Devant la grille du Manoir, un homme se tenait
seul, adossé au mur, les bras croisés
sur sa poitrine. Son regard allait à la
rencontre d'un groupe étrange qui,
lentement, s'avançait. L'ombre gagnait les
bois profonds, tandis que le couchant baignait
encore l'horizon de lueurs sanglantes. L'homme au
visage sombre regardait et songeait... La nuit, le
sang, - rien ne s'harmonisait mieux à ses
pensées.
Malgré lui, l'esprit du
commandant faisait un retour en arrière. Il
songeait aux deux enfants que, quelques
années auparavant, on lui avait
amenés. En exil plusieurs mois chez des
étrangers, ils avaient été
heureux de retrouver une famille. M. des
Ponts-Marceaux revoyait le beau collégien,
quand, léger comme un jeune chevreuil, il
bondissait dans les allées, secouant au vent
ses boucles blondes. Ce temps d'insouciance n'avait
pas duré. Le rire, graduellement,
s'était tu, la gaîté
s'était éteinte, un sceau de
tristesse avait marqué le front de
l'adolescent. M. des Ponts-Marceaux pensait
à tout cela tandis que s'avançaient
à pas lents les porteurs silencieux qui lui
ramenaient son cercueil.
Un moment, l'homme endurci fut
près d'éclater en sanglots. Mais il
se contint. D'un violent effort, il refoula
l'émotion prête à le gagner. Sa
bouche se fit plus dure et le pli qui barrait son
front se dessina plus énergique. Il le fallait !
murmura-t-il
entre
ses dents serrées, l'abjuration ou la
mort ! Il n'y avait pas de milieu.
Le père Crespy, d'accord avec
la famille, avait résolu qu'un voile serait
jeté sur les derniers moments d'Augustin.
D'ailleurs, près du lit, il avait
placé le crucifix, récité les
prières, il avait même
administré au mourant
l'extrême-onction. On insinuerait donc qu'il
s'en était allé muni des sacrements
de l'Eglise. Il serait inhumé en terre
sainte suivant tous les rites de l'Eglise
catholique. Ainsi serait sauf l'honneur - et
lavé de toute tache d'hérésie
le blason de la noble maison des
Ponts-Marceaux.
Au lendemain des funérailles,
tandis que Mme des Ponts-Marceaux,
écrasée par la douleur, s'isolait,
Elisabeth se souvint de sa promesse. Elle
écrivit au major de la tour d'Isaure. Grande
fut sa déception quelques jours plus tard de
recevoir en retour la lettre du conseiller avec
quelques lignes brèves : Tout en
exprimant ses regrets, le major, à
l'instigation sans doute du père Crespy,
opposait à sa requête un refus
formel.
Le chagrin poignant de la mort
d'Augustin fut augmenté par cette inexorable
lettre. Elisabeth se rendit compte que
c'était son ignorance, sa complète
inexpérience de la vie qui lui valaient ce
dur échec. Mais à qui demander
conseil ?... Les mois
s'écoulèrent froids et tristes. En
vain Laure s'efforçait-elle de la
distraire : le babil léger de sa
cousine tout occupée de visites et de
toilettes, irritait sa douleur au lieu de la
calmer. Son seul soulagement était de
mêler ses larmes à celles de Mme des
Ponts-Marceaux. Elle l'entourait de tendres soins
et parfois la suivait à la chapelle
où la pauvre femme restait des heures
à prier ou à pleurer.
Souvent Elisabeth revenait
secrètement à la tourelle et prenait
la Bible dans sa cachette. Elle s'agenouillait sur
les dalles, devant l'étroite fenêtre,
dans l'attitude même du fugitif
écrivant son journal. Elle ouvrait le saint
volume mais, le plus souvent,
lisait sans comprendre. Ses pensées
s'envolaient ailleurs, amères,
obsédantes. « Qu'a-t-il
pensé de nous, se disait-elle. Cette
surprise dans la nuit, le silence d'Augustin, son
apparent abandon ? » Un
irrésistible besoin d'expliquer, d'excuser
leur conduite, de témoigner au prisonnier
son immense sympathie lui montait au coeur. Mais
les murs infranchissables d'une prison se
dressaient entre elle et celui qui, maintenant,
occupait presque nuit et jour ses
pensées.
Enfin, le voile de brouillard se
déchira. Un chaud soleil visita les pelouses
qui bientôt se couvrirent de violettes, de
pâquerettes blanches et roses. Elisabeth, un
jour, fit atteler son poney et s'en fut porter sur
la tombe de son frère une gerbe de
camélias. Comme elle traversait à
pied le champ du repos, elle aperçut deux
jeunes gens, frère et soeur peut-être,
arrêtés devant la croix de marbre
d'Augustin. La jeune fille portait le joli costume
provençal : jupe sombre, corsage
ajusté, guimpe de tulle et fichu de dentelle
tombant en pointe dans le dos. Une coiffe de
velours enserrait ses abondants cheveux bruns. Le
jeune homme avait une blouse de paysan. Il parlait
d'une voix âpre, contenue. Elisabeth surprit
quelques paroles :
- Je l'ai toujours
dit ; quand
les nobles semblent être des nôtres, ce
n'est que pour un temps. Tôt ou tard, ils
nous abandonnent !
- Si vous parlez de mon
frère, vous vous trompez... On n'abjure pas
quand on donne sa vie pour ses
convictions !
Les deux étrangers se
retournèrent vivement. À la vue de la
« demoiselle du Manoir », les
joues de la jeune paysanne s'empourprèrent.
Son compagnon se découvrit
respectueusement.
- Vous le connaissiez ?
demanda
Elisabeth ?
- Un peu, M. d'Arville nous
faisait
quelquefois l'honneur d'entrer
sous notre toit et puis, nous l'avons vu maintes
fois dans nos assemblées...
Son frère
ajouta :
- Il était très
lié avec Claude Noguier et les deux amis se
sont plus d'une fois rencontrés chez
nous.
Ce nom fit tressaillir
Elisabeth.
- M. Noguier ? En
savez-vous
quelque chose ? En auriez-vous des
nouvelles ?
- Il est à la tour
Sainte-Isaure, à deux pas de chez nous, dit
la jeune paysanne. Mais il n'en serait pas plus
éloigné s'il était à
Paris au fond de quelque cachot. Le père
Crespy qui prétend le convertir, interdit
toute visite. Notre mère a supplié le
geôlier de permettre une entrevue, de lui
faire au moins parvenir nos messages... Peine
perdue ! La consigne est
inexorable.
À son tour, le jeune homme
prit la parole
- On l'avait mis d'abord avec
d'autres dans la grande salle, sous les
créneaux. Mais le père Crespy a
trouvé cette prison trop confortable pour un
hérétique et l'a fait enfermer seul
dans un cachot. Bientôt les Jésuites
auront une nouvelle victime : n'abjurant pas
il s'en ira infailliblement au gibet.
Elisabeth leur communiqua les
déclarations du conseiller de Lassaulx. Ils
s'en réjouirent quoique avec une
arrière-pensée de
doute :
- Nous en avons trop vu pour
nous
fier encore à la justice !
Les camélias furent
déposés à côté
d'un frais bouquet de fleurs des champs :
primevères, myosotis et
violettes.
- C'est vous qui avez fleuri la
tombe de mon frère ? dit Elisabeth,
vivement touchée. On a tort de dire que les
morts sont vite oubliés.
- Comment l'oublier
jamais !
Nous avions pour lui tant d'amitié, tant
d'estime !... Il aimait notre mère et
nous assurait qu'elle lui rappelait la sienne...
Elisabeth regarda la jeune
paysanne
avec attention. Elle vit ses yeux pleins de larmes
et le léger tremblement de ses
lèvres. Alors par une intuition
subite :
- Vous êtes Jeanne
Paysac ! dit-elle, et ce jeune homme est votre
frère Marc !
Il n'en fallut pas plus pour
dissiper toute réserve. Elisabeth leur
raconta ses visites à l'Infirmerie, la
patience d'Augustin, son invincible fermeté.
Elle dit combien il avait désiré
qu'elle fit leur connaissance.
Tout en causant, ils avaient
quitté le cimetière. Elisabeth fit
signe au cocher qui l'attendait, de les suivre de
loin. Ils s'acheminèrent ensemble vers la
ferme de la Butte.
- Voyez-vous cette cabane,
là-haut, à la lisière du
bois ? dit le jeune Paysac. C'est la hutte de
Guerraz, du misérable qui, pour quelques
florins, a vendu Claude. N'est-ce pas
inouï ? sur une simple
dénonciation on arrête un homme. Et
cela se voit tous les jours... L'argent du sang ne
lui a guère profité. Un arbre qu'il
abattait s'est effondré tout à coup,
lui cassant les reins. Sa famille est dans la plus
profonde misère. Comment ne pas voir les
jugements de Dieu ! Nos ennemis, reprit-il en
s'exaltant, ne triompheront pas toujours. Mazel et
deux autres chefs ont reçu l'ordre de lever
l'étendard !... C'est une ère
nouvelle qui se lève sur les
Cévennes !
Marc allait poursuivre, mais un
signe de sa soeur lui imposa silence. On atteignait
la ferme. Gentiment, ils invitèrent leur
compagne à entrer.
Mme Paysac lui fit l'accueil le
plus
affectueux. C'était une femme petite, au
visage ridé, mais au fond de ses beaux yeux
bruns rayonnait une lumière dorée.
C'était comme le reflet d'une vie intense,
d'une âme inébranlable et
paisible.
Elisabeth savait que les Paysac
étaient une des rares familles huguenotes
dont promesses ni menaces n'avaient eu raison.
« Comment
avaient-ils pu résister lors des
dragonnades ? »
s'informa-t-elle.
- On nous avait avertis de
l'approche des soldats, dit la mère. La
veille, je conduisis mes filles dans les hautes
Cévennes, chez des parents. Les dragons
pillèrent nos provisions, emmenèrent
notre bétail. Ils nous prirent tout, hormis
notre paix et notre ferme confiance en
Dieu.
Au départ, Jeanne serra
cordialement la main d'Elisabeth.
- Revenez ! lui
dit-elle. Nous
serons si heureux de vous voir
quelquefois !
Mme Paysac l'enveloppa de son
lumineux regard
- Dieu vous bénisse, ma
fille !
Il y avait dans son accent
quelque
chose de si tendre, de si maternel que
d'emblée, le coeur d'Elisabeth lui fut
gagné. Elle partit en promettant de
revenir.
Mme des Ponts-Marceaux, souvent
alitée, n'allait plus voir ses humbles amis.
C'était maintenant Elisabeth qui, de sa
part, les visitait, leur portait ses dons et ses
témoignages de sympathie. Le plus souvent
elle laissait à la Butte son léger
équipage et d'un pied agile escaladait les
pentes pour visiter les chaumières.
Derrière son bois de châtaigniers, le
vieux château de la Tour d'Isaure,
irrésistiblement, attirait ses
regards.
Il exerçait sur elle comme
une mystérieuse fascination. Un jour,
quittant la route, elle gravit le sentier
rocailleux afin de voir, une fois, de tout
près, le sombre donjon. Elle demeura
longtemps à contempler les tours massives,
le mur d'enceinte formidable... Que de
détresses, de sanglots, ces murs
épais n'étouffaient-ils pas dans
leurs entrailles de pierre !... Que
d'existences s'y traînaient, que de pauvres
vies s'y éteignaient dans la nuit et la
solitude ! ... La pensée de ces portes
de fer, de ces souterrains, de ces grilles
inexorables pesait sur elle à
l'étouffer. Ce fut le coeur étrangement
serré qu'après sa silencieuse visite
elle reprit le chemin du Manoir.
Revenant un jour d'une
chaumière isolée, elle s'arrêta
de nouveau près de la Tour. Deux enfants
passèrent devant elle dans une course
échevelée. Soudain le plus jeune
s'abattit sur le chemin, puis releva la tête
en poussant des cris perçants. Elle courut
à son secours. Trempant son mouchoir dans le
ruisseau, elle lava son genou ensanglanté,
ses lèvres meurtries, sa bouche pleine de
gravier.
Il se laissa faire. Sa soeur,
pareille à une biche sauvage, regardait de
loin. Elisabeth prit par la main le
garçonnet enfin consolé.
- Où demeures-tu ?
demanda-t-elle.
Il désigna du doigt le sombre
château.
- Quoi ! tu serais
l'enfant du
geôlier ? s'écria-t-elle avec un
tressaillement. Il fit un signe
affirmatif.
- Quel est ton nom ?
- Je m'appelle Georges. Et
celle-là c'est Yvonne, ma Soeur. J'en ai
encore une autre, une toute grande, expliqua-t-il
bientôt.
Une jeune fille de quinze ans
environ venait au-devant d'eux, tenant sur les bras
un gros bébé.
- Celle-là, c'est la
grande ! poursuivit le petit Georges. C'est
Gisèle.
Elisabeth avait devant elle les
quatre enfants du geôlier. Aucune rencontre
ne pouvait la réjouir davantage, ni
l'émouvoir plus
profondément.
Elle s'aperçut bientôt
que Gisèle la connaissait. De loin, la
fillette avait vu passer plus d'une fois dans sa
voiture la « demoiselle du
Manoir ».
On s'achemina tout en causant
vers
un grand marronnier. Une voiturette d'enfant
stationnait près du banc de bois.
Désirant prolonger l'entretien, Elisabeth
s'assit, admira le bébé, caressa les
cheveux du petit Georges. Pour obtenir des
renseignements sur les prisons, les habitudes du personnel,
les captifs, elle
n'eut pas besoin de beaucoup de questions. Comme
son petit frère, Gisèle était
très confiante et fort
communicative.
- N'avez-vous pas, dans la tour,
un
prisonnier du nom de Noguier ? demanda enfin
Elisabeth.
- Je ne sais pas. Nous les
voyons
souvent, nos prisonniers, soit dans leurs cellules,
soit quand ils se promènent dans la cour.
Mais pour nous, ils n'ont pas de
nom !
- Ils sont sans doute bien
méchants, bien dangereux, pour qu'on les
enferme ainsi ? poursuivit
Elisabeth.
- Quelques-uns, mais pas tous.
Il y
en a qui ne nous font pas du tout peur : ce
sont des huguenots.
- Celui que j'aime le plus,
interrompit Georges, c'est le prisonnier du caveau.
Il me prend parfois sur ses genoux. C'est lui qui
m'a fait mon cheval de bois, et mon bateau, et mes
flèches. Voulez-vous les voir ? Faut-il
aller les chercher ?
- Certes, cela
m'intéresserait beaucoup de voir tes
joujoux ! Je vous accompagne jusqu'à la
grille. Sans doute qu'il n'est pas permis aux
étrangers d'entrer ?
- Oh ! les colporteurs
et
musiciens ambulants entrent bien ! Les
sentinelles gardent la porte, mais il ne faut pas
avoir peur. Aimeriez-vous visiter la cour
intérieure ? C'est là que
Georges a creusé son étang, vers la
fontaine. Vous verrez voguer son petit
bateau.
Sous la main de Gisèle le
lourd marteau retomba deux fois, la porte de fer
s'ouvrit. Deux soldats étaient en faction
devant le porche. Gisèle nomma la demoiselle
du Manoir. Ils abaissèrent leurs armes et
laissèrent passer.
Elisabeth embrassa d'un coup
d'oeil
la cour spacieuse sur laquelle donnaient les divers
corps de bâtiment. Les enfants lui
montrèrent l'étang en miniature et
l'esquif à voile que leur souffle faisait
avancer.
Yvonne, la fillette un peu
sauvage,
s'était rapprochée. Elle essaya de
l'apprivoiser aussi.
- Et toi, tu n'as pas de
joujoux ! N'aimerais-tu pas avoir une belle
poupée avec de vrais cheveux ? Si tu es
sage, je t'en apporterai une ces jours
prochains.
Les yeux de l'enfant
brillèrent, mais elle ne dit
rien.
On fit asseoir la visiteuse.
Georges
revint avec ses trésors qu'il déposa
sur ses genoux. Elle examina les objets fort bien
sculptés et fit aux enfants diverses
questions.
- Est-il là depuis longtemps,
votre ami, le prisonnier du
caveau ?
- Seulement depuis
l'automne.
- Est-il jeune ou
vieux ?
Est-il grand ? Quelle est sa
figure ?
Les réponses
arrivèrent rapides, un peu
incohérentes car tous trois voulaient
expliquer à la fois. Elle les
écoutait avec une extrême attention.
Le visage qu'ils lui décrivaient :
jeune, le teint brun, les yeux et les cheveux
noirs, - répondait trait pour trait à
une description qu'autrefois son frère lui
avait faite.
Elle embrassa les deux petits,
serra
la main de Georges et promit la poupée pour
la semaine suivante.
Elisabeth tint sa promesse. Cette fois
Gisèle insista pour lui montrer sa chambre,
une gaie et gracieuse chambre de jeune fille,
à tapisserie claire, aux rideaux blancs, la
fenêtre ornée de géraniums en
fleurs. Ce nid charmant formait un étrange
contraste avec les longs corridors sombres, avec
l'épaisseur et la vétusté des
murs.
Un lien d'amitié ne tarda pas
à s'établir entre Elisabeth et les
enfants du geôlier. Elle vit leur
père, le geôlier Barnes. Elle entendit
le nom - qu'elle savait déjà - du
prisonnier du caveau. Quand l'intimité lui
parut suffisamment établie, elle
écrivit sur une carte quelques lignes
qu'elle glissa dans la Bible avec la lettre du
conseiller de Lassaulx. Le tout fut confié
aux mains de Gisèle.
- Voici un petit paquet pour M.
Noguier, un livre qui lui appartient :
consentiriez-vous à le lui remettre ?
Votre père ne s'y opposera certainement
pas ! conclut-elle de sa voix la plus
engageante.
- Le père Crespy
défend de lui remettre rien, sauf les gros
bouquins qu'il lui apporte. Mais papa dit que c'est
une indignité ! Un prisonnier si doux,
si gentil ! Il n'a commis aucun crime et il
est traité plus durement que les assassins
eux-mêmes...
Gisèle s'abîma un
instant dans ses réflexions.
Puis se tournant soudain vers sa
compagne :
- Aimeriez-vous le
voir ?
- Voir qui ?... Le
prisonnier
du caveau ? s'écria Elisabeth devenant
toute pâle. Elle s'attendait si peu à
cette proposition qu'elle demeura sans paroles,
troublée et bouleversée. Se trouver
en présence de cet inconnu dont le souvenir
la hantait, qui, depuis des mois, occupait toutes
ses pensées... Une étrange
émotion s'emparait d'elle à cette
perspective.
- Tous les autres prisonniers
ont
des visites, ajouta Gisèle, lui, jamais.
Ceux qui les vont trouver donnent à papa une
pièce de 40 sols et toujours il les laisse
entrer. Le prisonnier du caveau serait tellement
content de vous voir !
- Qu'en savez-vous ?
lui
avez-vous parlé de moi ? demanda
vivement Elisabeth.
- C'est bien sûr que je lui en
ai parlé ! Je lui ai dit notre
rencontre, vos visites à la Tour. Cela
l'intéressait beaucoup. Il m'a fait toutes
sortes de questions.
- Il vous a dit qu'il
désirait me voir ?
- Pas en propres termes. Mais
à son regard, à son expression, j' ai
compris qu'il serait très heureux si vous
vouliez bien lui faire visite.
Elle poursuivit, voyant
l'hésitation d'Elisabeth
- Oh ! n'ayez pas
peur !
Le caveau est sombre. Il est froid, humide, mais
propre. Dans les autres prisons il est des cachots
infects et pleins de vermine. Ici point. Nous
soignons nos prisonniers.
Elisabeth se redressa. Une
résolution soudaine passa dans ses yeux.
Malgré le tremblement intérieur qui
l'avait saisie, elle dit avec
fermeté :
- Eh bien ! soit. Si
votre
père y consent, je vous
accompagne.
Mais aux propositions de sa
fille le
geôlier se récria :
- J'ai ma consigne !
Les ordres
du père Crespy sont formels : personne
ne doit
le voir, vous entendez, personne !
- Avez-vous prêté au
père Crespy serment
d'obéissance ?
- Non, mais il est terrible, ce
prêtre ! Malheur à qui tombe dans
sa disgrâce...
- Père, intervint
Gisèle, il est venu ce matin même.
Nous ne le reverrons pas de quelques
jours.
- Si cela peut vous rassurer,
dit
Elisabeth, je vous donne ma parole de ne vous point
trahir. Votre conscience n'y étant pas
engagée, prenez ceci. Vous pouvez l'accepter
sans scrupule.
Elle lui mit dans la main une
petite
pièce d'or.
Avec une dextérité qui
trahissait une longue pratique, Gisèle
décrocha du mur le lourd trousseau de clefs.
Le geôlier tenait la pièce,
hésitait, la caressait des yeux.
- La petite fait toujours à
sa tête, dit-il enfin, comme pour s'excuser.
Moi je vais fumer ma pipe dans la cour. Je ne sais
rien, je n'ai rien vu, rien entendu !
...
Il sortit. Gisèle alluma la
lanterne sourde. À l'aide de ses clefs, elle
ouvrit une première porte et Elisabeth vit
un escalier qui descendait, s'enfonçait dans
le noir. Une bouffée d'air glacé,
sépulcral, la frappa au visage et la fit
frissonner.
- Vous avez peur ! dit
en
souriant Gisèle. Pas moi ! C'est que
vous n'êtes pas accoutumée. Venez
toujours !
Sur les dalles de pierre, le
bruit
des pas résonnait étrangement. On
atteignit enfin une massive porte de
fer.
- C'est là,
dit-elle.
La lourde clef grinça dans la
serrure et la porte s'ébranla. Avec un
amical bonsoir, la fille du geôlier
s'avança, posa sa lanterne sur la table.
Deux ou trois mots furent échangés.
Elisabeth demeura quelques secondes immobile, dans
l'ombre, retenant son souffle. Devant la table, un
homme était assis. De sa flamme
rougeâtre, la lanterne l'éclairait en plein. Il
avait les traits accentués, sa chevelure,
rejetée en arrière, découvrait
le front. La ligne du profil, correcte et hardie,
se dessinait nettement sur le fond
ténébreux du caveau.
- Voyez, dit Gisèle, je vous
amène une visite !
Elle souleva sa lanterne et en
projeta les rayons sur la jeune fille qui
s'avançait. Le prisonnier se leva comme un
ressort.
- Elisabeth !...
Ah !
pardon, Mlle d'Arville
Dans ce cri spontané, une
joie émue se mêlait au plus profond
étonnement. Il fit un effort pour se
ressaisir :
- Vous, ici !... Comme
c'est
bon, comme c'est généreux de votre
part de vous être souvenue d'un pauvre
prisonnier...
Respectueusement, il lui
avança l'unique siège, mais elle ne
le prit pas.
- M. Barnes a bien voulu me
donner
sauf-conduit en dépit du père
Jésuite, dit-elle, essayant d'affermir sa
voix. Je viens de la part de mon frère. Il
m'a chargée de vous remettre cette lettre.
Elle est d'un conseiller d'Alais, M. de Lassaulx,
qui connaissait notre père. Nous lui avions
écrit.
Elle défit rapidement le
paquet.
Claude avait appris par le
geôlier la mort de son ami.
- J'en fus navré !
dit-il. Notre amitié datait de loin, il
était pour moi plus qu'un frère. Dans
votre deuil qui était le mien, j'ai
sympathisé avec vous, oh ! si
profondément !
Elle le remercia du
regard.
- Je vous apporte son dernier
message. Elle le lui cita textuellement. À
l'Infirmerie il a souvent parlé de vous,
votre sort le préoccupait. Voici la
lettre.
Il la parcourut des yeux.
- Mon cher, mon brave
ami !
dit-il avec émotion. Je savais bien qu'il ne
m'oubliait pas. Pendant des mois, je me suis
préparé
à la mort... M. de Lassaulx prend ma cause
en main, promet de me défendre... C'est
magnifique autant qu'imprévu. Qu'est-ce
qu'un an ou deux de détention quand l'espoir
de la liberté brille au travers ?
Comment vous exprimer ma vive, ma profonde
gratitude ?
- Mais, nous avons une dette
à votre égard ! murmura la jeune
fille. L'hospitalité est chose
sacrée : nous aurions dû veiller
mieux à votre sûreté. Sans le
nommer, elle fit allusion au rôle joué
par son oncle dans la scène de l'arrestation
et qui la remplissait de honte et de
douleur.
Elle lui dit ce qui depuis
longtemps
l'oppressait : regrets de n'avoir su tout
prévoir, imprudences, négligences,
oh ! bien involontaires. À son accent,
plus encore qu'à ses paroles, il devina ce
qu'elle avait souffert, le poids d'angoisse qui
avait assombri cette jeune vie. D'un coup il voulut
l'en libérer.
- Croyez-vous donc, dit-il
lentement, d'une voix grave et tendre, que notre
destinée dépende des hasards d'une
rencontre, d'un mot, d'un geste imprudent ?
Non, non ! Le hasard n'existe pas. C'est une
main puissante, infiniment sage, qui trace notre
chemin. Il entrait dans le plan de Dieu à
mon égard que je subisse cette
détention, que mon courage, ma foi fussent
ainsi mis à l'épreuve. Promettez-moi
de ne plus jamais vous faire de reproches et
surtout de ne plus vous tourmenter à cause
de moi !
- Cela, je ne puis vous le
promettre ! dit-elle tandis que des larmes
montaient à ses yeux. Mais vos paroles me
font du bien. Merci ! Son regard,
involontairement, se leva vers la fenêtre
étroite, garnie de barreaux de fer, il
embrassa les murs nus, suintant l'humidité,
la misérable couche de paille...
- Et c'est là qu'il vous faut
vivre, mon Dieu, c'est là dans cette ombre
que vous passez les jours, les semaines, les
mois ! dit-elle, toute la sympathie poignante
de son âme passant dans sa voix.
- Vous sentez l'horreur de la
captivité plus que je ne le fais
moi-même ! dit-il avec un sourire, un
beau sourire qui, comme le soleil un paysage
brumeux, illuminait toute sa physionomie. Nous ne
devons jamais désespérer. Nous devons
avoir confiance dans le Tout-Puissant, en Celui qui
tient nos vies entre ses mains.
Ce « nous »
qui
les rapprochait, qui semblait envelopper, unir en
quelque sorte leurs destinées, la toucha
profondément. Avec confiance,
s'arrêtant aux détails, elle lui
raconta les derniers jours d'Augustin, la visite au
cimetière, sa liaison avec les fermiers de
la Butte. Elle fit également allusion
à l'accident de Guerraz, le traître,
et à la misère de sa
famille.
- Ah ! fit le captif
involontairement. Et cette exclamation contenait
beaucoup de choses : « Enfin la
justice l'a frappé ! Il a le salaire de
son infamie ».
Mais ce ne fut qu'un éclair.
Tout de suite ses traits contractés se
détendirent.
- Pauvres gens ! fit-il
avec
sympathie. Je ne leur en veux pas, je les
plains ! Vous allez quelquefois, reprit-il
après un silence, voir les gens du village
et secourir les pauvres, Gisèle me l'a
raconté...
Elle comprit le
rapprochement.
- Oui, dit-elle avec
vivacité, et j'irai les voir, je vous le
promets. Je m'efforcerai de leur être utile.
Je ferai cela pour
« vous » ?
Elle accentua ce dernier mot
d'un
ton qui le fit tressaillir. Il se rapprocha, prit
la main de la jeune fille avec un
« merci » jailli du coeur et la
serra fortement dans les siennes. Elle ne la retira
point.
- C'est beau, c'est grand de
savoir
rendre le bienfait pour l'offense, reprit
Elisabeth ! Puis, songeant au
« nous » si plein de charme
dont s'était servi le prisonnier, elle
voulut l'employer à son tour :
- C'est une magnifique occasion
que
Dieu nous donne de nous venger en
chrétiens !
En ce moment, Gisèle qui
s'était tenue discrètement à
distance, au fond du caveau, fit un pas pour se
rapprocher. Ils comprirent que l'entrevue avait
assez duré.
- Encore merci, du fond du
coeur,
d'être venue. Mon cachot ne sera plus si
noir, plus si triste puisque j'y garderai votre
image. Il ajouta avec quelque hésitation,
comme s'il sollicitait une grâce
insigne :
- Permettez-vous que je vous
baise
la main ?
Elle eut la tentation de
s'écrier : Baisez-moi au front comme le
faisait mon frère ! mais elle se
contenta d'abandonner sa main à celle qui la
tenait emprisonnée. Alors fléchissant
le genou, avec respect, il y posa ses
lèvres.
- C'est au revoir, n'est-ce
pas ? non adieu ! dit-il d'une voix basse
et concentrée.
- Dieu le veuille !
répondit-elle avec ferveur.
De nouveau les jeunes filles
traversèrent l'obscurité des
corridors souterrains. Gisèle, timidement,
se tourna vers sa compagne :
- Vous le connaissiez depuis
longtemps ? questionna-t-elle.
- Je l'ai vu ce soir pour la
première fois. Mais c'est vrai que je le
connaissais depuis longtemps. Il me semble
même, ajouta-t-elle, songeuse, que je l'ai
toujours connu...
De retour au Manoir, Elisabeth
trouva Mme des Ponts-Marceaux étendue sur sa
chaise-longue. La malade se sentait mieux.
L'expression de profonde anxiété qui
parfois assombrissait son visage avait disparu. Par
la prière persévérante, la
vaillante chrétienne s'était
élevée au-dessus de son temps et de
son Église.
- Je suis heureuse ce
soir !
dit-elle à sa nièce. J'ai
retrouvé mon enfant. Dieu, qui regarde au
coeur, m'en donne la certitude : Il l'a
reçu en grâce !
- Je n'en ai jamais
douté ! dit Elisabeth. Elle se pencha pour
embrasser sa
tante,
caressa les bandeaux sombres que traversaient
quelques fils d'argent. Un immense désir lui
venait de s'agenouiller aux pieds de sa mère
adoptive, d'appuyer sa tête sur ses genoux et
de verser dans cette âme aimante le
trop-plein de son coeur. Mais le silence
s'imposait. Refoulant son besoin d'expansion, des
larmes plein les yeux, elle sortit. Le bois de
lauriers-roses lui offrait son refuge et sa
solitude. Assise sur l'herbe elle essaya de dominer
son exaltation, de mettre un peu d'ordre dans le
tumulte de ses pensées. Le prisonnier, elle
l'avait vu, sa voix avait frappé son
oreille, il lui avait parlé.
De cette rencontre, de ce
contact
momentané avec une autre âme, elle
avait reçu comme un choc mystérieux
qui ébranlait tout son être. Ce
n'était pas le visage qui surtout l'avait
frappée ; elle avait bien le souvenir
de deux yeux foncés, aux longs cils, au
regard pénétrant qui s'était
fixé sur elle avec une étrange
douceur : ce qui, plus encore, l'avait
impressionnée, c'était la voix. Cette
voix nette, qui avait vibré d'une si
profonde tendresse puis d'une telle autorité
lorsqu'il lui défendait de se tourmenter
à cause de lui, cette voix lui avait
donné la révélation d'un
caractère. Elle en gardait une vision de
beauté morale dont elle demeurait
éblouie. Jamais encore elle n'avait vu se
fondre en une telle harmonie, deux traits qui
semblent s'exclure : l'énergie et la
douceur. Augustin était, de nature, doux et
craintif, M. des Ponts-Marceaux avait une
volonté puissante, mais qu'il était
dur !
Tandis que chez le captif,
l'énergie virile s'alliait à la
rayonnante bonté. Elle essaya de revivre la
scène de la prison ; mille sentiments
divers : attendrissement et gratitude,
admiration, pitié, bouillonnaient en elle,
se heurtaient, puis, rompant enfin toutes
barrières, se fondirent en un océan
d'amour. Résister ? Elle en eût
été tout aussi incapable que les
habitants des Provinces-Unies, leurs digues se
rompant, de s'opposer à l'envahissement des
flots de la mer.
Un grand amour est toujours une
source de joie car l'âme s'y plonge tout
entière. Elisabeth, en ce moment, ne
songeait pas aux souffrances poignantes, aux
déchirements qu'un tel amour, en de telles
circonstances, devait nécessairement
entraîner. Inconsciente de l'avenir, toute a
la délicieuse émotion de l'heure
présente, elle s'y livrait sans
réserve. D'ailleurs, dans le sentiment si
profond qui l'avait subjuguée, n'entrait nul
égoïsme. Sa vie à elle comptait
pour rien. Lui seul importait. Elle lui resterait
fidèle, elle se garderait pour lui,
fût-ce dans un avenir lointain, fût-ce
dans la mort... Toutes les complications de
l'existence s'effaçaient, les obligations de
son rang n'existaient plus pour elle... Aimer,
donner sa vie : c'était si
simple !
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