Elisabeth revenait de sa visite à la
chaumière des Guerraz. Autour d'elle
rayonnait le printemps. Il avait couvert les
branches d'un feuillage transparent et
léger, il accrochait aux buissons des
grappes d'or, des chatons de soie, des touffes de
corolles éclatantes. Dans l'air
tiède, des myriades d'ailes d'insectes
chatoyaient et vibraient. La jeune fille
s'avançait entre deux haies
d'aubépines, son regard par-dessus les
futaies chercha les tours de Sainte-Isaure. Elle
songeait à ses petits amis qu'elle n'avait
pas revus. Soudain, au détour du sentier,
elle rencontra Gisèle. Celle-ci lui dit que
les enfants jouaient près de la
rivière et qu'elle allait les
chercher.
- Je vous accompagne, dit
Elisabeth.
Laissez-moi vous raconter en deux mots ma visite
d'aujourd'hui. Je viens de chez Guerraz, le
traître. Gisèle fit signe qu'elle
comprenait. Sa femme est une pauvre créature
maladive, sans volonté. Elle m'a beaucoup
remerciée des provisions que j'apportais.
Quand j'ai dit de la part de qui je venais, l'homme
s'est tourné vers la muraille, il n'a pas
desserré les dents.
J'ai l'impression que sa
conscience
s'est réveillée et que le remords le
tenaille. Il est quelqu'un que ces détails
intéresseront sûrement. Voulez-vous
les lui transmettre ?
- Je vous le promets !
dit
Gisèle. Tenez, voici notre bande. Ils ont
l'air de s'amuser royalement.
En effet, les enfants étaient
fort affairés. Yvette et Georges, auxquels
s'étaient joints de petits camarades, entre
autres Madeleine et Maurice, les cadets de la
famille Paysac, travaillaient ferme. Ils
construisaient un gué pour atteindre la rive
opposée. La rivière, grossie par les
pluies du printemps, se partageait en deux bras qui
enserraient une pièce de terre semée
de genêts, d'arbustes et de
broussailles.
- C'est le Nouveau-Monde,
l'Amérique, dit Georges. Et c'est plein de
bêtes féroces. Il y a aussi des
Indiens et des arbres comme on n'en a jamais vus.
Il faut préparer nos fusils...
Gisèle riait.
- Le prisonnier,
expliqua-t-elle,
leur a raconté l'autre jour l'histoire de
Christophe Colomb. Et ce qu'il entend, ce petit
bonhomme, il faut tout de suite qu'il le fasse
passer dans ses jeux.
- Ah ! je
comprends ! dit
Elisabeth, subitement intéressée.
Cette eau, c'est l'Océan. Là-bas,
c'est une rive inconnue. Et ces pierres marquent le
chemin suivi par nos vaisseaux. Courage ! Il
faut voguer longtemps, mais nous finirons bien par
aborder !
Elle se mit, ainsi que
Gisèle, à chercher de grosses
pierres. Quand les enfants virent que, non
seulement leur soeur, mais la demoiselle du Manoir
prenait part à leur jeu, leur enthousiasme
ne connut plus de bornes. Le gué fut
bientôt achevé. Alors toute la troupe
put prendre pied sur la plage
américaine.
Là, changement de
décor et métamorphose des acteurs.
Georges tint à honneur d'être
Christophe Colomb en personne. Il s'adjugea deux
copains. Les garçons se
transformèrent en Peaux-Rouges et les
fillettes en bêtes fauves. Elisabeth devint
un vieux chef qui s'assit dans son wigwam à
l'ombre des palmiers, servi par son esclave qui
n'était autre que Gisèle.
- Maintenant, nos
fusils ! cria
Georges s'armant d'une branche sèche. On va
massacrer les bêtes féroces et tous
les Indiens !
Elisabeth intervint.
- Massacrer des
hommes !...
Colomb n'a jamais fait cela ! Pourquoi ne pas
t'allier plutôt avec ma tribu pour la
destruction des bêtes
féroces ?
L'explorateur en herbe se rangea
à cet avis. Et ce furent des courses folles,
des éclats de rire, des coups de feu dans
les buissons à la poursuite des fauves.
Quand les traqueurs avaient fait quelque capture,
ils l'amenaient en triomphe dans le
wigwam.
Enfin les enfants cessèrent
leurs ébats. Ils vinrent s'asseoir,
fatigués, autour d'Elisabeth et
réclamèrent une histoire. Elle leur
raconta celle de Daniel dans la fosse aux lions.
Puis elle leur proposa quelque chose.
- Il y a des fleurs partout, si
nous
en cueillions un bouquet ?
Vite les petites mains
s'empressèrent à la cueillette.
Myosotis, violettes, primevères, marguerites
tombèrent en gerbe sur les genoux
d'Elisabeth. Et tandis qu'ils gravissaient ensemble
le coteau :
- À qui le donnerons-nous,
notre bouquet ? À qui pourrait-il bien
faire plaisir ? demanda-t-elle, les
interrogeant du regard.
- Je sais ! dit
Georges.
Portons-le au prisonnier du caveau.
- Oui, appuya sa soeur d'une
voix
timide, il ne sait pas lui, que c'est le
printemps !
- Bons petits
coeurs !... vous
n'oubliez pas ceux qui passent dans l'ombre des
cachots ces magnifiques journées !
C'est vrai que pour eux le printemps n'existe
pas !
Ils cheminèrent quelques
instants en silence. Elisabeth voyait le
prisonnier, assis devant sa petite table dans le
froid, la nuit, l'absolue solitude du caveau. Puis
elle se représenta, le soir, les enfants y
faisant irruption, tel un flot de
joie et de lumière. Elle les entendit
raconter avec animation comment ils avaient
joué son histoire dans la petite île
du Gardon... Elle vit les fleurs égayant le
cachot de leur éclat printanier et le
remplissant de parfums. Alors, pendant quelques
minutes, elle se sentit profondément
heureuse.
Mais il ne resterait pas
toujours
enfermé dans la sombre tour. Un jour, il en
sortirait... Elle se le figura, franchissant le
porche monumental et descendant le sentier d'un pas
rapide. Elle tressaillit soudain. Une ombre se
projetait devant elle, un homme descendait le
sentier... Mais son émotion joyeuse se
changea subitement en vive
contrariété. Elle venait de
reconnaître le chevalier de
Gartel.
- Je vous cherchais !
dit-il,
et je remercie ma bonne étoile qui m'a
conduit sur vos traces. Quelle imprudence pour une
jeune fille que de s'aventurer, seule, par les
chemins !... Les montagnards, vous le savez,
ont pris les armes et d'un jour à l'autre,
leurs bandes sauvages peuvent descendre
jusqu'ici !
- Nos Cévenols, oh ! je
ne les crains pas. je craindrais bien plutôt
les troupes royales, répliqua-t-elle, non
sans quelque bravade. Si, par représailles,
nos gens ont chassé des curés, eux du
moins ne touchent jamais aux femmes ni aux
enfants.
- Ne vous y fiez point, insista
le
chevalier, la mine grave. Les routes ne sont plus
sûres aujourd'hui que pour gens bien
escortés ou bien armés. Votre vieux
cocher même n'est pas une escorte. Il faut
être prudent en attendant que nous venions
à bout de ces canailles !
- Ces canailles !
répéta la jeune fille dont les joues
s'empourprèrent. Oubliez-vous, Monsieur le
chevalier, ce qu'on leur a fait ? Nos
montagnards, on leur a brûlé leurs
maisons, enlevé leurs enfants et leurs
biens. Et vous trouvez étrange, qu'à
la fin, ils s'insurgent contre leurs
persécuteurs ?
Sans répondre, le chevalier
regarda Elisabeth. Une flamme brûlait dans
ses yeux, elle avait les joues colorées par
l'indignation, l'attitude hautaine. Jamais il ne
l'avait vue si jolie. Elle lui fit l'effet d'une
rose épineuse qu'il serait bien difficile
mais peut-être pas impossible de
cueillir.
On arrivait à la
croisée.
- Tenez ! dit-elle,
tendant
à Gisèle la gerbe printanière.
Changez l'eau souvent afin qu'elles se conservent
longtemps fraîches.
Devant la Butte, Elisabeth
retrouva
son équipage et Gartel son cheval qu'il
avait attaché à un arbre. Les jeunes
gens cheminèrent en silence quelques
instants.
D'un ton de camaraderie amicale,
le
chevalier reprit l'entretien.
- Je comprends, dit-il, que vous
ayiez pour ces gens quelque sympathie. Ils ont
été durement traités. En
dépit de mon métier de soldat, je
suis, au fond pour la tolérance. Jamais dans
la vie privée, je n'userais de rigueur
à l'égard de quiconque ne partagerait
pas mes croyances. Dans les affaires de religion,
il faut laisser chacun libre de pratiquer à
sa guise.
- Ce sont là vos convictions,
dit la jeune fille étonnée, et depuis
dix ans vous prenez part aux dragonnades !
Vous ne craignez pas de lâcher vos hommes sur
les huguenots, de les contraindre à
l'abjuration, le sabre au poing, torturant
jusqu'à la mort ceux qui vous
résistent ! ...
- N'exagérez pas. Il nous est
défendu de tuer. Quant aux tortures,
d'autres l'ont fait, moi, je m'y suis toujours
opposé. Mais la répression de
l'hérésie est l'ordre formel de la
cour. Mon devoir à moi, c'est
l'obéissance à mes chefs, - ma
conscience, la volonté du
roi !
- Alors, je vous
plains ! ne
put s'empêcher de répondre Elisabeth.
Sentant que, sur ce point comme sur beaucoup
d'autres, l'entente
était impossible, ils
n'échangèrent plus que quelques
phrases banales.
Pendant les deux semaines que
dura
le séjour du chevalier de Gartel au Manoir,
Elisabeth remarqua qu'il faisait à sa tante
une cour assidue, la comblant de
prévenances. Aussi ne fut-elle pas surprise
quand, un soir, la vieille dame lui dit
confidentiellement :
- Ma chère enfant, ton
attitude à l'égard du chevalier, me
fait beaucoup de peine. Je ne prétends pas
qu'il soit sans défauts mais il a du coeur,
des sentiments délicats, de la
bonté ! Hier, il m'a parlé de sa
mère en termes fort touchants. Il me parait
vraiment l'homme aux mains duquel je pourrais sans
crainte confier ton avenir.
Madame des Ponts-Marceaux,
loyale et
généreuse, ne soupçonnait pas
le mal chez autrui. Cet extrême optimisme lui
avait valu déjà plus d'un
mécompte. Mais ces mésaventures ne la
corrigeaient pas.
Pour éviter de la froisser,
Elisabeth renonça à discuter le
caractère de leur hôte. Elle se
contenta d'un argument unique mais qui lui
paraissait décisif :
- Je ne l'aime pas ; il
m'est
absolument antipathique. Ah ! chère
tante, laissez-moi rester près de
vous !
- Mais tu ne m'auras pas
toujours.
Ma santé est ébranlée, d'un
jour à l'autre je puis te manquer. Et ce
serait un tel repos pour moi que de te sentir un
protecteur.
Elisabeth, silencieusement se
pencha
pour l'embrasser. Qu'il lui était lourd
parfois, son cher, son douloureux secret !
Comme ils lui pesaient, ces souvenirs qu'elle ne
pouvait confier à personne ! À
son grand soulagement, une diversion se produisit.
Laure entra, sa broderie à la main.
Elisabeth offrit une lecture à haute
voix.
- Si tu prenais ta
guitare !
proposa Madame des Ponts-Marceaux.
La jeune fille obéit avec
empressement. Dans la musique, il lui serait permis
d'exprimer son amour et sa douleur, elle pourrait
déverser les sentiments dont
l'intensité l'oppressait si fort.
Bientôt ses doigts agiles coururent sur les
cordes. Avec une expression que ses auditrices ne
lui avaient jamais connue, elle exécuta de
sa voix fraîche son répertoire
d'hymnes, de romances et de vieilles ballades.
Lorsqu'elle lui donna le baiser du soir, Madame des
Ponts-Marceaux enveloppa sa nièce d'un long
regard inquiet, pénétrant,
interrogateur. Et ce regard signifiait, - Elisabeth
ne pouvait s'y méprendre : Mon enfant
chérie, tu me caches quelque chose !...
« Venez ! Mon père a des
communications importantes à vous faire. Il
s'agit du prisonnier ». Tel était,
en substance, le message que reçut Elisabeth
de sa petite amie quelques jours plus
tard.
Elle se rendit à
l'invitation. Ce ne fut pas sans
appréhension qu'elle entra dans le parloir
où le geôlier, qui venait d'achever
les devoirs de sa charge, put l'entretenir quelques
instants.
- Comme vous l'a dit Gisèle,
il s'agit de M. Noguier. Le père Crespy, ne
doutant pas de le convertir, avait obtenu de la
Cour de justice qu'elle ajournât son
jugement. Mais il constate l'insuccès de ses
efforts. J'ai vu, l'autre jour, ce Père, en
général si maître de lui,
sortir de la prison dans une grande colère.
« C'est un endurci s'écriait-il,
un hérétique obstiné ! Il
a réponse à tout ! J'ai fait ce
que j'ai pu pour le sauver de la potence,
maintenant je m'en lave les
mains !... »
Le geôlier, qui avait ses
sources d'informations, put renseigner Elisabeth
sur le cours des
événements.
- Les membres de la cour de
justice,
reprit-il, presque tous étaient pour notre
prisonnier. M. de Lassaulx a fait en sa faveur une
admirable plaidoirie. C'est le père Crespy,
qui, furieux de sa déconvenue, les a
retournés. Il leur a
représenté que l'insurrection
commençait à gronder dans les
Cévennes, qu'un homme comme celui-là,
s'il était relâché, deviendrait
promptement l'un des chefs des rebelles. Sa
libération, a-t-il insinué au jury,
serait une imprudence grave, un crime contre le roi
et le pays tout entier. Il a réussi !
conclut M. Barnes, ce Jésuite que le diable
emporte ! Il s'est vengé ! Claude
Noguier a vu sa peine commuée en une
condamnation « aux galères
perpétuelles ». Les
galères, c'est pire que la
mort !
Je viens de lui remettre,
reprit-il
après une courte pause, le reste de votre
argent, mais je doute que cela soit de quelque
utilité. À la première halte,
nos hommes seront fouillés et
dépouillés par les archers. Certes,
ces canailles outrepassent leurs droits mais
à qui les pauvres forçats se
plaindraient-ils ?
Il s'approcha de la
fenêtre :
- Les archers sont là depuis
une heure et voilà qu'on amène les
prisonniers. Ils sont six. Ils vont rejoindre la
grande chaîne de galériens qui, de
Paris, s'acheminera sur Marseille. Si vous voulez
le voir, vous n'avez que le temps !
Elisabeth se leva chancelante,
étourdie par le choc qu'elle venait de
recevoir. Elle suivit le geôlier. La
galère ! ce mot sinistre, elle n'en
saisissait pas encore le sens. Mais il
résonnait en elle comme un glas. En arrivant
dans la cour, elle vit six hommes,
enchaînés deux à deux, les
mains liées derrière le dos.
Déjà Gisèle, Yvette et Georges
entouraient leur ami, et, les yeux pleins de
larmes, lui faisaient leurs adieux.
À son tour, elle s'approcha.
Pour la première fois, elle voyait à
la lumière du jour ce visage qu'elle n'avait
encore aperçu qu'un moment sous le feu rouge
de la lanterne. Elle fut frappée de son
expression énergique et
tranquille.
- Le geôlier, dit-elle, m'a
appris la sentence. Je suis triste, oh ! si
triste de n'avoir rien pu faire pour vous !
- Rien ?... mais vous
m'avez
sauvé de la mort ! Vous m'avez rendu la
force qui parfois m'abandonnait. Sans vous, je
quittais la prison déprimé,
découragé, - maintenant
j'espère et crois en
l'avenir !
- Vous avez raison, dit-elle,
essayant de sourire, il faut toujours
espérer !... Puis, embrassant toute
l'horreur de cette condamnation infamante et
sentant le besoin d'encourager : Qui
sait ? murmura-t-elle, il y aura
peut-être... un lendemain !
Le prisonnier eut un coup d'oeil
rapide, interrogateur.
- J'avais laissé dans ma
Bible, quelques papiers... vous les avez
lus ?
- Oui, dit-elle, tandis qu'une
vive
rougeur embrasait son front et ses joues. Et j'ai
compris toutes les souffrances de mes frères
en la foi. Jusqu'alors, j'ignorais tout. Puis
levant les yeux et le regardant :
« Soyez sans crainte ! je me
souviendrai jusqu'au bout, et quoi qu'il arrive,
que je suis fille de
huguenot ! »
- Merci, dit-il. J'emporte avec
moi
cette bonne parole. Le livre que vous m'avez rendu
est resté dans le caveau. Gisèle vous
le remettra. Lisez-le, et qu'il soit pour vous ce
qu'il a été pour moi : un guide,
un réconfort. Merci pour les fleurs. Elles
m'ont apporté le parfum de nos montagnes.
Hier une hirondelle est venue voleter à ma
fenêtre. Vous, les fleurs, l'hirondelle, que
de douces choses... Moi aussi, malgré tout,
j'ai mon printemps !
Yvette et Georges, voulant
attirer
l'attention du prisonnier, protestèrent
qu'ils s'étaient aidés à
cueillir les fleurs. Ils eurent de lui un sourire
et quelques mots affectueux.
Les yeux d'Elisabeth étaient
tombés sur le compagnon de chaîne de
Claude, un homme au visage repoussant, à
l'expression bestiale. Le contraste la saisit avec
force. Sous ses vêtements usés que
bientôt il échangerait contre la
livrée du forçat, le prisonnier
huguenot était d'une autre race. Son visage,
le port de sa tête avaient quelque chose d'indéniablement
noble et
qui commandait le respect. En songeant que sa
condamnation le mettait au rang des assassins, le
coeur de la jeune fille se remplit de
révolte et de douleur.
Un bruit se fit entendre sous le
porche. C'était le major, donnant encore
quelques ordres au capitaine chargé de
piloter le convoi.
- Je ne puis même vous tendre
la main ! dit Claude, la voie émue.
Adieu et merci. Merci de tout ce que vous avez
fait, de votre intérêt, de votre
sympathie... Que Dieu vous garde et vous
protège !
Gisèle et Yvette
s'approchèrent du prisonnier et
l'embrassèrent. Toutes deux sanglotaient.
Elisabeth souleva dans ses bras le petit Georges
afin qu'il pût aussi lui dire adieu. Tandis
que l'enfant le serrait bien fort, leurs trois
visages se rapprochèrent. Jusqu'alors elle
avait vaillamment refoulé ses larmes, mais
cette désolation, à la fin la gagna.
Un instant elle appuya sa tête à
l'épaule du prisonnier. Il se pencha et, de
ses lèvres, lui effleura le
front.
- Vous penserez à moi,
quelquefois ! dit-il à voix
basse.
- Toujours !... Quel
que soit
l'avenir, jamais, non jamais je ne vous
oublierai !... Claude ! mon
frère...
- Bon courage ! dit-il
doucement. Nous nous reverrons, nous nous
retrouverons... Je pars, une espérance au
coeur. Votre affection, - ces derniers mots, il les
prononça si bas qu'elle seule put les
entendre - votre affection a pour moi un prix
infini... Elle est ma force !
Un murmure courut dans le rang
des
galériens. C'est sa soeur, disait l'un. Et
l'autre : Non, c'est sa
fiancée !
L'exempt s'approchait avec le
capitaine d'armes... Brusquement les archers
reformèrent leur colonne, encadrant les
prisonniers. Les visiteurs furent
repoussés.
- Sur la tour ! dit à
haute voix Gisèle, se tournant vers sa
compagne. De là-haut, nous les verrons
s'éloigner !
Longtemps sur la plate-forme,
semblable à des ailes d'oiseaux palpitant
dans l'azur, de petits mouchoirs blancs
s'agitèrent. Sur la route
poussiéreuse, le sinistre cortège des
archers et des galériens s'éloignait,
s'effaçait par degré. À
plusieurs reprises, Claude, se retournant,
répondit aux signaux de ses amis. Mais
bientôt ceux-ci le perdirent de vue. Sous la
brume bleuâtre, tout s'estompa puis disparut
dans le lointain.
En descendant de la tour, ils
rencontrèrent le geôlier. Faisant
violence à sa douleur, Elisabeth lui posa
cette question :
- Quand un galérien a des
amis hauts placés et qu'ils
intercèdent en sa faveur, le roi ne fait-il
jamais grâce ?
- Cela dépend ! dit M.
Barnes. Le roi, plus d'une fois, a
grâcié des criminels, même des
assassins. Des huguenots, à moins qu'ils
n'abjurent, jamais !
Remarquant le visage navré de
la jeune fille, il se hâta
d'ajouter :
- Mais vous savez :
dans ce
monde, rien d'impossible. Parce qu'une chose ne
s'est jamais vue, ce n'est pas à dire
qu'elle ne se verra jamais.
Elisabeth comprenait. Cette
dernière phrase, dite sans conviction, d'un
ton de bonhomie, n'avait d'autre but que d'adoucir
son chagrin. Et c'était aussi pour cela que
Claude avait pris cet air de gaîté, de
vaillance dont il était peut-être, au
fond, bien éloigné. Car il se rendait
compte certainement du sort qui l'attendait. Les
galères à
perpétuité ! ces mots lui firent
l'effet d'une porte de fer, inexorable, qui retombe
en grinçant sur ses gonds.
- Il ne reviendra
jamais ! Je
ne le reverrai plus ! se dit la jeune fille.
Et la splendeur printanière qui
l'environnait se couvrit soudain d'un voile sombre.
Les arbres en fleurs perdirent leur beauté.
Elle sentit disparaître son courage et sa
joie de vivre. Tout ce qu'elle avait souffert
jusqu'alors n'était rien auprès de
cette dernière épreuve, de cet
inexprimable déchirement.
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