Après un sommeil agité par
toutes sortes de rêves, troublé par
les notes de l'orchestre et le tourbillonnement des
masques, Elisabeth se leva, le jour suivant, lasse
et fatiguée. Sa première
pensée fut pour le fugitif. Sentant qu'il
fallait au plus tôt avertir Augustin, elle
alla frapper à sa porte. Au même
instant, le commandant parut dans
l'escalier.
- Votre frère est aux
arrêts par mon ordre, il ne reçoit
personne. Inutile donc d'essayer de le voir. M. des
Ponts-Marceaux ajouta, essayant d'adoucir sa
voix : je crois qu'on vous attend pour
déjeuner.
Mais personne n'attendait
Elisabeth,
sa tante ni sa cousine n'étaient encore
descendues. Après son solitaire repas servi
par la vieille bonne, elle descendit au
jardin.
Tout de suite elle fut
frappée de son aspect insolite. Des
clôtures étaient arrachées, des
plates-bandes piétinées et l'on
voyait sur le sable des traces de pas d'hommes et
de chevaux. La jeune fille s'achemina rapidement
vers la tour ; là le sable était
foulé, piétiné, en se baissant
elle aperçut des taches de sang.
Bouleversée, elle voulut courir vers la
maison, mais l'effroi que lui causait son oncle la
retint. Elle demeura immobile quelques instants,
son coeur battant avec force.
Ainsi donc, le fugitif était
arrêté ! Tandis
qu'elle-même, insouciante et joyeuse, sous un
ruissellement de lumière, se laissait
emporter dans le tourbillon du bal, là,
à cette place, un drame se
déroulait... Un homme était saisi,
lié par des soldats et peut-être
conduit à la mort !
Elisabeth connaissait la
tourelle.
Elle y avait joué plus d'une fois à
cache-cache avec son frère et sa cousine
lorsqu'ils étaient enfants.
Résolument, elle entra.
Un escalier de pierres
disjointes
conduisait au sous-sol dans une pièce
étroite, éclairée à
demi par une meurtrière. Cette cellule avait
été la retraite du fugitif. Dans un
angle où le mur formait un enfoncement, elle
aperçut un livre usé, de format
restreint, à reliure de cuir. C'était
une Bible. Elle l'ouvrit et, sur la première
page, lut un nom : Claude Noguier. Quelques
feuillets, écrits au crayon, s'en
échappèrent. Elle remit le livre
à sa place et glissa dans sa poche les
feuillets. S'étant assurée qu'il n'y
avait personne dans le jardin, elle prit son
élan, le franchit en quelques secondes et
courut s'enfermer dans sa chambre. D'une main
tremblante, elle saisit les pages, tracées
au jour le jour par le fugitif. L'écriture
était distincte, ferme et droite. Elisabeth
lut ce qui suit :
« 15 octobre 1701.
Impossible d'écrire cette date sans me
reporter, par la pensée, à dix ans en
arrière. je revis ces heures dont le
souvenir me hante encore aujourd'hui comme un
cauchemar : mon père assassiné,
ma mère nous prenant par la main et cette
fuite éperdue, la nuit, dans les
forêts détrempées par la pluie.
J'entends les cris sauvages des dragons, le
crépitement lointain des flammes qui
dévoraient notre maison, le cher berceau de
ma famille... Il y a, dans ce monde, des choses qui
dépassent ma faculté de
compréhension !
« Je comprends les
persécutions des premiers chrétiens
par les empereurs de Rome. Ces monarques
païens emprisonnaient,
brûlaient, jetaient aux bêtes les
disciples en l'honneur de leurs dieux. Mais qu'un
clergé qui se réclame du nom du
Christ puisse recourir aux mêmes moyens,
cela, je ne le comprends pas ?
« Je
comprendrais
encore
qu'on se levât contre nous, les armes
à la main, que, vaincus, on nous
chassât du royaume. Mais on se contente de
nous martyriser. On confisque nos biens, on
détruit nos demeures. Les nourrissons sont
arrachés des bras de leurs mères, les
enfants enlevés à leurs parents. On
condamne nos pasteurs au gibet ou à la roue.
Contre une population sans défense et sans
armes, on lance les dragons ! Et quand,
désespérés, nous voulons fuir
cet enfer, les portes du royaume nous sont
fermées ! Dans toute l'antiquité
païenne, vit-on jamais rien de
pareil ?
« Tout ce que nous
réclamons, c'est la liberté de servir
Dieu selon nos consciences. Ce droit, on nous le
dénie ! C'est un crime que de se
réunir, pour prier, dans les roches
escarpées des Cévennes. Pour l'avoir
commis, je suis traqué comme une bête
fauve. Je ne craindrais pas la mort sur un champ de
bataille, mais la prison, la solitude du cachot me
font horreur. Cette suprême épreuve
m'était réservée, saurais-je
résister ? Je sens toute ma faiblesse.
0 Dieu ! fortifie-moi !
« 16 octobre. Ce matin,
à travers ma meurtrière, j'ai vu
paraître tout à coup, au bout de
l'allée, une jeune fille. Que c'est frais,
que c'est gracieux, que c'est charmant, un visage
de jeune fille ! Pourquoi, en la regardant,
ai-je eu le coeur serré ? Ah !
c'est qu'elle me rappelait ma soeur cadette qui,
à douze ans, nous fut arrachée et
mourut au fond d'un couvent. Pauvre enfant, au
front si candide, que Dieu te garde en ce monde
méchant !
« Même date. Parfois
une vague d'indignation, de colère, de rage
impuissante me monte au coeur. En songeant aux
infamies
commises
par les dragons, mon sang bouillonne, tout mon
être se révolte. Pardonner ?...
Tant que l'ennemi triomphe, j'en suis
incapable ! Si je voyais nos adversaires
châtiés, écrasés,
réduits comme nous à la
dernière détresse, alors
peut-être, mais alors seulement je pourrais
pardonner.
« 19 octobre. Revu hier
la
jeune fille blonde. C'est la soeur d'Augustin, je
le sais maintenant. Elle parcourait les pelouses,
un petit râteau de fer à la main,
amassant les feuilles sèches. Quelle
grâce dans tous ses mouvements ! Le
travail mettait du rose à ses joues et le
soleil couchant dorait sa chevelure. Le soir, j'ai
emporté dans mon souterrain cette vision de
jeunesse, de lumière et de
beauté ! 0 terre de France ! que
la vie serait douce si tu ne nous arrachais
toi-même de ton sein !
« Quelque officier du
roi
l'emmènera bientôt dans son castel,
cette fille de huguenots... Pour le proscrit,
qu'est-ce que le bonheur et qu'est-ce que
l'amour ? Songe vain, rêve d'un jour et
qui n'aura pas de
lendemain ! »
Elisabeth eut peine à
terminer sa lecture, les larmes jaillissaient de
ses yeux. Elle cacha les feuillets dans le petit
tiroir fermant à clef, qui renfermait tous
ses secrets de jeune fille. Un sentiment nouveau
s'éveillait dans son coeur, sentiment fait
de pitié, de douleur, d'inexprimable
sympathie. Mais il s'y mêlait en ce moment
toute l'amertume de
l'irréparable.
Elle frappa deux coups à la
paroi pour éveiller l'attention de son
frère.
- Augustin,
m'entends-tu ? je
suis si triste ! J'aurais tant de besoin de te
voir et de te parler !
- Chut ! petite soeur,
on
pourrait nous surprendre. Ce soir, ouvre ta
fenêtre, ferme à demi le volet et nous
causerons.
Elisabeth descendit dans la
salle
à manger. Mme des Ponts-Marceaux et sa fille
l'accueillirent chaleureusement, et l'on commenta
la somptueuse mascarade de la veille. Mais il ne
fut pas question du fugitif. Les deux dames
n'avaient point été mises dans le
secret et ignoraient complètement le drame
de la nuit précédente.
Vers quatre heures, on vint leur
annoncer que le vicomte d'Ormancy et le chevalier
de Gartel les attendaient au salon. Ils venaient
s'informer de la santé de ces dames. Le
chevalier, un officier de dragons qui avait
été son danseur le plus assidu, fit
devant Elisabeth une révérence
profonde.
- Je demeure ébloui, dit-il
galamment, de la merveilleuse apparition d'hier. La
reine des glaces fut vraiment la reine du bal.
J'espère, mademoiselle, que mes soins ne
vous ont point été
désagréables et que vous vous
êtes souvenue de moi sans trop de
déplaisir !
- La fête était
splendide, dit-elle, mais je ne suis point
accoutumée à ces longues veilles. Ce
que j'en ai remporté surtout, c'est une
grande fatigue.
Jugeant la réponse peu
gracieuse, Mme des Ponts-Marceaux fit à sa
nièce des signes expressifs, mais Elisabeth
n'eut pas l'air de comprendre. Pendant le reste de
l'entretien, elle se renferma dans un mutisme
presque complet. La veille, le chevalier l'avait
amusée, intéressée. Maintenant
elle portait sur lui ce jugement sommaire :
fat, prétentieux, insignifiant ! Voyant
que la visite se prolongeait, elle se leva,
s'approcha de sa tante et, tout bas, demanda la
permission de se retirer. Elle l'obtint mais avec
un regard chargé d'étonnement et de
désapprobation.
Le soir venu, elle put enfin
échanger quelques mots avec son
frère. Il lui raconta les
événements de la nuit. Le bruit des
chevaux, le cliquetis des armes, l'avaient
tiré brusquement de son premier sommeil.
Mais lorsqu'il avait voulu se précipiter
dehors, la porte avait résisté. Lui
aussi était prisonnier. Il
avait assisté de la fenêtre,
témoin impuissant, à l'arrestation de
son ami. Après une courte lutte, le fugitif
s'était rendu. On l'avait menotté.
Puis à la lueur des torches, les archers
l'avaient emmené. Où ? Augustin
l'ignorait. Peut-être à la tour
Saint-Isaure, peut-être dans la citadelle ou
dans quelque autre prison.
Et quelle serait, selon toutes
probabilités, sa sentence ? Elisabeth
n'eut pas le courage de le demander. Son
indignation tomba sur M. des
Ponts-Marceaux.
- Je ne l'aurais jamais cru
capable
d'une infamie pareille ! dit-elle à
mi-voix.
- Chut ! voilà
quelqu'un !... Et la fenêtre se ferma
précipitamment.
Bientôt elle entendit la voix
de son oncle, brève, autoritaire, alternant
avec celle d'Augustin. À mesure que se
poursuivait l'entretien, le diapason montait. Ce
fut à la fin comme un éclat de
foudre : « Vous
céderez ! Nous verrons bien qui, de
vous ou de moi, commande dans cette
maison. »
La causerie du frère et de la
soeur par la fenêtre entr'ouverte ne se
renouvela point. Une voiture fermée
franchit, le jour suivant, la grille du
« Manoir », c'était le
nom donné par les gens du village à
l'élégante villa des Ponts-Marceaux.
Il en sortit un prêtre que le commandant
reçut au salon. L'entretien dura près
d'une heure.
Comme ils sortaient, Mme des
Ponts-Marceaux appela sa nièce. Elles
descendirent ensemble. Augustin, en costume de
voyage, très pâle mais résolu,
se tenait à côté du
prêtre.
Fondant en larmes, sa mère
adoptive le prit dans ses bras.
- Mon enfant chéri, comme
nous allons prier pour que Dieu t'éclaire et
te montre ton devoir ! Père Charmes,
poursuivit-elle, se tournant vers le prêtre,
j'ai confiance en vous ! Je sais que vous
n'userez à son égard ni de violence,
ni de menaces. C'est par l'amour seul et par la
douceur que vous nous le ramènerez !
- Soyez sans crainte,
Madame !
répondit d'une voix harmonieuse et bien
timbrée, le frère dominicain. Nous
n'employons, vous le savez, d'autres armes que
celle dont s'est servi le Seigneur
lui-même : la persuasion. Aucune mesure
coercitive ne sera prise contre lui ; je vous
en donne ma parole.
Elisabeth, incapable de parler,
sanglota quelques instants au cou de son
frère. M. des Ponts-Marceaux qui
détestait les effusions y coupa court en
donnant l'ordre de monter en voiture.
L'équipage s'éloigna au grand trot et
bientôt disparut au tournant du chemin.
Elisabeth et son frère étaient les
enfants d'un gentilhomme huguenot, M.
d'Arville.
Sa femme, soeur de Mme des
Ponts-Marceaux, quoique élevée dans
le catholicisme, n'avait pas tardé à
partager les convictions de son mari. Lors des
dragonnades, la bienveillance du gouverneur d'Alais
avait protégé la famille, mais
à sa mort les biens du gentilhomme furent
confisqués et lui-même jeté en
prison. En vain lui offrit-on la restitution de sa
fortune et même une place de procureur
général s'il consentait à
abjurer ; il fut inébranlable. Il
mourut en prison et sa jeune femme le suivit de
près dans le tombeau. M. des Ponts-Marceaux
obtint la tutelle des deux orphelins et la
levée par la cour de l'acte de confiscation,
sous réserve que les enfants seraient
instruits dans la religion catholique. Elisabeth
fut placée dans un couvent de jeunes filles
nobles. Augustin, qui venait d'achever sa
quinzième année, suivit les cours du
collège. Il se vit ensuite, à son
corps défendant, voué par son oncle
à la carrière d'officier.
Ce beau garçon à
tête blonde, au front songeur, au regard
parfois si triste, avait promptement gagné
le coeur de Mme des Ponts-Marceaux. Elle le
chérissait d'autant plus que son tact
féminin pressentait une souffrance
secrète, une âme comprimée.
Aimant l'étude, aimant par-dessus tout la nature,
Augustin
avait en
horreur l'école militaire. Son domaine,
à lui, c'était la campagne, les
forêts dont il s'efforçait de
surprendre les secrets. Avec quelle joie, aux
vacances, ne partait-il pas pour visiter la
montagne, au lever de l'aurore ! Les
minéraux rares, les roches moussues, les
torrents creusant le roc, tout
l'intéressait. Il pouvait rester des heures
à observer la structure d'une fleur, le
travail d'une araignée, les allées et
venues d'un insecte dans la mousse. Au retour, il
ne, manquait jamais de classer ses trouvailles et
de mettre par écrit ses observations. Son
rêve eût été d'obtenir
une place de forestier ; il avait
supplié son oncle de le laisser s'engager
dans cette voie. Mais ses sollicitations
s'étaient heurtées à un refus
formel. Pour l'ancien soldat, rien ne comptait que
le métier des armes. Il professait pour
toute autre carrière le plus profond
mépris. Augustin se vit donc forcé de
renoncer à ses goûts et à ses
plans personnels pour s'adapter, comme il pouvait,
à ceux de son oncle.
Mais il était un autre
domaine plus intime, plus sacré et sur
lequel s'exerça, plus insupportable encore,
l'autorité du commandant. C'était
celui de la conscience. Augustin avait gardé
intact, au fond de son coeur juvénile, les
principes reçus de ses parents, mais, au
Manoir, il fut astreint à toutes les
pratiques du catholicisme. Il dut assister à
la messe, se confesser, communier, malgré
les protestations de la voix intérieure. Son
oncle le terrorisait.
Il était cependant
resté, secrètement, en relations avec
plusieurs de ses anciens amis. C'était l'un
d'entre eux qu'il avait caché dans la
tourelle. Claude Noguier, pour lequel il
éprouvait une vive amitié jointe
à la plus haute estime, exerça sur le
jeune noble une influence décisive.
C'était dans son exemple qu'il avait, ces
derniers jours, puisé la force de
résister au commandant et de lui dire en
face :
« Faites
de moi ce que vous trouverez bon ; comme mes
pères, je suis
huguenot ! »
Elisabeth, de cinq ans plus
jeune
que son frère, avait plus que lui subi
l'ascendant du catholicisme. On lui avait
enseigné, au couvent, à redouter
l'hérésie de Calvin, à
remercier Dieu de l'en avoir
préservée. D'ailleurs sa nature
d'artiste recélait, pour les pompes du culte
romain, de secrètes affinités. Elle
aimait le riche décor des églises, la
lumière rose ou dorée qui descendait
des vitraux, le parfum de l'encens et surtout la
musique des instruments dont des mains
exercées tiraient de
pénétrants et suaves accords.
Assister à la messe était toujours
une joie pour elle.
Après le départ
d'Augustin, elle accompagna sa tante dans la petite
chapelle. Mais tout son plaisir avait disparu. Elle
se sentait inquiète, anxieuse,
désorientée. Le journal du prisonnier
huguenot n'avait pas seulement troublé son
coeur, il avait bouleversé son âme.
Jusqu'alors, elle avait su très peu de chose
des événements contemporains. Le
bruit de la persécution s'assourdissait aux
murs calfeutrés du couvent. Et pour ne point
alarmer l'innocente jeune fille, son frère
ne lui avait jamais dit qu'une bien petite fraction
de la vérité. Brusquement, le voile
s'était déchiré et elle en
demeurait atterrée. Ce clergé
impitoyable, était-ce bien le clergé
catholique ? Était-ce le père
Charmes, toujours si correct et si bienveillant, et
ces frères dominicains aux moeurs
sévères et à la parole
éloquente ? (1) Cette religion
persécutrice, était-ce celle que
professait Mme des Ponts-Marceaux, cette noble
femme toujours occupée des autres, qui
secourait les déshérités et
visitait les pauvres dans leur taudis ?
Elisabeth remarqua que le
chapelet
s'était échappé des doigts de
sa tante. Mme des Ponts-Marceaux joignait les mains
avec ferveur et toute son âme montait dans
une ardente prière. Lorsqu'elle se releva,
l'expression de son visage avait changé. Son
front portait l'empreinte d'une paix
profonde.
- Dieu m'a répondu !
dit-elle à sa nièce. Je sais
maintenant qu'il nous ramènera notre enfant
prodigue. Quand ? Comment ? Je ne puis le
dire. Mais j'ai la certitude que, tôt ou
tard, il nous le rendra !
Plus que jamais, Elisabeth se
fit
l'effet d'errer dans un labyrinthe. Où donc
était la vérité ? Elle
aussi priait, demandait pour elle et pour Augustin
la vraie lumière. Mais des profondeurs du
monde invisible, aucune réponse ne lui
parvenait.
Par un matin ensoleillé, elle
était assise sous la tonnelle,
plongée dans la lecture d'un volume de vers.
Bientôt elle vit passer, sur le sentier, le
père Charmes qu'accompagnait Mme des
Ponts-Marceaux.
- Ce système, disait le
prêtre, comme vous je le désapprouve.
Ces moyens-là sont indignes de Celui que
nous servons, du Maître doux et humble de
coeur. Ce n'est point ainsi qu'on ramène au
bercail les brebis égarées.
Persécutez, et vous exaspérez en eux
l'esprit de révolte ; dressez des
gibets, allumez des bûchers, vous en faites
des héros et des martyrs !
Ces paroles soulagèrent
Elisabeth. Ainsi le père Charmes condamnait
la persécution ! Elle se prit à
souhaiter que son frère se laissât
convaincre, qu'il finit par se rendre aux arguments
du pieux Dominicain.
On sut, quelques jours avant
Noël, qu'Augustin était gravement
malade. Il avait pris froid dans sa cellule. Une fluxion
de poitrine mettait
ses
jours en danger. Mme des Ponts-Marceaux supplia son
mari qu'on le ramenât, elle voulait le
soigner elle-même, l'envelopper de sa
maternelle tendresse. Mais le commandant fut
inflexible.
- Jamais, dit-il, accentuant le
mot
de sa voix dure, jamais il ne remettra les pieds
sous mon toit qu'il n'ait abjuré ses
erreurs. C'est à l'infirmerie du Samaritain
que je le ferai transporter. Et puis, nous
changerons de tactique. Avec ses tergiversations,
ses homélies à l'eau-de-rose, le
Père Charmes n'a pas avancé d'une
ligne. Il sera visité par le chapelain de
l'évêque, le Père Crespy. Moi,
je suis pour la manière
forte !
Devant cette décision, Mme
des Ponts-Marceaux, navrée, mais sentant
l'inutilité de nouvelles requêtes, dut
s'incliner encore une fois.
La seule concession que fit le
commandant fut l'autorisation de quelques visites.
Elisabeth et sa tante s'empressèrent d'en
profiter. Mais un rude choc les attendait
auprès du lit du jeune malade. Ce visage
décharné, ces yeux enfoncés et
brillants de fièvre, était-ce
vraiment Augustin ?
La première émotion
passée, on l'interrogea, on s'informa de son
séjour au couvent.
- Je n'ai pas à me plaindre,
dit-il, les moines ont été bons pour
moi. Le Père Charmes m'avait
prêté toutes sortes de livres :
Pascal, Bossuet... Il est très fort en
controverse. Souvent, à ses arguments, je ne
savais que répliquer...
Avec chaleur, Mme des
Ponts-Marceaux
prit la parole. Elle invoqua l'autorité des
évêques, des docteurs et des conciles,
la durée séculaire de l'Eglise... La
discussion fut vive. Augustin la conclut par ces
mots :
- Cela me navre de vous faire de
la
peine, de répondre à votre
bonté par une apparente ingratitude. Mais je
suis né dans une Église
opprimée, comment me joindrais-je à ses
persécuteurs ? Ma conscience y est
engagée ; je ne puis
autrement !
Il se tut, épuisé. Mme
des Ponts-Marceaux, le visage inondé de
larmes, eut un dernier appel :
- J'ai supplié Dieu de
dessiller tes yeux, de t'amener à la
lumière... Si tu résistes, j'en
mourrai de douleur !
Comme elles se levaient pour
partir,
survint un prêtre, grand, large
d'épaules, à l'encolure puissante.
Mme des Ponts-Marceaux l'entretint quelques
instants. Il écouta, respectueux en
apparence, mais le pli hautain de sa lèvre
trahissait sa pensée : Mon devoir, je
le connais ! Et je ne laisse à personne
le soin de me tracer ma ligne de
conduite !
Elisabeth revint plusieurs fois.
Grande était la joie d'Augustin lorsqu'ils
pouvaient causer en toute
intimité.
- Pendant ma réclusion, lui
confia-t-il, j'ai beaucoup pensé à
notre prisonnier de la tourelle. Grâce au
Père Charmes qui m'a prêté main
forte, j'ai obtenu qu'il fût jugé par
la Cour de justice et non exécuté
sommairement comme cela se pratique tous les jours.
Son acte d'accusation porte qu'il a servi de guide
à un prédicant. Le Père Crespy
m'affirme que, sauf abjuration, il sera
condamné à mort.
Elisabeth sursauta. Ses yeux
agrandis reflétèrent une inexprimable
angoisse.
- Oh ! ce malheureux
bal !
murmura-t-elle, mon imprudence, ma
vanité !... Si cet homme meurt, je ne
pourrai jamais me le pardonner !
- Ce n'est pas ta faute, c'est
la
mienne. J'aurais dû surveiller mieux mes
allées et venues. Mais trêve aux
regrets : il faut agir. L'un des membres de la
Cour, ancien huguenot, était un ami de notre
père. Je désire lui exposer l'affaire
de Claude et le lui recommander chaudement. Veux-tu
me servir de secrétaire ?
Sous dictée, Elisabeth
écrivit donc au conseiller de Lassaulx. Elle
cacheta la
lettre,
puis se tournant vers son
frère :
- Voici, dit-elle, quelques
pages
trouvées dans la Bible de ton ami. Elles
m'ont amenée à me poser bien des
questions. Dois-je te les lire ?
Il fit un signe affirmatif. Elle
lut
donc le journal du fugitif, mais en omettant ce
qui, personnellement, la concernait.
- Tu veux savoir, petite soeur,
le
pourquoi de la persécution ? Eh
bien ! j'y ai réfléchi. Et je
suis arrivé à cette conclusion :
la politique n'y est certainement pas
étrangère, mais la vraie cause, il
faut la chercher dans l'esprit de domination,
l'orgueil démesuré des
Jésuites. « L'Eglise, c'est
nous ! La vérité, c'est
nous ! En dehors de notre ordre et de ceux
qu'asservit notre puissance, rien n'existe ou ne
doit exister ! La Réforme fait obstacle
à notre autorité :
supprimons-la ! Et comme nous ne pouvons
l'abattre par la parole ou par la plume,
abattons-la par le sabre des dragons !
Là-dessus, on persuade le roi que l'unique
moyen de racheter les désordres de sa vie
privée, c'est l'extirpation de
l'hérésie. On le convainc que sa
gloire suprême est dans l'unification du
royaume par le fer et par le feu. Ah ! de
quelle responsabilité terrible se sont
chargés devant Dieu le père Lachaise
et ses acolytes ! ... »
De jour en jour Augustin
s'affaiblissait. Mais son regard demeurait calme,
son expression sereine.
- Tu ne peux te figurer, dit-il
une
fois, ce que j'ai souffert durant des
années. Cette vie en partie double, ces
exercices religieux forcés qui faisaient de
moi un hypocrite, quel supplice ! J'ai
souffert dans ma cellule, la solitude, le froid, et
puis la nostalgie des belles randonnées dans
la montagne... Mais tout cela n'était rien
au prix des tortures morales subies au Manoir.
Maintenant, j'ai la paix !
Ce qui toutefois
l'inquiétait, c'était le sort de son
ami.
- Pourvu qu'il soit relâché !
N'est-ce pas, petite soeur, si je ne puis le faire
moi-même, tu payeras notre dette, tu feras
tout pour sa libération ? C'est chez
nous qu'il a été arrêté,
ne l'oublions pas !
Elle acquiesça d'un signe de
tête. Puis
résolument :
- Est-ce dans le fort d'Alais
qu'on
a conduit M. Noguier ?
demanda-t-elle.
- Non, c'est dans la tour
Sainte-Isaure. Le Père Crespy le visite
à ce qu'il paraît.
- Que sais-tu de sa famille, de
son
passé ? reprit la jeune fille. Son
frère, autrefois, lui en avait parlé,
mais elle l'écoutait distraitement. Tandis
que maintenant, tout ce qui touchait au prisonnier
revêtait pour elle un extrême
intérêt.
- Claude est fils d'un
médecin de Nîmes. Privé par la
Révocation de son gagne-pain, son
père se retira à la campagne,
accordant ses soins gratuits aux paysans dont il
était fort aimé. Des deux filles
enfermées dans un couvent, l'une est morte,
l'autre a épousé un catholique. Le
fils cadet a disparu. Mme Noguier appartenait
à une ancienne famille du Languedoc. Elle
est morte l'été dernier.
La réponse de M. Lassaulx fut
pour Elisabeth et son frère un
événement. Elle était
courtoise et fort bienveillante.
« Une chose est
certaine,
affirmait le conseiller, c'est que la peine de mort
ne peut, sans flagrante injustice, être
appliquée au prévenu. Il est vrai
qu'au terme d'un édit, toute assistance
accordée à un ministre est passible
de la peine capitale ; mais un
prédicant n'est point un pasteur. Les
édits du roi souffrent une
interprétation moins draconienne. J'ai
travaillé de mon mieux l'esprit de mes
collègues : tous, à l'exception
de deux, semblent enclins à la
clémence. Je prépare pour la session
prochaine une vigoureuse
défense en faveur de votre ami. La peine
pourrait peut-être se réduire à
un an ou deux de
détention ».
La joie de ce message sembla
ranimer
Augustin.
- Informe-toi de Claude,
supplia-t-il, et si possible, fais-lui parvenir
cette lettre. Dis-lui que j'ai racheté mes
années de défection, que j'ai tenu
bon jusqu'au bout. Encore un voeu. Je t'ai
parlé de mes amis, les fermiers de la Butte.
Je voudrais que tu fisses leur connaissance. Mme
Paysac, sous ses habits de paysanne, est une femme
intelligente, d'un esprit distingué. J'ai vu
rarement un jugement plus sûr, une
piété plus éclairée que
la sienne. Elle pourrait te faire tant de
bien ! Jeanne qui a ton âge est simple
autant que charmante. C'est une amie comme elle que
je te souhaiterais.
Elisabeth le regarda, surprise.
Elle, la nièce du commandant des
Ponts-Marceaux, se lier d'amitié avec une
paysanne ! Tout l'orgueil de sa race,
secrètement, s'insurgeait à cette
pensée. Mais elle aimait trop son
frère pour trahir ses
répugnances.
Fiévreux, la respiration
oppressée, il reprit, presque au
souffle : Tu reviendras demain.
Mais le jour suivant fut pour
Augustin d'Arville le demain éternel. Quand,
vers dix heures, arriva le père Crespy, il
avait déjà perdu connaissance. Il
mourut pendant la nuit.
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