Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VI

UN DRAME DANS L'ILE DU GARDON

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Elisabeth revenait de sa visite à la chaumière des Guerraz. Autour d'elle rayonnait le printemps. Il avait couvert les branches d'un feuillage transparent et léger, il accrochait aux buissons des grappes d'or, des chatons de soie, des touffes de corolles éclatantes. Dans l'air tiède, des myriades d'ailes d'insectes chatoyaient et vibraient. La jeune fille s'avançait entre deux haies d'aubépines, son regard par-dessus les futaies chercha les tours de Sainte-Isaure. Elle songeait à ses petits amis qu'elle n'avait pas revus. Soudain, au détour du sentier, elle rencontra Gisèle. Celle-ci lui dit que les enfants jouaient près de la rivière et qu'elle allait les chercher.
- Je vous accompagne, dit Elisabeth. Laissez-moi vous raconter en deux mots ma visite d'aujourd'hui. Je viens de chez Guerraz, le traître. Gisèle fit signe qu'elle comprenait. Sa femme est une pauvre créature maladive, sans volonté. Elle m'a beaucoup remerciée des provisions que j'apportais. Quand j'ai dit de la part de qui je venais, l'homme s'est tourné vers la muraille, il n'a pas desserré les dents.

J'ai l'impression que sa conscience s'est réveillée et que le remords le tenaille. Il est quelqu'un que ces détails intéresseront sûrement. Voulez-vous les lui transmettre ?
- Je vous le promets ! dit Gisèle. Tenez, voici notre bande. Ils ont l'air de s'amuser royalement.

En effet, les enfants étaient fort affairés. Yvette et Georges, auxquels s'étaient joints de petits camarades, entre autres Madeleine et Maurice, les cadets de la famille Paysac, travaillaient ferme. Ils construisaient un gué pour atteindre la rive opposée. La rivière, grossie par les pluies du printemps, se partageait en deux bras qui enserraient une pièce de terre semée de genêts, d'arbustes et de broussailles.
- C'est le Nouveau-Monde, l'Amérique, dit Georges. Et c'est plein de bêtes féroces. Il y a aussi des Indiens et des arbres comme on n'en a jamais vus. Il faut préparer nos fusils...

Gisèle riait.
- Le prisonnier, expliqua-t-elle, leur a raconté l'autre jour l'histoire de Christophe Colomb. Et ce qu'il entend, ce petit bonhomme, il faut tout de suite qu'il le fasse passer dans ses jeux.
- Ah ! je comprends ! dit Elisabeth, subitement intéressée. Cette eau, c'est l'Océan. Là-bas, c'est une rive inconnue. Et ces pierres marquent le chemin suivi par nos vaisseaux. Courage ! Il faut voguer longtemps, mais nous finirons bien par aborder !

Elle se mit, ainsi que Gisèle, à chercher de grosses pierres. Quand les enfants virent que, non seulement leur soeur, mais la demoiselle du Manoir prenait part à leur jeu, leur enthousiasme ne connut plus de bornes. Le gué fut bientôt achevé. Alors toute la troupe put prendre pied sur la plage américaine.

Là, changement de décor et métamorphose des acteurs. Georges tint à honneur d'être Christophe Colomb en personne. Il s'adjugea deux copains. Les garçons se transformèrent en Peaux-Rouges et les fillettes en bêtes fauves. Elisabeth devint un vieux chef qui s'assit dans son wigwam à l'ombre des palmiers, servi par son esclave qui n'était autre que Gisèle.
- Maintenant, nos fusils ! cria Georges s'armant d'une branche sèche. On va massacrer les bêtes féroces et tous les Indiens !

Elisabeth intervint.
- Massacrer des hommes !... Colomb n'a jamais fait cela ! Pourquoi ne pas t'allier plutôt avec ma tribu pour la destruction des bêtes féroces ?

L'explorateur en herbe se rangea à cet avis. Et ce furent des courses folles, des éclats de rire, des coups de feu dans les buissons à la poursuite des fauves. Quand les traqueurs avaient fait quelque capture, ils l'amenaient en triomphe dans le wigwam.
Enfin les enfants cessèrent leurs ébats. Ils vinrent s'asseoir, fatigués, autour d'Elisabeth et réclamèrent une histoire. Elle leur raconta celle de Daniel dans la fosse aux lions. Puis elle leur proposa quelque chose.
- Il y a des fleurs partout, si nous en cueillions un bouquet ?

Vite les petites mains s'empressèrent à la cueillette. Myosotis, violettes, primevères, marguerites tombèrent en gerbe sur les genoux d'Elisabeth. Et tandis qu'ils gravissaient ensemble le coteau :
- À qui le donnerons-nous, notre bouquet ? À qui pourrait-il bien faire plaisir ? demanda-t-elle, les interrogeant du regard.
- Je sais ! dit Georges. Portons-le au prisonnier du caveau.
- Oui, appuya sa soeur d'une voix timide, il ne sait pas lui, que c'est le printemps !
- Bons petits coeurs !... vous n'oubliez pas ceux qui passent dans l'ombre des cachots ces magnifiques journées ! C'est vrai que pour eux le printemps n'existe pas !

Ils cheminèrent quelques instants en silence. Elisabeth voyait le prisonnier, assis devant sa petite table dans le froid, la nuit, l'absolue solitude du caveau. Puis elle se représenta, le soir, les enfants y faisant irruption, tel un flot de joie et de lumière. Elle les entendit raconter avec animation comment ils avaient joué son histoire dans la petite île du Gardon... Elle vit les fleurs égayant le cachot de leur éclat printanier et le remplissant de parfums. Alors, pendant quelques minutes, elle se sentit profondément heureuse.

Mais il ne resterait pas toujours enfermé dans la sombre tour. Un jour, il en sortirait... Elle se le figura, franchissant le porche monumental et descendant le sentier d'un pas rapide. Elle tressaillit soudain. Une ombre se projetait devant elle, un homme descendait le sentier... Mais son émotion joyeuse se changea subitement en vive contrariété. Elle venait de reconnaître le chevalier de Gartel.
- Je vous cherchais ! dit-il, et je remercie ma bonne étoile qui m'a conduit sur vos traces. Quelle imprudence pour une jeune fille que de s'aventurer, seule, par les chemins !... Les montagnards, vous le savez, ont pris les armes et d'un jour à l'autre, leurs bandes sauvages peuvent descendre jusqu'ici !
- Nos Cévenols, oh ! je ne les crains pas. je craindrais bien plutôt les troupes royales, répliqua-t-elle, non sans quelque bravade. Si, par représailles, nos gens ont chassé des curés, eux du moins ne touchent jamais aux femmes ni aux enfants.
- Ne vous y fiez point, insista le chevalier, la mine grave. Les routes ne sont plus sûres aujourd'hui que pour gens bien escortés ou bien armés. Votre vieux cocher même n'est pas une escorte. Il faut être prudent en attendant que nous venions à bout de ces canailles !
- Ces canailles ! répéta la jeune fille dont les joues s'empourprèrent. Oubliez-vous, Monsieur le chevalier, ce qu'on leur a fait ? Nos montagnards, on leur a brûlé leurs maisons, enlevé leurs enfants et leurs biens. Et vous trouvez étrange, qu'à la fin, ils s'insurgent contre leurs persécuteurs ?

Sans répondre, le chevalier regarda Elisabeth. Une flamme brûlait dans ses yeux, elle avait les joues colorées par l'indignation, l'attitude hautaine. Jamais il ne l'avait vue si jolie. Elle lui fit l'effet d'une rose épineuse qu'il serait bien difficile mais peut-être pas impossible de cueillir.
On arrivait à la croisée.
- Tenez ! dit-elle, tendant à Gisèle la gerbe printanière. Changez l'eau souvent afin qu'elles se conservent longtemps fraîches.

Devant la Butte, Elisabeth retrouva son équipage et Gartel son cheval qu'il avait attaché à un arbre. Les jeunes gens cheminèrent en silence quelques instants.
D'un ton de camaraderie amicale, le chevalier reprit l'entretien.
- Je comprends, dit-il, que vous ayiez pour ces gens quelque sympathie. Ils ont été durement traités. En dépit de mon métier de soldat, je suis, au fond pour la tolérance. Jamais dans la vie privée, je n'userais de rigueur à l'égard de quiconque ne partagerait pas mes croyances. Dans les affaires de religion, il faut laisser chacun libre de pratiquer à sa guise.
- Ce sont là vos convictions, dit la jeune fille étonnée, et depuis dix ans vous prenez part aux dragonnades ! Vous ne craignez pas de lâcher vos hommes sur les huguenots, de les contraindre à l'abjuration, le sabre au poing, torturant jusqu'à la mort ceux qui vous résistent ! ...
- N'exagérez pas. Il nous est défendu de tuer. Quant aux tortures, d'autres l'ont fait, moi, je m'y suis toujours opposé. Mais la répression de l'hérésie est l'ordre formel de la cour. Mon devoir à moi, c'est l'obéissance à mes chefs, - ma conscience, la volonté du roi !
- Alors, je vous plains ! ne put s'empêcher de répondre Elisabeth. Sentant que, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, l'entente était impossible, ils n'échangèrent plus que quelques phrases banales.

Pendant les deux semaines que dura le séjour du chevalier de Gartel au Manoir, Elisabeth remarqua qu'il faisait à sa tante une cour assidue, la comblant de prévenances. Aussi ne fut-elle pas surprise quand, un soir, la vieille dame lui dit confidentiellement :
- Ma chère enfant, ton attitude à l'égard du chevalier, me fait beaucoup de peine. Je ne prétends pas qu'il soit sans défauts mais il a du coeur, des sentiments délicats, de la bonté ! Hier, il m'a parlé de sa mère en termes fort touchants. Il me parait vraiment l'homme aux mains duquel je pourrais sans crainte confier ton avenir.

Madame des Ponts-Marceaux, loyale et généreuse, ne soupçonnait pas le mal chez autrui. Cet extrême optimisme lui avait valu déjà plus d'un mécompte. Mais ces mésaventures ne la corrigeaient pas.
Pour éviter de la froisser, Elisabeth renonça à discuter le caractère de leur hôte. Elle se contenta d'un argument unique mais qui lui paraissait décisif :
- Je ne l'aime pas ; il m'est absolument antipathique. Ah ! chère tante, laissez-moi rester près de vous !
- Mais tu ne m'auras pas toujours. Ma santé est ébranlée, d'un jour à l'autre je puis te manquer. Et ce serait un tel repos pour moi que de te sentir un protecteur.

Elisabeth, silencieusement se pencha pour l'embrasser. Qu'il lui était lourd parfois, son cher, son douloureux secret ! Comme ils lui pesaient, ces souvenirs qu'elle ne pouvait confier à personne ! À son grand soulagement, une diversion se produisit. Laure entra, sa broderie à la main. Elisabeth offrit une lecture à haute voix.
- Si tu prenais ta guitare ! proposa Madame des Ponts-Marceaux.

La jeune fille obéit avec empressement. Dans la musique, il lui serait permis d'exprimer son amour et sa douleur, elle pourrait déverser les sentiments dont l'intensité l'oppressait si fort. Bientôt ses doigts agiles coururent sur les cordes. Avec une expression que ses auditrices ne lui avaient jamais connue, elle exécuta de sa voix fraîche son répertoire d'hymnes, de romances et de vieilles ballades. Lorsqu'elle lui donna le baiser du soir, Madame des Ponts-Marceaux enveloppa sa nièce d'un long regard inquiet, pénétrant, interrogateur. Et ce regard signifiait, - Elisabeth ne pouvait s'y méprendre : Mon enfant chérie, tu me caches quelque chose !...





VII

DÉPART


« Venez ! Mon père a des communications importantes à vous faire. Il s'agit du prisonnier ». Tel était, en substance, le message que reçut Elisabeth de sa petite amie quelques jours plus tard.
Elle se rendit à l'invitation. Ce ne fut pas sans appréhension qu'elle entra dans le parloir où le geôlier, qui venait d'achever les devoirs de sa charge, put l'entretenir quelques instants.
- Comme vous l'a dit Gisèle, il s'agit de M. Noguier. Le père Crespy, ne doutant pas de le convertir, avait obtenu de la Cour de justice qu'elle ajournât son jugement. Mais il constate l'insuccès de ses efforts. J'ai vu, l'autre jour, ce Père, en général si maître de lui, sortir de la prison dans une grande colère. « C'est un endurci s'écriait-il, un hérétique obstiné ! Il a réponse à tout ! J'ai fait ce que j'ai pu pour le sauver de la potence, maintenant je m'en lave les mains !... »

Le geôlier, qui avait ses sources d'informations, put renseigner Elisabeth sur le cours des événements.
- Les membres de la cour de justice, reprit-il, presque tous étaient pour notre prisonnier. M. de Lassaulx a fait en sa faveur une admirable plaidoirie. C'est le père Crespy, qui, furieux de sa déconvenue, les a retournés. Il leur a représenté que l'insurrection commençait à gronder dans les Cévennes, qu'un homme comme celui-là, s'il était relâché, deviendrait promptement l'un des chefs des rebelles. Sa libération, a-t-il insinué au jury, serait une imprudence grave, un crime contre le roi et le pays tout entier. Il a réussi ! conclut M. Barnes, ce Jésuite que le diable emporte ! Il s'est vengé ! Claude Noguier a vu sa peine commuée en une condamnation « aux galères perpétuelles ». Les galères, c'est pire que la mort !
Je viens de lui remettre, reprit-il après une courte pause, le reste de votre argent, mais je doute que cela soit de quelque utilité. À la première halte, nos hommes seront fouillés et dépouillés par les archers. Certes, ces canailles outrepassent leurs droits mais à qui les pauvres forçats se plaindraient-ils ?
Il s'approcha de la fenêtre :
- Les archers sont là depuis une heure et voilà qu'on amène les prisonniers. Ils sont six. Ils vont rejoindre la grande chaîne de galériens qui, de Paris, s'acheminera sur Marseille. Si vous voulez le voir, vous n'avez que le temps !

Elisabeth se leva chancelante, étourdie par le choc qu'elle venait de recevoir. Elle suivit le geôlier. La galère ! ce mot sinistre, elle n'en saisissait pas encore le sens. Mais il résonnait en elle comme un glas. En arrivant dans la cour, elle vit six hommes, enchaînés deux à deux, les mains liées derrière le dos. Déjà Gisèle, Yvette et Georges entouraient leur ami, et, les yeux pleins de larmes, lui faisaient leurs adieux.
À son tour, elle s'approcha. Pour la première fois, elle voyait à la lumière du jour ce visage qu'elle n'avait encore aperçu qu'un moment sous le feu rouge de la lanterne. Elle fut frappée de son expression énergique et tranquille.
- Le geôlier, dit-elle, m'a appris la sentence. Je suis triste, oh ! si triste de n'avoir rien pu faire pour vous !
- Rien ?... mais vous m'avez sauvé de la mort ! Vous m'avez rendu la force qui parfois m'abandonnait. Sans vous, je quittais la prison déprimé, découragé, - maintenant j'espère et crois en l'avenir !
- Vous avez raison, dit-elle, essayant de sourire, il faut toujours espérer !... Puis, embrassant toute l'horreur de cette condamnation infamante et sentant le besoin d'encourager : Qui sait ? murmura-t-elle, il y aura peut-être... un lendemain !

Le prisonnier eut un coup d'oeil rapide, interrogateur.
- J'avais laissé dans ma Bible, quelques papiers... vous les avez lus ?
- Oui, dit-elle, tandis qu'une vive rougeur embrasait son front et ses joues. Et j'ai compris toutes les souffrances de mes frères en la foi. Jusqu'alors, j'ignorais tout. Puis levant les yeux et le regardant : « Soyez sans crainte ! je me souviendrai jusqu'au bout, et quoi qu'il arrive, que je suis fille de huguenot ! »
- Merci, dit-il. J'emporte avec moi cette bonne parole. Le livre que vous m'avez rendu est resté dans le caveau. Gisèle vous le remettra. Lisez-le, et qu'il soit pour vous ce qu'il a été pour moi : un guide, un réconfort. Merci pour les fleurs. Elles m'ont apporté le parfum de nos montagnes. Hier une hirondelle est venue voleter à ma fenêtre. Vous, les fleurs, l'hirondelle, que de douces choses... Moi aussi, malgré tout, j'ai mon printemps !

Yvette et Georges, voulant attirer l'attention du prisonnier, protestèrent qu'ils s'étaient aidés à cueillir les fleurs. Ils eurent de lui un sourire et quelques mots affectueux.

Les yeux d'Elisabeth étaient tombés sur le compagnon de chaîne de Claude, un homme au visage repoussant, à l'expression bestiale. Le contraste la saisit avec force. Sous ses vêtements usés que bientôt il échangerait contre la livrée du forçat, le prisonnier huguenot était d'une autre race. Son visage, le port de sa tête avaient quelque chose d'indéniablement noble et qui commandait le respect. En songeant que sa condamnation le mettait au rang des assassins, le coeur de la jeune fille se remplit de révolte et de douleur.

Un bruit se fit entendre sous le porche. C'était le major, donnant encore quelques ordres au capitaine chargé de piloter le convoi.
- Je ne puis même vous tendre la main ! dit Claude, la voie émue. Adieu et merci. Merci de tout ce que vous avez fait, de votre intérêt, de votre sympathie... Que Dieu vous garde et vous protège !

Gisèle et Yvette s'approchèrent du prisonnier et l'embrassèrent. Toutes deux sanglotaient. Elisabeth souleva dans ses bras le petit Georges afin qu'il pût aussi lui dire adieu. Tandis que l'enfant le serrait bien fort, leurs trois visages se rapprochèrent. Jusqu'alors elle avait vaillamment refoulé ses larmes, mais cette désolation, à la fin la gagna. Un instant elle appuya sa tête à l'épaule du prisonnier. Il se pencha et, de ses lèvres, lui effleura le front.
- Vous penserez à moi, quelquefois ! dit-il à voix basse.
- Toujours !... Quel que soit l'avenir, jamais, non jamais je ne vous oublierai !... Claude ! mon frère...
- Bon courage ! dit-il doucement. Nous nous reverrons, nous nous retrouverons... Je pars, une espérance au coeur. Votre affection, - ces derniers mots, il les prononça si bas qu'elle seule put les entendre - votre affection a pour moi un prix infini... Elle est ma force !

Un murmure courut dans le rang des galériens. C'est sa soeur, disait l'un. Et l'autre : Non, c'est sa fiancée !
L'exempt s'approchait avec le capitaine d'armes... Brusquement les archers reformèrent leur colonne, encadrant les prisonniers. Les visiteurs furent repoussés.
- Sur la tour ! dit à haute voix Gisèle, se tournant vers sa compagne. De là-haut, nous les verrons s'éloigner !

Longtemps sur la plate-forme, semblable à des ailes d'oiseaux palpitant dans l'azur, de petits mouchoirs blancs s'agitèrent. Sur la route poussiéreuse, le sinistre cortège des archers et des galériens s'éloignait, s'effaçait par degré. À plusieurs reprises, Claude, se retournant, répondit aux signaux de ses amis. Mais bientôt ceux-ci le perdirent de vue. Sous la brume bleuâtre, tout s'estompa puis disparut dans le lointain.
En descendant de la tour, ils rencontrèrent le geôlier. Faisant violence à sa douleur, Elisabeth lui posa cette question :
- Quand un galérien a des amis hauts placés et qu'ils intercèdent en sa faveur, le roi ne fait-il jamais grâce ?
- Cela dépend ! dit M. Barnes. Le roi, plus d'une fois, a grâcié des criminels, même des assassins. Des huguenots, à moins qu'ils n'abjurent, jamais !

Remarquant le visage navré de la jeune fille, il se hâta d'ajouter :
- Mais vous savez : dans ce monde, rien d'impossible. Parce qu'une chose ne s'est jamais vue, ce n'est pas à dire qu'elle ne se verra jamais.

Elisabeth comprenait. Cette dernière phrase, dite sans conviction, d'un ton de bonhomie, n'avait d'autre but que d'adoucir son chagrin. Et c'était aussi pour cela que Claude avait pris cet air de gaîté, de vaillance dont il était peut-être, au fond, bien éloigné. Car il se rendait compte certainement du sort qui l'attendait. Les galères à perpétuité ! ces mots lui firent l'effet d'une porte de fer, inexorable, qui retombe en grinçant sur ses gonds.
- Il ne reviendra jamais ! Je ne le reverrai plus ! se dit la jeune fille. Et la splendeur printanière qui l'environnait se couvrit soudain d'un voile sombre. Les arbres en fleurs perdirent leur beauté. Elle sentit disparaître son courage et sa joie de vivre. Tout ce qu'elle avait souffert jusqu'alors n'était rien auprès de cette dernière épreuve, de cet inexprimable déchirement.

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