Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIII

LE MAS DES ROSIERS

-------

 Nous retrouvons, par une claire journée d'avril, Elisabeth, assise sur le banc, à l'ombre des tilleuls, et faisant courir son aiguille avec dextérité. Claude, dès sa sortie de l'hôpital, avait repris gaîment son travail à la ferme. Ils songeaient à s'établir au printemps. Jeanne leur avait parlé d'une demeure qui réparée et agrandie, pourrait leur convenir. C'était justement la maison que couvraient de leurs branches les rosiers grimpants. Les locataires miséreux l'avaient quittée, elle était à louer depuis quelque temps.
Ils étaient allés la visiter ensemble. Elle entendait encore l'accent indigné de Claude lorsqu'il s'était écrié :
- Vous dans cette masure !... À quoi pense Jeanne Paysac !

Elle n'avait pas répondu de suite. Son regard avait inspecté les planches disjointes, les vitres opaques ébréchées, les plafonds, tendus par les araignées de pittoresques draperies... À la fin, résolue, un joyeux sourire sur les lèvres, elle s'était tournée vers son compagnon
- Nous, - pourquoi pas ?

Le « nous » de la Tour d'Isaure ! Elle ne l'avait pas oublié.
- Oui, pourquoi pas ? Nous travaillerons, nous nous ingénierons à faire de ce taudis une bonne et confortable maison familiale ! Alors elle lui dit son rêve, la vision de métamorphose complète qui venait de passer devant ses yeux. Ensemble, ils visitèrent l'habitation de la cave au grenier, discutant, se concertant sur les réparations à faire. Et comme ils sortaient :
- Vous voyez, dit-elle, nous aurons des roses... Chaque année et jusqu'à la fin, elles fleuriront pour nous !

Ils avaient donc décidé de s'adresser au propriétaire. Un auxiliaire inattendu vint à leur aide : c'était le pasteur Laroche. Le possesseur de la maison et du domaine attenant était son ami, un riche banquier de Genève. M. Laroche obtint pour ses protégés des conditions avantageuses. Claude devait s'occuper des réparations, chercher les ouvriers et surveiller les travaux. Le banquier, tout en le rétribuant comme contremaître, se chargeait naturellement des frais. Claude exploiterait le domaine, il s'acquitterait par annuités et deviendrait lui-même propriétaire au bout de dix à quinze ans.

Avec joie et reconnaissance, Elisabeth repassait dans sa mémoire tous ces souvenirs quand Claire et Laurette de Candaux apparurent, portant un mystérieux paquet. Elles l'ouvrirent sous les yeux d'Elisabeth. Il contenait un superbe tapis de table brodé par elles. C'était leur cadeau de noces. Elisabeth les invita à l'accompagner aux Rosiers.
- Verrons-nous M. Noguier ? demanda Laurette, qui vouait à l'ex-galérien une affection particulière.
- Il s'y trouve justement. Et naturellement il tiendra à vous remercier lui-même de votre magnifique présent.

Les réparations étaient maintenant terminées, il ne restait plus que les derniers arrangements. Les fillettes, qui se souvenaient d'avoir visité, dans leur maison délabrée, les anciens occupants, n'en croyaient pas leurs yeux. Le jardin était enclos d'une rustique mais élégante palissade. Aux fenêtres, pourvues de volets neufs, les vitres brillaient comme du cristal. Des galeries ajourées avaient remplacé les vieilles qui menaçaient ruine. On entra. Ce fut alors que redoubla l'étonnement des deux soeurs. Pas de salon, mais une spacieuse chambre de ménage, un tapis moelleux, quelques meubles de prix reçus par l'entremise du pasteur Laroche. Aux fenêtres, de frais rideaux. jamais elles n'eussent cru possible une transformation pareille. Claude, occupé à fixer au mur quelques aquarelles, admira le tapis et remercia chaudement les visiteuses. Elisabeth non plus n'avait point épargné sa peine. Et quel prix n'avait-il pas pour eux ce foyer qu'à force d'ingéniosité et de travail, ils s'étaient enfin créé !
On s'assit un moment au jardin. La soirée était tiède, l'air parfumé, une étoile, pâle encore, scintillait au couchant, le chant des grillons montait de la prairie voisine.
- Oh ! maintenant, s'écria Laurette, vous allez nous chanter la ballade du troubadour ! C'est une soirée faite tout exprès !... Votre guitare, je sais où la trouver : dans votre chambre, accrochée près de l'armoire... je reviens dans deux minutes.

Elle s'échappa en courant.
- Qu'est-ce que cette chanson dont vous me parliez dans l'une de vos lettres ? demanda Claude. Voici la deuxième fois qu'on vous la réclame.
- C'est la ballade de la Favorite, répondit Elisabeth. Elle réveille en moi tout un monde de souvenirs : la galère pavoisée, le roulis de la mer et les musiciens si étrangement costumés de l'orchestre. Vous souvient-il du dernier morceau, au départ, de cet air gracieux mais d'une si navrante tristesse ? C'était la fiancée du troubadour.

Laurette revenait. Les deux fillettes s'installèrent à côté de leur amie.
- À présent, dit l'aînée à voix basse, vous pourrez, n'est-ce pas ? nous la chanter jusqu'au bout, sans pleurer...

Claude, assis à deux pas, la tête dans sa main, fit un geste pour se rapprocher. Elle l'arrêta :
- Non, restez, je vous en prie, et reprenez votre attitude ! je vous revois comme il y a dix ans, accoudé au coursier, les regards tournés vers notre groupe. C'est cela je commence.

Accompagnant sa voix du rythme doux et caressant de la guitare, elle chanta la vieille ballade d'un accent si pathétique qu'elle arracha des larmes à ses jeunes auditrices. Quand celles-ci se furent éloignées avec la guitare, Claude se leva et vint s'asseoir à côté de la jeune fille. Trop émus pour parler, ils se serrèrent la main.
- Savent-ils ce que c'est que le bonheur, ceux qui n'ont jamais souffert ? murmura-t-elle comme se parlant à elle-même.

Il y eut un silence.
- Non ! répondit-il. Car c'est la douleur qui donne à l'amour ses profondes racines. Rien n'unit si indissolublement deux existences que le ciment de la douleur.

Ils s'entretinrent tout bas encore quelques instants. Quand les pas pressés et le joyeux babil des fillettes se fit entendre de nouveau, ils se levèrent et, par cette nuit d'été, lumineuse et douce, toute constellée d'étoiles, ils les accompagnèrent jusque chez elles.





XIV

LES FILS QUI SE RENOUENT


Un jour, Elisabeth rapporta du village une lettre de Hollande. Elle s'en fut au Mas des Rosiers où travaillait Claude. Lui montrant de loin la missive, elle cria joyeusement :
- Pour vous ! Des nouvelles de Pierre Mazel !

Ils s'assirent ensemble sur le banc rustique. Là, rapidement, il décacheta la lettre.
Mais en regardant la signature, il eut un vrai cri de surprise :
- Jacques ! s'exclama-t-il, Jacques, mon petit frère !... Jacques que je croyais mort depuis vingt ans !

La lettre lui échappa, il se couvrit le visage de ses mains. Elisabeth n'était pas moins bouleversée.
C'était la première fois qu'elle le voyait pleurer. Et elle comprenait tout ce que, dans ces larmes, il y avait de douleur autant que de joie. Car c'était tout un drame de famille dont cette lettre avait ravivé le souvenir : le chef assassiné, la mère infirme, mourant dans un mas isolé, la soeur cadette expirant au fond d'un couvent, l'aînée mariée à un catholique, perdue pour son Église, perdue pour les siens, le frère cadet enfin qui, après vingt ans de silence, tout à coup réapparaissait... c'était le tableau de cette famille autrefois heureuse, brutalement déchirée, dispersée aux quatre vents, qui arrachait à l'ex-galérien, si peu démonstratif à l'ordinaire, cette explosion de douleur. Mais la joie ne tarda point à surnager. Claude bientôt reprit la lettre et, d'une voix qui tremblait un peu. il la lut tout entière.

Jacques lui disait tout d'abord que c'était par Pierre Mazel, actuellement établi à Saardam, qu'il avait eu de ses nouvelles. Sympathisant à ses souffrances passées, il se réjouissait de tout son coeur de sa libération. Il aimait, sans la connaître, sa future belle-soeur et les félicitait tous deux. Ensuite, revenant en arrière, il donnait quelques détails sur sa fuite du couvent, son arrivée en Hollande avec une escouade de réfugiés, son établissement à Saardam où il avait fondé un chantier de construction qui marchait fort bien et occupait une trentaine d'ouvriers. Il s'était marié et avait cinq enfants. « Si tu n'es pas encore établi, viens me rejoindre ! disait-il en terminant. Oh ! la joie de se revoir après tant d'années !... Dans notre voisinage existe une nombreuse colonie de réfugiés, mais cela ne remplace point pour moi les membres de notre ancienne et chère famille. »

Claude demeura tout pensif. « Viens me rejoindre ! » disait la lettre. S'il avait été seul, de suite il serait parti pour retrouver son frère et Pierre Mazel. Mais il ne l'était pas. Il sentait que le départ serait pour sa fiancée un véritable arrachement. Il n'y avait pas seulement le Mas des Rosiers, la chère maison, le nid construit avec tant d'amour, il y avait encore les amis et surtout Mme Paysac, la vieille huguenote au coeur maternel... La question ne se posait même pas.

Dans une longue lettre où débordait toute son affection fraternelle, Claude lui répondit. Il exprimait le désir d'avoir avec lui une correspondance suivie, en attendant que l'un ou l'autre franchit la distance.
En même temps il prit une résolution, celle de chercher sa soeur (il la savait mariée à Bergerac), de lui communiquer la lettre de Jacques et de rétablir ainsi des relations entre les siens. On éviterait les discussions religieuses. On s'en tiendrait, dans ce domaine, aux questions vitales. Malgré la différence de confession, il était encore possible, pensait Claude, de se comprendre et de s'aimer.

La lettre de Jacques Noguier avait fait réfléchir Elisabeth. À son tour, elle prit la plume. Elle écrivit à son oncle. Avec un abandon, une cordialité que facilitait singulièrement la distance, elle lui parla de son existence à Genève et du grand événement imprévu qui l'avait transformée. Elle lui décrivit l'arrivée triomphale des galériens huguenots et la veillée à la ferme. Humblement, se retranchant derrière la crainte que lui causait son déplaisir, elle s'excusait de s'être tue si longtemps. Elle évoquait en termes touchant la mémoire de sa tante, si bonne et si tendrement aimée. Sa lettre se terminait par toutes sortes de bons voeux, non seulement pour lui, mais encore pour Mme des Ponts-Marceaux.

La réponse ne tarda point. En la recevant, Elisabeth eut une vive émotion, une sorte de frayeur. Même à distance, même après tant d'années, le terrible commandant la faisait encore trembler.
- J'ai peur ! dit-elle en riant.
- Peur ? fit Claude. Quand je suis là pour vous défendre !

Protecteur, il s'assit auprès de la jeune fille. Elle ouvrit la lettre.


Le Manoir, 27 avril 1714.

Ma chère nièce,

La semaine dernière, j'ai été fort étonné de recevoir une lettre de vous. Ma fille m'avait communiqué en son temps votre missive, écrite de Genève. Je vous fis saluer par elle et j'attendis jour après jour quelques lignes directes de votre main. Ne les recevant pas, j'en conclus que vous ne souhaitiez en aucune façon renouer les relations avec votre vieil oncle. Et cela, je ne le cache pas, me fit un réel chagrin.

En constatant, il y a dix ans, votre désertion du Manoir, ce ne fut point, comme vous avez pu le croire, la colère qui me saisit, mais bien une très vive appréhension à votre sujet. Tout en déplorant votre folie, je craignais les périls auxquels, d'une façon aussi téméraire qu'irraisonnée, vous vous exposiez. M'étant assuré que vous n'aviez point cherché refuge chez l'un de nos amis, j'en conclus que vous aviez rejoint vos protégés, les fermiers de la Butte, chez les Camisards. Alors je donnai à tous les lieutenants de Montrevel votre signalement avec ordre de vous ramener. Comme ils ne purent découvrir votre retraite, je m'abandonnai à toutes sortes de conjectures au point d'en perdre le sommeil. Aussi, quand je vous sus à Genève, en sûreté, fut-ce pour mois un immense soulagement.

Vous ne m'avez jamais honoré, je m'en rends compte, de la moindre confiance. Malgré mes efforts pour modérer ma voix, pour adoucir les angles de mon caractère, vous aviez peur de moi ! Il est donc temps que je vienne vous expliquer ma conduite et me justifier à vos yeux.

À la mort de votre frère, je le sais, vous m'avez qualifié de monstre d'égoïsme et de cruauté. Eh bien ! cet être sans coeur et sans entrailles, je vous l'apprendrai, a versé des larmes sur la tombe du jeune homme qu'il aimait, qu'il aurait voulu, fût-ce au prix de sa vie, préserver de la ruine, - mais qu'il n'a pu sauver ! Vous m'avez trouvé dur de ne point céder à ses caprices et de lui imposer la carrière militaire, vous m'avez jugé impitoyable en le condamnant au couvent puis à l'hôpital... Et vous n'avez pas compris que tout cela m'était dicté par une affection profonde, qui, par delà les légères satisfactions de l'heure présente, cherchait son bien temporel et éternel ! Car tomber dans l'hérésie, c'était sacrifier son avenir, c'était gâcher sa vie et pis encore, c'était perdre son âme éternellement. Je sais que votre bienheureuse tante croyait à la clémence divine, même pour les hérétiques. Elle me l'a dit. Pour vous et pour lui, je souhaite qu'elle ne se soit point trompée !

En ce qui vous concerne, ma ligne de conduite fut absolument la même. Je rêvais pour vous un mariage honorable, avantageux, avec un homme de qualité que votre tante elle-même tenait en haute estime. Vous ne l'aimiez pas ! disiez-vous. L'amitié serait venue. Mais vous en aviez décidé autrement ! Vous me faites un tableau fort touchant de cette escouade d'ex-galériens parcourant en triomphe les rues de Genève. Les cendres de Calvin, sous son catafalque, ont dû en tressaillir d'aise !... Pour moi, je l'avoue, cela me laisse plutôt froid. Car j'ai cru jusqu'à présent que l'honneur comme le devoir était dans l'obéissance au Roi de droit divin et à l'Eglise. Toute ma vie j'ai honoré Dieu et servi mon Souverain en loyal soldat et sujet fidèle. Devant Dieu comme devant les hommes je ne me sens coupable de rien.

Ma fille, avec M. le vicomte d'Ormancy, son époux, vient parfois nous rendre visite et je jouis beaucoup de mes petits-enfants. La fillette paraît aspirer à la perfection des traits de sa mère. Quant au garçon, assez laid, on le dit tout le portrait de son aïeul !... Quel luron ! Il faut le voir jouer au soldat, chevaucher, le sabre au clair, sur son petit poney... Celui-là, certes, ne boudera point le métier des armes !
Mes accès de goutte et de rhumatisme me tiennent, ces derniers temps, fidèle compagnie. Mme des Ponts-Marceaux me soigne avec dévouement.
Comme vous vous dites présentement comblée des biens de ce monde, que vous semblez vous féliciter de vos sacrifices, je ne vous envoie rien. Je souhaite que vous n'ayiez jamais à vous repentir d'avoir méprisé mes avis et dédaigné la haute position qui, dans votre patrie même, vous était offerte. Si cependant, quelque jour, la pauvreté venait frapper à votre porte, daignez vous souvenir que vous avez encore, dans cette ingrate France, un oncle qui pense à vous. Malgré ses rhumatismes, il trouverait peut-être encore moyen de signer pour vous une lettre de change sur quelque banque de Genève.
Car, de votre fortune personnelle, je n'ai rien pu sauver. Ayant opté pour la religion de vos pères, la levée de séquestre, réclamée par moi en votre faveur, perdait sa raison d'être. Le domaine de votre père, votre dot, tout est rentré dans la cassette du Roi.
Mme des Ponts-Marceaux vous présente ses compliments. Acceptez en même temps le salut de votre vieil oncle auquel peut-être un jour vous rendrez justice.

Commandant des Ponts-Marceaux.


Claude se réjouit avec sa fiancée du ton, cordial malgré tout, de la missive. Il ne put cependant s'empêcher de faire quelques réflexions.
Voilà un homme, se dit-il, qui, pendant vingt ou trente années, à la tête de ses dragons, nous a cruellement maltraités. De ses enfants d'adoption, il a tué l'un, chassé l'autre. Et c'est un juste ! Il ne se sent coupable de rien. De ses exploits aux dragonnades, il attendra, devant le tribunal de Dieu, la juste récompense. Car ses devoirs religieux, comme les autres, il les remplit avec une scrupuleuse exactitude : c'est l'ordre du Roi !
Elisabeth, à la fin de sa lecture, avait les larmes aux yeux. L'affection cachée sous la rudesse des termes la touchait profondément. Elle était heureuse de trouver son oncle moins dur, moins insensible qu'elle ne l'avait cru.
- Je lui répondrai, dit-elle, je le remercierai. À ma cousine aussi, j'écrirai. Sa dernière lettre débordait d'amertume. Pauvre Laure, tellement aigrie et découragée... Si pauvre en affection parce qu'elle-même ne sait pas aimer que ne puis-je partager avec elle toutes mes richesses ! En relisant la lettre, elle s'arrêta sur l'expression « un homme de qualité », qui la fit sourire. Claude n'était point un homme de qualité. Il n'était qu'un enfant du peuple. Cependant, en considérant sa manière d'être envers chacun, son attitude correcte, sa tendresse si respectueuse à son égard, un mot lui venait involontairement à l'esprit : Il est chevaleresque ! En effet, son caractère opiniâtre, autoritaire et violent, il le domptait, il le tenait en bride d'une main tout aussi ferme que, naguère, son cheval arabe... Alors, deux autres figures se présentèrent à son esprit : le vicomte d'Ormancy, le viveur, et le chevalier de Gartel, le débauché. Oh ! dans le domaine moral, les tristes écuyers que ceux-là !... Inhabiles à se tenir en selle, incapables de maîtriser leur monture dont les écarts sans cesse les jetaient à terre au risque de les assommer !... Elle en eut pitié. « Tous deux, se dit-elle, sentent leur roture ! Le héros huguenot, le cavalier brun du cortège de Genève, le voilà, le vrai chevalier ! »





XV

LE SALÈVE


Il était, vers le sud, une sommité rocheuse vers laquelle plus d'une fois déjà s'étaient dirigés les regards d'Elisabeth. Le Salève la fascinait comme autrefois l'Espérou. Elle s'en ouvrit à son fiancé.
- J'aimerais tant, lui confia-t-elle, faire une fois une ascension, une vraie ascension de montagne. Mon rêve, jadis, eût été d'escalader l'Espérou, d'où, par delà les plaines, on voyait briller la mer. À présent je voudrais gravir le Salève et le faire avec vous !
- Une telle excursion, dit Claude, serait-elle sans danger ? Le Salève est sur terre savoyarde.

M. de Candaux fut consulté.
- Bah ! fit-il, l'épervier de Savoie, avec sa meute, chasse ou guerroie au loin. En route, vous ne courrez risque de rencontrer que quelques métayers loqueteux ou quelque braconnier travaillant pour son compte sur terre ducale. De ce rocher, j'ai vu le lever du soleil. C'était merveilleux !

Il n'en fallut pas plus pour décider l'excursion.
Mais ce projet n'eut pas le don d'enthousiasmer Franceset, pas plus que Jeanne ni sa mère. Les courses de montagne n'étaient point dans leurs habitudes. Daniel, par contre, Madeleine, Maurice, furent vite décidés.
Le docteur leur ayant avec soin détaillé la route, vers dix heures du soir, par un splendide clair de lune, la petite caravane s'achemina vers Mornex, groupe de cabanes, assises entre le Grand et le Petit Salève. Par place, le chemin abrupt, caillouteux, devenait une sorte d'escalier, taillé à même la roche. Claude tenait la tête de la colonne. Grâce aux soins éclairés du docteur, au travail modéré, à la bonne nourriture, il avait retrouvé graduellement ses forces. Son visage, qui demeurait maigre, avait repris la chaude carnation de la santé.

Avant d'atteindre la sommité rocheuse et nue, on fit dans la forêt une ample provision de bois sec. La nuit étant fraîche, un feu fut allumé. On vit graduellement les étoiles pâlir, une blancheur monter de l'Orient et jeter des lueurs sur l'immense voile de brume et de ténèbres qui environnait la montagne. Quelques légers nuages se teignirent d'or, puis de feu. Enfin, des monts lointains émergea lentement un immense disque rouge, sans rayons quoique enflammé. Il fut salué par des cris d'admiration. Jamais nos Cévenols, montagnards pourtant, mais nullement accoutumés aux ascensions, n'avaient contemplé spectacle pareil.

Autour du feu qui flambait encore, les provisions furent tirées des sacs et dévorées de grand appétit. C'était dimanche. Sur ce sommet désert, sous la voûte infinie que dorait le soleil levant, ils firent ensemble leur culte. Puis ils se mirent à chanter. Et longtemps les échos retentirent de la mélodie tantôt plaintive, tantôt sauvage et guerrière, mais toujours solennelle des vieux psaumes huguenots. Ensuite, ils se levèrent pour explorer la chaîne, la considérer sous ses divers aspects. Les futurs hôtes du Mas des Rosiers projetant une « rocaille » enlevèrent avec la mette diverses plantes : cyclamens, lin bleu, saxifrages. Elisabeth, la première, vint s'asseoir au pied d'une roche, admirant le paysage, maintenant baigné de chaude lumière ; dans la profondeur, le lac, vaste et bleu, la plaine où l'Arve, paresseusement, promenait ses méandres, la chaîne des Alpes dominée par le Mont-Blanc.
Des pensées pleines de charmes, des souvenirs lui revenaient. Elle songeait à Noël, la douce fête, célébrée pour la première fois avec son fiancé, au « Mystère de la Nativité », joué dans la famille. Comme Jeanne, dans le rôle de la Vierge, était touchante avec son petit Marc sur les genoux ! Elle revoyait Daniel, avec les deux cadets sous leurs costumes de Mages, tandis que le vieil Isaac et Franceset, vêtus de longs manteaux, une houlette à la main, fléchissaient les genoux devant le divin Enfant. Et les cantiques ! C'étaient des voix d'anges qui, par la bouche de Claire, Laure et Paulette, toutes vêtues de blanc, avaient célébré la naissance du Sauveur. Mais la minute la plus émouvante avait bien été celle où, comme Siméon, Claude avait pris dans ses bras le nouveau-né, l'enfant de la crèche, et l'avait présenté à l'assemblée par ces mots : « Il y a dix-sept siècles, un enfant tel que celui-ci naissait à Bethléem »... En un langage simple, coloré, vivant, il avait dépeint l'oeuvre prodigieuse qu'allait accomplir dans le monde l'Enfant-Dieu.

Elisabeth voyait encore non seulement tous ces regards d'hommes, mais encore tous ces grands yeux d'enfants fixés sur les lèvres de l'ex-galérien. Un pressentiment lui était venu, une intuition. « Quelle influence, s'était-elle dit, ne pourrait-il pas exercer sur des âmes d'enfants, spontanées et naïves ! Du premier coup, il les a captivées et les tient en son pouvoir ! »

Aucun n'avait été plus attentif que Pierre et Cyrille, les deux petits réfugiés, amenés de l'hôpital. Comme ils avaient bu, des yeux et des oreilles, toute cette joie céleste de Noël ! Elisabeth, pendant ses dernières semaines dans l'établissement, s'était beaucoup occupée des deux orphelins timides et chétifs. Ils avaient été placés chez des bourgeois de la ville. Mais un jour, la femme qui s'en était chargée, une mégère aux traits durs, les avait ramenés. « Reprenez-les ! s'était-elle écriée : ils ne font que geindre et pleurnicher. J'en ai assez de ces moutards ! »

Les deux petits, tout en pleurs, s'étaient accrochés à la robe d'Elisabeth, ne voulant plus la lâcher. La détresse de ces oisillons tombés du nid lui était allée au coeur. Elle en avait parlé à son fiancé. Quelques jours avant la course au Salève, elle avait même ajouté
- Si nous les prenions, nous ?

Claude n'avait pas dit non. Mais il avait demandé du temps pour réfléchir. Les questions de cette gravité, il n'était point accoutumé à les traiter à la légère.
Elisabeth, plongée dans ses réflexions, n'avait pas entendu des pas derrière elle. Soudain quelqu'un se laissa choir à ses côtés, une main brune, gaîment, se posa sur la sienne... Elle eut un tressaillement.
- Oh ! mon rêve de l'Espérou ! s'exclama-t-elle.

L'avait-il fait exprès ? Peut-être... Elle le lui avait déjà raconté, ce songe donné par Dieu dans la plus sombre nuit de détresse qu'elle eût jamais traversée. Mais il voulut l'entendre une seconde fois. Elle y ajouta cette réflexion :
- Longtemps, j'ai cru que nous gravirions la montagne par deux versants opposés pour ne nous rencontrer qu'au sommet. Et maintenant, Dieu nous fait la grâce de la gravir ensemble ! C'est trop, - elle accentua le mot, - oui, trop de bonheur !
- C'est vrai. Il nous est accordé infiniment plus que tout ce que nous aurions jamais pu prévoir ni rêver. Et cette félicité, nous n'avons pas le droit de la garder pour nous : elle nous est donnée afin que nous en fassions part à d'autres. J'ai réfléchi à votre proposition, et je vous apporte ma réponse :
Prenons-les ! Ces enfants que Dieu nous envoie, - car je sais maintenant que c'est bien lui qui nous confie cette tâche, - ces enfants nous nous efforcerons de les élever, de les instruire, de les préparer à une existence d'honneur et de travail. Dans notre vie rustique et simple, cette oeuvre d'éducateurs mettra quelque chose de grand !
- Merci, merci, dit-elle, contenant à peine sa joie. Mais déjà sa pensée cheminait plus loin : J'ai tant, tant de pitié pour les abandonnés ! Si quelque jour d'autres orphelins venaient frapper à notre porte, les repousserions-nous ?...
- Non, dit-il, à condition naturellement de nous assurer que c'est bien là notre chemin. Nous avons des amis. Ceux qui se sont intéressés à nous s'intéresseront aussi sans aucun doute à nos protégés.

Elle lui serra la main sans répondre. Son regard humide. lumineux, embrassait au loin toutes sortes de perspectives. Il la contempla quelques moments en silence.
- À quoi pensez-vous ?
- Souvent, dit-elle, j'ai songé que, sans l'édit tyrannique qui nous fermait les carrières, vous auriez pu remplir quelque charge élevée. Moi, de mon côté, j'affectionne tous les arts. Et nous voilà voués tous deux au plus antique des métiers : celui de tirer du sol notre pain à la sueur de nos fronts. Oh ! je l'aime, je n'en dis pas de mal ! Je crois que pour vous, cette vie de campagne et de grand air est justement ce qu'il y a de mieux. Santé physique, santé morale et gaîté : quels trésors sans prix ! Et pourtant j'éprouve une joie immense à me dire : Nous n'aurons pas seulement une tâche matérielle, nous serons des éducateurs. Nous travaillerons à une oeuvre éternelle ! J'aime tant à me répéter ces vers de notre grand Corneille :

Gloire à toi, Trinité profonde,
Père, Fils, Esprit-Saint, qu'on t'adore toujours,
Tant que l'astre des temps éclairera le monde,
Et quand les siècles même auront fini leur cours !

Eh bien ! dans l'humilité, nous y travaillerons ensemble à la gloire de notre Dieu ! C'est bien plus beau que de travailler à sa propre gloire ! Je me représentais ceci : Les médecins ne soignent que le corps. Les avocats prononcent d'éloquents plaidoyers, mais leurs discours s'en vont en fumée. Le peintre, le sculpteur réalisent parfois leur rêve, mais toujours le temps détruit leur ouvrage. Et les plus beaux poèmes, les livres les plus captivants se couvrent de poussière, tombent dans l'oubli. Tandis qu'en façonnant cette argile qu'est une âme d'enfant, en gravant sur elle des traits de beauté, nous créons une oeuvre sur laquelle le temps ne peut rien. Même quand « l'astre des temps se sera éteint, que les siècles auront fini leur cours », pour parler avec Corneille, alors encore notre oeuvre subsistera !...
- C'est vrai tout cela, dit Claude, heureux de sentir encore une fois cette harmonie parfaite de leurs goûts, de leurs aspirations, de leur façon d'envisager la vie.

Ils causèrent encore un moment de leurs projets d'avenir. Puis ils se turent. Leurs regards, se détachant du lac paisible, des plaines riantes du Pays de Vaud, s'étaient tournées vers le couchant :

- La France ! murmura Elisabeth. Dire que, tandis que nous, sur la montagne, nous goûtons un bonheur presque divin, là-bas, on souffre, là-bas, la persécution poursuit ses ravages ! Oh ! comme la pensée de toutes ces souffrances serre le coeur.

Claude, à la vue de son pays, éprouvait la même émotion poignante.
- Oui, dit-il. Et non seulement là-bas, mais dans le monde entier, on souffre ! C'est terrible !... Et pourtant, il le faut ! Que deviendrait l'humanité si l'on pouvait pécher sans souffrir ? C'est la souffrance qui détache de l'âme le péché. C'est elle qui nous achemine vers la liberté, la lumière, la joie... Après la rude grimpée, nous l'avons eu notre radieux lever de soleil ! Ils l'auront à leur tour. Tous ceux du moins qui luttent, qui cherchent et qui souffrent. Ah ! quel soulagement que de voir l'issue qu'eux-mêmes, dans leurs routes sombres, ne sauraient encore discerner ! Comme nous ils sont en marche, comme nous ils arriveront !
- Mais, dit-elle, ce qui me navre, c'est justement de penser que tous n'arriveront pas... J'ai lu Calvin. Dans ses écrits bien des choses m'ont troublée. Claude, croyez-vous à la prédestination ?
- Oui, j'y crois. Je n'ai jamais été à l'école des docteurs ni des théologiens, je n'ai eu que celle de la galère. Mais pendant ces jours d'épreuve, et surtout pendant ces nuits où l'angoisse chassait le sommeil, dans ces froides et magnifiques nuits d'étoiles, plus d'une fois les voix d'En-Haut m'ont parlé. Je crois, par exemple, que nous étions prédestinés à nous rencontrer, à nous aimer, à souffrir plus que d'autres... Et par là même à devenir des instruments de salut. Les prédestinés le sont, selon moi, non à l'exclusion mais en faveur de tous les autres. Nul n'est exclu de l'oeuvre rédemptrice. Toute âme qui souffre est appelée à la joie et à la gloire éternelle. Car là où la souffrance existe, la vie évidemment existe aussi. Ah ! je sais bien que l'étincelle mise en nous peut s'éteindre ! Il en est qui la détruisent par leurs résistances ou leurs désobéissances. On l'étouffe aussi en fermant son coeur au souffle de l'Esprit. Les choses ont leur logique : un corps sans vie, on le rend à la terre ou bien on le jette à la mer. Le sort du sarment sec comme celui de l'ivraie est d'être brûlé...
- Oh ! dit Elisabeth, joignant les mains d'un geste involontaire, je voudrais ne pas croire à l'enfer !
- J'y crois, moi ! Il existe dès ici-bas : c'est l'état de l'âme en révolte contre son Créateur. J'y ai passé ! Que sera-t-il dans l'autre monde ? Je l'ignore absolument. Je ne vois pas bien la raison d'être de souffrances stériles et sans fin. L'enfer ? Rome, délibérément, y jette tous les hérétiques. Avec un zèle presque égal, Calvin y envoie les papistes ! Moi, je crois à l'amour infini du Père qui est dans les Cieux, à sa sagesse, à sa prévoyance infinies. Ah ! qu'il me semble plus grand, plus tendre, plus humain que les Hommes ! Aussi longtemps que subsiste dans l'âme une étincelle de vie, la possibilité existe de la rallumer : Il n'éteint pas le lumignon qui fume encore... Quel repos que de sentir notre sort et le sort de l'humanité tout entière entre ses mains ! Quelle allégresse donne la certitude qu'un jour tous ces pauvres êtres qui peinent, travaillent, gémissent dans le labyrinthe de leurs erreurs et de leurs doutes seront heureux comme nous !

Elisabeth le regarda, presque incrédule:
- Heureux comme nous !... répéta-t-elle. Mais non, c'est impossible !

Il sourit et rencontrant ce regard qui reflétait la joie comme le lac profond la splendeur des cimes :

- Ma chérie ! murmura-t-il, je vais te dire une chose qui t'étonnera plus encore : heureux, ils le seront un jour plus que nous !... Plus, du moins, que nous ne le sommes en cette journée. Et nous avec eux ! Regarde ce Mont Blanc, immaculé, splendide, comme il domine tous les contreforts dont il est entouré ! Eh bien ! ne le comprends-tu pas ? C'est ainsi que l'amour divin domine notre amour. À mesure que nous gravirons le sentier de la vie, des aspirations plus hautes s'éveilleront en nous. Le bonheur suprême pour l'humanité, - la pauvre meurtrie, battue si longtemps par la tempête, - ce sera l'étreinte du Dieu qui l'a aimée et qui s'est sacrifié lui-même pour elle. Les tragédies des vies humaines ne se terminent point ici-bas. À peine en voyons-nous se dérouler le premier acte. Aux premières pages, tracées en lettres de sang, en succéderont des milliers et des milliers d'autres, écrites en lettres de lumière. Ils s'achèveront, ces drames, ou plutôt se continueront dans la Genève céleste, au bord des lacs du Paradis...


FIN

Chapitre précédent Table des matières -