Nous retrouvons, par une claire
journée d'avril, Elisabeth, assise sur le
banc, à l'ombre des tilleuls, et faisant
courir son aiguille avec dextérité.
Claude, dès sa sortie de l'hôpital,
avait repris gaîment son travail à la
ferme. Ils songeaient à s'établir au
printemps. Jeanne leur avait parlé d'une
demeure qui réparée et agrandie,
pourrait leur convenir. C'était justement la
maison que couvraient de leurs branches les rosiers
grimpants. Les locataires miséreux l'avaient
quittée, elle était à louer
depuis quelque temps.
Ils étaient allés la
visiter ensemble. Elle entendait encore l'accent
indigné de Claude lorsqu'il s'était
écrié :
- Vous dans cette
masure !...
À quoi pense Jeanne Paysac !
Elle n'avait pas répondu de
suite. Son regard avait inspecté les
planches disjointes, les vitres opaques
ébréchées, les plafonds,
tendus par les araignées de pittoresques
draperies... À la fin, résolue, un
joyeux sourire sur les lèvres, elle
s'était tournée vers son
compagnon
- Nous, - pourquoi
pas ?
Le « nous » de
la Tour d'Isaure ! Elle ne l'avait pas
oublié.
- Oui, pourquoi pas ?
Nous
travaillerons, nous nous ingénierons
à faire de ce taudis une bonne et
confortable maison familiale ! Alors elle lui
dit son rêve, la vision de
métamorphose complète qui venait de
passer devant ses yeux.
Ensemble, ils visitèrent l'habitation de la
cave au grenier, discutant, se concertant sur les
réparations à faire. Et comme ils
sortaient :
- Vous voyez, dit-elle, nous
aurons
des roses... Chaque année et jusqu'à
la fin, elles fleuriront pour
nous !
Ils avaient donc
décidé de s'adresser au
propriétaire. Un auxiliaire inattendu vint
à leur aide : c'était le pasteur
Laroche. Le possesseur de la maison et du domaine
attenant était son ami, un riche banquier de
Genève. M. Laroche obtint pour ses
protégés des conditions avantageuses.
Claude devait s'occuper des réparations,
chercher les ouvriers et surveiller les travaux. Le
banquier, tout en le rétribuant comme
contremaître, se chargeait naturellement des
frais. Claude exploiterait le domaine, il
s'acquitterait par annuités et deviendrait
lui-même propriétaire au bout de dix
à quinze ans.
Avec joie et reconnaissance,
Elisabeth repassait dans sa mémoire tous ces
souvenirs quand Claire et Laurette de Candaux
apparurent, portant un mystérieux paquet.
Elles l'ouvrirent sous les yeux d'Elisabeth. Il
contenait un superbe tapis de table brodé
par elles. C'était leur cadeau de noces.
Elisabeth les invita à l'accompagner aux
Rosiers.
- Verrons-nous M.
Noguier ?
demanda Laurette, qui vouait à
l'ex-galérien une affection
particulière.
- Il s'y trouve justement. Et
naturellement il tiendra à vous remercier
lui-même de votre magnifique
présent.
Les réparations
étaient maintenant terminées, il ne
restait plus que les derniers arrangements. Les
fillettes, qui se souvenaient d'avoir
visité, dans leur maison
délabrée, les anciens occupants, n'en
croyaient pas leurs yeux. Le jardin était
enclos d'une rustique mais élégante
palissade. Aux fenêtres, pourvues de volets
neufs, les vitres brillaient comme du cristal. Des
galeries ajourées avaient remplacé
les vieilles qui menaçaient ruine. On entra.
Ce fut alors que redoubla l'étonnement des
deux soeurs. Pas de salon, mais
une spacieuse chambre de ménage, un tapis
moelleux, quelques meubles de prix reçus par
l'entremise du pasteur Laroche. Aux fenêtres,
de frais rideaux. jamais elles n'eussent cru
possible une transformation pareille. Claude,
occupé à fixer au mur quelques
aquarelles, admira le tapis et remercia chaudement
les visiteuses. Elisabeth non plus n'avait point
épargné sa peine. Et quel prix
n'avait-il pas pour eux ce foyer qu'à force
d'ingéniosité et de travail, ils
s'étaient enfin
créé !
On s'assit un moment au jardin.
La
soirée était tiède, l'air
parfumé, une étoile, pâle
encore, scintillait au couchant, le chant des
grillons montait de la prairie voisine.
- Oh ! maintenant,
s'écria Laurette, vous allez nous chanter la
ballade du troubadour ! C'est une
soirée faite tout exprès !...
Votre guitare, je sais où la trouver :
dans votre chambre, accrochée près de
l'armoire... je reviens dans deux
minutes.
Elle s'échappa en
courant.
- Qu'est-ce que cette chanson
dont
vous me parliez dans l'une de vos lettres ?
demanda Claude. Voici la deuxième fois qu'on
vous la réclame.
- C'est la ballade de la
Favorite,
répondit Elisabeth. Elle réveille en
moi tout un monde de souvenirs : la
galère pavoisée, le roulis de la mer
et les musiciens si étrangement
costumés de l'orchestre. Vous souvient-il du
dernier morceau, au départ, de cet air
gracieux mais d'une si navrante tristesse ?
C'était la fiancée du
troubadour.
Laurette revenait. Les deux
fillettes s'installèrent à
côté de leur amie.
- À présent, dit
l'aînée à voix basse, vous
pourrez, n'est-ce pas ? nous la chanter
jusqu'au bout, sans pleurer...
Claude, assis à deux pas, la
tête dans sa main, fit un geste pour se
rapprocher. Elle l'arrêta :
- Non, restez, je vous en prie,
et
reprenez votre attitude ! je vous revois comme
il y a dix ans, accoudé au coursier, les regards
tournés vers notre groupe. C'est cela je
commence.
Accompagnant sa voix du rythme
doux
et caressant de la guitare, elle chanta la vieille
ballade d'un accent si pathétique qu'elle
arracha des larmes à ses jeunes auditrices.
Quand celles-ci se furent éloignées
avec la guitare, Claude se leva et vint s'asseoir
à côté de la jeune fille. Trop
émus pour parler, ils se serrèrent la
main.
- Savent-ils ce que c'est que le
bonheur, ceux qui n'ont jamais souffert ?
murmura-t-elle comme se parlant à
elle-même.
Il y eut un silence.
- Non ! répondit-il.
Car
c'est la douleur qui donne à l'amour ses
profondes racines. Rien n'unit si indissolublement
deux existences que le ciment de la
douleur.
Ils s'entretinrent tout bas
encore
quelques instants. Quand les pas pressés et
le joyeux babil des fillettes se fit entendre de
nouveau, ils se levèrent et, par cette nuit
d'été, lumineuse et douce, toute
constellée d'étoiles, ils les
accompagnèrent jusque chez elles.
Un jour, Elisabeth rapporta du village une
lettre de Hollande. Elle s'en fut au Mas des
Rosiers où travaillait Claude. Lui montrant
de loin la missive, elle cria
joyeusement :
- Pour vous ! Des
nouvelles de
Pierre Mazel !
Ils s'assirent ensemble sur le
banc
rustique. Là, rapidement, il
décacheta la lettre.
Mais en regardant la signature,
il
eut un vrai cri de surprise :
- Jacques !
s'exclama-t-il,
Jacques, mon petit frère !... Jacques
que je croyais mort depuis vingt
ans !
La lettre lui échappa, il se
couvrit le visage de ses mains. Elisabeth
n'était pas moins
bouleversée.
C'était la première
fois qu'elle le voyait pleurer. Et elle comprenait
tout ce que, dans ces larmes, il y avait de douleur
autant que de joie. Car c'était tout un
drame de famille dont cette lettre avait
ravivé le souvenir : le chef
assassiné, la mère infirme, mourant
dans un mas isolé, la soeur cadette expirant
au fond d'un couvent, l'aînée
mariée à un catholique, perdue pour
son Église, perdue pour les siens, le
frère cadet enfin qui, après vingt
ans de silence, tout à coup
réapparaissait... c'était le tableau
de cette famille autrefois heureuse, brutalement
déchirée, dispersée aux quatre
vents, qui arrachait à l'ex-galérien,
si peu démonstratif à l'ordinaire,
cette explosion de douleur. Mais
la joie ne tarda point à surnager. Claude
bientôt reprit la lettre et, d'une voix qui
tremblait un peu. il la lut tout
entière.
Jacques lui disait tout d'abord
que
c'était par Pierre Mazel, actuellement
établi à Saardam, qu'il avait eu de
ses nouvelles. Sympathisant à ses
souffrances passées, il se
réjouissait de tout son coeur de sa
libération. Il aimait, sans la
connaître, sa future belle-soeur et les
félicitait tous deux. Ensuite, revenant en
arrière, il donnait quelques détails
sur sa fuite du couvent, son arrivée en
Hollande avec une escouade de
réfugiés, son établissement
à Saardam où il avait fondé un
chantier de construction qui marchait fort bien et
occupait une trentaine d'ouvriers. Il
s'était marié et avait cinq enfants.
« Si tu n'es pas encore établi,
viens me rejoindre ! disait-il en terminant.
Oh ! la joie de se revoir après tant
d'années !... Dans notre voisinage
existe une nombreuse colonie de
réfugiés, mais cela ne remplace point
pour moi les membres de notre ancienne et
chère famille. »
Claude demeura tout pensif.
« Viens me rejoindre ! »
disait la lettre. S'il avait été
seul, de suite il serait parti pour retrouver son
frère et Pierre Mazel. Mais il ne
l'était pas. Il sentait que le départ
serait pour sa fiancée un véritable
arrachement. Il n'y avait pas seulement le Mas des
Rosiers, la chère maison, le nid construit
avec tant d'amour, il y avait encore les amis et
surtout Mme Paysac, la vieille huguenote au coeur
maternel... La question ne se posait même
pas.
Dans une longue lettre où
débordait toute son affection fraternelle,
Claude lui répondit. Il exprimait le
désir d'avoir avec lui une correspondance
suivie, en attendant que l'un ou l'autre franchit
la distance.
En même temps il prit une
résolution, celle de chercher sa soeur (il
la savait mariée à Bergerac), de lui
communiquer la lettre de Jacques et de
rétablir ainsi des relations entre les siens. On
éviterait les discussions religieuses. On
s'en tiendrait, dans ce domaine, aux questions
vitales. Malgré la différence de
confession, il était encore possible,
pensait Claude, de se comprendre et de
s'aimer.
La lettre de Jacques Noguier
avait
fait réfléchir Elisabeth. À
son tour, elle prit la plume. Elle écrivit
à son oncle. Avec un abandon, une
cordialité que facilitait
singulièrement la distance, elle lui parla
de son existence à Genève et du grand
événement imprévu qui l'avait
transformée. Elle lui décrivit
l'arrivée triomphale des galériens
huguenots et la veillée à la ferme.
Humblement, se retranchant derrière la
crainte que lui causait son déplaisir, elle
s'excusait de s'être tue si longtemps. Elle
évoquait en termes touchant la
mémoire de sa tante, si bonne et si
tendrement aimée. Sa lettre se terminait par
toutes sortes de bons voeux, non seulement pour
lui, mais encore pour Mme des
Ponts-Marceaux.
La réponse ne tarda point. En
la recevant, Elisabeth eut une vive émotion,
une sorte de frayeur. Même à distance,
même après tant d'années, le
terrible commandant la faisait encore
trembler.
- J'ai peur ! dit-elle
en
riant.
- Peur ? fit Claude.
Quand je
suis là pour vous
défendre !
Protecteur, il s'assit auprès
de la jeune fille. Elle ouvrit la lettre.
Le Manoir, 27 avril 1714.
Ma chère nièce,
La semaine dernière, j'ai
été fort étonné de
recevoir une lettre de vous. Ma fille m'avait
communiqué en son temps votre missive,
écrite de Genève. Je vous fis saluer
par elle et j'attendis jour après jour
quelques lignes directes de
votre main. Ne les recevant pas, j'en conclus que
vous ne souhaitiez en aucune façon renouer
les relations avec votre vieil oncle. Et cela, je
ne le cache pas, me fit un réel
chagrin.
En constatant, il y a dix ans,
votre
désertion du Manoir, ce ne fut point, comme
vous avez pu le croire, la colère qui me
saisit, mais bien une très vive
appréhension à votre sujet. Tout en
déplorant votre folie, je craignais les
périls auxquels, d'une façon aussi
téméraire qu'irraisonnée, vous
vous exposiez. M'étant assuré que
vous n'aviez point cherché refuge chez l'un
de nos amis, j'en conclus que vous aviez rejoint
vos protégés, les fermiers de la
Butte, chez les Camisards. Alors je donnai à
tous les lieutenants de Montrevel votre signalement
avec ordre de vous ramener. Comme ils ne purent
découvrir votre retraite, je m'abandonnai
à toutes sortes de conjectures au point d'en
perdre le sommeil. Aussi, quand je vous sus
à Genève, en sûreté,
fut-ce pour mois un immense soulagement.
Vous ne m'avez jamais honoré,
je m'en rends compte, de la moindre confiance.
Malgré mes efforts pour modérer ma
voix, pour adoucir les angles de mon
caractère, vous aviez peur de moi ! Il
est donc temps que je vienne vous expliquer ma
conduite et me justifier à vos
yeux.
À la mort de votre
frère, je le sais, vous m'avez
qualifié de monstre d'égoïsme et
de cruauté. Eh bien ! cet être
sans coeur et sans entrailles, je vous
l'apprendrai, a versé des larmes sur la
tombe du jeune homme qu'il aimait, qu'il aurait
voulu, fût-ce au prix de sa vie,
préserver de la ruine, - mais qu'il n'a pu
sauver ! Vous m'avez trouvé dur de ne
point céder à ses caprices et de lui
imposer la carrière militaire, vous m'avez
jugé impitoyable en le condamnant au couvent
puis à l'hôpital... Et vous n'avez pas
compris que tout cela m'était dicté
par une affection profonde, qui, par delà
les légères satisfactions de l'heure
présente, cherchait son bien temporel et
éternel ! Car tomber
dans l'hérésie, c'était
sacrifier son avenir, c'était gâcher
sa vie et pis encore, c'était perdre son
âme éternellement. Je sais que votre
bienheureuse tante croyait à la
clémence divine, même pour les
hérétiques. Elle me l'a dit. Pour
vous et pour lui, je souhaite qu'elle ne se soit
point trompée !
En ce qui vous concerne, ma
ligne de
conduite fut absolument la même. Je
rêvais pour vous un mariage honorable,
avantageux, avec un homme de qualité que
votre tante elle-même tenait en haute estime.
Vous ne l'aimiez pas ! disiez-vous.
L'amitié serait venue. Mais vous en aviez
décidé autrement ! Vous me
faites un tableau fort touchant de cette escouade
d'ex-galériens parcourant en triomphe les
rues de Genève. Les cendres de Calvin, sous
son catafalque, ont dû en tressaillir
d'aise !... Pour moi, je l'avoue, cela me
laisse plutôt froid. Car j'ai cru
jusqu'à présent que l'honneur comme
le devoir était dans l'obéissance au
Roi de droit divin et à l'Eglise. Toute ma
vie j'ai honoré Dieu et servi mon Souverain
en loyal soldat et sujet fidèle. Devant Dieu
comme devant les hommes je ne me sens coupable de
rien.
Ma fille, avec M. le vicomte
d'Ormancy, son époux, vient parfois nous
rendre visite et je jouis beaucoup de mes
petits-enfants. La fillette paraît aspirer
à la perfection des traits de sa
mère. Quant au garçon, assez laid, on
le dit tout le portrait de son aïeul !...
Quel luron ! Il faut le voir jouer au soldat,
chevaucher, le sabre au clair, sur son petit
poney... Celui-là, certes, ne boudera point
le métier des armes !
Mes accès de goutte et de
rhumatisme me tiennent, ces derniers temps,
fidèle compagnie. Mme des Ponts-Marceaux me
soigne avec dévouement.
Comme vous vous dites
présentement comblée des biens de ce
monde, que vous semblez vous féliciter de
vos sacrifices, je ne vous envoie rien. Je souhaite
que vous n'ayiez jamais à
vous repentir d'avoir méprisé mes
avis et dédaigné la haute position
qui, dans votre patrie même, vous
était offerte. Si cependant, quelque jour,
la pauvreté venait frapper à votre
porte, daignez vous souvenir que vous avez encore,
dans cette ingrate France, un oncle qui pense
à vous. Malgré ses rhumatismes, il
trouverait peut-être encore moyen de signer
pour vous une lettre de change sur quelque banque
de Genève.
Car, de votre fortune
personnelle,
je n'ai rien pu sauver. Ayant opté pour la
religion de vos pères, la levée de
séquestre, réclamée par moi en
votre faveur, perdait sa raison d'être. Le
domaine de votre père, votre dot, tout est
rentré dans la cassette du Roi.
Mme des Ponts-Marceaux vous
présente ses compliments. Acceptez en
même temps le salut de votre vieil oncle
auquel peut-être un jour vous rendrez
justice.
Commandant des Ponts-Marceaux.
Claude se réjouit avec sa fiancée
du ton, cordial malgré tout, de la missive.
Il ne put cependant s'empêcher de faire
quelques réflexions.
Voilà un homme, se dit-il,
qui, pendant vingt ou trente années,
à la tête de ses dragons, nous a
cruellement maltraités. De ses enfants
d'adoption, il a tué l'un, chassé
l'autre. Et c'est un juste ! Il ne se sent
coupable de rien. De ses exploits aux dragonnades,
il attendra, devant le tribunal de Dieu, la juste
récompense. Car ses devoirs religieux, comme
les autres, il les remplit avec une scrupuleuse
exactitude : c'est l'ordre du
Roi !
Elisabeth, à la fin de sa
lecture, avait les larmes aux yeux. L'affection
cachée sous la rudesse des termes la
touchait profondément. Elle était
heureuse de trouver son oncle moins dur, moins
insensible qu'elle ne l'avait cru.
- Je lui répondrai, dit-elle,
je le remercierai. À ma cousine aussi, j'écrirai.
Sa dernière lettre débordait
d'amertume. Pauvre Laure, tellement aigrie et
découragée... Si pauvre en affection
parce qu'elle-même ne sait pas aimer que ne
puis-je partager avec elle toutes mes
richesses ! En relisant la lettre, elle
s'arrêta sur l'expression « un
homme de qualité », qui la fit
sourire. Claude n'était point un homme de
qualité. Il n'était qu'un enfant du
peuple. Cependant, en considérant sa
manière d'être envers chacun, son
attitude correcte, sa tendresse si respectueuse
à son égard, un mot lui venait
involontairement à l'esprit : Il est
chevaleresque ! En effet, son caractère
opiniâtre, autoritaire et violent, il le
domptait, il le tenait en bride d'une main tout
aussi ferme que, naguère, son cheval
arabe... Alors, deux autres figures se
présentèrent à son
esprit : le vicomte d'Ormancy, le viveur, et
le chevalier de Gartel, le débauché.
Oh ! dans le domaine moral, les tristes
écuyers que ceux-là !...
Inhabiles à se tenir en selle, incapables de
maîtriser leur monture dont les écarts
sans cesse les jetaient à terre au risque de
les assommer !... Elle en eut pitié.
« Tous deux, se dit-elle, sentent leur
roture ! Le héros huguenot, le cavalier
brun du cortège de Genève, le
voilà, le vrai chevalier ! »
Il était, vers le sud, une sommité
rocheuse vers laquelle plus d'une fois
déjà s'étaient dirigés
les regards d'Elisabeth. Le Salève la
fascinait comme autrefois l'Espérou. Elle
s'en ouvrit à son fiancé.
- J'aimerais tant, lui
confia-t-elle, faire une fois une ascension, une
vraie ascension de montagne. Mon rêve, jadis,
eût été d'escalader
l'Espérou, d'où, par delà les
plaines, on voyait briller la mer. À
présent je voudrais gravir le Salève
et le faire avec vous !
- Une telle excursion, dit
Claude,
serait-elle sans danger ? Le Salève est
sur terre savoyarde.
M. de Candaux fut
consulté.
- Bah ! fit-il,
l'épervier de Savoie, avec sa meute, chasse
ou guerroie au loin. En route, vous ne courrez
risque de rencontrer que quelques métayers
loqueteux ou quelque braconnier travaillant pour
son compte sur terre ducale. De ce rocher, j'ai vu
le lever du soleil. C'était
merveilleux !
Il n'en fallut pas plus pour
décider l'excursion.
Mais ce projet n'eut pas le don
d'enthousiasmer Franceset, pas plus que Jeanne ni
sa mère. Les courses de montagne
n'étaient point dans leurs habitudes.
Daniel, par contre, Madeleine, Maurice, furent vite
décidés.
Le docteur leur ayant avec soin
détaillé la route, vers dix heures du
soir, par un splendide clair de lune, la petite caravane
s'achemina vers
Mornex,
groupe de cabanes, assises entre le Grand et le
Petit Salève. Par place, le chemin abrupt,
caillouteux, devenait une sorte d'escalier,
taillé à même la roche. Claude
tenait la tête de la colonne. Grâce aux
soins éclairés du docteur, au travail
modéré, à la bonne nourriture,
il avait retrouvé graduellement ses forces.
Son visage, qui demeurait maigre, avait repris la
chaude carnation de la santé.
Avant d'atteindre la sommité
rocheuse et nue, on fit dans la forêt une
ample provision de bois sec. La nuit étant
fraîche, un feu fut allumé. On vit
graduellement les étoiles pâlir, une
blancheur monter de l'Orient et jeter des lueurs
sur l'immense voile de brume et de
ténèbres qui environnait la montagne.
Quelques légers nuages se teignirent d'or,
puis de feu. Enfin, des monts lointains
émergea lentement un immense disque rouge,
sans rayons quoique enflammé. Il fut
salué par des cris d'admiration. Jamais nos
Cévenols, montagnards pourtant, mais
nullement accoutumés aux ascensions,
n'avaient contemplé spectacle
pareil.
Autour du feu qui flambait
encore,
les provisions furent tirées des sacs et
dévorées de grand appétit.
C'était dimanche. Sur ce sommet
désert, sous la voûte infinie que
dorait le soleil levant, ils firent ensemble leur
culte. Puis ils se mirent à chanter. Et
longtemps les échos retentirent de la
mélodie tantôt plaintive, tantôt
sauvage et guerrière, mais toujours
solennelle des vieux psaumes huguenots. Ensuite,
ils se levèrent pour explorer la
chaîne, la considérer sous ses divers
aspects. Les futurs hôtes du Mas des Rosiers
projetant une « rocaille »
enlevèrent avec la mette diverses
plantes : cyclamens, lin bleu, saxifrages.
Elisabeth, la première, vint s'asseoir au
pied d'une roche, admirant le paysage, maintenant
baigné de chaude lumière ; dans
la profondeur, le lac, vaste et bleu, la plaine
où l'Arve, paresseusement, promenait ses
méandres, la chaîne des Alpes dominée par le
Mont-Blanc.
Des pensées pleines de
charmes, des souvenirs lui revenaient. Elle
songeait à Noël, la douce fête,
célébrée pour la
première fois avec son fiancé, au
« Mystère de la
Nativité », joué dans la
famille. Comme Jeanne, dans le rôle de la
Vierge, était touchante avec son petit Marc
sur les genoux ! Elle revoyait Daniel, avec
les deux cadets sous leurs costumes de Mages,
tandis que le vieil Isaac et Franceset, vêtus
de longs manteaux, une houlette à la main,
fléchissaient les genoux devant le divin
Enfant. Et les cantiques ! C'étaient
des voix d'anges qui, par la bouche de Claire,
Laure et Paulette, toutes vêtues de blanc,
avaient célébré la naissance
du Sauveur. Mais la minute la plus émouvante
avait bien été celle où, comme
Siméon, Claude avait pris dans ses bras le
nouveau-né, l'enfant de la crèche, et
l'avait présenté à
l'assemblée par ces mots :
« Il y a dix-sept siècles, un
enfant tel que celui-ci naissait à
Bethléem »... En un langage
simple, coloré, vivant, il avait
dépeint l'oeuvre prodigieuse qu'allait
accomplir dans le monde l'Enfant-Dieu.
Elisabeth voyait encore non
seulement tous ces regards d'hommes, mais encore
tous ces grands yeux d'enfants fixés sur les
lèvres de l'ex-galérien. Un
pressentiment lui était venu, une intuition.
« Quelle influence, s'était-elle
dit, ne pourrait-il pas exercer sur des âmes
d'enfants, spontanées et naïves !
Du premier coup, il les a captivées et les
tient en son pouvoir ! »
Aucun n'avait été plus
attentif que Pierre et Cyrille, les deux petits
réfugiés, amenés de
l'hôpital. Comme ils avaient bu, des yeux et
des oreilles, toute cette joie céleste de
Noël ! Elisabeth, pendant ses
dernières semaines dans
l'établissement, s'était beaucoup
occupée des deux orphelins timides et
chétifs. Ils avaient été
placés chez des bourgeois de la ville. Mais
un jour, la femme qui s'en était
chargée, une mégère aux traits
durs, les avait ramenés.
« Reprenez-les ! s'était-elle
écriée : ils ne font que geindre
et pleurnicher. J'en ai assez de ces
moutards ! »
Les deux petits, tout en pleurs,
s'étaient accrochés à la robe
d'Elisabeth, ne voulant plus la lâcher. La
détresse de ces oisillons tombés du
nid lui était allée au coeur. Elle en
avait parlé à son fiancé.
Quelques jours avant la course au Salève,
elle avait même ajouté
- Si nous les prenions,
nous ?
Claude n'avait pas dit non. Mais
il
avait demandé du temps pour
réfléchir. Les questions de cette
gravité, il n'était point
accoutumé à les traiter à la
légère.
Elisabeth, plongée dans ses
réflexions, n'avait pas entendu des pas
derrière elle. Soudain quelqu'un se laissa
choir à ses côtés, une main
brune, gaîment, se posa sur la sienne... Elle
eut un tressaillement.
- Oh ! mon rêve de
l'Espérou !
s'exclama-t-elle.
L'avait-il fait
exprès ?
Peut-être... Elle le lui avait
déjà raconté, ce songe
donné par Dieu dans la plus sombre nuit de
détresse qu'elle eût jamais
traversée. Mais il voulut l'entendre une
seconde fois. Elle y ajouta cette
réflexion :
- Longtemps, j'ai cru que nous
gravirions la montagne par deux versants
opposés pour ne nous rencontrer qu'au
sommet. Et maintenant, Dieu nous fait la
grâce de la gravir ensemble ! C'est
trop, - elle accentua le mot, - oui, trop de
bonheur !
- C'est vrai. Il nous est
accordé infiniment plus que tout ce que nous
aurions jamais pu prévoir ni rêver. Et
cette félicité, nous n'avons pas le
droit de la garder pour nous : elle nous est
donnée afin que nous en fassions part
à d'autres. J'ai réfléchi
à votre proposition, et je vous apporte ma
réponse :
Prenons-les ! Ces
enfants que
Dieu nous envoie, - car je sais maintenant que
c'est bien lui qui nous confie cette tâche, - ces
enfants nous
nous efforcerons de les élever, de les
instruire, de les préparer à une
existence d'honneur et de travail. Dans notre vie
rustique et simple, cette oeuvre
d'éducateurs mettra quelque chose de
grand !
- Merci, merci, dit-elle,
contenant
à peine sa joie. Mais déjà sa
pensée cheminait plus loin : J'ai tant,
tant de pitié pour les
abandonnés ! Si quelque jour d'autres
orphelins venaient frapper à notre porte,
les repousserions-nous ?...
- Non, dit-il, à condition
naturellement de nous assurer que c'est bien
là notre chemin. Nous avons des amis. Ceux
qui se sont intéressés à nous
s'intéresseront aussi sans aucun doute
à nos protégés.
Elle lui serra la main sans
répondre. Son regard humide. lumineux,
embrassait au loin toutes sortes de perspectives.
Il la contempla quelques moments en
silence.
- À quoi
pensez-vous ?
- Souvent, dit-elle, j'ai
songé que, sans l'édit tyrannique qui
nous fermait les carrières, vous auriez pu
remplir quelque charge élevée. Moi,
de mon côté, j'affectionne tous les
arts. Et nous voilà voués tous deux
au plus antique des métiers : celui de
tirer du sol notre pain à la sueur de nos
fronts. Oh ! je l'aime, je n'en dis pas de
mal ! Je crois que pour vous, cette vie de
campagne et de grand air est justement ce qu'il y a
de mieux. Santé physique, santé
morale et gaîté : quels
trésors sans prix ! Et pourtant
j'éprouve une joie immense à me
dire : Nous n'aurons pas seulement une
tâche matérielle, nous serons des
éducateurs. Nous travaillerons à une
oeuvre éternelle ! J'aime tant à
me répéter ces vers de notre grand
Corneille :
Eh bien ! dans l'humilité, nous y
travaillerons ensemble à la gloire de notre
Dieu ! C'est bien plus beau que de travailler
à sa propre gloire ! Je me
représentais ceci : Les médecins
ne soignent que le corps. Les avocats prononcent
d'éloquents plaidoyers, mais leurs discours
s'en vont en fumée. Le peintre, le sculpteur
réalisent parfois leur rêve, mais
toujours le temps détruit leur ouvrage. Et
les plus beaux poèmes, les livres les plus
captivants se couvrent de poussière, tombent
dans l'oubli. Tandis qu'en façonnant cette
argile qu'est une âme d'enfant, en gravant
sur elle des traits de beauté, nous
créons une oeuvre sur laquelle le temps ne
peut rien. Même quand « l'astre des
temps se sera éteint, que les siècles
auront fini leur cours », pour parler
avec Corneille, alors encore notre oeuvre
subsistera !...
- C'est vrai tout cela, dit
Claude,
heureux de sentir encore une fois cette harmonie
parfaite de leurs goûts, de leurs
aspirations, de leur façon d'envisager la
vie.
Ils causèrent encore un
moment de leurs projets d'avenir. Puis ils se
turent. Leurs regards, se détachant du lac
paisible, des plaines riantes du Pays de Vaud,
s'étaient tournées vers le
couchant :
- La France ! murmura
Elisabeth. Dire que, tandis que nous, sur la
montagne, nous goûtons un bonheur presque
divin, là-bas, on souffre, là-bas, la
persécution poursuit ses ravages !
Oh ! comme la pensée de toutes ces
souffrances serre le coeur.
Claude, à la vue de son pays,
éprouvait la même émotion
poignante.
- Oui, dit-il. Et non seulement
là-bas, mais dans le monde entier, on
souffre ! C'est terrible !... Et
pourtant, il le faut ! Que deviendrait
l'humanité si l'on pouvait pécher
sans souffrir ? C'est la souffrance qui
détache de l'âme le
péché. C'est elle qui nous achemine
vers la liberté, la lumière, la
joie... Après la rude grimpée, nous l'avons eu
notre radieux
lever
de soleil ! Ils l'auront à leur tour.
Tous ceux du moins qui luttent, qui cherchent et
qui souffrent. Ah ! quel soulagement que de
voir l'issue qu'eux-mêmes, dans leurs routes
sombres, ne sauraient encore discerner ! Comme
nous ils sont en marche, comme nous ils
arriveront !
- Mais, dit-elle, ce qui me
navre,
c'est justement de penser que tous n'arriveront
pas... J'ai lu Calvin. Dans ses écrits bien
des choses m'ont troublée. Claude,
croyez-vous à la
prédestination ?
- Oui, j'y crois. Je n'ai jamais
été à l'école des
docteurs ni des théologiens, je n'ai eu que
celle de la galère. Mais pendant ces jours
d'épreuve, et surtout pendant ces nuits
où l'angoisse chassait le sommeil, dans ces
froides et magnifiques nuits d'étoiles, plus
d'une fois les voix d'En-Haut m'ont parlé.
Je crois, par exemple, que nous étions
prédestinés à nous rencontrer,
à nous aimer, à souffrir plus que
d'autres... Et par là même à
devenir des instruments de salut. Les
prédestinés le sont, selon moi, non
à l'exclusion mais en faveur de tous les
autres. Nul n'est exclu de l'oeuvre
rédemptrice. Toute âme qui souffre est
appelée à la joie et à la
gloire éternelle. Car là où la
souffrance existe, la vie évidemment existe
aussi. Ah ! je sais bien que
l'étincelle mise en nous peut
s'éteindre ! Il en est qui la
détruisent par leurs résistances ou
leurs désobéissances. On
l'étouffe aussi en fermant son coeur au
souffle de l'Esprit. Les choses ont leur
logique : un corps sans vie, on le rend
à la terre ou bien on le jette à la
mer. Le sort du sarment sec comme celui de l'ivraie
est d'être brûlé...
- Oh ! dit Elisabeth,
joignant
les mains d'un geste involontaire, je voudrais ne
pas croire à l'enfer !
- J'y crois, moi ! Il
existe
dès ici-bas : c'est l'état de
l'âme en révolte contre son
Créateur. J'y ai passé ! Que
sera-t-il dans l'autre monde ? Je l'ignore
absolument. Je ne vois pas bien
la raison d'être de souffrances
stériles et sans fin. L'enfer ? Rome,
délibérément, y jette tous les
hérétiques. Avec un zèle
presque égal, Calvin y envoie les
papistes ! Moi, je crois à l'amour
infini du Père qui est dans les Cieux,
à sa sagesse, à sa prévoyance
infinies. Ah ! qu'il me semble plus grand,
plus tendre, plus humain que les Hommes !
Aussi longtemps que subsiste dans l'âme une
étincelle de vie, la possibilité
existe de la rallumer : Il n'éteint pas
le lumignon qui fume encore... Quel repos que de
sentir notre sort et le sort de l'humanité
tout entière entre ses mains ! Quelle
allégresse donne la certitude qu'un jour
tous ces pauvres êtres qui peinent,
travaillent, gémissent dans le labyrinthe de
leurs erreurs et de leurs doutes seront heureux
comme nous !
Elisabeth le regarda, presque
incrédule:
- Heureux comme
nous !...
répéta-t-elle. Mais non, c'est
impossible !
Il sourit et rencontrant ce
regard
qui reflétait la joie comme le lac profond
la splendeur des cimes :
- Ma chérie !
murmura-t-il, je vais te dire une chose qui
t'étonnera plus encore : heureux, ils
le seront un jour plus que nous !... Plus, du
moins, que nous ne le sommes en cette
journée. Et nous avec eux ! Regarde ce
Mont Blanc, immaculé, splendide, comme il
domine tous les contreforts dont il est
entouré ! Eh bien ! ne le
comprends-tu pas ? C'est ainsi que l'amour
divin domine notre amour. À mesure que nous
gravirons le sentier de la vie, des aspirations
plus hautes s'éveilleront en nous. Le
bonheur suprême pour l'humanité, - la
pauvre meurtrie, battue si longtemps par la
tempête, - ce sera l'étreinte du Dieu
qui l'a aimée et qui s'est sacrifié
lui-même pour elle. Les tragédies des
vies humaines ne se terminent point ici-bas.
À peine en voyons-nous se dérouler le
premier acte. Aux premières pages,
tracées en lettres de sang, en
succéderont des milliers et des milliers
d'autres, écrites en lettres de lumière. Ils
s'achèveront, ces drames, ou plutôt se
continueront dans la Genève céleste,
au bord des lacs du Paradis...
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