Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XXV

Dans la caverne des brigands.

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Quand on me transféra à la prison principale, les rues étaient pleines de monde et les trams s'y ouvraient à grand-peine un passage en agitant frénétiquement leur sonnette. Au milieu de cette foule libre et tumultueuse, trois gardes rouges, baïonnette au canon, me menaient captif, offert en spectacle à la curiosité publique. Des enfants couraient après nous, se moquant et nous montrant du doigt. Péniblement, je portais mon maigre ballot, tout mon avoir. Après les rues populeuses, nous arrivâmes à la place du marché où régnait la plus grande animation. Des femmes et des jeunes filles en robes de couleur, aux manches brodées, un mouchoir noué autour du cou, bavardaient et riaient aux éclats. Des paysans barbus tiraient de leurs carrioles garnies de paille du beurre et des oeufs. Des servantes et des femmes du peuple marchandaient âprement avec des Juifs roublards qui, dans leurs sordides boutiques, offraient de tout au monde, des harengs et du savon, des lacets de soulier et des boutons, des dentelles et des soieries. Ce n'étaient que cris, rires et propos confus. Mon sac pesait lourdement sur mes épaules fatiguées, et mes jambes, affaiblies par les privations et la captivité, me semblaient de plomb. Malheur à moi, si je ralentissais le pas ! Les gardes rouges me poussaient brutalement en avant.

En me voyant ainsi passer, les gens s'arrêtaient, nous regardaient curieusement et secouaient la tête. Des maraîchères, prises de pitié, faisaient le poing aux gardes et me jetaient du pain et des fruits, mais je ne pouvais les ramasser. J'entendais des jurons partir à l'adresse de mon escorte, et quelques femmes coururent après moi pour me mettre leurs cadeaux dans les mains. Enfin, après une course de sept kilomètres qui me sembla interminable, je vis surgir dans le lointain, bien loin des jolies maisons de la ville, un grand bâtiment de cinq étages, sombre, solitaire et menaçant : la prison. Elle était entourée d'une haute muraille qu'on franchissait par un portail monumental. D'innombrables petites fenêtres, pareilles à autant d'orbites vides en des crânes décharnés, semblaient guetter de nouvelles victimes. Au-dessus du sinistre bâtiment, le ciel bleu riait. Les bouleaux, des deux côtés du chemin, avaient revêtu leur parure légère et balançaient comme pour un ballet de fête leurs souples rameaux. Les alouettes chantaient dans les airs, et, sur le toit, des tourterelles roucoulaient et se becquetaient. Je buvais à longs traits cet air pur dont j'avais été si longtemps privé, et je me grisais de cette illusion de liberté avant de disparaître de nouveau dans le gouffre de la prison.

Devant la porte, je trouvai une bande de compagnons d'infortune, victimes comme moi des persécutions ; ils portaient leur sac d'effets sur le dos, et leurs habits sentaient l'humidité des prisons, tandis que sur leurs visages amaigris la détention avait creusé des ombres profondes. Des clés cliquetèrent, la porte grinça sur ses gonds, toutefois, on ne laissa entrer les prisonniers qu'un à un. Les autres se couchèrent au bord du chemin dans l'herbe rare pour se reposer un peu pendant ce court répit.
Dans le bureau, on nous fouilla comme si l'on pouvait rien emporter de suspect de la prison préventive du Guépéou. Puis, avec deux autres détenus, on nous fit descendre par un long escalier. Sur les marches, nos pas lourds résonnaient et éveillaient de sourds échos dans d'interminables corridors. Derrière les portes des cellules, on entendait du vacarme et des cris. Ce bruit confus de voix, de murmures et de jurons nous révélait que les détenus étaient nombreux.

Pendant mon séjour dans cette prison, je passai aussi par plusieurs locaux, et partout j'exerçai une bonne influence sur mes compagnons de captivité, grâce à la Parole de Dieu. Finalement, on me jeta dans la « caverne des brigands ».
Voici l'explication de ce terme. Quelque temps auparavant, on avait attrapé dans le Caucase une grande bande de brigands qui avaient pillé quantité de villages, rançonné et tué de nombreuses personnes. Comme ils s'obstinaient à nier leurs forfaits, on avait ajourné leur exécution capitale, et on les avait mis dans le plus affreux cachot de la prison pour les forcer à avouer. En même temps, la tchéka se servait de ce cachot dans un autre but. Quand il y avait des prisonniers qu'on ne voulait pas fusiller publiquement et dont on désirait se débarrasser sans bruit, on les jetait dans ce cachot. Rares étaient ceux qui en ressortaient sains et saufs.

La porte du local s'ouvrit ; on me poussa dedans avec un autre détenu. À peine avions-nous franchi le seuil qu'une bande de sauvages déguenillés, la barbe et les cheveux en désordre, le visage noir et crasseux, se précipitèrent sur nous.
- Fouillez-les, braillèrent-ils. Le geôlier debout sur le seuil riait à ce spectacle, curieux de voir ce qui allait se passer.
- Camarades, leur dis-je, laissez-moi tranquille. Je suis un vieux de la vieille : je les connais toutes. Ne savez-vous pas qu'il y a un Dieu ? Ne songez-vous pas à ce qu'Il pense de votre manière de faire ?

Interdits, mes assaillants reculèrent et me laissèrent en repos. L'autre prisonnier s'était vu arracher ses habits ; on lui avait tendu une chemise en haillons en même temps qu'un pantalon qui n'était que trous et pièces. Comme il regimbait, ils le maltraitèrent pendant la nuit à tel point qu'on dut le porter à l'infirmerie où il mourut quelques jours après. Mes co-détenus se répartirent le butin avec une joie féroce.

Profondément peiné de leur grossièreté et de la dureté de leur coeur, je m'agenouillai, le soir venu, et je priai le Seigneur à haute voix d'avoir pitié de ces pauvres gens, asservis par le péché et les passions, et je remerciai Dieu de les avoir tant aimés que d'envoyer Son fils unique sur la terre pour les sauver. Les têtes hirsutes se rapprochèrent, les brigands se demandaient en chuchotant : « Qu'est-ce qu'il fait ? Qu'est-ce qu'il dit ? » Et leur chef s'écria :

- Que personne ne porte la main sur cet homme, je le prends sous ma protection. Il ne nous méprise pas, il croit que nous pouvons devenir meilleurs.

Les rudes compagnons se mirent alors à me témoigner du respect et de l'affection et finalement à m'entourer comme des enfants leur père. Je n'oublierai jamais cette caverne de brigands, car j'y passai le plus beau temps de ma captivité. Quand les croyants de la ville m'envoyaient des vivres, et que je voulais partager avec les détenus, ils refusaient de rien accepter, disant :
- Notre vie ne vaut pas cher, nous ne sommes pas utiles à la société, nous avons mérité la mort. Mais vous, vous devez rester en vie, car les hommes ont besoin de vous entendre.

Cependant l'ordinaire de la prison était misérable matin, et soir, on nous servait un peu de pain et d'eau trouble, et une fois par jour une louche de soupe exécrable.
Dès le premier jour, je me mis à rassembler les brigands autour de moi et à leur raconter des histoires de la Bible, puisque je ne pouvais pas les leur lire. je commençai à la création ; je leur dis que le monde était fort bon, mais qu'il avait été empoisonné par le venin du péché mis par le serpent au coeur des hommes, de sorte qu'ils avaient cessé d'être en communion avec leur Créateur et commencé à se défier les uns des autres et à se faire la guerre. Une muette tristesse se lisait dans les grands yeux assombris de mes auditeurs, car ils avaient certainement aussi fait violence à leur conscience et étouffé en eux la voix de l'âme. Les heures et les jours passaient ; je faisais défiler devant leur imagination les tableaux de l'histoire sainte les uns après les autres. Oui, ils comprenaient quand je leur disais que le péché remplissait la terre d'horreurs et de calamités. De gros soupirs s'échappaient de leurs coeurs oppressés. La voix intérieure ne peut-être contenue toujours, ils le sentaient bien. Quand ils étaient assis à mes pieds, dans un silence méditatif, ils étaient doux comme des agneaux et on ne pouvait faire autrement que de les aimer.

Mais leur nature méchante et impie était si fortement enracinée en eux qu'il suffisait d'un rien pour exciter à nouveau leur fureur sanguinaire. Un matin, la porte s'ouvrit et l'on fit entrer trois nouveaux détenus, un pope et deux officiers. La bestialité des brigands réapparut aussitôt. Ils se levèrent de leurs couchettes avec une impétuosité telle qu'ils semblaient vouloir mettre les nouveaux venus en pièces. je courus vers eux et leur dis :
- Camarades, camarades, ce n'est pas comme ça qu'on agit. Avez-vous oublié ce dont je vous ai parlé les jours passés ?

À regret, ils laissèrent retomber leurs poings fermés, me regardèrent de coin et dirent :
- Eh bien ! à cause de vous, nous ne leur ferons rien.

Pour la nuit, je pris les nouveaux venus à côté de moi et je dis aux brigands :
- Si vous les touchez, je ne vous raconte plus d'histoires. Je me jette entre eux et vous et c'est moi que vous pourrez tourmenter d'abord.

Longtemps, ils ne voulurent rien promettre ; finalement, ils dirent :
- Bien, nous consentons à ne rien leur faire, mais permettez-nous une fois de nous en donner à coeur joie.
- Non, en ma présence en aucun cas. Si vous le faites, je prends la place de votre victime et c'est moi que vous tourmenterez.

Les brigands seraient allés au feu pour moi, et ils finirent par me promettre de se tenir tranquilles.
Le lendemain, tous les détenus s'assirent en rond autour de moi, accroupis à la turque, et je continuai mes histoires. Le soir, lorsque je me mis à genoux, et que je fis ma prière comme de coutume, les deux officiers en furent si touchés qu'ils me dirent :
- Voilà pourquoi Dieu nous a envoyés en prison ; c'est pour que nous entendions ce que nous cherchons. Personne ne nous a annoncé l'Évangile comme vous. Nous voulons commencer une nouvelle vie.

Ils s'agenouillèrent avec moi et invoquèrent Dieu de leur mieux. Ce fut une heure merveilleuse. Les brigands nous regardaient et nous écoutaient tout étonnés. Quelques-uns s'agenouillèrent aussi ou se prosternèrent. C'était comme si le diable avait quitté ce lieu et que le cachot fût devenu un temple de Dieu.
Le prêtre s'agitait sur sa couche ; il se tournait et se retournait en grommelant. Les autres détenus lui jetaient des regards surpris et méprisants, mais il ne bougeait pas de son coin et ne venait pas se joindre à nous. Un matin après le déjeuner, comme nous venions de prendre place pour continuer mes récits, le chef me dit :
- Attendez un instant. Nous avons encore un petit travail à faire. Restez tous assis et écoutez bien.

Je ne savais quel était leur projet, et je pensais qu'ils avaient peut-être à faire quelque raccommodage à leurs effets. Alors un des brigands s'approche du pope, assis à l'écart, l'empoigne par la barbe et le tire jusque vers nous. Je veux intervenir, mais on ne me laisse pas dire un mot. Le diable est déchaîné, et je n'ai qu'une peur, c'est qu'on brise au pauvre homme tous les os. Mais le chef me rassure :
- Restez tranquillement assis, on ne lui fera rien de spécial. Mais il nous faut une bonne fois punir cet individu, sans quoi il n'aura jamais ce qu'il mérite. Ce n'est pas vous qui le ferez, nous le voyons bien, et si nous attendons que le bon Dieu s'en charge, ça va trop long. C'est maintenant que nous voulons le corriger.

Puis un des malfaiteurs s'approche du pope et lui crie d'une voix menaçante :
- C'est ta faute, si je suis un malfaiteur!

Un autre vient ensuite et lui dit :
- C'est ta faute, si je me suis mis à voler ; c' est vous autres popes qui avez fait de nous des voleurs et des meurtriers. Jamais vous ne nous avez prêché le véritable Évangile. Si vous nous aviez raconté les mêmes histoires que Martens, nous ne serions pas en prison. C'est votre faute. Et nos familles aussi auraient une bonne conduite si vous nous aviez appris autre chose. Maintenant nos femmes et nos enfants suivent nos traces. Voilà ce que l'Église a à se reprocher, voilà votre travail !

Ils lui tirent les cheveux et la barbe, et si je n'avais pas été là, ils l'auraient maltraité bien davantage.
- Et maintenant, nous allons lui apprendre à prier, commande le chef. Un des hommes de la bande accroche au mur un grossier dessin représentant une icône. Le pauvre prêtre doit imiter toutes les cérémonies de l'Église orthodoxe. Il doit réciter toutes les prières liturgiques qu'il sait, et les brigands le rappellent à l'ordre à grands coups de poing ou lui tirent les cheveux quand il ne se signe pas bien ou ne se prosterne pas comme il faut devant l'icône.

Après avoir fait ses simagrées pendant environ une demi-heure, il s'arrête épuisé. Mais on le traite bien pis encore.
- Continue, fils de chien, ce n'était pas une vraie prière, ça ! C'est comme le Stundiste qu'il faut prier. Quand il prie, lui, on se sent comme un baume au coeur !

Dans sa détresse, le pauvre homme recommence à invoquer la Mère de Dieu et tous les saints. Mais ça ne lui sert de rien.
- Dis donc, maudit chien, crois-tu vraiment que tes prières sont efficaces ?

Le prêtre reste silencieux et reçoit de divers côtés des coups de pied et de poing.
- Réponds, y crois-tu, à tes prières ?

Finalement, complètement désemparé, il avoue :
- Non, je n'y crois pas.

C'est alors un beau tumulte.
- Entendez-vous ça, camarades ? Le pope lui-même ne croit pas à ses prières ! Et avec ça, il a instruit le peuple, il a accepté notre argent pour ses simagrées et ses marmotteries. Sangsue, chien galeux, c'est ta faute si nous sommes devenus des brigands, des meurtriers. Si nos popes nous avaient appris à prier comme notre ami Martens, nous aussi nous serions devenus des gens honnêtes et respectés. C'est ta faute si l'on nous fusille. Attends seulement, on va te... Mais avant de mourir sous les coups, tu vas encore apprendre à prier !
- Comment, Martens a prié hier soir, et tu pouvais rester couché ! Il a prié ce matin et tu es resté tranquillement assis ! Et tu prétends être notre prêtre ! Maintenant, prie du fond du coeur !

Les hommes se postent de chaque côté et chaque fois que ce n'est pas à leur idée, ils lui allongent un soufflet. Le prêtre commence à prier d'angoisse.
- Halte ! arrête, ce n'est qu'une prière de peur cela ne peut te sauver, ni toi, ni nous. Tu dois prier de telle sorte que ça t'empoigne.

Il se met à pleurer ; alors tous de s'écrier :
- Ce ne sont que des larmes forcées, elles ne te servent non plus de rien. Si tu ne pries pas du fond du coeur, tu ne sortiras pas vivant de ce cachot.

Le prêtre est finalement saisi d'une telle peur qu'il se tourne vers moi et me demande de prier pour lui ; mais les autres ne le permettent pas, de sorte que le prêtre finit par s'incliner véritablement devant Dieu, par reconnaître ses péchés et par proférer des supplications si instantes que les brigands commencent à trouver cela inconfortable et lui crient :
- Halte ! assez ! cela suffit, Dieu t'exaucera bien maintenant. Voyons toujours comment tu te conduiras désormais.

Depuis ce moment-là, le pope fut toujours le premier à genoux, et nous nous trouvâmes dorénavant quatre à invoquer Dieu du fond du coeur.

Par un hasard providentiel, je restai si longtemps dans cette cellule que j'en arrivai à l'histoire de la crucifixion. Je dépeignis aux détenus les amères souffrances que le Fils de Dieu a subies pour nos péchés, sa lutte à Gethsémané, les gouttelettes de sang qui ont perlé sur son front, comment on l'a cloué sur la croix, comment il a été injurié, bafoué, traité pis que les pires malfaiteurs. Mais, disais-je, quand il a incliné la tête et dit : « Tout est accompli », toute la puissance du péché, l'enfer et son prince se sont enfuis et ont reconnu qu'ils étaient jugés et détrônés.

Cela fit une profonde impression sur ces coeurs de brigands, rudes mais sensibles au courage et à l'héroïsme.
- Raconte-nous encore, me dit le lendemain le chef des brigands, comment on a flagellé Jésus et comment on l'a crucifié.

Je repris mon récit et quand j'en vins à parler des deux brigands crucifiés, celui de droite et celui de gauche, quand je dis que l'un reçut son pardon de Jésus parce qu'il l'avait ouvertement reconnu comme le Sauveur, alors le chef de la bande n'y tint plus. Il se leva brusquement et dit :

- Voici dix-neuf mois que je suis en prison avec mes douze hommes ; on m'a fait subir les pires tortures et l'on m'a accusé des plus grands crimes, sans rien pouvoir me faire avouer, on nous a frappés et maltraités, mais nous aurions mieux aimé mourir que de faire le moindre aveu. Maintenant, je ne puis plus me taire, il faut que je reconnaisse que nous sommes tous des meurtriers. Camarades, c'est moi le responsable, c'est moi qui vous ai tous égarés et entraînés ; qu'on me mette à mort comme je l'ai mérité !

Il se jeta à mes pieds en sanglotant. Ensuite vint une confession plus terrible qu'on ne saurait dire : que d'atrocités, de meurtres, d'attentats ! !! C'était affreux.
- Tout cela, c'est moi qui l'ai commis. Dieu peut-il me pardonner ?
- Dieu soit loué. Il le peut, et Il veut le faire exactement comme Jésus l'a fait pour un autre brigand, celui qui était en croix à côté de lui.
- Alors, prie Dieu avec moi, pour lui demander de le faire.

J'intercédai pour lui, Dieu m'exauça et donna aussi à cette conscience souillée Sa paix divine.
- Camarades, dit ensuite le chef, puisqu'il nous faut de toute façon mourir un jour, soyons au moins francs pour finir. Je vais avouer à la tchéka tous nos crimes.
- Fais-le, si Dieu te le dit, répondirent ses anciens complices.

Il mit son projet à exécution et on lui laissa même l'espoir qu'il recouvrerait un jour la liberté.
Ce furent des heures et des jours inoubliables. Quand Jésus entre dans les prisons et dans le coeur des prisonniers, la geôle devient un paradis et le criminel un agneau ; le cachot le plus infect se change en un temple de Dieu. Comme jadis le possédé de Gadara s'assit aux pieds de Jésus pour écouter ses paroles, ainsi les brigands se groupèrent autour de moi, attentifs à mes récits. Ils buvaient mes paroles, ils s'appropriaient les vérités que je leur annonçais et remerciaient Dieu de s'être révélé à eux et de leur avoir donné son pardon.

Au lieu de grossièretés, c'étaient des cantiques qui retentissaient dans notre cachot, des prières qui montaient au trône de la grâce. Quand je songeais que je devrais un jour quitter cette cellule, j'en avais le coeur serré ; il me semblait que les murailles me criaient :
Ne sors pas d'ici, il faut qu'il y ait toujours ici des hommes comme toi ; sans cela il n'y aura personne pour révéler aux captifs Celui qui les délivre de la prison éternelle.




XXVI

Vers la liberté.


Dans le clair-obscur de la prison, tous les détenus reposent dans un sommeil profond. Quelques haillons sous la tête leur servent d'oreiller. Ils se sont jeté sur le corps un manteau sale et vieux ; chacun s'est étendu dans son coin sur le sol malpropre. Les rayons des maigres falots jettent des lueurs fantastiques et mouvantes sur les têtes hirsutes et noires, des ombres étranges dansent sur les visages défaits. Par terre grouillent affairés des milliers d'assaillants cruels conspirant contre le sommeil des pauvres prisonniers. Les détenus se tournent brusquement tantôt d'un côté, tantôt de l'autre pour éviter leurs attaques, mais en vain.

Les privations et la détention m'ont tellement épuisé que je puis à peine me tenir debout. Je me suis couché de bonne heure. Je dors si profondément que je ne sens pas les morsures de la vermine. Cependant la porte s'ouvre. Le bruit de la serrure à cette heure insolite nous alarme, comme toujours, et je m'éveille aussitôt. Nous sommes tous anxieux. Le gardien dit :
- Les officiers, le prêtre et Martens doivent se tenir prêts demain à cinq heures pour être transportés plus loin.

Tous restent d'abord tranquilles. Puis les prisonniers songent que l'heure de la séparation est venue. L'un m'apporte son habit, sa seule protection contre le froid de la nuit ; l'autre me glisse son manteau sous la tête, un troisième étend ses haillons sur le sol pour m'en faire une couche moins dure pour le reste de la nuit. Les deux officiers, le pope et moi, nous restons couchés, les yeux ouverts, et nous pensons à nos proches, dont nous allons nous trouver désormais si éloignés, sans possibilité de leur donner des nouvelles ni d'en recevoir. Si nous sommes transférés au couvent de Solowetzki, autant dire que nous disparaissons pour jamais. Nos âmes passent par la vallée de l'ombre de la mort, nous descendons jusqu'au fond de l'abîme, mais, avec le psalmiste, nous pouvons dire du fond du coeur : « 0 Dieu, malgré tout, Tu es près de moi. »

Dans le sentiment de cette présence de Dieu au milieu des pires souffrances, je me rendors finalement, demi-mort de fatigue. Alors Dieu m'envoie un rêve ; Il me dit : « Aie bon courage, tu vas recouvrer la liberté ». Je vois tous les détails de la délivrance : je vois qu'on me conduit dehors, que je me rends en toute hâte chez les croyants de la ville, pour leur apporter la bonne nouvelle, et que je prends le train pour rentrer à la maison. Dans la joie immense de la liberté retrouvée, mon âme, en rêve, entonne des actions de grâce.
Et comme jadis à Pierre dans la prison de Jérusalem, quelqu'un me touche légèrement le côté, me secoue, me passe doucement la main sur le visage et me dit
- Levez-vous, on vous appelle !

Je me dresse encore tout endormi et sans savoir où je suis. Les brigands sont autour de moi et se penchent vers ma couche. Le gardien, sur la porte, me dit :
- Lève-toi, prends tes effets, tu es libre.

Je reste assis sans bouger, ne sachant si je rêve ou si je suis éveillé. La joie et la tristesse luttent en mon coeur. Impatient, le geôlier s'écrie :
- Fais donc ton paquet. Tu es libre !

Je ne veux toujours pas le croire ; il crache à terre et dit :
- As-tu perdu la tête ? On te dit que tu es libre et tu ne veux pas le croire.

Mes amis les brigands me sautent au cou et me répètent :
- C'est vrai, tu es libre !

Peu à peu, je comprends le grand bonheur qui m'arrive : c'est écrasant !
Je ne saurais décrire l'heure des adieux. Chacun veut encore me dire quelque chose, me charger d'un message, me remercier, me rendre un service. Pour la dernière fois, nous nous agenouillons ensemble et nous remercions Dieu pour la grâce qu'Il nous a accordée pendant ce temps de captivité. Mes camarades se relèvent les yeux pleins de larmes. Puis la porte s'ouvre et la main de fer qui nous a si brutalement arrachés à la vie se desserre pour moi. Je m'approche lentement du seuil, accompagné jusqu'au corridor d'appels et de saluts, puis la lourde porte se referme derrière moi. Aucun agent en armes pour m'escorter dans le corridor : je suis libre ! J'arrive au bureau pour y prendre mes papiers de lever d'écrou. Un ami de notre village m'y attend et m'accompagne. Bientôt, nous nous trouvons dans la rue ; c'est la première fois depuis longtemps que j'y passe sans escorte de gardiens. Les gens vont et viennent, je me trouve comme un étranger parmi eux. L'air pur après mon long séjour dans l'atmosphère empestée de la prison me prend au souffle. Je refais en sens inverse le parcours que j'ai franchi plusieurs mois auparavant, encadré de soldats. Combien mes pensées et mes sentiments sont différents ! Je suis libre, libre comme l'air, libre comme les oiseaux qui chantent leur chant matinal, libre comme les tourterelles du toit que j'ai tant enviées. - Non, pas encore tout à fait libre : on m'a assigné pour résidence un certain quartier de la ville où je pourrai vivre à ma guise, mais dont il m'est sévèrement interdit de sortir, ainsi que me l'a répété le président du Guépéou.

À vues humaines, ma libération était probablement l'effet d'une pression diplomatique exercée à cette époque par l'Angleterre sur le gouvernement soviétique. Pour moi, c'était l'intervention de Dieu Lui-même. Juste la nuit avant mon transport vers l'extrême Nord, était arrivé un télégramme de Moscou avec l'ordre de me relâcher aussitôt et d'envoyer les actes de l'enquête à l'autorité supérieure ; j'avais ordre de rester dans la ville et d'y attendre la décision finale.

Les amis qui m'avaient ravitaillé dans la prison demeuraient à une heure et demie de là. Je décidai de me rendre chez eux, mais souvent, pendant ce trajet, je dus m'asseoir au bord de la route ; mes forces me trahissaient. Mon compagnon me soutint et nous atteignîmes enfin la demeure de ces chers frères. Leur surprise et leur joie furent grandes. On me prépara un vrai festin et quand je me fus un peu remis, nous reprîmes le tram pour rentrer en ville ; on y avait aussitôt organisé un service d'actions de grâce. J'avais beaucoup d'amis dans la ville. Ce fut un soir merveilleux, inoubliable.
Dans la nuit, à une heure, je pris le train pour rejoindre ma famille. Je leur avais télégraphié que j'étais libre.

Peut-être ai-je agi là avec un peu d'impatience, comme Jonas qui ne pouvait attendre l'heure de Dieu. Je ne sais, et c'est peut-être pourquoi je passai encore par une période bien difficile. Mais il m'était insupportable de penser que je pouvais être arrêté encore une fois. Je violai donc les ordres des autorités et je quittai la ville où j'étais confiné.

J'étais donc libre, c'est vrai, mais je vivais continuellement comme un fugitif. Mes ennemis ne se tenaient jamais en repos, et je devais constamment changer de résidence pour faire perdre mes traces. Je ne pouvais voir ma famille que pendant des heures trop brèves, puis je disparaissais de nouveau de notre village. Pendant un certain temps, je vécus dans les montagnes et dans les villes les plus diverses ; parfois je pouvais même organiser des réunions d'appel. Bientôt la police retrouvait ma trace et je devais fuir plus loin. je menai cette vie assez longtemps, mais cette situation devint intenable. Ma femme et mes enfants eurent toute sorte de difficultés ; on arrêta ma fille et on voulut lui faire dire où je me trouvais. On la relâcha, il est vrai, mais les miens vivaient dans une crainte perpétuelle et ils me prièrent instamment de quitter la Russie. Au commencement, je n'en voulus pas entendre parler, car cela me peinait d'abandonner le riche champ de travail qui s'ouvrait partout. Mais je dus reconnaître que je ne pouvais faire autrement à moins de disparaître de nouveau derrière les barreaux des prisons du Guépéou ; et je savais que la seconde fois je n'en sortirais plus aussi facilement. Au prix de mille démarches, je réussis à me procurer un passeport pour l'étranger par l'entremise de quelques amis dévoués. Dieu a certainement dirigé leur main ; sans quoi cela leur aurait été impossible. Beaucoup d'autres personnes ont attendu des mois sans obtenir ni passeport ni visa.

Avant mon départ, j'avais bien des choses à régler pour assurer le prochain avenir des miens. Quand tout fut prêt, je fis une tournée d'adieux dans les communautés. Dans la ville de A., je reçus une lettre de ma femme :
« Mon cher Cornélius, ne songe pas à revenir à la maison. On a de nouveau déposé une plainte contre toi au Guépéou ; on veut te reprendre ton passeport pour l'étranger et te jeter en prison. On t'accuse de te l'être procuré de manière illégale. Je ne survivrais pas à une nouvelle arrestation. Je t'en prie, ne viens pas. Nous t'en prions, pars directement pour l'étranger. »

C'était une dure épreuve que de devoir quitter la Russie sans prendre congé des miens. Savait-on si je reverrais jamais femme et enfants ? Un lundi soir, je pris place dans le train qui allait m'emmener vers l'Ouest. Pendant la nuit, il passait par la localité où habitait ma famille. Personne ne se trouvait à la gare pour me serrer la main, pour me faire un signe d'adieu. Je vis disparaître dans le lointain les lumières du village, les roues tournaient toujours, les poteaux télégraphiques passaient à toute vitesse. De sa main froide, la cruelle réalité de la solitude m'étreignait le coeur et le chargeait d'un lourd fardeau de tristesse.

Après un arrêt à la ville voisine, le train venait de repartir. Je circulais le long du couloir, et en passant devant un compartiment, j'y aperçus tout à coup ma femme, mes enfants, mes beaux-fils. La joie et la surprise étaient si grandes qu'elle m'enlevèrent la parole. Pour avoir le droit de rester dans ce wagon, je descendis, à la station suivante, m'acheter un billet pour une place de coupé. Mais ma fille me rejoignit et me dit hâtivement :
- Papa, arrête-toi dans cette gare ; un communiste de notre village nous a suivis dans le train et ne cesse de nous épier.

Bien vite, j'allai chercher mes effets restés dans le train ; je sentais peser sur moi un nouveau danger. Je pris une voiture et me rendis chez des connaissances dans la steppe, pour attendre le prochain train.

À R., je rejoignis les miens, et sans éclat, au milieu d'une forêt, nous célébrâmes les fiançailles de ma fille cadette. Quelles heures inoubliables ! Nous lûmes le chapitre XVII de saint Jean et nous priâmes ensemble. Le jour passa trop vite. Vers le soir, toute ma famille m'accompagna à la gare. Dans le lointain apparurent les deux lanternes du train, qui arrivait avec fracas. Une dernière étreinte, une dernière poignée de mains ; je montai en voiture avec mon fils qui m'accompagnait à l'étranger, puis le train repartit, d'abord lentement, puis toujours plus vite. Les yeux pleins de larmes, je vis disparaître les miens : leurs mouchoirs blancs me faisaient signe, toujours plus lointains... nous étions séparés ! Nous reverrons-nous jamais sur cette terre ? 0 êtres chers que je ne saurais oublier, que d'heures joyeuses j'ai vécues avec vous, que de pensées et de soucis nous avons portés en commun ! Que de fois dans les angoisses de la mort n'avons-nous pas fléchi le genou et supplié Dieu ensemble ! Que de fois nous avons été séparés, vous là, moi ailleurs ! Que de fois n'avons-nous pas vu la merveilleuse protection de Dieu et ne L'avons-nous pas loué de pouvoir nous confier en Lui !

À Ch., je passai quelques jours chez des frères qui organisèrent aussitôt une réunion. Je parlai du chapitre Il de l'Apocalypse. Après une réunion bénie, je pris congé d'eux et plus d'un me disait au milieu de ses larmes : « Tu es heureux de pouvoir sortir de Russie. Nous, nous devons y rester. Ah ! quand viendra le jour où nous pourrons, nous aussi, faire monter nos actions de grâce dans une Sion restaurée ? » Ils m'ont chargé de messages et m'ont dit :
- Salue tous les enfants de Dieu à l'étranger. Dis-leur quelle est notre situation. Priez pour nous !

Frère C., de M., me saisit la main et me dit les larmes aux yeux :
- Tu es libre et tu te rends vers nos frères de l'étranger. Pensez à moi, car je m'attends à chaque instant à être cité devant le Guépéou. Dieu seul sait ce qu'il adviendra de moi !

Comme ces mots me sont allés au coeur, car je sais ce que cela signifie !
Le train express nous amena à la station frontière. Contrôle des passeports, révision douanière, tout alla sans difficulté. Puis nous franchîmes la frontière des pays soviétiques, là où règnent toutes les horreurs, toutes les atteintes à la liberté, et nous nous trouvâmes sur sol étranger, sur une terre de liberté.

Me voici maintenant en Allemagne. J'ai transmis les messages des frères qui, par-delà la frontière souffrent pour Jésus-Christ. Mon histoire n'est qu'une très faible part de la grande tribulation par où passent un grand nombre de chrétiens de Russie. Puisse ce récit vous encourager, frères d'Occident qui pouvez annoncer en toute liberté l'Évangile de votre Roi, et vous inciter à racheter le temps, et puisse la demande de vos frères persécutés toucher vos coeurs

Priez pour nous !


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