C'est une entreprise bien difficile que celle de situer un récit à
quelques siècles en arrière. Pour la mener à bonne fin, pour éviter
tout anachronisme, il faudrait une connaissance approfondie du langage
et des moeurs du temps que je suis loin de posséder. En revanche, je
puis affirmer que tous les faits essentiels de Fleurs du Désert, -
ceux qui relèvent du domaine historique, - sont d'une rigoureuse
authenticité. Je n'ai fait que reproduire aussi fidèlement que
possible les événements dont témoignent les documents de l'époque.
L'intolérance religieuse (on l'a dit et nous avons
à le reconnaître en toute loyauté) n'est point l'apanage exclusif de
l'Eglise romaine. Le rôle joué par le despotisme de Berne, lors de la
Réforme du Pays de Vaud, la pression exercée par l'Angleterre sur
l'Irlande catholique doivent être flétris au même titre que les
violences du siècle de Louis XIV. Le fanatisme religieux n'est point
(comme d'aucuns le croient) un fruit de la religion, il n'en est que
l'odieuse déformation. Il plonge ses racines dans l'orgueil, la
cruauté, l'étroitesse du coeur humain, ces vices que seul peut
radicalement extirper l'Évangile, la religion de liberté, de paix et
d'amour.
Le but de ce récit, - est-il besoin de le dire
n'est point de rallumer d'anciennes et stériles querelles de parti.
Nous avons à faire mieux : nous humilier tous du passé, sonder
nos déficits et les combler en revenant aux sources mêmes de notre
commune religion. Dans l'heure présente, en face de l'incrédulité
grandissante, devant la menace du bolchévisme destructeur, nous avons
à nous unir pour faire un front commun contre l'ennemi perfide autant
que puissant de notre race. Que notre programme à tous, chrétiens
convaincus de l'une et l'autre confession, soit de travailler à la
suppression du mal, à l'avènement d'une ère de justice et d'amour dans
notre monde bouleversé. Et puisse Fleurs du Désert, cette simple
histoire, écrite dans un ardent amour pour l'humanité souffrante,
apporter à l'édifice sa petite pierre. C'est le voeu de
L'AUTEUR.
Janvier 1928.
Brassus (Vaud).
La nuit tombait. Sur la bande lumineuse du couchant, les arbres
profilaient les ciselures de leur feuillage éclairci par l'automne. Au
loin, les remparts de la petite ville dessinaient leurs créneaux. Une
animation joyeuse régnait dans la belle villa du commandant des
Ponts-Marceaux. Cette demeure était construite sur l'emplacement d'un
vieux château féodal. Du manoir, il ne restait que quelques pans de
mur et une tourelle en ruines au fond du jardin. Des cyprès, des
buissons de lauriers-roses les masquaient à demi. Les pelouses étaient
coupées de massifs et ombragées d'arbres séculaires.
Un carrosse venait de franchir la grille ; il
s'avançait au pas de ses deux alezans. Tandis qu'il s'arrêtait devant
le porche, la porte opposée s'ouvrit soudain, livrant passage à une
étrange et charmante apparition. C'était une jeune fille en costume de
bal. Une robe vaporeuse et légère l'enveloppait, elle avait un diadème
au front et les paillettes semées sur son voile de gaze scintillaient
comme le givre. S'étant contemplée dans la glace avec ravissement,
avec surprise, comme si cette blanche silhouette ne fût pas elle, il
lui parut impossible de partir sans s'être fait admirer, dans sa
féerique toilette, par son frère. Bien qu'elle entendit les grelots du
carrosse qui devait l'emmener, Elisabeth s'était élancée, touchant à
peine le sable de ses souliers de satin blanc. Elle
savait bien où trouver Augustin. Sans doute, il était dans la
tourelle, en conciliabule avec quelqu'un dont nul ne devait soupçonner
la présence... L'hôte de la tour en ruines, Elisabeth ne l'ignorait
pas, était un Cévenol, ami de son frère. Un mandat d'arrêt venait
d'être lancé contre lui. Augustin lui donnait asile tandis que le
prévôt et ses archers battaient la contrée. Nul ne s'aviserait, à coup
sûr, de venir chercher le huguenot fugitif sur les terres de M. des
Ponts-Marceaux, ancien commandant des dragons du roi.
La jeune fille s'approcha, prêta l'oreille. Elle
entendit un bruit de voix.
- Augustin ! appela-t-elle doucement.
Bientôt de l'ombre surgit une forme svelte. C'était
un jeune homme blond, à l'air distingué.
- Oh ! petite soeur, est-ce bien toi ?
Comme te voilà jolie ! s'exclama-t-il, l'enveloppant d'un regard
admiratif.
Elle rit, tourna sur elle-même et ses brillants
jetèrent des étincelles.
- N'est-ce pas qu'il me va bien, mon costume de
reine des glaces ? Quel dommage que tu ne puisses venir ! Et
comme il la regarde en se taisant :
- Bon ! voilà qu'on m'appelle ! mais je
ne pouvais partir sans t'embrasser !
Elle se jette à son cou, impétueusement, puis
s'éloigne légère comme elle était venue.
À côté du carrosse dont les chevaux piaffaient
d'impatience se tenait un homme de haute stature. La raideur toute
militaire de son attitude trahissait un ancien officier.
- Vous choisissez bien votre temps, ma nièce, pour
vos promenades au clair de lune !... Voilà trois fois que votre
tante vous appelle !
Elle s'excusa, troublée. Son embarras n'échappa
point au commandant qui jeta, vers le petit bois, un coup d'oeil soupçonneux.
Les jours précédents, il avait fait déjà maintes remarques.
Enfin, chacun fut installé, Mme des Ponts-Marceaux
et sa fille au fond de la voiture, Elisabeth à côté du vicomte
d'Ormancy. Au claquement du fouet, au bruit joyeux des grelots, le
carrosse se dirigea vers la grille.
Elisabeth se pencha vivement à la portière. Elle
vit son oncle, au lieu de rentrer, s'acheminer à pas lents, avec
précaution, vers le fond du jardin. Parfois, il s'arrêtait pour
regarder autour de lui. Une inquiétude subite saisit la jeune fille.
- Qu'ai-je fait ? se demanda-t-elle. Ne
viens-je pas, par mon imprudence, de donner l'éveil aux soupçons du
commandant ? S'il allait découvrir notre fugitif ?
L'angoisse lui serrait le coeur. Mais une
interpellation de sa cousine vint couper court à ses réflexions.
- Que vous arrive-t-il, Elisabeth ? Que
signifie cette mine songeuse, préoccupée ? Vous ne vous
réjouissez donc plus de votre entrée dans le monde ?
Et Laure, sans attendre la réponse, se lança dans
une vive description des fêtes splendides auxquelles, plusieurs fois
déjà, elle avait assisté. Le vicomte, placé vis-à-vis d'elle,
contemplait et admirait sa fiancée. M. d'Ormancy était un homme de
belle prestance, grand, gros, jovial, sa cotte écailleuse de faune lui
seyait à merveille. Laure s'était déguisée en sylphe des forêts, un
collier de perles relevait son costume de satin vert. Sa mère
l'écoutait, un sourire indulgent sur les lèvres. Les mascarades
n'étaient point au goût de Mme des Ponts-Marceaux, elle leur préférait
ses visites de charité. Elle s'y prêtait par déférence pour son mari,
sans doute aussi pour assurer l'avenir de sa fille et de sa nièce. Dès
que le sort d'Elisabeth serait fixé, elle retrouverait avec
satisfaction sa vie tranquille.
Sans bruit, ses pas assourdis par les feuilles
sèches, M. des Ponts-Marceaux avait atteint la tourelle. Il demeura
longtemps immobile, le cou tendu, l'oreille aux écoutes. Les voix
montaient jusqu'à lui. Sans pouvoir suivre l'entretien, il en comprit
cependant assez pour savoir à qui il avait affaire. Quand, sur le
seuil, Augustin quitta son ami, il vit ce dernier rentrer dans la
tour. Alors ses conclusions se précisèrent : cet homme est un
huguenot. Et, s'il se cache, c'est qu'il est recherché par la
justice !
Il revint à grands pas vers la maison, sonna son
domestique et fit seller son cheval.
- Chez moi ! Quelle audace ! songeait
l'ancien officier avec une colère concentrée. Mais du moins, la leçon
profitera !
Le commandant des Ponts-Marceaux avait de l'honneur
sa conception à lui. Il se souvenait des dragonnades. Toute autre
considération s'effaçait devant cette devise qu'il avait
choisie : « Servir le roi ! »
Quelques minutes plus tard, le rapide coursier
l'emportait vers la ville.
Cependant, le carrosse atteignait le parc de
l'hôtel dont on distinguait à travers les arbres les fenêtres
illuminées. Lorsqu'elle franchit le seuil des salons, Elisabeth
s'arrêta, fascinée.
D'immenses candélabres versaient sur les groupes de
masques, chamarrés d'or et de pierreries, leurs flots de lumière
réverbérés par d'innombrables cristaux. Transportée en un monde
irréel, la jeune fille crut voir s'ouvrir devant elle les premières
pages fantastiques des « Mille et une nuits ».
- | Table des matières | Chapitre suivant |