Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XXIII

En prison avec les voleurs.

-------

 Mes nouveaux compagnons de captivité étaient très brutaux. La plupart étaient là pour vol ou autres méfaits, et ils continuaient leur métier même sous les verrous. Rien ne leur était sacré, pas même la vie des autres détenus. Les horribles scènes que je vis m'ont laissé une impression ineffaçable. Personnellement, je n'eus à me plaindre de personne, car je gagnai aussitôt les coeurs par ma façon de les aborder et de m'accommoder à leur vie. Tous me prirent sous leur protection, voici comment : Un jour, on nous amena une « connaissance » qui apparemment jouissait d'une grande autorité parmi les voleurs ; il entra avec assurance, presque avec arrogance ; il interpella aussitôt tel et tel et prit le haut du pavé. Il n'y en avait plus que pour lui. Quand il entendit ma voix, il s'approcha de moi, me tourna vers la lumière et me dit :
- Comment ! Vous ici ! Comment cela se fait-il ?

Il me secoua la main comme à une vieille connaissance, et comme je ne me rappelais pas bien où nous nous étions vus, il me dit :
- C'est bien vous qui m'avez laissé courir à la gare de Rostow, quand nous vous avions pris votre valise?
- Oui, c'est moi.

Au temps de la famine, je faisais un voyage avec mon beau-frère, et nous transportions avec nous quatre valises. À Rostow, la gare était pleine de monde et, dans la presse, sous les yeux de la police, une bande de voleurs nous assaillit, nous arracha les objets des mains et prit le large. Je poursuivis un des voleurs, il disparut derrière un wagon, je rampai par-dessous et le saisis au collet si solidement qu'il ne put se dégager. Mon prisonnier me dit alors : « Laissez-moi partir, je pourrai un jour vous rendre un très grand service. Et si vous ne me lâchez pas, ça ne vous servira quand même de rien, car vous ne retrouverez pas vos valises ».
Or, voici que ce voleur se retrouvait en prison avec moi.
- Eh bien ! dit-il, maintenant, je vais vous montrer ma reconnaissance. Même si on vous met dans une autre prison, je m'arrangerai de telle sorte que les voleurs ne vous toucheront pas.

Il s'attendrit même, il me demanda pardon. Il a du reste tenu parole aussi longtemps qu'il vécut. Car les prisonniers ont entre eux une correspondance secrète et passent des nouvelles à leurs camarades. Je ne sais comment ils s'y prennent, mais le fait est qu'ils y parviennent.

Dans le cachot se trouvaient encore deux popes et un « Chlyst » (1) qui prenaient très fort ombrage de mes entretiens avec les voleurs. En particulier un abbé, prieur d'un couvent très important, me prit en grippe et essaya d'exciter les voleurs contre moi. Mais l'homme récolte ce qu'il a semé ; notre prieur en fit bientôt l'expérience. L'excitation qu'il cherchait à provoquer se tourna contre lui. J'avais un Nouveau Testament que des croyants de la ville avaient réussi à me faire passer avec des vivres. J' en lisais chaque jour des portions aux prisonniers et je les leur expliquais. Le moine contredisait tant qu'il pouvait, et cela irritait mes amis les voleurs. Un soir, je remarquai toutes sortes de préparatifs secrets ; je me couchai néanmoins et m'endormis bientôt. Soudain, je suis réveillé par un tumulte étrange. Un prisonnier contrefait l'insensé ; il se démène, crie, crache, va de couchette en couchette et en arrache les dormeurs. Il s'en prend aussi à ses camarades, pour qu'on ne voie pas qu'il joue la comédie. Finalement, il s'approche du pope et du Chlyst et les fait sortir de leur couchette. D'une voix tonnante, il leur ordonne de se déshabiller complètement. Les autres font chorus. Alors, il les injurie :
- Tu m'as volé mon pantalon, tu m'as volé ma chemise ! Rends-les tout de suite !

Les autres entrent dans le jeu et deviennent très grossiers. Quand l'un des malheureux fait mine de refuser, on le frappe rudement. Puis le pseudo-dément ordonne aux trois ecclésiastiques de se placer comme à l'autel et de chanter leurs litanies. Quand ils ne le font pas au gré de leurs persécuteurs, on les frappe sous le menton, de sorte qu'ils se mordent la langue jusqu'au sang. « Dieu, aie pitié de nous », chantent-ils tous trois d'une voix piteuse. Puis on les force à se signer, à prier pour chacun, à sauter, à danser.

Les pauvres prêtres me faisaient pitié, mais je ne pouvais intervenir. On les obligea encore à simuler un enterrement, un baptême, l'absolution, la confession, et quand ils ne le faisaient pas dans les règles, le dément les obligeait à recommencer la cérémonie jusqu'à ce qu'il se déclare satisfait.

Un jour, on nous amena un nouveau compagnon, c'était un des communistes qui siégeait au bureau du Guépéou et qui avait assisté à mes interrogatoires ; le président l'avait fait enfermer en vertu de ses pleins pouvoirs. Peu de temps après, le second vint le rejoindre. Je leur demandai ce que cela signifiait.
- Nous avons fait tout notre possible, me dirent-ils, pour vous faire relâcher et nous avons parlé en votre faveur dans la commission. Cela nous a rendus suspects et on nous a enfermés.

Nous avions donc quatre communistes dans notre cachot. Mais ils n'y restèrent pas longtemps ; le danger était trop grand pour eux, les voleurs n'ayant aucun ménagement pour leurs ennemis. J'en eus un jour une preuve cruelle.
Un des détenus était un cosaque qui avait été maire d'une stanitza au moment où un grand nombre de personnes y avaient été exécutées. Un autre cosaque du même village nous fut un jour amené et il reconnut l'ancien maire, responsable de ces exécutions puisque c'était lui qui avait désigné les victimes. Le nouvel arrivant raconta la chose à mi-voix aux autres prisonniers. Le soir, l'un des détenus s'approcha de l'ancien maire communiste et lui dit à haute voix
- Pourquoi m'as-tu trahi ?

L'autre le regarda étonné et lui répondit :
- Je ne te connais pas du tout. Que veux-tu dire ?
- Comment, dit le voleur, tu ne me reconnais pas ? Tu m'as trahi et tu n'en sais rien !

Un second vint encore qui lui dit : « Tu m'as trahi ! » et un troisième :
- C'est à cause de toi que mes parents ont été fusillés.

Ils inventaient ainsi toute sorte de griefs. L'ancien maire eut beau se défendre et se fâcher. Ils le battirent comme plâtre et tous ses efforts pour se protéger et les apitoyer furent vains.

Ma couchette se trouvait près d'une fenêtre donnant sur la cour, qui était entourée d'une haute muraille. Les gens de la prison me connurent bientôt tous, car j'avais été enfermé dans plus d'une cellule. Un soir, on frappa doucement à la fenêtre.
- Camarade, avez-vous peut-être une lettre à faire porter ?

Dans l'obscurité, je vis l'ombre d'un garde rouge debout devant les barreaux. Sa question me parut louche : ne serait-ce pas un nouveau piège ? Avec hésitation, je pris le papier et le crayon qu'il me tendait, j'écrivis quelques lignes et lui remis le billet. Or, il me rapporta la réponse. Dès lors, j'écrivis souvent des lettres et je reçus confirmation qu'elles parvenaient à destination. Mon messager les transmettait fidèlement. Ce fut une grande joie pour moi d'avoir ainsi des nouvelles des miens et de mes frères en la foi.




XXIV

Dans la capitale du Caucase.


Le Guépéou n'obtenait pas avec moi les résultats désirés. J'invoquais toujours les lois et on ne trouvait pas de motifs de me condamner. Alors on eut recours à d'autres moyens fort énergiques.
- Vous serez relâché, car vous êtes innocent ; nous vous avons bien examiné, vous n'êtes pas un hypocrite, me dirent-ils quand je reparus à l'interrogatoire. Cela nous plaît que vous disiez si franchement la vérité.

Ils commencèrent à me vanter et ils m'offrirent tous les droits d'un membre des soviets, si je me mettais à leur service.
- Nous vous promettons un beau traitement, me dit le président.
- Non, je ne puis entrer dans cette combinaison, répliquai-je.
- Bien sûr, vous ne le pouvez pas, vous êtes évangéliste et votre place n'est pas avec nous. Mais faites-nous rapport sur tous les évangélistes, indiquez-nous ceux qu'on exclut de vos communautés et ceux qu'on y reçoit, prenez des notes sur leur vie précédente et sur leur situation actuelle, ce qu'ils possédaient autrefois, quelle était leur influence, s'ils ont changé, etc. Pour ce rapport, vous aurez une belle récompense.
- Non, répondis-je, je ne suis pas un traître et je ne veux pas livrer mes frères entre vos mains.

Le combat reprit de plus belle. Après mainte tentative inutile, ils mirent devant moi un tas d'argent et me dirent :
- C'est vrai, ça, vous ne pouvez le faire, mais voyagez pour nous, faites de l'agitation, dites du bien du gouvernement dans vos discours. Tout cet argent, nous vous le donnons pour votre oeuvre, pour vos voyages, vos réunions, votre entretien. Nous vous donnerons des pouvoirs illimités, tout sera à votre service et vous pourrez tenir des réunions plus facilement que n'importe qui, pourvu que vous parliez en notre faveur.
- Nous ne prêchons pas le gouvernement des soviets, ni le tsar, ni les rois, nous prêchons Jésus-Christ. Nous annonçons à nos auditeurs, non pas la prospérité et les richesses d'ici-bas, mais le salut de l'âme et la vie éternelle.

Voyant qu'il n'y avait rien à faire, ils me mirent dans un endroit que je ne puis décrire. J'ai dû promettre, sous de terribles menaces, de n'en parler à personne ; sinon ils m'auraient impitoyablement mis à mort. je n'en ai rien dit à personne en Russie, mes proches mêmes n'en savent rien. je passai huit heures dans cet enfer empesté, et quand on m'en ressortit, j'étais près de perdre la tête. Mes pensées commençaient à se troubler et je ne pus remonter seul l'escalier. On me mena de nouveau dans mon cachot, je me jetai sur ma couche en frissonnant de dégoût et de terreur. Ce furent les heures les plus sombres de ma détention.

J'étais au désespoir. Mais Dieu, dans Sa bonté, m'a fait la grâce de ne jamais douter de Son amour. Il m'a soutenu pendant ces heures douloureuses et m'a réconforté par un sentiment très fort de Sa présence, de sorte que je pris le dessus et que je retrouvai de la joie à vivre et à Le servir dans ma prison. À Lui soit gloire et reconnaissance !

Ensuite, on prit mes empreintes digitales et le fus mené du Guépéou à la prison de la ville, pour être transféré de là dans la capitale du Caucase. Je dus attendre qu'il y eût un nombre suffisant de prisonniers à transporter, ce qui se faisait par train de marchandises. Dans la prison de la ville, on avait un peu plus de liberté ; je pus recevoir des visites, et mes frères en la foi réussirent à recueillir assez d'argent pour payer mon voyage et celui d'un gardien, de sorte qu'on me laissa voyager, sous bonne escorte, dans un train ordinaire. Mon surveillant se montra très accommodant. Il me laissa passer une nuit chez des croyants, de sorte que je pus écrire à la maison. Puis nous partîmes pour X. Là aussi mon gardien s'arrangea pour que je pusse loger chez des croyants.

Ma situation était sérieuse, car, à l'instance supérieure, les juges étaient très sévères. Il fallait être très prudent, chaque mot était important. Le premier interrogatoire se passa bien. Dans le cachot, les mesures étaient très strictes, les détenus étaient sous étroite surveillance et sans aucune communication avec l'extérieur. On ne laissait entrer que la nourriture, fournie par des amis. Dans le local se trouvaient onze personnes, tous des gens cultivés, des médecins, des juristes, ainsi que l'ancien gouverneur de Charkow. En entrant, je dis :
- Bonjour, camarades !

Tous déposèrent leur cuiller, car ils étaient en train de manger leur soupe dans des écuelles de fer-blanc, et ils tournèrent la tête vers moi. je leur tendis à tous la main et leur demandai comment ils allaient. Tous étaient inculpés de menées politiques. Aussitôt ils me donnèrent une cuiller, je m'assis à côté d'eux et m'entretins pendant le repas avec mon voisin. Tout à coup, un des détenus se leva et s'écria :
- Comment, vous êtes un frère ? vous êtes aussi un frère ?
- Oui, et toi, qui es-tu ?
- Je suis en prison pour mes convictions chrétiennes. J'étais soldat, mais j'ai rendu mon fusil. On voulait me le faire reprendre de force, mais je leur dis : « Alors, c'est vous que j'abats les premiers, car devant Dieu, c'est égal si je tue un commissaire soviétique ou un ennemi. Jésus a dit de remettre l'épée au fourreau, moi je ne veux plus de mon fusil ». C'est pourquoi j'ai été arrêté.

J'eus là de beaux jours, nous avions des conversations très animées et de nombreuses occasions de rendre témoignage au Sauveur. Pour moi, c'était un renouveau de frayer avec des gens bien élevés après les mois passés au milieu des grossiers propos des voleurs. Notre prison était propre et claire, nous avions des lits pourvus, non de matelas, mais de paillasses. C'était quand même mieux que les dures couchettes de planches ! Le seul inconvénient, c'étaient les punaises qui pullulaient et nous tourmentaient terriblement.

Je passai deux mois dans cette prison, transféré continuellement d'un local dans un autre pour m'empêcher de faire de la propagande. Une nuit, à onze heures et demie, je fus appelé au bureau.
- Il va se passer quelque chose, dirent tous mes camarades lorsque la porte s'ouvrit et qu'un tchékiste apparut. Il est possible que cette nuit, on nous mette à mort.

Le local s'emplit d'agitation. Puis quand on vint me prendre, tous voulurent me dire adieu, fermement persuadés que je ne reviendrais plus. Moi, j'étais plus rassuré, convaincu que je n'allais pas à la mort. Accompagné de deux gardes, je fus introduit dans une belle grande salle. Les tchékistes étaient assis à une table, le président était assisté d'un prêtre à la longue soutane et aux cheveux longs. L'interrogatoire était minutieusement préparé ; on avait dressé une liste de questions à me poser. Je dis au président :
- Camarade président, j'aimerais vous prier de laisser de côté cette liste. Je ne me soucie pas de politique ; interrogez-moi dans le domaine religieux. C'est de propagande religieuse que je suis incriminé. Sur ce sujet, je répondrai à tout ce que vous voudrez.

Ils eurent beau me menacer, je me contentai de répondre :
- Je regrette, citoyens, que vous teniez séance si tard à cause de moi ; je ne suis pas un criminel et je ne fais que prêcher ce que je vous dis, à vous aussi : « Convertissez-vous à Dieu ! » Pas besoin de tenir des séances de nuit pour m'interroger !

Malgré leurs sourires ironiques, ils me laissèrent parler. Comme je ne me laissais pas prendre à leurs questions, le président fit signe à son acolyte, le pope, de m'interroger dans le domaine religieux. Le prêtre alla chercher une grosse Bible russe et me demanda si je croyais tout ce qui y est écrit.
- Oui, je crois tout, de la première à la dernière page, car il est bien des choses là-dedans dont j'ai fait l'expérience personnelle.
- Mais elle se contredit ; et les hommes ne peuvent pas vivre comme la Bible l'enseigne !
- Au contraire, répondis-je, ils vivent exactement de la manière qui y est décrite ; ils vivent dans leur honte et leur péché, et Dieu cherche à les sauver de leur état misérable. C'est de Dieu et du péché du monde que parle la Bible.
- Mais, dit-il, la Bible se contredit.
- Ce n'est pas la Bible qui se contredit, c'est la vie des hommes qui contredit la Bible.
- Eh bien ! je vais tout de suite vous mettre dans l'embarras. Pensez-vous que Dieu a créé le monde en six jours ?
- Étaient-ce six jours comme nous l'entendons maintenant, ou étaient-ce six millions, ça m'est tout à fait égal, et je ne me casse pas la tête pour le savoir, car j'ai un Dieu pour lequel mille ans sont comme un jour.
- Ainsi, vous pensez comme nous !
- Non, pas comme vous, mais comme la Bible l'enseigne.
- Alors, la question est résolue, dit le prêtre, vous ne croyez pas aux six jours.

Puis il continua :
- Et votre Dieu même se contredit, il n'a pas su bien compter. Il n'a pas prévu qu'il y aurait des communistes qui sauraient mieux calculer que lui et qui le corrigeraient. Dieu a dit, n'est-ce pas ? « Que la lumière soit », et la lumière fut. Or, on lit tôt après :
« Le quatrième jour, il créa le soleil, la lune et les étoiles ». C'est en complète contradiction. Car comment pouvait-il compter ces quatre jours sans le soleil ? Et on n'a pas besoin de créer la lumière quand elle existe déjà !
- C'est très simple, lui répondis-je. Dieu lui-même était la lumière et Il a donné des lois à la terre par le moyen du soleil, de la lune et des étoiles.

Nous restâmes longtemps à batailler là-dessus, puis il me demanda :
- Où Dieu était-il avant la création de ce monde et de tout l'univers ?

Je lui posai la contre question
- Est-ce que vous ne croyez donc pas en Dieu ?
- Non, pas du tout.
- Alors, selon vous, il n'y a pas de Créateur ?
- Non !
- Bon ! alors, avant que je vous réponde où Dieu était, dites-moi : Où étiez-vous vous-même ? D'où vient l'homme ? Il nous faut pourtant venir de quelque part !

L'entretien allait se prolonger, mais le président y coupa court quand il vit que son collègue n'en sortait pas. Le pope m'avait encore posé diverses questions :
- Où Caïn a-t-il pris femme ? Comment Josué a-t-il arrêté le soleil ? Comment Jonas a-t-il pu vivre trois jours dans le ventre de la baleine ? - et bien d'autres encore.
- Pour ne pas reprendre les questions les unes après les autres, désirez-vous peut-être que je réponde en bloc ? demandai-je.
- Oui, oui, ça ira plus vite, répondez d'un seul coup !

À ce moment, le président de la tchéka s'énerva tellement qu'il se leva d'un bond et cria à son collègue :
- Que tu es stupide ! Est-ce que tu ne vois pas que ce vilain merle passe à travers tous les barreaux de ta trappe, et qu'il a réponse à tout ? C'est lui qui va te serrer de près et c'est toi qui vas être bien embarrassé !

Et, d'une voix méchante, il ordonna :
- Emmenez le prisonnier et jetez-le dans le dernier des trous.

On m'enferma alors dans un vrai trou, où je ne pouvais ni me coucher, ni m'asseoir, ni me tenir debout, serré que j'étais entre le mur et la porte. Je m'accroupis tant bien que mal, mais je n'y restai qu'une demi-heure au plus. J'y aurais presque étouffé. Vers le matin, on me ramena dans ma cellule.
- Eh ! dis-je en y rentrant, vous aviez sans doute perdu tout espoir Presque tout le temps, j'ai été à batailler avec eux.
- Quel courage vous avez eu ! Nous attendions ici tout tremblants qu'on vienne aussi nous chercher.

Je demandai à mes compagnons s'ils avaient prié pour moi ; le jeune frère russe me dit :
- Oui, nous avons prié.

Dans les locaux d'arrêts du Guépéou, on ne laisse entrer aucune Bible. Quand on vous fouille, on vous prend tout, livres, papier, crayon ; mais les croyants de la ville qui m'envoyaient à manger m'avaient fait passer une Bible en russe. Ce fut pour nous un grand réconfort. Seulement, il y avait dans notre cachot un espion, ce dont nous ne nous doutions pas. La police a souvent recours à ce procédé. On enferme ensemble dans une cellule pour une semaine plusieurs personnes, et on met avec elles un communiste qui se fait passer pour un détenu comme un autre ; il a pour tâche d'observer et de rapporter tout ce que les prisonniers disent et font. Souvent la police est ainsi informée de bien des choses, vu qu'on n'a aucune défiance envers ce faux compagnon. Ces espions ont ainsi trahi et fait condamner bien des gens qui ne se sont pas doutés comment les autorités étaient renseignées.

À nos cultes familiers prenaient part presque tous les occupants de la cellule. Un communiste en fut si ému, que le président fut informé que j'avais une Bible. Cela fit du tapage et je fus de nouveau ramené au bureau pour un interrogatoire. On ne put rien me faire dire de nouveau, et je me rendis compte ensuite que j'avais comparu pour la dernière fois. Pendant les semaines suivantes, on me photographia de face et de profil, avec et sans barbe. Puis on attendit que mes poils eussent de nouveau poussé. On prit de moi des portraits avec les expressions les plus diverses, et on les conserva aux archives. On me faisait parfois changer de cellule, puis on me ramenait à l'ancienne. On ne me laissait pas sortir comme les autres pour travailler. Un jour, le geôlier en chef entra et me demanda si je n'avais pas un livre défendu.
- Quel livre ? lui demandai-je.
- Quel livre ? vous le savez fort bien ! Vous l'appelez la Bible. Donnez-le-moi.
- Non, je ne me séparerai pas de la Parole de Dieu.
- C'est un ordre du président du Guépéou. - Et il me porta un coup violent qui me fit chanceler.
- Je n'obéirai pas à cet ordre, je ne vous livrerai pas ma Bible. Vous pouvez rester là à l'attendre aussi longtemps que vous voudrez.

En jurant, le geôlier sortit et m'envoya aussitôt deux tchékistes qui me donnèrent rudement l'ordre de leur livrer ma Bible. Je leur répliquai aussi :
- J'ai dit que je ne livrerais pas cette Bible ; elle m'appartient. Pour vous, c'est un livre comme un autre ; pour moi, c'est la règle de ma vie. Je ne la donnerai en aucun cas, même sur l'ordre de la plus haute autorité.
- Alors, nous vous la prendrons de force ! Et d'un bond, un des tchékistes m'arracha la Bible des mains et la déchira en deux. C'est ainsi qu'on me ravit mon plus cher trésor. Mais ce que la Bible m'avait donné, on ne pouvait me l'enlever.

Le tribunal me restitua cette Bible, recollée, deux ans plus tard.

Peu de temps après, les détenus quittèrent la prison, les uns après les autres. Ce qu'ils sont devenus, je ne sais. On transféra le frère russe dans la prison principale. Chose étrange, dans la prison, chacun était au courant de ce qui se passait dans les différentes cellules ; on savait qui arrivait, qui partait. Les détenus avaient arrangé un ingénieux téléphone qui reliait tous les locaux et chaque nuit, on s'entretenait des faits du jour.

Je restai encore assez longtemps dans ce cachot, jusqu'à ce que ma barbe eût repoussé ; un jour arriva l'ordre de me tenir prêt pour être transporté plus loin. J'appris qu'on voulait m'envoyer dans le trop fameux couvent de Solowetzki, d'où peu de gens sont sortis vivants. Mais auparavant, je devais encore passer quelque temps dans la prison principale de la capitale caucasique.

1 Adhérent d'une secte secrète très répandue dans l'Église russe. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant