Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

II

LE JOURNAL DU FUGITIF

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 Après un sommeil agité par toutes sortes de rêves, troublé par les notes de l'orchestre et le tourbillonnement des masques, Elisabeth se leva, le jour suivant, lasse et fatiguée. Sa première pensée fut pour le fugitif. Sentant qu'il fallait au plus tôt avertir Augustin, elle alla frapper à sa porte. Au même instant, le commandant parut dans l'escalier.
- Votre frère est aux arrêts par mon ordre, il ne reçoit personne. Inutile donc d'essayer de le voir. M. des Ponts-Marceaux ajouta, essayant d'adoucir sa voix : je crois qu'on vous attend pour déjeuner.

Mais personne n'attendait Elisabeth, sa tante ni sa cousine n'étaient encore descendues. Après son solitaire repas servi par la vieille bonne, elle descendit au jardin.

Tout de suite elle fut frappée de son aspect insolite. Des clôtures étaient arrachées, des plates-bandes piétinées et l'on voyait sur le sable des traces de pas d'hommes et de chevaux. La jeune fille s'achemina rapidement vers la tour ; là le sable était foulé, piétiné, en se baissant elle aperçut des taches de sang. Bouleversée, elle voulut courir vers la maison, mais l'effroi que lui causait son oncle la retint. Elle demeura immobile quelques instants, son coeur battant avec force.

Ainsi donc, le fugitif était arrêté ! Tandis qu'elle-même, insouciante et joyeuse, sous un ruissellement de lumière, se laissait emporter dans le tourbillon du bal, là, à cette place, un drame se déroulait... Un homme était saisi, lié par des soldats et peut-être conduit à la mort !

Elisabeth connaissait la tourelle. Elle y avait joué plus d'une fois à cache-cache avec son frère et sa cousine lorsqu'ils étaient enfants. Résolument, elle entra.

Un escalier de pierres disjointes conduisait au sous-sol dans une pièce étroite, éclairée à demi par une meurtrière. Cette cellule avait été la retraite du fugitif. Dans un angle où le mur formait un enfoncement, elle aperçut un livre usé, de format restreint, à reliure de cuir. C'était une Bible. Elle l'ouvrit et, sur la première page, lut un nom : Claude Noguier. Quelques feuillets, écrits au crayon, s'en échappèrent. Elle remit le livre à sa place et glissa dans sa poche les feuillets. S'étant assurée qu'il n'y avait personne dans le jardin, elle prit son élan, le franchit en quelques secondes et courut s'enfermer dans sa chambre. D'une main tremblante, elle saisit les pages, tracées au jour le jour par le fugitif. L'écriture était distincte, ferme et droite. Elisabeth lut ce qui suit :

« 15 octobre 1701. Impossible d'écrire cette date sans me reporter, par la pensée, à dix ans en arrière. je revis ces heures dont le souvenir me hante encore aujourd'hui comme un cauchemar : mon père assassiné, ma mère nous prenant par la main et cette fuite éperdue, la nuit, dans les forêts détrempées par la pluie. J'entends les cris sauvages des dragons, le crépitement lointain des flammes qui dévoraient notre maison, le cher berceau de ma famille... Il y a, dans ce monde, des choses qui dépassent ma faculté de compréhension !
« Je comprends les persécutions des premiers chrétiens par les empereurs de Rome. Ces monarques païens emprisonnaient, brûlaient, jetaient aux bêtes les disciples en l'honneur de leurs dieux. Mais qu'un clergé qui se réclame du nom du Christ puisse recourir aux mêmes moyens, cela, je ne le comprends pas ?

« Je comprendrais encore qu'on se levât contre nous, les armes à la main, que, vaincus, on nous chassât du royaume. Mais on se contente de nous martyriser. On confisque nos biens, on détruit nos demeures. Les nourrissons sont arrachés des bras de leurs mères, les enfants enlevés à leurs parents. On condamne nos pasteurs au gibet ou à la roue. Contre une population sans défense et sans armes, on lance les dragons ! Et quand, désespérés, nous voulons fuir cet enfer, les portes du royaume nous sont fermées ! Dans toute l'antiquité païenne, vit-on jamais rien de pareil ?

« Tout ce que nous réclamons, c'est la liberté de servir Dieu selon nos consciences. Ce droit, on nous le dénie ! C'est un crime que de se réunir, pour prier, dans les roches escarpées des Cévennes. Pour l'avoir commis, je suis traqué comme une bête fauve. Je ne craindrais pas la mort sur un champ de bataille, mais la prison, la solitude du cachot me font horreur. Cette suprême épreuve m'était réservée, saurais-je résister ? Je sens toute ma faiblesse. 0 Dieu ! fortifie-moi !

« 16 octobre. Ce matin, à travers ma meurtrière, j'ai vu paraître tout à coup, au bout de l'allée, une jeune fille. Que c'est frais, que c'est gracieux, que c'est charmant, un visage de jeune fille ! Pourquoi, en la regardant, ai-je eu le coeur serré ? Ah ! c'est qu'elle me rappelait ma soeur cadette qui, à douze ans, nous fut arrachée et mourut au fond d'un couvent. Pauvre enfant, au front si candide, que Dieu te garde en ce monde méchant !

« Même date. Parfois une vague d'indignation, de colère, de rage impuissante me monte au coeur. En songeant aux infamies commises par les dragons, mon sang bouillonne, tout mon être se révolte. Pardonner ?... Tant que l'ennemi triomphe, j'en suis incapable ! Si je voyais nos adversaires châtiés, écrasés, réduits comme nous à la dernière détresse, alors peut-être, mais alors seulement je pourrais pardonner.

« 19 octobre. Revu hier la jeune fille blonde. C'est la soeur d'Augustin, je le sais maintenant. Elle parcourait les pelouses, un petit râteau de fer à la main, amassant les feuilles sèches. Quelle grâce dans tous ses mouvements ! Le travail mettait du rose à ses joues et le soleil couchant dorait sa chevelure. Le soir, j'ai emporté dans mon souterrain cette vision de jeunesse, de lumière et de beauté ! 0 terre de France ! que la vie serait douce si tu ne nous arrachais toi-même de ton sein !

« Quelque officier du roi l'emmènera bientôt dans son castel, cette fille de huguenots... Pour le proscrit, qu'est-ce que le bonheur et qu'est-ce que l'amour ? Songe vain, rêve d'un jour et qui n'aura pas de lendemain ! »

Elisabeth eut peine à terminer sa lecture, les larmes jaillissaient de ses yeux. Elle cacha les feuillets dans le petit tiroir fermant à clef, qui renfermait tous ses secrets de jeune fille. Un sentiment nouveau s'éveillait dans son coeur, sentiment fait de pitié, de douleur, d'inexprimable sympathie. Mais il s'y mêlait en ce moment toute l'amertume de l'irréparable.
Elle frappa deux coups à la paroi pour éveiller l'attention de son frère.
- Augustin, m'entends-tu ? je suis si triste ! J'aurais tant de besoin de te voir et de te parler !
- Chut ! petite soeur, on pourrait nous surprendre. Ce soir, ouvre ta fenêtre, ferme à demi le volet et nous causerons.

Elisabeth descendit dans la salle à manger. Mme des Ponts-Marceaux et sa fille l'accueillirent chaleureusement, et l'on commenta la somptueuse mascarade de la veille. Mais il ne fut pas question du fugitif. Les deux dames n'avaient point été mises dans le secret et ignoraient complètement le drame de la nuit précédente.

Vers quatre heures, on vint leur annoncer que le vicomte d'Ormancy et le chevalier de Gartel les attendaient au salon. Ils venaient s'informer de la santé de ces dames. Le chevalier, un officier de dragons qui avait été son danseur le plus assidu, fit devant Elisabeth une révérence profonde.

- Je demeure ébloui, dit-il galamment, de la merveilleuse apparition d'hier. La reine des glaces fut vraiment la reine du bal. J'espère, mademoiselle, que mes soins ne vous ont point été désagréables et que vous vous êtes souvenue de moi sans trop de déplaisir !
- La fête était splendide, dit-elle, mais je ne suis point accoutumée à ces longues veilles. Ce que j'en ai remporté surtout, c'est une grande fatigue.

Jugeant la réponse peu gracieuse, Mme des Ponts-Marceaux fit à sa nièce des signes expressifs, mais Elisabeth n'eut pas l'air de comprendre. Pendant le reste de l'entretien, elle se renferma dans un mutisme presque complet. La veille, le chevalier l'avait amusée, intéressée. Maintenant elle portait sur lui ce jugement sommaire : fat, prétentieux, insignifiant ! Voyant que la visite se prolongeait, elle se leva, s'approcha de sa tante et, tout bas, demanda la permission de se retirer. Elle l'obtint mais avec un regard chargé d'étonnement et de désapprobation.

Le soir venu, elle put enfin échanger quelques mots avec son frère. Il lui raconta les événements de la nuit. Le bruit des chevaux, le cliquetis des armes, l'avaient tiré brusquement de son premier sommeil. Mais lorsqu'il avait voulu se précipiter dehors, la porte avait résisté. Lui aussi était prisonnier. Il avait assisté de la fenêtre, témoin impuissant, à l'arrestation de son ami. Après une courte lutte, le fugitif s'était rendu. On l'avait menotté. Puis à la lueur des torches, les archers l'avaient emmené. Où ? Augustin l'ignorait. Peut-être à la tour Saint-Isaure, peut-être dans la citadelle ou dans quelque autre prison.
Et quelle serait, selon toutes probabilités, sa sentence ? Elisabeth n'eut pas le courage de le demander. Son indignation tomba sur M. des Ponts-Marceaux.
- Je ne l'aurais jamais cru capable d'une infamie pareille ! dit-elle à mi-voix.
- Chut ! voilà quelqu'un !... Et la fenêtre se ferma précipitamment.

Bientôt elle entendit la voix de son oncle, brève, autoritaire, alternant avec celle d'Augustin. À mesure que se poursuivait l'entretien, le diapason montait. Ce fut à la fin comme un éclat de foudre : « Vous céderez ! Nous verrons bien qui, de vous ou de moi, commande dans cette maison. »

La causerie du frère et de la soeur par la fenêtre entr'ouverte ne se renouvela point. Une voiture fermée franchit, le jour suivant, la grille du « Manoir », c'était le nom donné par les gens du village à l'élégante villa des Ponts-Marceaux. Il en sortit un prêtre que le commandant reçut au salon. L'entretien dura près d'une heure.
Comme ils sortaient, Mme des Ponts-Marceaux appela sa nièce. Elles descendirent ensemble. Augustin, en costume de voyage, très pâle mais résolu, se tenait à côté du prêtre.
Fondant en larmes, sa mère adoptive le prit dans ses bras.
- Mon enfant chéri, comme nous allons prier pour que Dieu t'éclaire et te montre ton devoir ! Père Charmes, poursuivit-elle, se tournant vers le prêtre, j'ai confiance en vous ! Je sais que vous n'userez à son égard ni de violence, ni de menaces. C'est par l'amour seul et par la douceur que vous nous le ramènerez !
- Soyez sans crainte, Madame ! répondit d'une voix harmonieuse et bien timbrée, le frère dominicain. Nous n'employons, vous le savez, d'autres armes que celle dont s'est servi le Seigneur lui-même : la persuasion. Aucune mesure coercitive ne sera prise contre lui ; je vous en donne ma parole.

Elisabeth, incapable de parler, sanglota quelques instants au cou de son frère. M. des Ponts-Marceaux qui détestait les effusions y coupa court en donnant l'ordre de monter en voiture. L'équipage s'éloigna au grand trot et bientôt disparut au tournant du chemin.





III

AUGUSTIN


Elisabeth et son frère étaient les enfants d'un gentilhomme huguenot, M. d'Arville.
Sa femme, soeur de Mme des Ponts-Marceaux, quoique élevée dans le catholicisme, n'avait pas tardé à partager les convictions de son mari. Lors des dragonnades, la bienveillance du gouverneur d'Alais avait protégé la famille, mais à sa mort les biens du gentilhomme furent confisqués et lui-même jeté en prison. En vain lui offrit-on la restitution de sa fortune et même une place de procureur général s'il consentait à abjurer ; il fut inébranlable. Il mourut en prison et sa jeune femme le suivit de près dans le tombeau. M. des Ponts-Marceaux obtint la tutelle des deux orphelins et la levée par la cour de l'acte de confiscation, sous réserve que les enfants seraient instruits dans la religion catholique. Elisabeth fut placée dans un couvent de jeunes filles nobles. Augustin, qui venait d'achever sa quinzième année, suivit les cours du collège. Il se vit ensuite, à son corps défendant, voué par son oncle à la carrière d'officier.

Ce beau garçon à tête blonde, au front songeur, au regard parfois si triste, avait promptement gagné le coeur de Mme des Ponts-Marceaux. Elle le chérissait d'autant plus que son tact féminin pressentait une souffrance secrète, une âme comprimée. Aimant l'étude, aimant par-dessus tout la nature, Augustin avait en horreur l'école militaire. Son domaine, à lui, c'était la campagne, les forêts dont il s'efforçait de surprendre les secrets. Avec quelle joie, aux vacances, ne partait-il pas pour visiter la montagne, au lever de l'aurore ! Les minéraux rares, les roches moussues, les torrents creusant le roc, tout l'intéressait. Il pouvait rester des heures à observer la structure d'une fleur, le travail d'une araignée, les allées et venues d'un insecte dans la mousse. Au retour, il ne, manquait jamais de classer ses trouvailles et de mettre par écrit ses observations. Son rêve eût été d'obtenir une place de forestier ; il avait supplié son oncle de le laisser s'engager dans cette voie. Mais ses sollicitations s'étaient heurtées à un refus formel. Pour l'ancien soldat, rien ne comptait que le métier des armes. Il professait pour toute autre carrière le plus profond mépris. Augustin se vit donc forcé de renoncer à ses goûts et à ses plans personnels pour s'adapter, comme il pouvait, à ceux de son oncle.

Mais il était un autre domaine plus intime, plus sacré et sur lequel s'exerça, plus insupportable encore, l'autorité du commandant. C'était celui de la conscience. Augustin avait gardé intact, au fond de son coeur juvénile, les principes reçus de ses parents, mais, au Manoir, il fut astreint à toutes les pratiques du catholicisme. Il dut assister à la messe, se confesser, communier, malgré les protestations de la voix intérieure. Son oncle le terrorisait.

Il était cependant resté, secrètement, en relations avec plusieurs de ses anciens amis. C'était l'un d'entre eux qu'il avait caché dans la tourelle. Claude Noguier, pour lequel il éprouvait une vive amitié jointe à la plus haute estime, exerça sur le jeune noble une influence décisive. C'était dans son exemple qu'il avait, ces derniers jours, puisé la force de résister au commandant et de lui dire en face : « Faites de moi ce que vous trouverez bon ; comme mes pères, je suis huguenot ! »

Elisabeth, de cinq ans plus jeune que son frère, avait plus que lui subi l'ascendant du catholicisme. On lui avait enseigné, au couvent, à redouter l'hérésie de Calvin, à remercier Dieu de l'en avoir préservée. D'ailleurs sa nature d'artiste recélait, pour les pompes du culte romain, de secrètes affinités. Elle aimait le riche décor des églises, la lumière rose ou dorée qui descendait des vitraux, le parfum de l'encens et surtout la musique des instruments dont des mains exercées tiraient de pénétrants et suaves accords. Assister à la messe était toujours une joie pour elle.

Après le départ d'Augustin, elle accompagna sa tante dans la petite chapelle. Mais tout son plaisir avait disparu. Elle se sentait inquiète, anxieuse, désorientée. Le journal du prisonnier huguenot n'avait pas seulement troublé son coeur, il avait bouleversé son âme. Jusqu'alors, elle avait su très peu de chose des événements contemporains. Le bruit de la persécution s'assourdissait aux murs calfeutrés du couvent. Et pour ne point alarmer l'innocente jeune fille, son frère ne lui avait jamais dit qu'une bien petite fraction de la vérité. Brusquement, le voile s'était déchiré et elle en demeurait atterrée. Ce clergé impitoyable, était-ce bien le clergé catholique ? Était-ce le père Charmes, toujours si correct et si bienveillant, et ces frères dominicains aux moeurs sévères et à la parole éloquente ? (1) Cette religion persécutrice, était-ce celle que professait Mme des Ponts-Marceaux, cette noble femme toujours occupée des autres, qui secourait les déshérités et visitait les pauvres dans leur taudis ?

Elisabeth remarqua que le chapelet s'était échappé des doigts de sa tante. Mme des Ponts-Marceaux joignait les mains avec ferveur et toute son âme montait dans une ardente prière. Lorsqu'elle se releva, l'expression de son visage avait changé. Son front portait l'empreinte d'une paix profonde.
- Dieu m'a répondu ! dit-elle à sa nièce. Je sais maintenant qu'il nous ramènera notre enfant prodigue. Quand ? Comment ? Je ne puis le dire. Mais j'ai la certitude que, tôt ou tard, il nous le rendra !

Plus que jamais, Elisabeth se fit l'effet d'errer dans un labyrinthe. Où donc était la vérité ? Elle aussi priait, demandait pour elle et pour Augustin la vraie lumière. Mais des profondeurs du monde invisible, aucune réponse ne lui parvenait.




Par un matin ensoleillé, elle était assise sous la tonnelle, plongée dans la lecture d'un volume de vers. Bientôt elle vit passer, sur le sentier, le père Charmes qu'accompagnait Mme des Ponts-Marceaux.
- Ce système, disait le prêtre, comme vous je le désapprouve. Ces moyens-là sont indignes de Celui que nous servons, du Maître doux et humble de coeur. Ce n'est point ainsi qu'on ramène au bercail les brebis égarées. Persécutez, et vous exaspérez en eux l'esprit de révolte ; dressez des gibets, allumez des bûchers, vous en faites des héros et des martyrs !

Ces paroles soulagèrent Elisabeth. Ainsi le père Charmes condamnait la persécution ! Elle se prit à souhaiter que son frère se laissât convaincre, qu'il finit par se rendre aux arguments du pieux Dominicain.
On sut, quelques jours avant Noël, qu'Augustin était gravement malade. Il avait pris froid dans sa cellule. Une fluxion de poitrine mettait ses jours en danger. Mme des Ponts-Marceaux supplia son mari qu'on le ramenât, elle voulait le soigner elle-même, l'envelopper de sa maternelle tendresse. Mais le commandant fut inflexible.
- Jamais, dit-il, accentuant le mot de sa voix dure, jamais il ne remettra les pieds sous mon toit qu'il n'ait abjuré ses erreurs. C'est à l'infirmerie du Samaritain que je le ferai transporter. Et puis, nous changerons de tactique. Avec ses tergiversations, ses homélies à l'eau-de-rose, le Père Charmes n'a pas avancé d'une ligne. Il sera visité par le chapelain de l'évêque, le Père Crespy. Moi, je suis pour la manière forte !

Devant cette décision, Mme des Ponts-Marceaux, navrée, mais sentant l'inutilité de nouvelles requêtes, dut s'incliner encore une fois.
La seule concession que fit le commandant fut l'autorisation de quelques visites. Elisabeth et sa tante s'empressèrent d'en profiter. Mais un rude choc les attendait auprès du lit du jeune malade. Ce visage décharné, ces yeux enfoncés et brillants de fièvre, était-ce vraiment Augustin ?

La première émotion passée, on l'interrogea, on s'informa de son séjour au couvent.
- Je n'ai pas à me plaindre, dit-il, les moines ont été bons pour moi. Le Père Charmes m'avait prêté toutes sortes de livres : Pascal, Bossuet... Il est très fort en controverse. Souvent, à ses arguments, je ne savais que répliquer...

Avec chaleur, Mme des Ponts-Marceaux prit la parole. Elle invoqua l'autorité des évêques, des docteurs et des conciles, la durée séculaire de l'Eglise... La discussion fut vive. Augustin la conclut par ces mots :
- Cela me navre de vous faire de la peine, de répondre à votre bonté par une apparente ingratitude. Mais je suis né dans une Église opprimée, comment me joindrais-je à ses persécuteurs ? Ma conscience y est engagée ; je ne puis autrement !

Il se tut, épuisé. Mme des Ponts-Marceaux, le visage inondé de larmes, eut un dernier appel :
- J'ai supplié Dieu de dessiller tes yeux, de t'amener à la lumière... Si tu résistes, j'en mourrai de douleur !

Comme elles se levaient pour partir, survint un prêtre, grand, large d'épaules, à l'encolure puissante. Mme des Ponts-Marceaux l'entretint quelques instants. Il écouta, respectueux en apparence, mais le pli hautain de sa lèvre trahissait sa pensée : Mon devoir, je le connais ! Et je ne laisse à personne le soin de me tracer ma ligne de conduite !

Elisabeth revint plusieurs fois. Grande était la joie d'Augustin lorsqu'ils pouvaient causer en toute intimité.
- Pendant ma réclusion, lui confia-t-il, j'ai beaucoup pensé à notre prisonnier de la tourelle. Grâce au Père Charmes qui m'a prêté main forte, j'ai obtenu qu'il fût jugé par la Cour de justice et non exécuté sommairement comme cela se pratique tous les jours. Son acte d'accusation porte qu'il a servi de guide à un prédicant. Le Père Crespy m'affirme que, sauf abjuration, il sera condamné à mort.

Elisabeth sursauta. Ses yeux agrandis reflétèrent une inexprimable angoisse.
- Oh ! ce malheureux bal ! murmura-t-elle, mon imprudence, ma vanité !... Si cet homme meurt, je ne pourrai jamais me le pardonner !
- Ce n'est pas ta faute, c'est la mienne. J'aurais dû surveiller mieux mes allées et venues. Mais trêve aux regrets : il faut agir. L'un des membres de la Cour, ancien huguenot, était un ami de notre père. Je désire lui exposer l'affaire de Claude et le lui recommander chaudement. Veux-tu me servir de secrétaire ?

Sous dictée, Elisabeth écrivit donc au conseiller de Lassaulx. Elle cacheta la lettre, puis se tournant vers son frère :
- Voici, dit-elle, quelques pages trouvées dans la Bible de ton ami. Elles m'ont amenée à me poser bien des questions. Dois-je te les lire ?

Il fit un signe affirmatif. Elle lut donc le journal du fugitif, mais en omettant ce qui, personnellement, la concernait.
- Tu veux savoir, petite soeur, le pourquoi de la persécution ? Eh bien ! j'y ai réfléchi. Et je suis arrivé à cette conclusion : la politique n'y est certainement pas étrangère, mais la vraie cause, il faut la chercher dans l'esprit de domination, l'orgueil démesuré des Jésuites. « L'Eglise, c'est nous ! La vérité, c'est nous ! En dehors de notre ordre et de ceux qu'asservit notre puissance, rien n'existe ou ne doit exister ! La Réforme fait obstacle à notre autorité : supprimons-la ! Et comme nous ne pouvons l'abattre par la parole ou par la plume, abattons-la par le sabre des dragons ! Là-dessus, on persuade le roi que l'unique moyen de racheter les désordres de sa vie privée, c'est l'extirpation de l'hérésie. On le convainc que sa gloire suprême est dans l'unification du royaume par le fer et par le feu. Ah ! de quelle responsabilité terrible se sont chargés devant Dieu le père Lachaise et ses acolytes ! ... »

De jour en jour Augustin s'affaiblissait. Mais son regard demeurait calme, son expression sereine.
- Tu ne peux te figurer, dit-il une fois, ce que j'ai souffert durant des années. Cette vie en partie double, ces exercices religieux forcés qui faisaient de moi un hypocrite, quel supplice ! J'ai souffert dans ma cellule, la solitude, le froid, et puis la nostalgie des belles randonnées dans la montagne... Mais tout cela n'était rien au prix des tortures morales subies au Manoir. Maintenant, j'ai la paix !

Ce qui toutefois l'inquiétait, c'était le sort de son ami.

- Pourvu qu'il soit relâché ! N'est-ce pas, petite soeur, si je ne puis le faire moi-même, tu payeras notre dette, tu feras tout pour sa libération ? C'est chez nous qu'il a été arrêté, ne l'oublions pas !

Elle acquiesça d'un signe de tête. Puis résolument :
- Est-ce dans le fort d'Alais qu'on a conduit M. Noguier ? demanda-t-elle.
- Non, c'est dans la tour Sainte-Isaure. Le Père Crespy le visite à ce qu'il paraît.
- Que sais-tu de sa famille, de son passé ? reprit la jeune fille. Son frère, autrefois, lui en avait parlé, mais elle l'écoutait distraitement. Tandis que maintenant, tout ce qui touchait au prisonnier revêtait pour elle un extrême intérêt.
- Claude est fils d'un médecin de Nîmes. Privé par la Révocation de son gagne-pain, son père se retira à la campagne, accordant ses soins gratuits aux paysans dont il était fort aimé. Des deux filles enfermées dans un couvent, l'une est morte, l'autre a épousé un catholique. Le fils cadet a disparu. Mme Noguier appartenait à une ancienne famille du Languedoc. Elle est morte l'été dernier.

La réponse de M. Lassaulx fut pour Elisabeth et son frère un événement. Elle était courtoise et fort bienveillante.

« Une chose est certaine, affirmait le conseiller, c'est que la peine de mort ne peut, sans flagrante injustice, être appliquée au prévenu. Il est vrai qu'au terme d'un édit, toute assistance accordée à un ministre est passible de la peine capitale ; mais un prédicant n'est point un pasteur. Les édits du roi souffrent une interprétation moins draconienne. J'ai travaillé de mon mieux l'esprit de mes collègues : tous, à l'exception de deux, semblent enclins à la clémence. Je prépare pour la session prochaine une vigoureuse défense en faveur de votre ami. La peine pourrait peut-être se réduire à un an ou deux de détention ».

La joie de ce message sembla ranimer Augustin.
- Informe-toi de Claude, supplia-t-il, et si possible, fais-lui parvenir cette lettre. Dis-lui que j'ai racheté mes années de défection, que j'ai tenu bon jusqu'au bout. Encore un voeu. Je t'ai parlé de mes amis, les fermiers de la Butte. Je voudrais que tu fisses leur connaissance. Mme Paysac, sous ses habits de paysanne, est une femme intelligente, d'un esprit distingué. J'ai vu rarement un jugement plus sûr, une piété plus éclairée que la sienne. Elle pourrait te faire tant de bien ! Jeanne qui a ton âge est simple autant que charmante. C'est une amie comme elle que je te souhaiterais.

Elisabeth le regarda, surprise. Elle, la nièce du commandant des Ponts-Marceaux, se lier d'amitié avec une paysanne ! Tout l'orgueil de sa race, secrètement, s'insurgeait à cette pensée. Mais elle aimait trop son frère pour trahir ses répugnances.
Fiévreux, la respiration oppressée, il reprit, presque au souffle : Tu reviendras demain.
Mais le jour suivant fut pour Augustin d'Arville le demain éternel. Quand, vers dix heures, arriva le père Crespy, il avait déjà perdu connaissance. Il mourut pendant la nuit. 


(1) La corruption des moeurs du clergé catholique, que constate et déplore maint auteur du temps, n'était point générale. Il y avait d'honorables exceptions. 
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