral.

M. des Ponts-Marceaux confia bientôt la direction de la maison à une veuve d'un certain âge, parente éloignée du chevalier de Gartel, Mme Des Coudrets. Avisée et diplomate, celle-ci s'acquitta de ses fonctions à l'entière satisfaction de son maître sur lequel elle ne tarda pas à exercer un véritable prestige. Avec Elisabeth elle se montrait prévenante, caressante, parfois même obséquieuse et la jeune fille, d'abord confiante, finit par ressentir pour cette femme une insurmontable aversion. Elle se confina de plus en plus dans sa chambre où elle brodait, lisait, étudiait surtout, afin d'occuper son esprit et de le soustraire aux rêveries. Elle n'en sortait qu'un moment le soir pour rencontrer au salon son oncle et la gouvernante. On parlait littérature ou politique. À neuf heures, Elisabeth se retirait chez elle et parfois demeurait longtemps affalée sur une chaise, n'ayant ni le courage de se remettre au travail, ni l'envie de dormir. Elle demeurait écrasée par la souffrance présente, les regrets du passé, et surtout la peur de cet avenir qu'elle voyait s'ouvrir devant elle, non seulement mystérieux, mais sombre et sans issue.





IX

SUR LA GALÈRE


Devant le vieux port de Marseille, quelques galères avaient jeté l'ancre, au brûlant soleil de juin. Trois galériens, sous la garde du comité en chef de « La Favorite », débarquèrent d'un canot et furent conduits à leurs places respectives. Tous trois avaient la tête rasée et portaient les longues chausses, la jupe grossière et la casaque rouge des forçats. Ils avaient à l'épaule leur capote, l'ample vêtement qui leur servirait tout à la fois de couverture et de manteau. L'un, déjà vieux, avait les joues balafrées de cicatrices, une mine de brigand. Il paraissait indifférent à ce qui l'entourait. L'autre, sans souci des quolibets qui pleuvaient à son adresse, se lamentait. C'était un déserteur. Leur compagnon regardait avec attention autour de lui. À sa démarche correcte, à son visage intelligent, éclairé par de grands yeux noirs, nous reconnaissons facilement notre ami, le Cévenol Claude Noguier.

Sur l'ordre du comité un argousin prit une chaîne de fer, la fixa au banc et en riva l'anneau à la cheville de Claude. Le voyant jeune, robuste et solidement musclé, le comité l'avait choisi pour le poste d'honneur et de fatigue, celui de premier rameur ou vogue-avant.

S'étant débarrassé de sa capote, il fit d'un coup d'oeil le rapide examen de ses camarades de banc. À ses côtés se tenait un forçat au visage étrange, dont les petits yeux gris, curieux et fureteurs, eux aussi, le dévisageaient. Se tournant vers les autres rameurs, celui-là fit à mi-voix :


- Je parierais bien ma tête que le nouveau est un « parpaille » !

Chicot, le numéro trois, figure brutale et repoussante, ne tarda pas à réclamer la bienvenue.
- Il est d'usage, expliqua le voisin de Claude, que tout nouveau paye la bienvenue, c'est-à-dire quelques pots de vin. Cela pour boire à votre santé, à votre libération prochaine, ajouta-t-il d'un ton de courtoisie qui contrastait avec son bizarre extérieur.

Claude sortit quelques pièces, soustraites à la rapacité des archers. Il avait eu la précaution de confier sa bourse au capitaine d'armes qui, piqué d'honneur, à Marseille la lui avait rendue. Un grand Turc basane, un prisonnier de guerre, se chargea de la commission. Les Turcs, au nombre d'une cinquantaine sur les galères de Marseille, portaient un anneau, mais pas de chaîne. Ils pouvaient donc circuler librement, et même aller en ville où les particuliers les occupaient, l'hiver, à divers travaux.

Tout en trinquant, les langues se délièrent. En quelques mots, le second rameur narra son histoire. Sans père ni mère, il avait été tour à tour valet, cocher, ramoneur, voleur de grands chemins. Il avait parcouru le pays sous divers costumes et divers noms, celui de Capucin lui était resté. Enfermé vingt fois, il s'évadait des prisons avec une facilité merveilleuse. Du moins, il l'affirmait. Il commençait le récit d'une évasion quand Chicot lui coupa la parole.
- Raconte plutôt ton aventure de la baraque, l'autre hiver ! Le comité, hein ? y s'est pas laissé prendre ! Et la corde a été pour toi, non pour nous !

On expliqua au Cévenol que lorsqu'une évasion se produit, fait extrêmement rare, tous les camarades du fugitif et ceux des deux bancs voisins reçoivent la bastonnade.

L'histoire de Capucin fut mise sur le tapis avec un malin plaisir. À l'aide d'une vieille lime, il avait entaillé son anneau, puis, prétextant que le fer le blessait, s'était enveloppé le pied de chiffons. Mais la supercherie avait été découverte et le pauvre hère impitoyablement bastonné. Celui-ci, sans nier l'aventure, essaya néanmoins d'en rire.
- Eh bien, oui ! trente coups de corde, une salade assaisonnée de sel et de vinaigre... On sera plus avisé la prochaine fois !

Chicot, sans la moindre gêne, même avec une sorte de gloriole cynique, avoua qu'il était aux galères pour brigandage. Des deux suivants, l'un était un parricide, l'autre un faussaire. Le dernier, condamné pour affaire de moeurs, entremêla son récit d'ignobles plaisanteries. Les rires grossiers de ses compagnons l'avaient mis en verve. Claude écoutait, les sourcils froncés. D'instinct, le fils du docteur Noguier éprouvait pour tout ce qui est vil, ou simplement équivoque, une irréductible aversion. Cet étalage éhonté de souillure et de vice l'écoeura. Il se tourna brusquement.
- Merci, j'en sais assez ! dit-il, et d'un tel accent que le narrateur demeura court tandis que les rires se changeaient en simples ricanements. Pendant une minute, on n'entendit que le brouhaha confus des autres bancs et le sourd clapotis des vagues. Claude réfléchissait. Trois assassins, un faussaire, un voleur de grands chemins... Et c'était ces êtres-là qui, pendant des années, seraient son entourage de chaque jour, son unique société ! Pourtant il se rappela que, malgré leur dégradation, ses compagnons de chaîne étaient des hommes. Le Maître qu'il servait ne les avait point méprisés. Il résolut de les traiter avec égards et de leur rendre, à l'occasion, tous les services qui seraient en son pouvoir.

Bientôt il se mit à examiner la galère elle-même. Grâce aux explications que Capucin s'empressa de lui donner, il put s'en faire une idée assez exacte. Ce qui d'abord attira son attention, ce fut le coursier, un chemin surélevé qui parcourait la galère de la poupe à la proue. Il était fait de deux épais bordages en bois de chêne, posés sur le tillac. Ces bordages, distancés l'un de l'autre de trois pieds environ, formaient des cases où l'on serrait les tentes, câbles, cordes, ainsi que les hardes des forçats. Le coursier était couvert de planches en travers.

Au moment de la « bourrasque », grand nettoyage - chaque banc avait les siennes à nettoyer. On pouvait donc ouvrir et fermer le coursier.

Claude, de chaque côté, compta vingt-cinq bancs occupés chacun par six rameurs. Ces bancs, longs de dix pieds environ, étaient de grosses poutres recouvertes de coussinets et de cuir de boeuf. Les pieds des forçats reposaient sur la banquette. Au-dessous circulaient librement les eaux de la mer dont les vagues, sur le tillac en pente, déferlaient jusqu'au coursier. Des deux côtés de la galère était une poutre massive, l'aposti, sur laquelle étaient fixées en équilibre les rames dont le gros bout aboutissait au coursier. Ces rames énormes avaient à peu près cinquante pieds de long. Elles avaient des anses de bois ou manilles, pour les empoigner. Sur la galerie courant au long de l'aposti se tenaient les soldats et les officiers, ceux-là pour la plupart cadets de famille et chevaliers de Malte. La chambre de poupe était réservée au capitaine, à l'aumônier, aux officiers-majors, comme le château-derrière aux mariniers et matelots de rambade.

Au cours de cet examen sommaire, l'heure du souper était venue. Le comité, un homme grand, à la physionomie brutale, prit le sifflet d'argent qui pendait à son cou et en tira deux notes stridentes. Capucin, qui semblait prendre en amitié son nouveau camarade, lui dit que pendant les vogues, à cause du bruit assourdissant des rames, tous les ordres se donnaient au sifflet. C'était également le son du sifflet, modulé de cent façons différentes, qui marquait le signal du lever, du coucher et des diverses occupations des forçats.

Le service des repas incombait aux argousins. Ils arrivèrent avec des seaux pleins d'un bouillon puant. Claude, comme les autres, tendit sa gamelle, en prit une gorgée mais fut incapable de l'avaler.
- Hein ? ça ne vaut pas les soupes à la maman ? fit Capucin qui l'observait, moitié amusé, moitié sympathique. Eh bien, oui, c'est cette saleté qu'on nous sert trois fois par jour. Les mariniers et les soldats ont du lard, du boeuf, de la morue, du fromage, le tout arrosé de bon vin. Le capitaine fricote : il le peut avec ses douze mille livres de rente. Nous, vingt-six once de biscuits, quatre onces de pois immangeables et ce bouillon de tripes dont les chiens ne voudraient pas !... Tout est bon pour la chiourme !

Claude se contenta de tremper dans l'eau du gobelet son dur biscuit de mer. Il était accoutumé à vivre sobrement. Quand tomba la nuit, nouveau coup de sifflet. Mariniers, sous-officiers et soldats s'étendirent sur la galerie, les forçats n'en purent faire autant. Rivés à leur chaîne, ils demeurèrent les uns assis, les autres accroupis sur la banquette, la tête sur le banc. Claude s'adossa au coursier. Avant de s'endormir, il demeura longtemps les yeux fixés sur l'immensité des cieux. Il sentait le besoin d'élever sa pensée au-dessus de toutes ces misères, de toutes ces laideurs, de toutes ces abjections. Son regard cherchait la constellation de la Lyre où rayonnait la splendide étoile Véga. Il se souvint que sa mère l'aimait. Une autre image, un pur et gracieux visage de jeune fille passa devant ses yeux. Mais, craignant de s'attendrir, il écarta la trop douce vision. Il rappela dans son souvenir toutes les souffrances qu'avaient endurées ses ancêtres, pour rester fidèles à leur foi, le long martyre de sa race. Tous, ils avaient, au milieu des opprobres et des supplices, tenu ferme leur étendard. Voulant rester digne de son héroïque lignée huguenote, il éleva son coeur à Dieu dans une ardente prière. Et ce fut apaisé, fortifié, qu'en cette première nuit aux galères de Marseille, il s'endormit enfin d'un profond sommeil.

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