Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PRÉFACE

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C'est une entreprise bien difficile que celle de situer un récit à quelques siècles en arrière. Pour la mener à bonne fin, pour éviter tout anachronisme, il faudrait une connaissance approfondie du langage et des moeurs du temps que je suis loin de posséder. En revanche, je puis affirmer que tous les faits essentiels de Fleurs du Désert, - ceux qui relèvent du domaine historique, - sont d'une rigoureuse authenticité. Je n'ai fait que reproduire aussi fidèlement que possible les événements dont témoignent les documents de l'époque.

L'intolérance religieuse (on l'a dit et nous avons à le reconnaître en toute loyauté) n'est point l'apanage exclusif de l'Eglise romaine. Le rôle joué par le despotisme de Berne, lors de la Réforme du Pays de Vaud, la pression exercée par l'Angleterre sur l'Irlande catholique doivent être flétris au même titre que les violences du siècle de Louis XIV. Le fanatisme religieux n'est point (comme d'aucuns le croient) un fruit de la religion, il n'en est que l'odieuse déformation. Il plonge ses racines dans l'orgueil, la cruauté, l'étroitesse du coeur humain, ces vices que seul peut radicalement extirper l'Évangile, la religion de liberté, de paix et d'amour.

Le but de ce récit, - est-il besoin de le dire n'est point de rallumer d'anciennes et stériles querelles de parti. Nous avons à faire mieux : nous humilier tous du passé, sonder nos déficits et les combler en revenant aux sources mêmes de notre commune religion. Dans l'heure présente, en face de l'incrédulité grandissante, devant la menace du bolchévisme destructeur, nous avons à nous unir pour faire un front commun contre l'ennemi perfide autant que puissant de notre race. Que notre programme à tous, chrétiens convaincus de l'une et l'autre confession, soit de travailler à la suppression du mal, à l'avènement d'une ère de justice et d'amour dans notre monde bouleversé. Et puisse Fleurs du Désert, cette simple histoire, écrite dans un ardent amour pour l'humanité souffrante, apporter à l'édifice sa petite pierre. C'est le voeu de

L'AUTEUR.

Janvier 1928.
Brassus (Vaud).




PREMIÈRE PARTIE

Fleurs du Désert


I

LE BAL MASQUÉ


La nuit tombait. Sur la bande lumineuse du couchant, les arbres profilaient les ciselures de leur feuillage éclairci par l'automne. Au loin, les remparts de la petite ville dessinaient leurs créneaux. Une animation joyeuse régnait dans la belle villa du commandant des Ponts-Marceaux. Cette demeure était construite sur l'emplacement d'un vieux château féodal. Du manoir, il ne restait que quelques pans de mur et une tourelle en ruines au fond du jardin. Des cyprès, des buissons de lauriers-roses les masquaient à demi. Les pelouses étaient coupées de massifs et ombragées d'arbres séculaires.

Un carrosse venait de franchir la grille ; il s'avançait au pas de ses deux alezans. Tandis qu'il s'arrêtait devant le porche, la porte opposée s'ouvrit soudain, livrant passage à une étrange et charmante apparition. C'était une jeune fille en costume de bal. Une robe vaporeuse et légère l'enveloppait, elle avait un diadème au front et les paillettes semées sur son voile de gaze scintillaient comme le givre. S'étant contemplée dans la glace avec ravissement, avec surprise, comme si cette blanche silhouette ne fût pas elle, il lui parut impossible de partir sans s'être fait admirer, dans sa féerique toilette, par son frère. Bien qu'elle entendit les grelots du carrosse qui devait l'emmener, Elisabeth s'était élancée, touchant à peine le sable de ses souliers de satin blanc. Elle savait bien où trouver Augustin. Sans doute, il était dans la tourelle, en conciliabule avec quelqu'un dont nul ne devait soupçonner la présence... L'hôte de la tour en ruines, Elisabeth ne l'ignorait pas, était un Cévenol, ami de son frère. Un mandat d'arrêt venait d'être lancé contre lui. Augustin lui donnait asile tandis que le prévôt et ses archers battaient la contrée. Nul ne s'aviserait, à coup sûr, de venir chercher le huguenot fugitif sur les terres de M. des Ponts-Marceaux, ancien commandant des dragons du roi.
La jeune fille s'approcha, prêta l'oreille. Elle entendit un bruit de voix.
- Augustin ! appela-t-elle doucement.

Bientôt de l'ombre surgit une forme svelte. C'était un jeune homme blond, à l'air distingué.
- Oh ! petite soeur, est-ce bien toi ? Comme te voilà jolie ! s'exclama-t-il, l'enveloppant d'un regard admiratif.

Elle rit, tourna sur elle-même et ses brillants jetèrent des étincelles.
- N'est-ce pas qu'il me va bien, mon costume de reine des glaces ? Quel dommage que tu ne puisses venir ! Et comme il la regarde en se taisant :
- Bon ! voilà qu'on m'appelle ! mais je ne pouvais partir sans t'embrasser !

Elle se jette à son cou, impétueusement, puis s'éloigne légère comme elle était venue.
À côté du carrosse dont les chevaux piaffaient d'impatience se tenait un homme de haute stature. La raideur toute militaire de son attitude trahissait un ancien officier.
- Vous choisissez bien votre temps, ma nièce, pour vos promenades au clair de lune !... Voilà trois fois que votre tante vous appelle !

Elle s'excusa, troublée. Son embarras n'échappa point au commandant qui jeta, vers le petit bois, un coup d'oeil soupçonneux. Les jours précédents, il avait fait déjà maintes remarques.

Enfin, chacun fut installé, Mme des Ponts-Marceaux et sa fille au fond de la voiture, Elisabeth à côté du vicomte d'Ormancy. Au claquement du fouet, au bruit joyeux des grelots, le carrosse se dirigea vers la grille.
Elisabeth se pencha vivement à la portière. Elle vit son oncle, au lieu de rentrer, s'acheminer à pas lents, avec précaution, vers le fond du jardin. Parfois, il s'arrêtait pour regarder autour de lui. Une inquiétude subite saisit la jeune fille.
- Qu'ai-je fait ? se demanda-t-elle. Ne viens-je pas, par mon imprudence, de donner l'éveil aux soupçons du commandant ? S'il allait découvrir notre fugitif ?

L'angoisse lui serrait le coeur. Mais une interpellation de sa cousine vint couper court à ses réflexions.
- Que vous arrive-t-il, Elisabeth ? Que signifie cette mine songeuse, préoccupée ? Vous ne vous réjouissez donc plus de votre entrée dans le monde ?

Et Laure, sans attendre la réponse, se lança dans une vive description des fêtes splendides auxquelles, plusieurs fois déjà, elle avait assisté. Le vicomte, placé vis-à-vis d'elle, contemplait et admirait sa fiancée. M. d'Ormancy était un homme de belle prestance, grand, gros, jovial, sa cotte écailleuse de faune lui seyait à merveille. Laure s'était déguisée en sylphe des forêts, un collier de perles relevait son costume de satin vert. Sa mère l'écoutait, un sourire indulgent sur les lèvres. Les mascarades n'étaient point au goût de Mme des Ponts-Marceaux, elle leur préférait ses visites de charité. Elle s'y prêtait par déférence pour son mari, sans doute aussi pour assurer l'avenir de sa fille et de sa nièce. Dès que le sort d'Elisabeth serait fixé, elle retrouverait avec satisfaction sa vie tranquille.

Sans bruit, ses pas assourdis par les feuilles sèches, M. des Ponts-Marceaux avait atteint la tourelle. Il demeura longtemps immobile, le cou tendu, l'oreille aux écoutes. Les voix montaient jusqu'à lui. Sans pouvoir suivre l'entretien, il en comprit cependant assez pour savoir à qui il avait affaire. Quand, sur le seuil, Augustin quitta son ami, il vit ce dernier rentrer dans la tour. Alors ses conclusions se précisèrent : cet homme est un huguenot. Et, s'il se cache, c'est qu'il est recherché par la justice !
Il revint à grands pas vers la maison, sonna son domestique et fit seller son cheval.
- Chez moi ! Quelle audace ! songeait l'ancien officier avec une colère concentrée. Mais du moins, la leçon profitera !

Le commandant des Ponts-Marceaux avait de l'honneur sa conception à lui. Il se souvenait des dragonnades. Toute autre considération s'effaçait devant cette devise qu'il avait choisie : « Servir le roi ! »
Quelques minutes plus tard, le rapide coursier l'emportait vers la ville.
Cependant, le carrosse atteignait le parc de l'hôtel dont on distinguait à travers les arbres les fenêtres illuminées. Lorsqu'elle franchit le seuil des salons, Elisabeth s'arrêta, fascinée.

D'immenses candélabres versaient sur les groupes de masques, chamarrés d'or et de pierreries, leurs flots de lumière réverbérés par d'innombrables cristaux. Transportée en un monde irréel, la jeune fille crut voir s'ouvrir devant elle les premières pages fantastiques des « Mille et une nuits ».

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