Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

UNE RENCONTRE

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Devant la grille du Manoir, un homme se tenait seul, adossé au mur, les bras croisés sur sa poitrine. Son regard allait à la rencontre d'un groupe étrange qui, lentement, s'avançait. L'ombre gagnait les bois profonds, tandis que le couchant baignait encore l'horizon de lueurs sanglantes. L'homme au visage sombre regardait et songeait... La nuit, le sang, - rien ne s'harmonisait mieux à ses pensées.

Malgré lui, l'esprit du commandant faisait un retour en arrière. Il songeait aux deux enfants que, quelques années auparavant, on lui avait amenés. En exil plusieurs mois chez des étrangers, ils avaient été heureux de retrouver une famille. M. des Ponts-Marceaux revoyait le beau collégien, quand, léger comme un jeune chevreuil, il bondissait dans les allées, secouant au vent ses boucles blondes. Ce temps d'insouciance n'avait pas duré. Le rire, graduellement, s'était tu, la gaîté s'était éteinte, un sceau de tristesse avait marqué le front de l'adolescent. M. des Ponts-Marceaux pensait à tout cela tandis que s'avançaient à pas lents les porteurs silencieux qui lui ramenaient son cercueil.

Un moment, l'homme endurci fut près d'éclater en sanglots. Mais il se contint. D'un violent effort, il refoula l'émotion prête à le gagner. Sa bouche se fit plus dure et le pli qui barrait son front se dessina plus énergique. Il le fallait ! murmura-t-il entre ses dents serrées, l'abjuration ou la mort ! Il n'y avait pas de milieu.

Le père Crespy, d'accord avec la famille, avait résolu qu'un voile serait jeté sur les derniers moments d'Augustin. D'ailleurs, près du lit, il avait placé le crucifix, récité les prières, il avait même administré au mourant l'extrême-onction. On insinuerait donc qu'il s'en était allé muni des sacrements de l'Eglise. Il serait inhumé en terre sainte suivant tous les rites de l'Eglise catholique. Ainsi serait sauf l'honneur - et lavé de toute tache d'hérésie le blason de la noble maison des Ponts-Marceaux.

Au lendemain des funérailles, tandis que Mme des Ponts-Marceaux, écrasée par la douleur, s'isolait, Elisabeth se souvint de sa promesse. Elle écrivit au major de la tour d'Isaure. Grande fut sa déception quelques jours plus tard de recevoir en retour la lettre du conseiller avec quelques lignes brèves : Tout en exprimant ses regrets, le major, à l'instigation sans doute du père Crespy, opposait à sa requête un refus formel.

Le chagrin poignant de la mort d'Augustin fut augmenté par cette inexorable lettre. Elisabeth se rendit compte que c'était son ignorance, sa complète inexpérience de la vie qui lui valaient ce dur échec. Mais à qui demander conseil ?... Les mois s'écoulèrent froids et tristes. En vain Laure s'efforçait-elle de la distraire : le babil léger de sa cousine tout occupée de visites et de toilettes, irritait sa douleur au lieu de la calmer. Son seul soulagement était de mêler ses larmes à celles de Mme des Ponts-Marceaux. Elle l'entourait de tendres soins et parfois la suivait à la chapelle où la pauvre femme restait des heures à prier ou à pleurer.

Souvent Elisabeth revenait secrètement à la tourelle et prenait la Bible dans sa cachette. Elle s'agenouillait sur les dalles, devant l'étroite fenêtre, dans l'attitude même du fugitif écrivant son journal. Elle ouvrait le saint volume mais, le plus souvent, lisait sans comprendre. Ses pensées s'envolaient ailleurs, amères, obsédantes. « Qu'a-t-il pensé de nous, se disait-elle. Cette surprise dans la nuit, le silence d'Augustin, son apparent abandon ? » Un irrésistible besoin d'expliquer, d'excuser leur conduite, de témoigner au prisonnier son immense sympathie lui montait au coeur. Mais les murs infranchissables d'une prison se dressaient entre elle et celui qui, maintenant, occupait presque nuit et jour ses pensées.

Enfin, le voile de brouillard se déchira. Un chaud soleil visita les pelouses qui bientôt se couvrirent de violettes, de pâquerettes blanches et roses. Elisabeth, un jour, fit atteler son poney et s'en fut porter sur la tombe de son frère une gerbe de camélias. Comme elle traversait à pied le champ du repos, elle aperçut deux jeunes gens, frère et soeur peut-être, arrêtés devant la croix de marbre d'Augustin. La jeune fille portait le joli costume provençal : jupe sombre, corsage ajusté, guimpe de tulle et fichu de dentelle tombant en pointe dans le dos. Une coiffe de velours enserrait ses abondants cheveux bruns. Le jeune homme avait une blouse de paysan. Il parlait d'une voix âpre, contenue. Elisabeth surprit quelques paroles :
- Je l'ai toujours dit ; quand les nobles semblent être des nôtres, ce n'est que pour un temps. Tôt ou tard, ils nous abandonnent !
- Si vous parlez de mon frère, vous vous trompez... On n'abjure pas quand on donne sa vie pour ses convictions !

Les deux étrangers se retournèrent vivement. À la vue de la « demoiselle du Manoir », les joues de la jeune paysanne s'empourprèrent. Son compagnon se découvrit respectueusement.
- Vous le connaissiez ? demanda Elisabeth ?
- Un peu, M. d'Arville nous faisait quelquefois l'honneur d'entrer sous notre toit et puis, nous l'avons vu maintes fois dans nos assemblées...

Son frère ajouta :
- Il était très lié avec Claude Noguier et les deux amis se sont plus d'une fois rencontrés chez nous.

Ce nom fit tressaillir Elisabeth.
- M. Noguier ? En savez-vous quelque chose ? En auriez-vous des nouvelles ?
- Il est à la tour Sainte-Isaure, à deux pas de chez nous, dit la jeune paysanne. Mais il n'en serait pas plus éloigné s'il était à Paris au fond de quelque cachot. Le père Crespy qui prétend le convertir, interdit toute visite. Notre mère a supplié le geôlier de permettre une entrevue, de lui faire au moins parvenir nos messages... Peine perdue ! La consigne est inexorable.

À son tour, le jeune homme prit la parole
- On l'avait mis d'abord avec d'autres dans la grande salle, sous les créneaux. Mais le père Crespy a trouvé cette prison trop confortable pour un hérétique et l'a fait enfermer seul dans un cachot. Bientôt les Jésuites auront une nouvelle victime : n'abjurant pas il s'en ira infailliblement au gibet.

Elisabeth leur communiqua les déclarations du conseiller de Lassaulx. Ils s'en réjouirent quoique avec une arrière-pensée de doute :
- Nous en avons trop vu pour nous fier encore à la justice !

Les camélias furent déposés à côté d'un frais bouquet de fleurs des champs : primevères, myosotis et violettes.
- C'est vous qui avez fleuri la tombe de mon frère ? dit Elisabeth, vivement touchée. On a tort de dire que les morts sont vite oubliés.
- Comment l'oublier jamais ! Nous avions pour lui tant d'amitié, tant d'estime !... Il aimait notre mère et nous assurait qu'elle lui rappelait la sienne...

Elisabeth regarda la jeune paysanne avec attention. Elle vit ses yeux pleins de larmes et le léger tremblement de ses lèvres. Alors par une intuition subite :
- Vous êtes Jeanne Paysac ! dit-elle, et ce jeune homme est votre frère Marc !

Il n'en fallut pas plus pour dissiper toute réserve. Elisabeth leur raconta ses visites à l'Infirmerie, la patience d'Augustin, son invincible fermeté. Elle dit combien il avait désiré qu'elle fit leur connaissance.
Tout en causant, ils avaient quitté le cimetière. Elisabeth fit signe au cocher qui l'attendait, de les suivre de loin. Ils s'acheminèrent ensemble vers la ferme de la Butte.
- Voyez-vous cette cabane, là-haut, à la lisière du bois ? dit le jeune Paysac. C'est la hutte de Guerraz, du misérable qui, pour quelques florins, a vendu Claude. N'est-ce pas inouï ? sur une simple dénonciation on arrête un homme. Et cela se voit tous les jours... L'argent du sang ne lui a guère profité. Un arbre qu'il abattait s'est effondré tout à coup, lui cassant les reins. Sa famille est dans la plus profonde misère. Comment ne pas voir les jugements de Dieu ! Nos ennemis, reprit-il en s'exaltant, ne triompheront pas toujours. Mazel et deux autres chefs ont reçu l'ordre de lever l'étendard !... C'est une ère nouvelle qui se lève sur les Cévennes !
Marc allait poursuivre, mais un signe de sa soeur lui imposa silence. On atteignait la ferme. Gentiment, ils invitèrent leur compagne à entrer.

Mme Paysac lui fit l'accueil le plus affectueux. C'était une femme petite, au visage ridé, mais au fond de ses beaux yeux bruns rayonnait une lumière dorée. C'était comme le reflet d'une vie intense, d'une âme inébranlable et paisible.

Elisabeth savait que les Paysac étaient une des rares familles huguenotes dont promesses ni menaces n'avaient eu raison. « Comment avaient-ils pu résister lors des dragonnades ? » s'informa-t-elle.
- On nous avait avertis de l'approche des soldats, dit la mère. La veille, je conduisis mes filles dans les hautes Cévennes, chez des parents. Les dragons pillèrent nos provisions, emmenèrent notre bétail. Ils nous prirent tout, hormis notre paix et notre ferme confiance en Dieu.

Au départ, Jeanne serra cordialement la main d'Elisabeth.
- Revenez ! lui dit-elle. Nous serons si heureux de vous voir quelquefois !

Mme Paysac l'enveloppa de son lumineux regard
- Dieu vous bénisse, ma fille !

Il y avait dans son accent quelque chose de si tendre, de si maternel que d'emblée, le coeur d'Elisabeth lui fut gagné. Elle partit en promettant de revenir.

Mme des Ponts-Marceaux, souvent alitée, n'allait plus voir ses humbles amis. C'était maintenant Elisabeth qui, de sa part, les visitait, leur portait ses dons et ses témoignages de sympathie. Le plus souvent elle laissait à la Butte son léger équipage et d'un pied agile escaladait les pentes pour visiter les chaumières. Derrière son bois de châtaigniers, le vieux château de la Tour d'Isaure, irrésistiblement, attirait ses regards.

Il exerçait sur elle comme une mystérieuse fascination. Un jour, quittant la route, elle gravit le sentier rocailleux afin de voir, une fois, de tout près, le sombre donjon. Elle demeura longtemps à contempler les tours massives, le mur d'enceinte formidable... Que de détresses, de sanglots, ces murs épais n'étouffaient-ils pas dans leurs entrailles de pierre !... Que d'existences s'y traînaient, que de pauvres vies s'y éteignaient dans la nuit et la solitude ! ... La pensée de ces portes de fer, de ces souterrains, de ces grilles inexorables pesait sur elle à l'étouffer. Ce fut le coeur étrangement serré qu'après sa silencieuse visite elle reprit le chemin du Manoir.

Revenant un jour d'une chaumière isolée, elle s'arrêta de nouveau près de la Tour. Deux enfants passèrent devant elle dans une course échevelée. Soudain le plus jeune s'abattit sur le chemin, puis releva la tête en poussant des cris perçants. Elle courut à son secours. Trempant son mouchoir dans le ruisseau, elle lava son genou ensanglanté, ses lèvres meurtries, sa bouche pleine de gravier.
Il se laissa faire. Sa soeur, pareille à une biche sauvage, regardait de loin. Elisabeth prit par la main le garçonnet enfin consolé.
- Où demeures-tu ? demanda-t-elle.

Il désigna du doigt le sombre château.
- Quoi ! tu serais l'enfant du geôlier ? s'écria-t-elle avec un tressaillement. Il fit un signe affirmatif.
- Quel est ton nom ?
- Je m'appelle Georges. Et celle-là c'est Yvonne, ma Soeur. J'en ai encore une autre, une toute grande, expliqua-t-il bientôt.

Une jeune fille de quinze ans environ venait au-devant d'eux, tenant sur les bras un gros bébé.
- Celle-là, c'est la grande ! poursuivit le petit Georges. C'est Gisèle.

Elisabeth avait devant elle les quatre enfants du geôlier. Aucune rencontre ne pouvait la réjouir davantage, ni l'émouvoir plus profondément.
Elle s'aperçut bientôt que Gisèle la connaissait. De loin, la fillette avait vu passer plus d'une fois dans sa voiture la « demoiselle du Manoir ».

On s'achemina tout en causant vers un grand marronnier. Une voiturette d'enfant stationnait près du banc de bois. Désirant prolonger l'entretien, Elisabeth s'assit, admira le bébé, caressa les cheveux du petit Georges. Pour obtenir des renseignements sur les prisons, les habitudes du personnel, les captifs, elle n'eut pas besoin de beaucoup de questions. Comme son petit frère, Gisèle était très confiante et fort communicative.
- N'avez-vous pas, dans la tour, un prisonnier du nom de Noguier ? demanda enfin Elisabeth.
- Je ne sais pas. Nous les voyons souvent, nos prisonniers, soit dans leurs cellules, soit quand ils se promènent dans la cour. Mais pour nous, ils n'ont pas de nom !
- Ils sont sans doute bien méchants, bien dangereux, pour qu'on les enferme ainsi ? poursuivit Elisabeth.
- Quelques-uns, mais pas tous. Il y en a qui ne nous font pas du tout peur : ce sont des huguenots.
- Celui que j'aime le plus, interrompit Georges, c'est le prisonnier du caveau. Il me prend parfois sur ses genoux. C'est lui qui m'a fait mon cheval de bois, et mon bateau, et mes flèches. Voulez-vous les voir ? Faut-il aller les chercher ?
- Certes, cela m'intéresserait beaucoup de voir tes joujoux ! Je vous accompagne jusqu'à la grille. Sans doute qu'il n'est pas permis aux étrangers d'entrer ?
- Oh ! les colporteurs et musiciens ambulants entrent bien ! Les sentinelles gardent la porte, mais il ne faut pas avoir peur. Aimeriez-vous visiter la cour intérieure ? C'est là que Georges a creusé son étang, vers la fontaine. Vous verrez voguer son petit bateau.

Sous la main de Gisèle le lourd marteau retomba deux fois, la porte de fer s'ouvrit. Deux soldats étaient en faction devant le porche. Gisèle nomma la demoiselle du Manoir. Ils abaissèrent leurs armes et laissèrent passer.

Elisabeth embrassa d'un coup d'oeil la cour spacieuse sur laquelle donnaient les divers corps de bâtiment. Les enfants lui montrèrent l'étang en miniature et l'esquif à voile que leur souffle faisait avancer.

Yvonne, la fillette un peu sauvage, s'était rapprochée. Elle essaya de l'apprivoiser aussi.
- Et toi, tu n'as pas de joujoux ! N'aimerais-tu pas avoir une belle poupée avec de vrais cheveux ? Si tu es sage, je t'en apporterai une ces jours prochains.

Les yeux de l'enfant brillèrent, mais elle ne dit rien.
On fit asseoir la visiteuse. Georges revint avec ses trésors qu'il déposa sur ses genoux. Elle examina les objets fort bien sculptés et fit aux enfants diverses questions.
- Est-il là depuis longtemps, votre ami, le prisonnier du caveau ?
- Seulement depuis l'automne.
- Est-il jeune ou vieux ? Est-il grand ? Quelle est sa figure ?

Les réponses arrivèrent rapides, un peu incohérentes car tous trois voulaient expliquer à la fois. Elle les écoutait avec une extrême attention. Le visage qu'ils lui décrivaient : jeune, le teint brun, les yeux et les cheveux noirs, - répondait trait pour trait à une description qu'autrefois son frère lui avait faite.
Elle embrassa les deux petits, serra la main de Georges et promit la poupée pour la semaine suivante.





V

LE PRISONNIER DU CAVEAU


Elisabeth tint sa promesse. Cette fois Gisèle insista pour lui montrer sa chambre, une gaie et gracieuse chambre de jeune fille, à tapisserie claire, aux rideaux blancs, la fenêtre ornée de géraniums en fleurs. Ce nid charmant formait un étrange contraste avec les longs corridors sombres, avec l'épaisseur et la vétusté des murs.

Un lien d'amitié ne tarda pas à s'établir entre Elisabeth et les enfants du geôlier. Elle vit leur père, le geôlier Barnes. Elle entendit le nom - qu'elle savait déjà - du prisonnier du caveau. Quand l'intimité lui parut suffisamment établie, elle écrivit sur une carte quelques lignes qu'elle glissa dans la Bible avec la lettre du conseiller de Lassaulx. Le tout fut confié aux mains de Gisèle.
- Voici un petit paquet pour M. Noguier, un livre qui lui appartient : consentiriez-vous à le lui remettre ? Votre père ne s'y opposera certainement pas ! conclut-elle de sa voix la plus engageante.
- Le père Crespy défend de lui remettre rien, sauf les gros bouquins qu'il lui apporte. Mais papa dit que c'est une indignité ! Un prisonnier si doux, si gentil ! Il n'a commis aucun crime et il est traité plus durement que les assassins eux-mêmes...

Gisèle s'abîma un instant dans ses réflexions.
Puis se tournant soudain vers sa compagne :
- Aimeriez-vous le voir ?
- Voir qui ?... Le prisonnier du caveau ? s'écria Elisabeth devenant toute pâle. Elle s'attendait si peu à cette proposition qu'elle demeura sans paroles, troublée et bouleversée. Se trouver en présence de cet inconnu dont le souvenir la hantait, qui, depuis des mois, occupait toutes ses pensées... Une étrange émotion s'emparait d'elle à cette perspective.
- Tous les autres prisonniers ont des visites, ajouta Gisèle, lui, jamais. Ceux qui les vont trouver donnent à papa une pièce de 40 sols et toujours il les laisse entrer. Le prisonnier du caveau serait tellement content de vous voir !
- Qu'en savez-vous ? lui avez-vous parlé de moi ? demanda vivement Elisabeth.
- C'est bien sûr que je lui en ai parlé ! Je lui ai dit notre rencontre, vos visites à la Tour. Cela l'intéressait beaucoup. Il m'a fait toutes sortes de questions.
- Il vous a dit qu'il désirait me voir ?
- Pas en propres termes. Mais à son regard, à son expression, j' ai compris qu'il serait très heureux si vous vouliez bien lui faire visite.

Elle poursuivit, voyant l'hésitation d'Elisabeth
- Oh ! n'ayez pas peur ! Le caveau est sombre. Il est froid, humide, mais propre. Dans les autres prisons il est des cachots infects et pleins de vermine. Ici point. Nous soignons nos prisonniers.

Elisabeth se redressa. Une résolution soudaine passa dans ses yeux. Malgré le tremblement intérieur qui l'avait saisie, elle dit avec fermeté :
- Eh bien ! soit. Si votre père y consent, je vous accompagne.

Mais aux propositions de sa fille le geôlier se récria :
- J'ai ma consigne ! Les ordres du père Crespy sont formels : personne ne doit le voir, vous entendez, personne !
- Avez-vous prêté au père Crespy serment d'obéissance ?
- Non, mais il est terrible, ce prêtre ! Malheur à qui tombe dans sa disgrâce...
- Père, intervint Gisèle, il est venu ce matin même. Nous ne le reverrons pas de quelques jours.
- Si cela peut vous rassurer, dit Elisabeth, je vous donne ma parole de ne vous point trahir. Votre conscience n'y étant pas engagée, prenez ceci. Vous pouvez l'accepter sans scrupule.

Elle lui mit dans la main une petite pièce d'or.
Avec une dextérité qui trahissait une longue pratique, Gisèle décrocha du mur le lourd trousseau de clefs. Le geôlier tenait la pièce, hésitait, la caressait des yeux.
- La petite fait toujours à sa tête, dit-il enfin, comme pour s'excuser. Moi je vais fumer ma pipe dans la cour. Je ne sais rien, je n'ai rien vu, rien entendu ! ...

Il sortit. Gisèle alluma la lanterne sourde. À l'aide de ses clefs, elle ouvrit une première porte et Elisabeth vit un escalier qui descendait, s'enfonçait dans le noir. Une bouffée d'air glacé, sépulcral, la frappa au visage et la fit frissonner.
- Vous avez peur ! dit en souriant Gisèle. Pas moi ! C'est que vous n'êtes pas accoutumée. Venez toujours !

Sur les dalles de pierre, le bruit des pas résonnait étrangement. On atteignit enfin une massive porte de fer.
- C'est là, dit-elle.

La lourde clef grinça dans la serrure et la porte s'ébranla. Avec un amical bonsoir, la fille du geôlier s'avança, posa sa lanterne sur la table. Deux ou trois mots furent échangés. Elisabeth demeura quelques secondes immobile, dans l'ombre, retenant son souffle. Devant la table, un homme était assis. De sa flamme rougeâtre, la lanterne l'éclairait en plein. Il avait les traits accentués, sa chevelure, rejetée en arrière, découvrait le front. La ligne du profil, correcte et hardie, se dessinait nettement sur le fond ténébreux du caveau.
- Voyez, dit Gisèle, je vous amène une visite !

Elle souleva sa lanterne et en projeta les rayons sur la jeune fille qui s'avançait. Le prisonnier se leva comme un ressort.
- Elisabeth !... Ah ! pardon, Mlle d'Arville

Dans ce cri spontané, une joie émue se mêlait au plus profond étonnement. Il fit un effort pour se ressaisir :
- Vous, ici !... Comme c'est bon, comme c'est généreux de votre part de vous être souvenue d'un pauvre prisonnier...

Respectueusement, il lui avança l'unique siège, mais elle ne le prit pas.
- M. Barnes a bien voulu me donner sauf-conduit en dépit du père Jésuite, dit-elle, essayant d'affermir sa voix. Je viens de la part de mon frère. Il m'a chargée de vous remettre cette lettre. Elle est d'un conseiller d'Alais, M. de Lassaulx, qui connaissait notre père. Nous lui avions écrit.

Elle défit rapidement le paquet.
Claude avait appris par le geôlier la mort de son ami.
- J'en fus navré ! dit-il. Notre amitié datait de loin, il était pour moi plus qu'un frère. Dans votre deuil qui était le mien, j'ai sympathisé avec vous, oh ! si profondément !

Elle le remercia du regard.
- Je vous apporte son dernier message. Elle le lui cita textuellement. À l'Infirmerie il a souvent parlé de vous, votre sort le préoccupait. Voici la lettre.

Il la parcourut des yeux.
- Mon cher, mon brave ami ! dit-il avec émotion. Je savais bien qu'il ne m'oubliait pas. Pendant des mois, je me suis préparé à la mort... M. de Lassaulx prend ma cause en main, promet de me défendre... C'est magnifique autant qu'imprévu. Qu'est-ce qu'un an ou deux de détention quand l'espoir de la liberté brille au travers ? Comment vous exprimer ma vive, ma profonde gratitude ?
- Mais, nous avons une dette à votre égard ! murmura la jeune fille. L'hospitalité est chose sacrée : nous aurions dû veiller mieux à votre sûreté. Sans le nommer, elle fit allusion au rôle joué par son oncle dans la scène de l'arrestation et qui la remplissait de honte et de douleur.

Elle lui dit ce qui depuis longtemps l'oppressait : regrets de n'avoir su tout prévoir, imprudences, négligences, oh ! bien involontaires. À son accent, plus encore qu'à ses paroles, il devina ce qu'elle avait souffert, le poids d'angoisse qui avait assombri cette jeune vie. D'un coup il voulut l'en libérer.
- Croyez-vous donc, dit-il lentement, d'une voix grave et tendre, que notre destinée dépende des hasards d'une rencontre, d'un mot, d'un geste imprudent ? Non, non ! Le hasard n'existe pas. C'est une main puissante, infiniment sage, qui trace notre chemin. Il entrait dans le plan de Dieu à mon égard que je subisse cette détention, que mon courage, ma foi fussent ainsi mis à l'épreuve. Promettez-moi de ne plus jamais vous faire de reproches et surtout de ne plus vous tourmenter à cause de moi !
- Cela, je ne puis vous le promettre ! dit-elle tandis que des larmes montaient à ses yeux. Mais vos paroles me font du bien. Merci ! Son regard, involontairement, se leva vers la fenêtre étroite, garnie de barreaux de fer, il embrassa les murs nus, suintant l'humidité, la misérable couche de paille...
- Et c'est là qu'il vous faut vivre, mon Dieu, c'est là dans cette ombre que vous passez les jours, les semaines, les mois ! dit-elle, toute la sympathie poignante de son âme passant dans sa voix.
- Vous sentez l'horreur de la captivité plus que je ne le fais moi-même ! dit-il avec un sourire, un beau sourire qui, comme le soleil un paysage brumeux, illuminait toute sa physionomie. Nous ne devons jamais désespérer. Nous devons avoir confiance dans le Tout-Puissant, en Celui qui tient nos vies entre ses mains.

Ce « nous » qui les rapprochait, qui semblait envelopper, unir en quelque sorte leurs destinées, la toucha profondément. Avec confiance, s'arrêtant aux détails, elle lui raconta les derniers jours d'Augustin, la visite au cimetière, sa liaison avec les fermiers de la Butte. Elle fit également allusion à l'accident de Guerraz, le traître, et à la misère de sa famille.
- Ah ! fit le captif involontairement. Et cette exclamation contenait beaucoup de choses : « Enfin la justice l'a frappé ! Il a le salaire de son infamie ».

Mais ce ne fut qu'un éclair. Tout de suite ses traits contractés se détendirent.
- Pauvres gens ! fit-il avec sympathie. Je ne leur en veux pas, je les plains ! Vous allez quelquefois, reprit-il après un silence, voir les gens du village et secourir les pauvres, Gisèle me l'a raconté...

Elle comprit le rapprochement.
- Oui, dit-elle avec vivacité, et j'irai les voir, je vous le promets. Je m'efforcerai de leur être utile. Je ferai cela pour « vous » ?

Elle accentua ce dernier mot d'un ton qui le fit tressaillir. Il se rapprocha, prit la main de la jeune fille avec un « merci » jailli du coeur et la serra fortement dans les siennes. Elle ne la retira point.
- C'est beau, c'est grand de savoir rendre le bienfait pour l'offense, reprit Elisabeth ! Puis, songeant au « nous » si plein de charme dont s'était servi le prisonnier, elle voulut l'employer à son tour :
- C'est une magnifique occasion que Dieu nous donne de nous venger en chrétiens !

En ce moment, Gisèle qui s'était tenue discrètement à distance, au fond du caveau, fit un pas pour se rapprocher. Ils comprirent que l'entrevue avait assez duré.
- Encore merci, du fond du coeur, d'être venue. Mon cachot ne sera plus si noir, plus si triste puisque j'y garderai votre image. Il ajouta avec quelque hésitation, comme s'il sollicitait une grâce insigne :
- Permettez-vous que je vous baise la main ?

Elle eut la tentation de s'écrier : Baisez-moi au front comme le faisait mon frère ! mais elle se contenta d'abandonner sa main à celle qui la tenait emprisonnée. Alors fléchissant le genou, avec respect, il y posa ses lèvres.
- C'est au revoir, n'est-ce pas ? non adieu ! dit-il d'une voix basse et concentrée.
- Dieu le veuille ! répondit-elle avec ferveur.

De nouveau les jeunes filles traversèrent l'obscurité des corridors souterrains. Gisèle, timidement, se tourna vers sa compagne :
- Vous le connaissiez depuis longtemps ? questionna-t-elle.
- Je l'ai vu ce soir pour la première fois. Mais c'est vrai que je le connaissais depuis longtemps. Il me semble même, ajouta-t-elle, songeuse, que je l'ai toujours connu...

De retour au Manoir, Elisabeth trouva Mme des Ponts-Marceaux étendue sur sa chaise-longue. La malade se sentait mieux. L'expression de profonde anxiété qui parfois assombrissait son visage avait disparu. Par la prière persévérante, la vaillante chrétienne s'était élevée au-dessus de son temps et de son Église.
- Je suis heureuse ce soir ! dit-elle à sa nièce. J'ai retrouvé mon enfant. Dieu, qui regarde au coeur, m'en donne la certitude : Il l'a reçu en grâce !
- Je n'en ai jamais douté ! dit Elisabeth. Elle se pencha pour embrasser sa tante, caressa les bandeaux sombres que traversaient quelques fils d'argent. Un immense désir lui venait de s'agenouiller aux pieds de sa mère adoptive, d'appuyer sa tête sur ses genoux et de verser dans cette âme aimante le trop-plein de son coeur. Mais le silence s'imposait. Refoulant son besoin d'expansion, des larmes plein les yeux, elle sortit. Le bois de lauriers-roses lui offrait son refuge et sa solitude. Assise sur l'herbe elle essaya de dominer son exaltation, de mettre un peu d'ordre dans le tumulte de ses pensées. Le prisonnier, elle l'avait vu, sa voix avait frappé son oreille, il lui avait parlé.

De cette rencontre, de ce contact momentané avec une autre âme, elle avait reçu comme un choc mystérieux qui ébranlait tout son être. Ce n'était pas le visage qui surtout l'avait frappée ; elle avait bien le souvenir de deux yeux foncés, aux longs cils, au regard pénétrant qui s'était fixé sur elle avec une étrange douceur : ce qui, plus encore, l'avait impressionnée, c'était la voix. Cette voix nette, qui avait vibré d'une si profonde tendresse puis d'une telle autorité lorsqu'il lui défendait de se tourmenter à cause de lui, cette voix lui avait donné la révélation d'un caractère. Elle en gardait une vision de beauté morale dont elle demeurait éblouie. Jamais encore elle n'avait vu se fondre en une telle harmonie, deux traits qui semblent s'exclure : l'énergie et la douceur. Augustin était, de nature, doux et craintif, M. des Ponts-Marceaux avait une volonté puissante, mais qu'il était dur !
Tandis que chez le captif, l'énergie virile s'alliait à la rayonnante bonté. Elle essaya de revivre la scène de la prison ; mille sentiments divers : attendrissement et gratitude, admiration, pitié, bouillonnaient en elle, se heurtaient, puis, rompant enfin toutes barrières, se fondirent en un océan d'amour. Résister ? Elle en eût été tout aussi incapable que les habitants des Provinces-Unies, leurs digues se rompant, de s'opposer à l'envahissement des flots de la mer.

Un grand amour est toujours une source de joie car l'âme s'y plonge tout entière. Elisabeth, en ce moment, ne songeait pas aux souffrances poignantes, aux déchirements qu'un tel amour, en de telles circonstances, devait nécessairement entraîner. Inconsciente de l'avenir, toute a la délicieuse émotion de l'heure présente, elle s'y livrait sans réserve. D'ailleurs, dans le sentiment si profond qui l'avait subjuguée, n'entrait nul égoïsme. Sa vie à elle comptait pour rien. Lui seul importait. Elle lui resterait fidèle, elle se garderait pour lui, fût-ce dans un avenir lointain, fût-ce dans la mort... Toutes les complications de l'existence s'effaçaient, les obligations de son rang n'existaient plus pour elle... Aimer, donner sa vie : c'était si simple !

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