Mes nouveaux compagnons de
captivité étaient très
brutaux. La plupart étaient là pour
vol ou autres méfaits, et ils continuaient
leur métier même sous les verrous.
Rien ne leur était sacré, pas
même la vie des autres détenus. Les
horribles scènes que je vis m'ont
laissé une impression ineffaçable.
Personnellement, je n'eus à me plaindre de
personne, car je gagnai aussitôt les coeurs
par ma façon de les aborder et de
m'accommoder à leur vie. Tous me prirent
sous leur protection, voici comment : Un jour,
on nous amena une
« connaissance » qui
apparemment jouissait d'une grande autorité
parmi les voleurs ; il entra avec assurance,
presque avec arrogance ; il interpella
aussitôt tel et tel et prit le haut du
pavé. Il n'y en avait plus que pour lui.
Quand il entendit ma voix, il s'approcha de moi, me
tourna vers la lumière et me dit :
- Comment ! Vous ici ! Comment
cela se fait-il ?
Il me secoua la main comme à une
vieille connaissance, et comme je ne me rappelais
pas bien où nous nous étions vus, il
me dit :
- C'est bien vous qui m'avez laissé
courir à la gare de Rostow, quand nous vous
avions pris votre valise?
- Oui, c'est moi.
Au temps de la famine, je faisais un voyage
avec mon beau-frère, et nous transportions
avec nous quatre valises. À Rostow, la gare
était pleine de monde et, dans la presse,
sous les yeux de la police, une bande de voleurs
nous assaillit, nous arracha les objets des mains
et prit le large. Je poursuivis un des voleurs, il
disparut derrière un wagon, je rampai
par-dessous et le saisis au collet si solidement
qu'il ne put se dégager. Mon prisonnier me
dit alors : « Laissez-moi partir, je
pourrai un jour vous rendre un très grand
service. Et si vous ne me lâchez pas,
ça ne vous servira quand même de rien,
car vous ne retrouverez pas vos
valises ».
Or, voici que ce voleur se retrouvait en
prison avec moi.
- Eh bien ! dit-il, maintenant, je vais
vous montrer ma reconnaissance. Même si on
vous met dans une autre prison, je m'arrangerai de
telle sorte que les voleurs ne vous toucheront
pas.
Il s'attendrit même, il me demanda
pardon. Il a du reste tenu parole aussi longtemps
qu'il vécut. Car les prisonniers ont entre
eux une correspondance secrète et passent
des nouvelles à leurs camarades. Je ne sais
comment ils s'y prennent, mais le fait est qu'ils y
parviennent.
Dans le cachot se trouvaient encore deux
popes et un « Chlyst »
(1) qui
prenaient
très fort ombrage de mes entretiens avec les
voleurs. En particulier un abbé, prieur d'un
couvent très important, me prit en grippe et
essaya d'exciter les voleurs contre moi. Mais l'homme
récolte ce qu'il
a semé ; notre prieur en fit
bientôt l'expérience. L'excitation
qu'il cherchait à provoquer se tourna contre
lui. J'avais un Nouveau Testament que des croyants
de la ville avaient réussi à me faire
passer avec des vivres. J' en lisais chaque jour
des portions aux prisonniers et je les leur
expliquais. Le moine contredisait tant qu'il
pouvait, et cela irritait mes amis les voleurs. Un
soir, je remarquai toutes sortes de
préparatifs secrets ; je me couchai
néanmoins et m'endormis bientôt.
Soudain, je suis réveillé par un
tumulte étrange. Un prisonnier contrefait
l'insensé ; il se démène,
crie, crache, va de couchette en couchette et en
arrache les dormeurs. Il s'en prend aussi à
ses camarades, pour qu'on ne voie pas qu'il joue la
comédie. Finalement, il s'approche du pope
et du Chlyst et les fait sortir de leur couchette.
D'une voix tonnante, il leur ordonne de se
déshabiller complètement. Les autres
font chorus. Alors, il les injurie :
- Tu m'as volé mon pantalon, tu m'as
volé ma chemise ! Rends-les tout de
suite !
Les autres entrent dans le jeu et deviennent
très grossiers. Quand l'un des malheureux
fait mine de refuser, on le frappe rudement. Puis
le pseudo-dément ordonne aux trois
ecclésiastiques de se placer comme à
l'autel et de chanter leurs litanies. Quand ils ne
le font pas au gré de leurs
persécuteurs, on les frappe sous le menton,
de sorte qu'ils se mordent la langue jusqu'au sang.
« Dieu, aie pitié de
nous », chantent-ils tous trois d'une
voix piteuse. Puis on les force à se signer,
à prier pour chacun, à sauter,
à danser.
Les pauvres prêtres me faisaient
pitié, mais je ne pouvais intervenir. On les
obligea encore à simuler un enterrement, un
baptême,
l'absolution, la confession, et quand ils ne le
faisaient pas dans les règles, le
dément les obligeait à recommencer la
cérémonie jusqu'à ce qu'il se
déclare satisfait.
Un jour, on nous amena un nouveau compagnon,
c'était un des communistes qui
siégeait au bureau du Guépéou
et qui avait assisté à mes
interrogatoires ; le président l'avait
fait enfermer en vertu de ses pleins pouvoirs. Peu
de temps après, le second vint le rejoindre.
Je leur demandai ce que cela signifiait.
- Nous avons fait tout notre possible, me
dirent-ils, pour vous faire relâcher et nous
avons parlé en votre faveur dans la
commission. Cela nous a rendus suspects et on nous
a enfermés.
Nous avions donc quatre communistes dans
notre cachot. Mais ils n'y restèrent pas
longtemps ; le danger était trop grand
pour eux, les voleurs n'ayant aucun
ménagement pour leurs ennemis. J'en eus un
jour une preuve cruelle.
Un des détenus était un
cosaque qui avait été maire d'une
stanitza au moment où un grand nombre de
personnes y avaient été
exécutées. Un autre cosaque du
même village nous fut un jour amené et
il reconnut l'ancien maire, responsable de ces
exécutions puisque c'était lui qui
avait désigné les victimes. Le nouvel
arrivant raconta la chose à mi-voix aux
autres prisonniers. Le soir, l'un des
détenus s'approcha de l'ancien maire
communiste et lui dit à haute voix
- Pourquoi m'as-tu trahi ?
L'autre le regarda étonné et
lui répondit :
- Je ne te connais pas du tout. Que veux-tu
dire ?
- Comment, dit le voleur, tu ne me reconnais
pas ? Tu m'as trahi et tu n'en sais
rien !
Un second vint encore qui lui dit :
« Tu m'as trahi ! » et un
troisième :
- C'est à cause de toi que mes
parents ont été fusillés.
Ils inventaient ainsi toute sorte de griefs.
L'ancien maire eut beau se défendre et se
fâcher. Ils le battirent comme plâtre
et tous ses efforts pour se protéger et les
apitoyer furent vains.
Ma couchette se trouvait près d'une
fenêtre donnant sur la cour, qui était
entourée d'une haute muraille. Les gens de
la prison me connurent bientôt tous, car
j'avais été enfermé dans plus
d'une cellule. Un soir, on frappa doucement
à la fenêtre.
- Camarade, avez-vous peut-être une
lettre à faire porter ?
Dans l'obscurité, je vis l'ombre d'un
garde rouge debout devant les barreaux. Sa question
me parut louche : ne serait-ce pas un nouveau
piège ? Avec hésitation, je pris
le papier et le crayon qu'il me tendait,
j'écrivis quelques lignes et lui remis le
billet. Or, il me rapporta la réponse.
Dès lors, j'écrivis souvent des
lettres et je reçus confirmation qu'elles
parvenaient à destination. Mon messager les
transmettait fidèlement. Ce fut une grande
joie pour moi d'avoir ainsi des nouvelles des miens
et de mes frères en la foi.
Le Guépéou n'obtenait pas avec moi
les résultats désirés.
J'invoquais toujours les lois et on ne trouvait pas
de motifs de me condamner. Alors on eut recours
à d'autres moyens fort
énergiques.
- Vous serez relâché, car vous
êtes innocent ; nous vous avons bien
examiné, vous n'êtes pas un hypocrite,
me dirent-ils quand je reparus à
l'interrogatoire. Cela nous plaît que vous
disiez si franchement la vérité.
Ils commencèrent à me vanter
et ils m'offrirent tous les droits d'un membre des
soviets, si je me mettais à leur
service.
- Nous vous promettons un beau traitement,
me dit le président.
- Non, je ne puis entrer dans cette
combinaison, répliquai-je.
- Bien sûr, vous ne le pouvez pas,
vous êtes évangéliste et votre
place n'est pas avec nous. Mais faites-nous rapport
sur tous les évangélistes,
indiquez-nous ceux qu'on exclut de vos
communautés et ceux qu'on y reçoit,
prenez des notes sur leur vie
précédente et sur leur situation
actuelle, ce qu'ils possédaient autrefois, quelle
était leur
influence, s'ils ont changé, etc. Pour ce
rapport, vous aurez une belle
récompense.
- Non, répondis-je, je ne suis pas un
traître et je ne veux pas livrer mes
frères entre vos mains.
Le combat reprit de plus belle. Après
mainte tentative inutile, ils mirent devant moi un
tas d'argent et me dirent :
- C'est vrai, ça, vous ne pouvez le
faire, mais voyagez pour nous, faites de
l'agitation, dites du bien du gouvernement dans vos
discours. Tout cet argent, nous vous le donnons
pour votre oeuvre, pour vos voyages, vos
réunions, votre entretien. Nous vous
donnerons des pouvoirs illimités, tout sera
à votre service et vous pourrez tenir des
réunions plus facilement que n'importe qui,
pourvu que vous parliez en notre faveur.
- Nous ne prêchons pas le gouvernement
des soviets, ni le tsar, ni les rois, nous
prêchons Jésus-Christ. Nous
annonçons à nos auditeurs, non pas la
prospérité et les richesses
d'ici-bas, mais le salut de l'âme et la vie
éternelle.
Voyant qu'il n'y avait rien à faire,
ils me mirent dans un endroit que je ne puis
décrire. J'ai dû promettre, sous de
terribles menaces, de n'en parler à
personne ; sinon ils m'auraient
impitoyablement mis à mort. je n'en ai rien
dit à personne en Russie, mes proches
mêmes n'en savent rien. je passai huit heures
dans cet enfer empesté, et quand on m'en
ressortit, j'étais près de perdre la
tête. Mes pensées commençaient
à se troubler et je ne pus remonter seul
l'escalier. On me mena de nouveau dans mon cachot,
je me jetai sur ma couche en frissonnant de
dégoût et de terreur. Ce furent les
heures les plus sombres de ma détention.
J'étais au désespoir. Mais
Dieu, dans Sa bonté, m'a fait la grâce
de ne jamais douter de Son amour. Il m'a soutenu
pendant ces heures douloureuses et m'a
réconforté par un sentiment
très fort de Sa présence, de sorte
que je pris le dessus et que je retrouvai de la
joie à vivre et à Le servir dans ma
prison. À Lui soit gloire et
reconnaissance !
Ensuite, on prit mes empreintes digitales et
le fus mené du Guépéou
à la prison de la ville, pour être
transféré de là dans la
capitale du Caucase. Je dus attendre qu'il y
eût un nombre suffisant de prisonniers
à transporter, ce qui se faisait par train
de marchandises. Dans la prison de la ville, on
avait un peu plus de liberté ; je pus
recevoir des visites, et mes frères en la
foi réussirent à recueillir assez
d'argent pour payer mon voyage et celui d'un
gardien, de sorte qu'on me laissa voyager, sous
bonne escorte, dans un train ordinaire. Mon
surveillant se montra très accommodant. Il
me laissa passer une nuit chez des croyants, de
sorte que je pus écrire à la maison.
Puis nous partîmes pour X. Là aussi
mon gardien s'arrangea pour que je pusse loger chez
des croyants.
Ma situation était sérieuse,
car, à l'instance supérieure, les
juges étaient très
sévères. Il fallait être
très prudent, chaque mot était
important. Le premier interrogatoire se passa bien.
Dans le cachot, les mesures étaient
très strictes, les détenus
étaient sous étroite surveillance et
sans aucune communication avec l'extérieur.
On ne laissait entrer que la nourriture, fournie
par des amis. Dans le local se trouvaient onze
personnes, tous des gens cultivés, des
médecins, des juristes, ainsi que l'ancien
gouverneur de Charkow. En entrant, je dis :
- Bonjour, camarades !
Tous déposèrent leur cuiller,
car ils étaient en train de manger leur
soupe dans des écuelles de fer-blanc, et ils
tournèrent la tête vers moi. je leur
tendis à tous la main et leur demandai
comment ils allaient. Tous étaient
inculpés de menées politiques.
Aussitôt ils me donnèrent une cuiller,
je m'assis à côté d'eux et
m'entretins pendant le repas avec mon voisin. Tout
à coup, un des détenus se leva et
s'écria :
- Comment, vous êtes un
frère ? vous êtes aussi un
frère ?
- Oui, et toi, qui es-tu ?
- Je suis en prison pour mes convictions
chrétiennes. J'étais soldat, mais
j'ai rendu mon fusil. On voulait me le faire
reprendre de force, mais je leur dis :
« Alors, c'est vous que j'abats les
premiers, car devant Dieu, c'est égal si je
tue un commissaire soviétique ou un ennemi.
Jésus a dit de remettre l'épée
au fourreau, moi je ne veux plus de mon
fusil ». C'est pourquoi j'ai
été arrêté.
J'eus là de beaux jours, nous avions
des conversations très animées et de
nombreuses occasions de rendre témoignage au
Sauveur. Pour moi, c'était un renouveau de
frayer avec des gens bien élevés
après les mois passés au milieu des
grossiers propos des voleurs. Notre prison
était propre et claire, nous avions des lits
pourvus, non de matelas, mais de paillasses.
C'était quand même mieux que les dures
couchettes de planches ! Le seul
inconvénient, c'étaient les punaises
qui pullulaient et nous tourmentaient
terriblement.
Je passai deux mois dans cette prison,
transféré continuellement d'un local
dans un autre pour m'empêcher de faire de la
propagande. Une nuit, à onze heures et
demie, je fus appelé au bureau.
- Il va se passer quelque chose, dirent tous
mes camarades lorsque la porte s'ouvrit et qu'un
tchékiste apparut. Il est possible que cette
nuit, on nous mette à mort.
Le local s'emplit d'agitation. Puis quand on
vint me prendre, tous voulurent me dire adieu,
fermement persuadés que je ne reviendrais
plus. Moi, j'étais plus rassuré,
convaincu que je n'allais pas à la mort.
Accompagné de deux gardes, je fus introduit
dans une belle grande salle. Les tchékistes
étaient assis à une table, le
président était assisté d'un
prêtre à la longue soutane et aux
cheveux longs. L'interrogatoire était
minutieusement préparé ; on
avait dressé une liste de questions à
me poser. Je dis au président :
- Camarade président, j'aimerais vous
prier de laisser de côté cette liste.
Je ne me soucie pas de politique ;
interrogez-moi dans le domaine religieux. C'est de
propagande religieuse que je suis incriminé.
Sur ce sujet, je répondrai à tout ce
que vous voudrez.
Ils eurent beau me menacer, je me contentai
de répondre :
- Je regrette, citoyens, que vous teniez
séance si tard à cause de moi ;
je ne suis pas un criminel et je ne fais que
prêcher ce que je vous dis, à vous
aussi : « Convertissez-vous à
Dieu ! » Pas besoin de tenir des
séances de nuit pour
m'interroger !
Malgré leurs sourires ironiques, ils
me laissèrent parler. Comme je ne me
laissais pas prendre à leurs questions, le
président fit signe à son acolyte, le
pope, de m'interroger dans le domaine religieux. Le
prêtre alla chercher une
grosse Bible russe et me demanda si je croyais tout
ce qui y est écrit.
- Oui, je crois tout, de la première
à la dernière page, car il est bien
des choses là-dedans dont j'ai fait
l'expérience personnelle.
- Mais elle se contredit ; et les
hommes ne peuvent pas vivre comme la Bible
l'enseigne !
- Au contraire, répondis-je, ils
vivent exactement de la manière qui y est
décrite ; ils vivent dans leur honte et
leur péché, et Dieu cherche à
les sauver de leur état misérable.
C'est de Dieu et du péché du monde
que parle la Bible.
- Mais, dit-il, la Bible se contredit.
- Ce n'est pas la Bible qui se contredit,
c'est la vie des hommes qui contredit la
Bible.
- Eh bien ! je vais tout de suite vous
mettre dans l'embarras. Pensez-vous que Dieu a
créé le monde en six
jours ?
- Étaient-ce six jours comme nous
l'entendons maintenant, ou étaient-ce six
millions, ça m'est tout à fait
égal, et je ne me casse pas la tête
pour le savoir, car j'ai un Dieu pour lequel mille
ans sont comme un jour.
- Ainsi, vous pensez comme nous !
- Non, pas comme vous, mais comme la Bible
l'enseigne.
- Alors, la question est résolue, dit
le prêtre, vous ne croyez pas aux six
jours.
Puis il continua :
- Et votre Dieu même se contredit, il
n'a pas su bien compter. Il n'a pas prévu
qu'il y aurait des communistes qui sauraient mieux
calculer que lui et qui le corrigeraient. Dieu a
dit, n'est-ce pas ? « Que la
lumière soit », et la
lumière fut. Or, on lit tôt
après :
« Le quatrième jour, il
créa le soleil, la lune et les
étoiles ». C'est en
complète contradiction. Car comment
pouvait-il compter ces quatre jours sans le
soleil ? Et on n'a pas besoin de créer
la lumière quand elle existe
déjà !
- C'est très simple, lui
répondis-je. Dieu lui-même
était la lumière et Il a donné
des lois à la terre par le moyen du soleil,
de la lune et des étoiles.
Nous restâmes longtemps à
batailler là-dessus, puis il me
demanda :
- Où Dieu était-il avant la
création de ce monde et de tout
l'univers ?
Je lui posai la contre question
- Est-ce que vous ne croyez donc pas en
Dieu ?
- Non, pas du tout.
- Alors, selon vous, il n'y a pas de
Créateur ?
- Non !
- Bon ! alors, avant que je vous
réponde où Dieu était,
dites-moi : Où étiez-vous
vous-même ? D'où vient
l'homme ? Il nous faut pourtant venir de
quelque part !
L'entretien allait se prolonger, mais le
président y coupa court quand il vit que son
collègue n'en sortait pas. Le pope m'avait
encore posé diverses questions :
- Où Caïn a-t-il pris
femme ? Comment Josué a-t-il
arrêté le soleil ? Comment Jonas
a-t-il pu vivre trois jours dans le ventre de la
baleine ? - et bien d'autres encore.
- Pour ne pas reprendre les questions les
unes après les autres, désirez-vous
peut-être que je réponde en
bloc ? demandai-je.
- Oui, oui, ça ira plus vite,
répondez d'un seul coup !
À ce moment, le président de
la tchéka s'énerva tellement qu'il se
leva d'un bond et cria à son
collègue :
- Que tu es stupide ! Est-ce que tu ne
vois pas que ce vilain merle passe à travers
tous les barreaux de ta trappe, et qu'il a
réponse à tout ? C'est lui qui
va te serrer de près et c'est toi qui vas
être bien embarrassé !
Et, d'une voix méchante, il
ordonna :
- Emmenez le prisonnier et jetez-le dans le
dernier des trous.
On m'enferma alors dans un vrai trou,
où je ne pouvais ni me coucher, ni
m'asseoir, ni me tenir debout, serré que
j'étais entre le mur et la porte. Je
m'accroupis tant bien que mal, mais je n'y restai
qu'une demi-heure au plus. J'y aurais presque
étouffé. Vers le matin, on me ramena
dans ma cellule.
- Eh ! dis-je en y rentrant, vous aviez
sans doute perdu tout espoir Presque tout le temps,
j'ai été à batailler avec
eux.
- Quel courage vous avez eu ! Nous
attendions ici tout tremblants qu'on vienne aussi
nous chercher.
Je demandai à mes compagnons s'ils
avaient prié pour moi ; le jeune
frère russe me dit :
- Oui, nous avons prié.
Dans les locaux d'arrêts du
Guépéou, on ne laisse entrer aucune
Bible. Quand on vous fouille, on vous prend tout,
livres, papier, crayon ; mais les croyants de
la ville qui m'envoyaient à manger m'avaient
fait passer une Bible en russe. Ce fut pour nous un
grand réconfort. Seulement, il y avait dans
notre cachot un espion, ce dont nous ne nous
doutions pas. La police a souvent recours à
ce procédé. On enferme ensemble dans
une cellule pour une semaine plusieurs personnes,
et on met avec elles un communiste qui se fait passer
pour un détenu
comme un autre ; il a pour tâche
d'observer et de rapporter tout ce que les
prisonniers disent et font. Souvent la police est
ainsi informée de bien des choses, vu qu'on
n'a aucune défiance envers ce faux
compagnon. Ces espions ont ainsi trahi et fait
condamner bien des gens qui ne se sont pas
doutés comment les autorités
étaient renseignées.
À nos cultes familiers prenaient part
presque tous les occupants de la cellule. Un
communiste en fut si ému, que le
président fut informé que j'avais une
Bible. Cela fit du tapage et je fus de nouveau
ramené au bureau pour un interrogatoire. On
ne put rien me faire dire de nouveau, et je me
rendis compte ensuite que j'avais comparu pour la
dernière fois. Pendant les semaines
suivantes, on me photographia de face et de profil,
avec et sans barbe. Puis on attendit que mes poils
eussent de nouveau poussé. On prit de moi
des portraits avec les expressions les plus
diverses, et on les conserva aux archives. On me
faisait parfois changer de cellule, puis on me
ramenait à l'ancienne. On ne me laissait pas
sortir comme les autres pour travailler. Un jour,
le geôlier en chef entra et me demanda si je
n'avais pas un livre défendu.
- Quel livre ? lui demandai-je.
- Quel livre ? vous le savez fort
bien ! Vous l'appelez la Bible.
Donnez-le-moi.
- Non, je ne me séparerai pas de la
Parole de Dieu.
- C'est un ordre du président du
Guépéou. - Et il me porta un coup
violent qui me fit chanceler.
- Je n'obéirai pas à cet
ordre, je ne vous livrerai pas ma Bible. Vous
pouvez rester là à l'attendre aussi
longtemps que vous voudrez.
En jurant, le geôlier sortit et
m'envoya aussitôt deux tchékistes qui me
donnèrent rudement l'ordre de leur livrer ma
Bible. Je leur répliquai aussi :
- J'ai dit que je ne livrerais pas cette
Bible ; elle m'appartient. Pour vous, c'est un
livre comme un autre ; pour moi, c'est la
règle de ma vie. Je ne la donnerai en aucun
cas, même sur l'ordre de la plus haute
autorité.
- Alors, nous vous la prendrons de
force ! Et d'un bond, un des tchékistes
m'arracha la Bible des mains et la déchira
en deux. C'est ainsi qu'on me ravit mon plus cher
trésor. Mais ce que la Bible m'avait
donné, on ne pouvait me l'enlever.
Le tribunal me restitua cette Bible,
recollée, deux ans plus tard.
Peu de temps après, les
détenus quittèrent la prison, les uns
après les autres. Ce qu'ils sont devenus, je
ne sais. On transféra le frère russe
dans la prison principale. Chose étrange,
dans la prison, chacun était au courant de
ce qui se passait dans les différentes
cellules ; on savait qui arrivait, qui
partait. Les détenus avaient arrangé
un ingénieux téléphone qui
reliait tous les locaux et chaque nuit, on
s'entretenait des faits du jour.
Je restai encore assez longtemps dans ce
cachot, jusqu'à ce que ma barbe eût
repoussé ; un jour arriva l'ordre de me
tenir prêt pour être transporté
plus loin. J'appris qu'on voulait m'envoyer dans le
trop fameux couvent de Solowetzki, d'où peu
de gens sont sortis vivants. Mais auparavant, je
devais encore passer quelque temps dans la prison
principale de la capitale caucasique.
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