Quand on me transféra à la
prison principale, les rues étaient pleines
de monde et les trams s'y ouvraient à
grand-peine un passage en agitant
frénétiquement leur sonnette. Au
milieu de cette foule libre et tumultueuse, trois
gardes rouges, baïonnette au canon, me
menaient captif, offert en spectacle à la
curiosité publique. Des enfants couraient
après nous, se moquant et nous montrant du
doigt. Péniblement, je portais mon maigre
ballot, tout mon avoir. Après les rues
populeuses, nous arrivâmes à la place
du marché où régnait la plus
grande animation. Des femmes et des jeunes filles
en robes de couleur, aux manches brodées, un
mouchoir noué autour du cou, bavardaient et
riaient aux éclats. Des paysans barbus
tiraient de leurs carrioles garnies de paille du
beurre et des oeufs. Des servantes et des femmes du
peuple marchandaient âprement avec des Juifs
roublards qui, dans leurs sordides boutiques,
offraient de tout au monde, des harengs et du
savon, des lacets de soulier et des boutons, des
dentelles et des soieries. Ce n'étaient que
cris, rires et propos confus. Mon sac pesait
lourdement sur mes épaules fatiguées,
et mes jambes, affaiblies par
les privations et la captivité, me
semblaient de plomb. Malheur à moi, si je
ralentissais le pas ! Les gardes rouges me
poussaient brutalement en avant.
En me voyant ainsi passer, les gens
s'arrêtaient, nous regardaient curieusement
et secouaient la tête. Des
maraîchères, prises de pitié,
faisaient le poing aux gardes et me jetaient du
pain et des fruits, mais je ne pouvais les
ramasser. J'entendais des jurons partir à
l'adresse de mon escorte, et quelques femmes
coururent après moi pour me mettre leurs
cadeaux dans les mains. Enfin, après une
course de sept kilomètres qui me sembla
interminable, je vis surgir dans le lointain, bien
loin des jolies maisons de la ville, un grand
bâtiment de cinq étages, sombre,
solitaire et menaçant : la prison. Elle
était entourée d'une haute muraille
qu'on franchissait par un portail monumental.
D'innombrables petites fenêtres, pareilles
à autant d'orbites vides en des crânes
décharnés, semblaient guetter de
nouvelles victimes. Au-dessus du sinistre
bâtiment, le ciel bleu riait. Les bouleaux,
des deux côtés du chemin, avaient
revêtu leur parure légère et
balançaient comme pour un ballet de
fête leurs souples rameaux. Les alouettes
chantaient dans les airs, et, sur le toit, des
tourterelles roucoulaient et se becquetaient. Je
buvais à longs traits cet air pur dont
j'avais été si longtemps
privé, et je me grisais de cette illusion de
liberté avant de disparaître de
nouveau dans le gouffre de la prison.
Devant la porte, je trouvai une bande de
compagnons d'infortune, victimes comme moi des
persécutions ; ils portaient leur sac
d'effets sur le dos, et leurs habits sentaient
l'humidité des prisons, tandis que sur leurs
visages amaigris la
détention avait creusé des ombres
profondes. Des clés cliquetèrent, la
porte grinça sur ses gonds, toutefois, on ne
laissa entrer les prisonniers qu'un à un.
Les autres se couchèrent au bord du chemin
dans l'herbe rare pour se reposer un peu pendant ce
court répit.
Dans le bureau, on nous fouilla comme si
l'on pouvait rien emporter de suspect de la prison
préventive du Guépéou. Puis,
avec deux autres détenus, on nous fit
descendre par un long escalier. Sur les marches,
nos pas lourds résonnaient et
éveillaient de sourds échos dans
d'interminables corridors. Derrière les
portes des cellules, on entendait du vacarme et des
cris. Ce bruit confus de voix, de murmures et de
jurons nous révélait que les
détenus étaient nombreux.
Pendant mon séjour dans cette prison,
je passai aussi par plusieurs locaux, et partout
j'exerçai une bonne influence sur mes
compagnons de captivité, grâce
à la Parole de Dieu. Finalement, on me jeta
dans la « caverne des
brigands ».
Voici l'explication de ce terme. Quelque
temps auparavant, on avait attrapé dans le
Caucase une grande bande de brigands qui avaient
pillé quantité de villages,
rançonné et tué de nombreuses
personnes. Comme ils s'obstinaient à nier
leurs forfaits, on avait ajourné leur
exécution capitale, et on les avait mis dans
le plus affreux cachot de la prison pour les forcer
à avouer. En même temps, la
tchéka se servait de ce cachot dans un autre
but. Quand il y avait des prisonniers qu'on ne
voulait pas fusiller publiquement et dont on
désirait se débarrasser sans bruit,
on les jetait dans ce cachot. Rares étaient
ceux qui en ressortaient sains et saufs.
La porte du local s'ouvrit ; on me
poussa dedans avec un autre détenu. À
peine avions-nous franchi le seuil qu'une bande de
sauvages déguenillés, la barbe et les
cheveux en désordre, le visage noir et
crasseux, se précipitèrent sur
nous.
- Fouillez-les, braillèrent-ils. Le
geôlier debout sur le seuil riait à ce
spectacle, curieux de voir ce qui allait se
passer.
- Camarades, leur dis-je, laissez-moi
tranquille. Je suis un vieux de la vieille :
je les connais toutes. Ne savez-vous pas qu'il y a
un Dieu ? Ne songez-vous pas à ce qu'Il
pense de votre manière de faire ?
Interdits, mes assaillants reculèrent
et me laissèrent en repos. L'autre
prisonnier s'était vu arracher ses
habits ; on lui avait tendu une chemise en
haillons en même temps qu'un pantalon qui
n'était que trous et pièces. Comme il
regimbait, ils le maltraitèrent pendant la
nuit à tel point qu'on dut le porter
à l'infirmerie où il mourut quelques
jours après. Mes co-détenus se
répartirent le butin avec une joie
féroce.
Profondément peiné de leur
grossièreté et de la dureté de
leur coeur, je m'agenouillai, le soir venu, et je
priai le Seigneur à haute voix d'avoir
pitié de ces pauvres gens, asservis par le
péché et les passions, et je
remerciai Dieu de les avoir tant aimés que
d'envoyer Son fils unique sur la terre pour les
sauver. Les têtes hirsutes se
rapprochèrent, les brigands se demandaient
en chuchotant : « Qu'est-ce qu'il
fait ? Qu'est-ce qu'il dit ? »
Et leur chef s'écria :
- Que personne ne porte la main sur cet
homme, je le prends sous ma protection. Il ne nous
méprise pas, il croit que nous pouvons
devenir meilleurs.
Les rudes compagnons se mirent alors
à me témoigner du respect et de
l'affection et finalement à m'entourer comme
des enfants leur père. Je n'oublierai jamais
cette caverne de brigands, car j'y passai le plus
beau temps de ma captivité. Quand les
croyants de la ville m'envoyaient des vivres, et
que je voulais partager avec les détenus,
ils refusaient de rien accepter, disant :
- Notre vie ne vaut pas cher, nous ne sommes
pas utiles à la société, nous
avons mérité la mort. Mais vous, vous
devez rester en vie, car les hommes ont besoin de
vous entendre.
Cependant l'ordinaire de la prison
était misérable matin, et soir, on
nous servait un peu de pain et d'eau trouble, et
une fois par jour une louche de soupe
exécrable.
Dès le premier jour, je me mis
à rassembler les brigands autour de moi et
à leur raconter des histoires de la Bible,
puisque je ne pouvais pas les leur lire. je
commençai à la création ;
je leur dis que le monde était fort bon,
mais qu'il avait été
empoisonné par le venin du
péché mis par le serpent au coeur des
hommes, de sorte qu'ils avaient cessé
d'être en communion avec leur Créateur
et commencé à se défier les
uns des autres et à se faire la guerre. Une
muette tristesse se lisait dans les grands yeux
assombris de mes auditeurs, car ils avaient
certainement aussi fait violence à leur
conscience et étouffé en eux la voix
de l'âme. Les heures et les jours
passaient ; je faisais défiler devant
leur imagination les tableaux de l'histoire sainte
les uns après les autres. Oui, ils
comprenaient quand je leur disais que le
péché remplissait la terre d'horreurs
et de calamités. De gros soupirs
s'échappaient de leurs coeurs oppressés. La voix
intérieure ne peut-être contenue
toujours, ils le sentaient bien. Quand ils
étaient assis à mes pieds, dans un
silence méditatif, ils étaient doux
comme des agneaux et on ne pouvait faire autrement
que de les aimer.
Mais leur nature méchante et impie
était si fortement enracinée en eux
qu'il suffisait d'un rien pour exciter à
nouveau leur fureur sanguinaire. Un matin, la porte
s'ouvrit et l'on fit entrer trois nouveaux
détenus, un pope et deux officiers. La
bestialité des brigands réapparut
aussitôt. Ils se levèrent de leurs
couchettes avec une impétuosité telle
qu'ils semblaient vouloir mettre les nouveaux venus
en pièces. je courus vers eux et leur
dis :
- Camarades, camarades, ce n'est pas comme
ça qu'on agit. Avez-vous oublié ce
dont je vous ai parlé les jours
passés ?
À regret, ils laissèrent
retomber leurs poings fermés, me
regardèrent de coin et dirent :
- Eh bien ! à cause de vous,
nous ne leur ferons rien.
Pour la nuit, je pris les nouveaux venus
à côté de moi et je dis aux
brigands :
- Si vous les touchez, je ne vous raconte
plus d'histoires. Je me jette entre eux et vous et
c'est moi que vous pourrez tourmenter d'abord.
Longtemps, ils ne voulurent rien
promettre ; finalement, ils dirent :
- Bien, nous consentons à ne rien
leur faire, mais permettez-nous une fois de nous en
donner à coeur joie.
- Non, en ma présence en aucun cas.
Si vous le faites, je prends la place de votre
victime et c'est moi que vous tourmenterez.
Les brigands seraient allés au feu
pour moi, et ils finirent par me promettre de se
tenir tranquilles.
Le lendemain, tous les détenus
s'assirent en rond autour de moi, accroupis
à la turque, et je continuai mes histoires.
Le soir, lorsque je me mis à genoux, et que
je fis ma prière comme de coutume, les deux
officiers en furent si touchés qu'ils me
dirent :
- Voilà pourquoi Dieu nous a
envoyés en prison ; c'est pour que nous
entendions ce que nous cherchons. Personne ne nous
a annoncé l'Évangile comme vous. Nous
voulons commencer une nouvelle vie.
Ils s'agenouillèrent avec moi et
invoquèrent Dieu de leur mieux. Ce fut une
heure merveilleuse. Les brigands nous regardaient
et nous écoutaient tout
étonnés. Quelques-uns
s'agenouillèrent aussi ou se
prosternèrent. C'était comme si le
diable avait quitté ce lieu et que le cachot
fût devenu un temple de Dieu.
Le prêtre s'agitait sur sa
couche ; il se tournait et se retournait en
grommelant. Les autres détenus lui jetaient
des regards surpris et méprisants, mais il
ne bougeait pas de son coin et ne venait pas se
joindre à nous. Un matin après le
déjeuner, comme nous venions de prendre
place pour continuer mes récits, le chef me
dit :
- Attendez un instant. Nous avons encore un
petit travail à faire. Restez tous assis et
écoutez bien.
Je ne savais quel était leur projet,
et je pensais qu'ils avaient peut-être
à faire quelque raccommodage à leurs
effets. Alors un des brigands s'approche du pope, assis
à l'écart,
l'empoigne par la barbe et le tire jusque vers
nous. Je veux intervenir, mais on ne me laisse pas
dire un mot. Le diable est
déchaîné, et je n'ai qu'une
peur, c'est qu'on brise au pauvre homme tous les
os. Mais le chef me rassure :
- Restez tranquillement assis, on ne lui
fera rien de spécial. Mais il nous faut une
bonne fois punir cet individu, sans quoi il n'aura
jamais ce qu'il mérite. Ce n'est pas vous
qui le ferez, nous le voyons bien, et si nous
attendons que le bon Dieu s'en charge, ça va
trop long. C'est maintenant que nous voulons le
corriger.
Puis un des malfaiteurs s'approche du pope
et lui crie d'une voix menaçante :
- C'est ta faute, si je suis un
malfaiteur!
Un autre vient ensuite et lui
dit :
- C'est ta faute, si je me suis mis à
voler ; c' est vous autres popes qui avez fait
de nous des voleurs et des meurtriers. Jamais vous
ne nous avez prêché le
véritable Évangile. Si vous nous
aviez raconté les mêmes histoires que
Martens, nous ne serions pas en prison. C'est votre
faute. Et nos familles aussi auraient une bonne
conduite si vous nous aviez appris autre chose.
Maintenant nos femmes et nos enfants suivent nos
traces. Voilà ce que l'Église a
à se reprocher, voilà votre
travail !
Ils lui tirent les cheveux et la barbe, et
si je n'avais pas été là, ils
l'auraient maltraité bien davantage.
- Et maintenant, nous allons lui apprendre
à prier, commande le chef. Un des hommes de
la bande accroche au mur un grossier dessin
représentant une icône. Le pauvre
prêtre doit imiter toutes les cérémonies de
l'Église orthodoxe. Il doit réciter
toutes les prières liturgiques qu'il sait,
et les brigands le rappellent à l'ordre
à grands coups de poing ou lui tirent les
cheveux quand il ne se signe pas bien ou ne se
prosterne pas comme il faut devant
l'icône.
Après avoir fait ses simagrées
pendant environ une demi-heure, il s'arrête
épuisé. Mais on le traite bien pis
encore.
- Continue, fils de chien, ce n'était
pas une vraie prière, ça ! C'est
comme le Stundiste qu'il faut prier. Quand il prie,
lui, on se sent comme un baume au coeur !
Dans sa détresse, le pauvre homme
recommence à invoquer la Mère de Dieu
et tous les saints. Mais ça ne lui sert de
rien.
- Dis donc, maudit chien, crois-tu vraiment
que tes prières sont efficaces ?
Le prêtre reste silencieux et
reçoit de divers côtés des
coups de pied et de poing.
- Réponds, y crois-tu, à tes
prières ?
Finalement, complètement
désemparé, il avoue :
- Non, je n'y crois pas.
C'est alors un beau tumulte.
- Entendez-vous ça, camarades ?
Le pope lui-même ne croit pas à ses
prières ! Et avec ça, il a
instruit le peuple, il a accepté notre
argent pour ses simagrées et ses
marmotteries. Sangsue, chien galeux, c'est ta faute
si nous sommes devenus des brigands, des
meurtriers. Si nos popes nous avaient appris
à prier comme notre ami Martens, nous aussi
nous serions devenus des gens honnêtes et
respectés. C'est ta faute si l'on nous
fusille. Attends seulement, on va te... Mais avant de
mourir sous les coups,
tu vas
encore apprendre à prier !
- Comment, Martens a prié hier soir,
et tu pouvais rester couché ! Il a
prié ce matin et tu es resté
tranquillement assis ! Et tu prétends
être notre prêtre ! Maintenant,
prie du fond du coeur !
Les hommes se postent de chaque
côté et chaque fois que ce n'est pas
à leur idée, ils lui allongent un
soufflet. Le prêtre commence à prier
d'angoisse.
- Halte ! arrête, ce n'est qu'une
prière de peur cela ne peut te sauver, ni
toi, ni nous. Tu dois prier de telle sorte que
ça t'empoigne.
Il se met à pleurer ; alors tous
de s'écrier :
- Ce ne sont que des larmes forcées,
elles ne te servent non plus de rien. Si tu ne
pries pas du fond du coeur, tu ne sortiras pas
vivant de ce cachot.
Le prêtre est finalement saisi d'une
telle peur qu'il se tourne vers moi et me demande
de prier pour lui ; mais les autres ne le
permettent pas, de sorte que le prêtre finit
par s'incliner véritablement devant Dieu,
par reconnaître ses péchés et
par proférer des supplications si instantes
que les brigands commencent à trouver cela
inconfortable et lui crient :
- Halte ! assez ! cela suffit,
Dieu t'exaucera bien maintenant. Voyons toujours
comment tu te conduiras désormais.
Depuis ce moment-là, le pope fut
toujours le premier à genoux, et nous nous
trouvâmes dorénavant quatre à
invoquer Dieu du fond du coeur.
Par un hasard providentiel, je restai si
longtemps dans cette cellule que j'en arrivai
à l'histoire de la crucifixion. Je
dépeignis aux détenus les
amères souffrances que le Fils de Dieu a
subies pour nos péchés, sa lutte
à Gethsémané, les gouttelettes
de sang qui ont perlé sur son front, comment
on l'a cloué sur la croix, comment il a
été injurié, bafoué,
traité pis que les pires malfaiteurs. Mais,
disais-je, quand il a incliné la tête
et dit : « Tout est
accompli », toute la puissance du
péché, l'enfer et son prince se sont
enfuis et ont reconnu qu'ils étaient
jugés et détrônés.
Cela fit une profonde impression sur ces
coeurs de brigands, rudes mais sensibles au courage
et à l'héroïsme.
- Raconte-nous encore, me dit le lendemain
le chef des brigands, comment on a flagellé
Jésus et comment on l'a
crucifié.
Je repris mon récit et quand j'en
vins à parler des deux brigands
crucifiés, celui de droite et celui de
gauche, quand je dis que l'un reçut son
pardon de Jésus parce qu'il l'avait
ouvertement reconnu comme le Sauveur, alors le chef
de la bande n'y tint plus. Il se leva brusquement
et dit :
- Voici dix-neuf mois que je suis en prison
avec mes douze hommes ; on m'a fait subir les
pires tortures et l'on m'a accusé des plus
grands crimes, sans rien pouvoir me faire avouer,
on nous a frappés et maltraités, mais
nous aurions mieux aimé mourir que de faire
le moindre aveu. Maintenant, je ne puis plus me
taire, il faut que je reconnaisse que nous sommes
tous des meurtriers. Camarades, c'est moi le
responsable, c'est moi qui vous ai tous
égarés et
entraînés ; qu'on me mette
à mort comme je l'ai
mérité !
Il se jeta à mes pieds en sanglotant.
Ensuite vint une confession plus terrible qu'on ne
saurait dire : que d'atrocités, de
meurtres, d'attentats ! !! C'était
affreux.
- Tout cela, c'est moi qui l'ai commis. Dieu
peut-il me pardonner ?
- Dieu soit loué. Il le peut, et Il
veut le faire exactement comme Jésus l'a
fait pour un autre brigand, celui qui était
en croix à côté de lui.
- Alors, prie Dieu avec moi, pour lui
demander de le faire.
J'intercédai pour lui, Dieu
m'exauça et donna aussi à cette
conscience souillée Sa paix divine.
- Camarades, dit ensuite le chef, puisqu'il
nous faut de toute façon mourir un jour,
soyons au moins francs pour finir. Je vais avouer
à la tchéka tous nos crimes.
- Fais-le, si Dieu te le dit,
répondirent ses anciens complices.
Il mit son projet à exécution
et on lui laissa même l'espoir qu'il
recouvrerait un jour la liberté.
Ce furent des heures et des jours
inoubliables. Quand Jésus entre dans les
prisons et dans le coeur des prisonniers, la
geôle devient un paradis et le criminel un
agneau ; le cachot le plus infect se change en
un temple de Dieu. Comme jadis le
possédé de Gadara s'assit aux pieds
de Jésus pour écouter ses paroles,
ainsi les brigands se groupèrent autour de
moi, attentifs à mes récits. Ils
buvaient mes paroles, ils s'appropriaient les
vérités que je leur annonçais
et remerciaient Dieu de s'être
révélé à eux et de leur
avoir donné son pardon.
Au lieu de grossièretés,
c'étaient des cantiques qui retentissaient
dans notre cachot, des prières qui montaient
au trône de la grâce. Quand je songeais
que je devrais un jour quitter cette cellule, j'en
avais le coeur serré ; il me semblait
que les murailles me criaient :
Ne sors pas d'ici, il faut qu'il y ait
toujours ici des hommes comme toi ; sans cela
il n'y aura personne pour révéler aux
captifs Celui qui les délivre de la prison
éternelle.
Dans le clair-obscur de la prison, tous les
détenus reposent dans un sommeil profond.
Quelques haillons sous la tête leur servent
d'oreiller. Ils se sont jeté sur le corps un
manteau sale et vieux ; chacun s'est
étendu dans son coin sur le sol malpropre.
Les rayons des maigres falots jettent des lueurs
fantastiques et mouvantes sur les têtes
hirsutes et noires, des ombres étranges
dansent sur les visages défaits. Par terre
grouillent affairés des milliers
d'assaillants cruels conspirant contre le sommeil
des pauvres prisonniers. Les détenus se
tournent brusquement tantôt d'un
côté, tantôt de l'autre pour
éviter leurs attaques, mais en vain.
Les privations et la détention m'ont
tellement épuisé que je puis à
peine me tenir debout. Je me suis couché de
bonne heure. Je dors si profondément que je
ne sens pas les morsures de la vermine. Cependant
la porte s'ouvre. Le bruit de la serrure à
cette heure insolite nous alarme, comme toujours,
et je m'éveille aussitôt. Nous sommes
tous anxieux. Le gardien dit :
- Les officiers, le prêtre et Martens
doivent se tenir prêts
demain à cinq heures pour être
transportés plus loin.
Tous restent d'abord tranquilles. Puis les
prisonniers songent que l'heure de la
séparation est venue. L'un m'apporte son
habit, sa seule protection contre le froid de la
nuit ; l'autre me glisse son manteau sous la
tête, un troisième étend ses
haillons sur le sol pour m'en faire une couche
moins dure pour le reste de la nuit. Les deux
officiers, le pope et moi, nous restons
couchés, les yeux ouverts, et nous pensons
à nos proches, dont nous allons nous trouver
désormais si éloignés, sans
possibilité de leur donner des nouvelles ni
d'en recevoir. Si nous sommes
transférés au couvent de Solowetzki,
autant dire que nous disparaissons pour jamais. Nos
âmes passent par la vallée de l'ombre
de la mort, nous descendons jusqu'au fond de
l'abîme, mais, avec le psalmiste, nous
pouvons dire du fond du coeur : « 0
Dieu, malgré tout, Tu es près de
moi. »
Dans le sentiment de cette présence
de Dieu au milieu des pires souffrances, je me
rendors finalement, demi-mort de fatigue. Alors
Dieu m'envoie un rêve ; Il me dit :
« Aie bon courage, tu vas recouvrer la
liberté ». Je vois tous les
détails de la délivrance : je
vois qu'on me conduit dehors, que je me rends en
toute hâte chez les croyants de la ville,
pour leur apporter la bonne nouvelle, et que je
prends le train pour rentrer à la maison.
Dans la joie immense de la liberté
retrouvée, mon âme, en rêve,
entonne des actions de grâce.
Et comme jadis à Pierre dans la
prison de Jérusalem, quelqu'un me touche
légèrement le côté, me
secoue, me passe doucement la main sur le visage et
me dit
- Levez-vous, on vous appelle !
Je me dresse encore tout endormi et sans
savoir où je suis. Les brigands sont autour
de moi et se penchent vers ma couche. Le gardien,
sur la porte, me dit :
- Lève-toi, prends tes effets, tu es
libre.
Je reste assis sans bouger, ne sachant si je
rêve ou si je suis éveillé. La
joie et la tristesse luttent en mon coeur.
Impatient, le geôlier
s'écrie :
- Fais donc ton paquet. Tu es
libre !
Je ne veux toujours pas le croire ; il
crache à terre et dit :
- As-tu perdu la tête ? On te dit
que tu es libre et tu ne veux pas le croire.
Mes amis les brigands me sautent au cou et
me répètent :
- C'est vrai, tu es libre !
Peu à peu, je comprends le grand
bonheur qui m'arrive : c'est
écrasant !
Je ne saurais décrire l'heure des
adieux. Chacun veut encore me dire quelque chose,
me charger d'un message, me remercier, me rendre un
service. Pour la dernière fois, nous nous
agenouillons ensemble et nous remercions Dieu pour
la grâce qu'Il nous a accordée pendant
ce temps de captivité. Mes camarades se
relèvent les yeux pleins de larmes. Puis la
porte s'ouvre et la main de fer qui nous a si
brutalement arrachés à la vie se
desserre pour moi. Je m'approche lentement du
seuil, accompagné jusqu'au corridor d'appels
et de saluts, puis la lourde porte se referme
derrière moi. Aucun agent en armes pour
m'escorter dans le corridor : je suis
libre ! J'arrive au bureau pour y prendre mes
papiers de lever d'écrou. Un ami de notre
village m'y attend et m'accompagne. Bientôt,
nous nous trouvons dans la rue ; c'est la
première fois depuis
longtemps que j'y passe sans escorte de gardiens.
Les gens vont et viennent, je me trouve comme un
étranger parmi eux. L'air pur après
mon long séjour dans l'atmosphère
empestée de la prison me prend au souffle.
Je refais en sens inverse le parcours que j'ai
franchi plusieurs mois auparavant, encadré
de soldats. Combien mes pensées et mes
sentiments sont différents ! Je suis
libre, libre comme l'air, libre comme les oiseaux
qui chantent leur chant matinal, libre comme les
tourterelles du toit que j'ai tant enviées.
- Non, pas encore tout à fait libre :
on m'a assigné pour résidence un
certain quartier de la ville où je pourrai
vivre à ma guise, mais dont il m'est
sévèrement interdit de sortir, ainsi
que me l'a répété le
président du Guépéou.
À vues humaines, ma libération
était probablement l'effet d'une pression
diplomatique exercée à cette
époque par l'Angleterre sur le gouvernement
soviétique. Pour moi, c'était
l'intervention de Dieu Lui-même. Juste la
nuit avant mon transport vers l'extrême Nord,
était arrivé un
télégramme de Moscou avec l'ordre de
me relâcher aussitôt et d'envoyer les
actes de l'enquête à l'autorité
supérieure ; j'avais ordre de rester
dans la ville et d'y attendre la décision
finale.
Les amis qui m'avaient ravitaillé
dans la prison demeuraient à une heure et
demie de là. Je décidai de me rendre
chez eux, mais souvent, pendant ce trajet, je dus
m'asseoir au bord de la route ; mes forces me
trahissaient. Mon compagnon me soutint et nous
atteignîmes enfin la demeure de ces chers
frères. Leur surprise et leur joie furent
grandes. On me prépara un vrai festin et
quand je me fus un peu remis, nous reprîmes
le tram pour rentrer en ville ; on y avait aussitôt
organisé
un service d'actions de grâce. J'avais
beaucoup d'amis dans la ville. Ce fut un soir
merveilleux, inoubliable.
Dans la nuit, à une heure, je pris le
train pour rejoindre ma famille. Je leur avais
télégraphié que j'étais
libre.
Peut-être ai-je agi là avec un
peu d'impatience, comme Jonas qui ne pouvait
attendre l'heure de Dieu. Je ne sais, et c'est
peut-être pourquoi je passai encore par une
période bien difficile. Mais il
m'était insupportable de penser que je
pouvais être arrêté encore une
fois. Je violai donc les ordres des
autorités et je quittai la ville où
j'étais confiné.
J'étais donc libre, c'est vrai, mais
je vivais continuellement comme un fugitif. Mes
ennemis ne se tenaient jamais en repos, et je
devais constamment changer de résidence pour
faire perdre mes traces. Je ne pouvais voir ma
famille que pendant des heures trop brèves,
puis je disparaissais de nouveau de notre village.
Pendant un certain temps, je vécus dans les
montagnes et dans les villes les plus
diverses ; parfois je pouvais même
organiser des réunions d'appel.
Bientôt la police retrouvait ma trace et je
devais fuir plus loin. je menai cette vie assez
longtemps, mais cette situation devint intenable.
Ma femme et mes enfants eurent toute sorte de
difficultés ; on arrêta ma fille
et on voulut lui faire dire où je me
trouvais. On la relâcha, il est vrai, mais
les miens vivaient dans une crainte
perpétuelle et ils me prièrent
instamment de quitter la Russie. Au commencement,
je n'en voulus pas entendre parler, car cela me
peinait d'abandonner le riche champ de travail qui
s'ouvrait partout. Mais je dus reconnaître
que je ne pouvais faire autrement à moins de disparaître
de nouveau
derrière les barreaux des prisons du
Guépéou ; et je savais que la
seconde fois je n'en sortirais plus aussi
facilement. Au prix de mille démarches, je
réussis à me procurer un passeport
pour l'étranger par l'entremise de quelques
amis dévoués. Dieu a certainement
dirigé leur main ; sans quoi cela leur
aurait été impossible. Beaucoup
d'autres personnes ont attendu des mois sans
obtenir ni passeport ni visa.
Avant mon départ, j'avais bien des
choses à régler pour assurer le
prochain avenir des miens. Quand tout fut
prêt, je fis une tournée d'adieux dans
les communautés. Dans la ville de A., je
reçus une lettre de ma femme :
« Mon cher Cornélius, ne
songe pas à revenir à la maison. On a
de nouveau déposé une plainte contre
toi au Guépéou ; on veut te
reprendre ton passeport pour l'étranger et
te jeter en prison. On t'accuse de te l'être
procuré de manière illégale.
Je ne survivrais pas à une nouvelle
arrestation. Je t'en prie, ne viens pas. Nous t'en
prions, pars directement pour
l'étranger. »
C'était une dure épreuve que
de devoir quitter la Russie sans prendre
congé des miens. Savait-on si je reverrais
jamais femme et enfants ? Un lundi soir, je
pris place dans le train qui allait m'emmener vers
l'Ouest. Pendant la nuit, il passait par la
localité où habitait ma famille.
Personne ne se trouvait à la gare pour me
serrer la main, pour me faire un signe d'adieu. Je
vis disparaître dans le lointain les
lumières du village, les roues tournaient
toujours, les poteaux télégraphiques
passaient à toute vitesse. De sa main
froide, la cruelle réalité de la
solitude m'étreignait le coeur et le
chargeait d'un lourd fardeau de tristesse.
Après un arrêt à la
ville voisine, le train venait de repartir. Je
circulais le long du couloir, et en passant devant
un compartiment, j'y aperçus tout à
coup ma femme, mes enfants, mes beaux-fils. La joie
et la surprise étaient si grandes qu'elle
m'enlevèrent la parole. Pour avoir le droit
de rester dans ce wagon, je descendis, à la
station suivante, m'acheter un billet pour une
place de coupé. Mais ma fille me rejoignit
et me dit hâtivement :
- Papa, arrête-toi dans cette
gare ; un communiste de notre village nous a
suivis dans le train et ne cesse de nous
épier.
Bien vite, j'allai chercher mes effets
restés dans le train ; je sentais peser
sur moi un nouveau danger. Je pris une voiture et
me rendis chez des connaissances dans la steppe,
pour attendre le prochain train.
À R., je rejoignis les miens, et sans
éclat, au milieu d'une forêt, nous
célébrâmes les
fiançailles de ma fille cadette. Quelles
heures inoubliables ! Nous lûmes le
chapitre XVII de saint Jean et nous priâmes
ensemble. Le jour passa trop vite. Vers le soir,
toute ma famille m'accompagna à la gare.
Dans le lointain apparurent les deux lanternes du
train, qui arrivait avec fracas. Une
dernière étreinte, une
dernière poignée de mains ; je
montai en voiture avec mon fils qui m'accompagnait
à l'étranger, puis le train repartit,
d'abord lentement, puis toujours plus vite. Les
yeux pleins de larmes, je vis disparaître les
miens : leurs mouchoirs blancs me faisaient
signe, toujours plus lointains... nous
étions séparés ! Nous
reverrons-nous jamais sur cette terre ? 0
êtres chers que je ne saurais oublier, que
d'heures joyeuses j'ai vécues avec vous, que
de pensées et de soucis nous avons
portés en commun ! Que de fois dans les
angoisses de la
mort
n'avons-nous pas fléchi le genou et
supplié Dieu ensemble ! Que de fois
nous avons été séparés,
vous là, moi ailleurs ! Que de fois
n'avons-nous pas vu la merveilleuse protection de
Dieu et ne L'avons-nous pas loué de pouvoir
nous confier en Lui !
À Ch., je passai quelques jours chez
des frères qui organisèrent
aussitôt une réunion. Je parlai du
chapitre Il de l'Apocalypse. Après une
réunion bénie, je pris congé
d'eux et plus d'un me disait au milieu de ses
larmes : « Tu es heureux de pouvoir
sortir de Russie. Nous, nous devons y rester.
Ah ! quand viendra le jour où nous
pourrons, nous aussi, faire monter nos actions de
grâce dans une Sion
restaurée ? » Ils m'ont
chargé de messages et m'ont dit :
- Salue tous les enfants de Dieu à
l'étranger. Dis-leur quelle est notre
situation. Priez pour nous !
Frère C., de M., me saisit la main et
me dit les larmes aux yeux :
- Tu es libre et tu te rends vers nos
frères de l'étranger. Pensez à
moi, car je m'attends à chaque instant
à être cité devant le
Guépéou. Dieu seul sait ce qu'il
adviendra de moi !
Comme ces mots me sont allés au
coeur, car je sais ce que cela signifie !
Le train express nous amena à la
station frontière. Contrôle des
passeports, révision douanière, tout
alla sans difficulté. Puis nous
franchîmes la frontière des pays
soviétiques, là où
règnent toutes les horreurs, toutes les
atteintes à la liberté, et nous nous
trouvâmes sur sol étranger, sur une
terre de liberté.
Me voici maintenant en Allemagne. J'ai
transmis les messages des frères qui,
par-delà la frontière souffrent pour
Jésus-Christ. Mon histoire n'est qu'une
très faible part de la grande tribulation
par où passent un grand nombre de
chrétiens de Russie. Puisse ce récit
vous encourager, frères d'Occident qui
pouvez annoncer en toute liberté
l'Évangile de votre Roi, et vous inciter
à racheter le temps, et puisse la demande de
vos frères persécutés toucher
vos coeurs
Priez pour nous !
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