L'autorité croyait avoir
brisé mon activité comme messager de
Jésus-Christ ; elle se trompait
complètement. Mon champ d'action
n'était que déplacé. Car les
hommes ne sont nulle part aussi accessibles
à l'Évangile que dans les quatre murs
d'une prison. Où, en effet, le désir
de libération pourrait-il être Plus
grand ? Les murs sombres, les parois
dénudées, les fenêtres
grillées où filtre une lumière
parcimonieuse, accablent les âmes d'un lourd
poids de tristesse et de désespoir.
Les premières personnes auxquelles
j'eus le bonheur de révéler la
liberté chrétienne furent un diacre
et le pope qui m'avait succédé dans
le souterrain puant. On les avait
emprisonnés parce qu'ils ne payaient pas les
taxes imposées et parce qu'on les accusait
aussi de travailler contre le gouvernement. Nous
commençâmes par nous entretenir de la
vie éternelle. Quelques jours après
se joignit à nous un ecclésiastique
de haut rang et de grande culture ; il prit
une part active à nos conversations. Nous
étions donc quatre. Bientôt les autres
prisonniers firent cercle et nous eûmes de
vives discussions ; car dans notre cellule se
trouvaient
quelques
communistes emprisonnés pour des fautes
disciplinaires. Ils faisaient une contradiction
acharnée, mais ils durent reconnaître
que le péché est la cause de tout le
mal et de toute la détresse du monde actuel.
Le soir, quand je me mettais à genoux, tous
faisaient silence, tous s'étendaient
tranquillement sur leur couche et sans doute plus
d'un s'unissait à ma prière.
Les yeux s'appesantissaient, les
chuchotements s'éteignaient, et devant les
fenêtres, on entendait les pas lourds des
sentinelles qui allaient et venaient en leur
promenade monotone. Par les fenêtres glissait
une faible clarté, et dans le local
régnait juste une lueur suffisante pour que
les gardiens pussent distinguer si tous les
détenus étaient couchés. Car
il était sévèrement interdit
de s'asseoir pendant la nuit. Je restais
couché, éveillé, pensant
à mes bien-aimés, et souvent j'avais
le coeur bien lourd. Un soir, je sentis bouger
quelqu'un à mes pieds.
- Camarade, me chuchotait-on, camarade,
est-ce que vous êtes
réveillé ?
Tous mes soucis s'évanouirent, car je
compris aussitôt que j'avais affaire à
une âme angoissée et
tourmentée. C'était l'un des
communistes. Il me raconta sa triste histoire.
D'une voix basse, hésitante et
accablée, il me dit :
- Toute ma vie, j'ai cherché le
bonheur, sans y parvenir. Finalement, je suis
devenu communiste ; je me crus arrivé
au paradis ; je pensai avoir atteint ce que je
désirais. Mais au lieu que tout aille mieux,
tout alla de mal en pis. Autrefois, j'avais l'amour
de ma famille et la confiance de mes voisins et de
mes parents ; maintenant tout est
anéanti ; on ne fait que me craindre,
et on a bien raison. Pour finir,
me voici en prison. Bien que je vous aie contredit
dans la discussion, je sais que tout ce que vous
dites est la vérité. Oh ! si
seulement je pouvais recommencer ma vie ! Mais
personne ne peut venir à mon secours ;
j'ai commis tant d'actes irréparables !
Pour moi, il n'y a plus d'espérance
possible !
Il poussait de profonds soupirs et on le
sentait écrasé sous un poids
énorme de remords.
- Le sang de Christ nous purifie de tout
péché, lui dis-je à mi-voix.
Même si vos péchés sont rouges
comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la
neige.
À ces mots, je vis çà
et là une tête se redresser de dessous
les couvertures. Des prisonniers que l'on aurait
cru endormis se relevaient à l'ouïe du
message après lequel leur coeur
soupirait ; leur âme avait un aussi
grand besoin de paix que celle du communiste.
Dehors, les sentinelles veillaient à ce
qu'aucun des occupants de la prison ne
recouvrât la liberté. Dans le cachot,
des gens se prosternaient devant Dieu, confessaient
leurs péchés et acceptaient leur
Sauveur et leur Libérateur. Les murs qui, le
plus souvent, retentissaient de jurons, de
criailleries et de récriminations
entendaient des paroles de consolation et de paix.
Dans la prison même, je percevais l'ordre du
Maître : « Prêche aux
captifs la liberté et aux prisonniers la
délivrance ».
Comment de telles expériences ne
feraient-elles pas exulter de joie, même en
prison ? Je passai des heures merveilleuses
avec ceux qui avaient trouvé la paix. Nous
avions une joie d'enfants en songeant au don
ineffable que Dieu nous avait fait, nous chantions
des cantiques, nous louions et
remercions le Seigneur. Plus de propos grossiers,
plus de tristesse ni de désespoir. Le pope
et le diacre me disaient souvent :
- Nous sommes heureux d'avoir
été mis en prison et d'avoir,
grâce à vous, appris à
connaître le Christ vivant. Ça
été pour nous une merveilleuse
école, nous connaissons maintenant Dieu
beaucoup mieux et quand nous serons
relâchés, nous annoncerons simplement
au peuple le vrai Évangile. Quand vous serez
de nouveau libre, vous viendrez nous voir et parler
dans notre paroisse.
De la maison aussi, je reçus des
nouvelles encourageantes. Il nous était
permis de nous faire apporter des vivres, et un
jour, je trouvai dans un pain blanc un billet
disant : « Aie bon courage et
réjouis-toi. Vingt-six personnes ont
été amenées par ta
captivité à se donner à Dieu.
On prie beaucoup pour toi ».
Nous pouvions recevoir des visites. Ma fille
se risqua à venir me voir. On nous permit de
nous entretenir pendant cinq minutes en
présence des tchékistes. Ma joie fut
grande de revoir l'un des miens après un
mois d'emprisonnement.
Le pope et le diacre furent
relâchés ; quant à moi, on
vint une nuit me chercher pour un nouvel
interrogatoire.
Le président me reçut très
brutalement, et comme je ne me montrais pas assez
souple, il me dit :
- Ne savez-vous pas que votre vie est entre
mes mains ?
- C'est ce que Pilate dit un jour à
Jésus, et il lui répondit :
« Tu n'aurais aucun pouvoir s'il ne
t'était donné d'En Haut ».
Je puis vous dire la même chose. Et si vous
ne vous soumettez pas au Tout-Puissant, si vous ne
remettez pas à Dieu la direction de votre
vie, il vous arrivera comme jadis à
Hérode, qui fut rongé des vers.
- Avant qu'ils me rongent, c'est vous qu'ils
mangeront, dit-il hors de lui.
Je le priai ensuite de me lire l'acte
d'accusation. En voici la teneur :
1. Martens est un homme très
dangereux qui exerce une grande et perverse
influence sur le peuple.
2. Cet homme est parvenu à se faire
délivrer des certificats par les
organisations ouvrières et les
autorités, et il s'en est abusivement servi
pour détourner les masses du communisme et
les entraîner à la religion.
3. En tant que prédicateur du
mouvement évangélique en Russie, il doit recevoir
un
sérieux avertissement et une
sévère punition.
L'interrogatoire commença. Avec
quelques interruptions, il dura huit heures. On me
reposa les vieilles questions et finalement le
président me demanda :
- Êtes-vous décidé
à continuer votre propagande et votre
évangélisation ?
- Non seulement je continuerai, mais dans ma
prison même, j'ai eu de tels encouragements
et de tels sujets de joie que je vais travailler
désormais pour Jésus avec des forces
renouvelées, que dis-je ? de toutes mes
forces, car je suis prêt à vivre et
à mourir pour lui. Permettez-moi de sortir
de prison deux ou trois jours, le temps d'organiser
cinq ou six réunions
d'évangélisation. Venez-y,
écoutez ce que je dis et rendez-vous compte
vous-mêmes de ce que je prêche. Je suis
convaincu que vous ne resterez pas deux heures sous
l'influence de la Parole de Dieu sans vous sentir
poussés à vous jeter aux pieds du
Maître des cieux et à L'adorer.
L'Évangile de Jésus notre
Rédempteur nous donne la joyeuse
espérance de la vie éternelle ;
elle rend riches les plus pauvres et bons les plus
pervers. Permettez-moi de tenter
l'expérience.
Comme je continuais à parler dans ce
sens avec assurance, il me cria :
- Cela suffit à vous faire condamner.
Votre impertinent fanatisme est une maladie
contagieuse que nous voulons extirper. Nous venons
de commencer à rendre inoffensifs les gens
de votre acabit ; nous voulons les
empêcher de contaminer le peuple et de
l'égarer. Essayez donc maintenant, me dit-il
en ricanant et en se promenant de long en large.
Essayez d'aller prêcher ! Le
pouvez-vous ? Non, vous ne le pouvez plus,
vous ne le pourrez plus
jamais ! Nous voulons en finir avec vous, vous
cesserez de répandre la religion, cet opium
du peuple. Vous avez les mains couvertes de sang,
vous avez opprimé et exploité le
peuple, c'est vous, prêtres et
évangélistes, qui nous avez
obligés à faire la révolution,
pour nous libérer de votre pouvoir ; et
il faudra bien que nous vous réduisions
à l'impuissance pour toujours.
Je restais silencieux. Pendant une heure et
demie, il m'accabla de ses sarcasmes. Quand il se
tut, je lui dis tranquillement :
- Pilate et Hérode doivent leur
célébrité à ce qu'ils
ont fait mourir Jésus. Mais son oeuvre, ils
n'ont pu l'anéantir. Christ vit aujourd'hui
parmi les hommes et exerce une influence beaucoup
plus grande qu'au moment de son existence
terrestre. Des millions de croyants se
réclament de son nom. Voilà ce qu'ont
fait Pilate et Hérode, et je vous le
déclare : Vous ne pouvez rien me faire
de plus que ce que Dieu permet, et ma
captivité même est une
prédication.
Ici, il m'interrompit de nouveau :
- Nous avons cependant des faits qui nous
montrent que votre exécution n'aurait aucune
importance. Nous avons fait disparaître toute
une série de vos partisans. Maintenant, ils
sont morts et ce n'est pas ces morts qui
convertissent personne !
- Ah ! pauvre homme, justement vous ne
savez pas ce qui se passe dans le coeur des gens.
Tenez, je connais bien X., qui a été
injustement mis à mort.
- Comment dites-vous ?... Le
gouvernement met injustement des gens à
mort ?... Vous attaquez le gouvernement
soviétique ! Vous êtes un
contre-révolutionnaire.
- Non, je défends mes convictions et
celles de mes frères. Moi aussi, je suis
prêt à mourir pour Jésus. Les
gens dont vous me parlez sont vivants, de la vie
éternelle.
- Nous nous débarrasserons de vous
autres chrétiens, ça, vous pouvez en
être sûr. Même si les autres
régimes n'y ont pas réussi, nous y
parviendrons.
- Néron était un empereur
sanguinaire et plein de rage contre les
chrétiens. Il en a fait exécuter,
brûler, jeter aux bêtes. Vous
n'êtes pas Néron. Notre gouvernement
s'est déclaré neutre au point de vue
religieux, il nous a donné la liberté
religieuse. C'est à lui que J'en appelle et
je vous dis en son nom : Vous ne
réussirez jamais à extirper le
christianisme. Le pouvoir, l'honneur, la vie des
gens, on peut les anéantir, mais non
l'Évangile de Christ ni ceux qui se
réclament de lui.
Alors les trois autres communistes, pris de
mauvaise humeur, dirent au
président :
- Coupe court à cet entretien ;
cet individu a une impertinence ! Nous avons
assez de preuves maintenant. Qu'il se contente de
répondre aux questions posées et
qu'il signe le procès-verbal. Il nous faut
remettre l'oiseau en cage, et qu'il y attende notre
décision : elle sera assez
sévère !
On me demanda encore comment les
réveils s'étaient produits. Je
racontai, plein de joie, mes tournées
missionnaires, et quand j'en vins à dire que
les autorités m'avaient procuré une
grande salle, ils se levèrent comme un seul
homme :
- Qu'avons-nous besoin d'un autre
témoignage ? Il a aussi
embobeliné les autorités et les a
attirées dans ses filets ; il a su
mettre la police à son service, et sait-on
combien de soldats il a séduits ? Un
jour, il les soulèvera
contre nous. En peu de temps, il a tourné la
tête à des milliers de braves citoyens
qui ont abandonné le gouvernement
soviétique et se sont ralliés
à lui. Que nous faut-il d'autres
preuves ?...
- Non, dit le président, nous avons
encore d'autres points à
élucider.
Et il me demanda :
- Maintenant, vous faites sans doute encore
beaucoup d'évangélisation ?
- Oui, répondis-je. Comme je vous
l'ai dit, ma prison même est une
prédication. J'ai reçu des nouvelles
de chez moi : on prie pour moi et on demande
au Seigneur de toucher votre coeur pour que vous me
rendiez la liberté. J'ai été
bien réconforté en apprenant que
vingt-six personnes ont été
amenées par ma captivité à se
convertir, et qu'autrement elles ne l'auraient
probablement pas fait.
Le président avait si chaud, qu'il
enleva sa tunique, puis il se mit à se
promener fébrilement, ne sachant que dire ni
que faire. Comment ! J'étais sous les
verrous, et c'était là le
résultat !
- Bien ! on va vous régler votre
compte ; on parviendra bien à se
débarrasser de vous.
- Jamais vous ne le pourrez,
répondis-je. Se débarrasser de moi,
cela veut dire m'ôter la vie ; mais ce
que je prêche, jamais vous ne pourrez vous en
débarrasser.
- Oui, nous le pourrons.
- Bien, arrêtez donc les vingt-six
personnes qui viennent de se convertir, et
mettez-les en prison comme moi. Vous verrez que,
grâce à elles, une nouvelle
série de personnes se convertiront et plus
vous en mettrez en prison, plus il y en a qui
apprendront à connaître Dieu. Vous n'y
pouvez rien, vous êtes tout à fait impuissants en
face de
l'action de Dieu et de ceux qui ont trouvé
en Lui la paix et la vie éternelle.
Le président s'apaisa un peu et me
dit ironiquement :
- Mais ici, en prison, essayez donc de
tourner la tête aux détenus et de les
attirer à vous !
- C'est déjà fait,
répondis-je, et j'ai la joie de tenir tous
les jours des réunions dans notre cellule,
d'y chanter et d'y prier. Même l'un de vos
communistes s'est mis à prier.
Voilà de nouveau la bête
déchaînée
- Qui est-ce ? Qui est-ce ?
Quoi ? Vous faites de la propagande ?
Dites-nous son nom !
- Je ne suis pas un traître. Parlez
vous-mêmes avec lui, et il vous dira
tout.
Puis la conversation s'engagea sur
l'éducation des enfants.
- Vous avez aussi tourné la
tête aux gosses, et vous égarez sans
doute aussi vos propres enfants !
- Mes enfants sont à moi, et je les
élève dans la crainte de Dieu. Je ne
vous les livrerai jamais, ni moi, ni aucun
chrétien convaincu. Nous remercions Dieu
notre Créateur de ne pas les voir courir
demi-nus le long des voies de chemin de fer et des
palissades ; nous remercions Dieu que nos
filles ne traînent pas dans les rues et ne
mènent pas une vie
dévergondée, de ce qu'elles ont au
contraire une conduite honnête et
décente. À nos enfants, nous ne
cesserons de parler de l'Évangile et nous ne
nous lasserons pas de les exhorter et de les
instruire de la vérité.
Le président montrait beaucoup
d'humeur. Il essaya longtemps de me prouver que
leurs idées étaient justes. Alors je
lui demandai la permission de lui poser une
question.
- Mais ne m'interrompez pas !
dis-je.
- Non, non ; demandez ce que vous
voulez.
- Êtes-vous satisfaits de la vie que
vous menez ? lui demandai-je. Dormez-vous d'un
sommeil paisible ? Quelle est votre vie
à votre foyer ? J'aimerais vous
demander à tous les quatre : Vivez-vous
toujours en bonne intelligence avec vos femmes ou
vous querellez-vous ? Dites-le franchement.
Vos enfants marchent-ils comme vous le
désirez ? Vivent-ils
conformément à votre programme ou
bien intervenez-vous pour les éduquer ?
Savez-vous aussi quelle grande prostitution il y a
dans les villes et les villages ? Et dans quel
état sont les enfants ? Ils viennent au
monde avec une lourde
hérédité ; leurs parents
mènent une vie immorale ; ils
traînent dans les rues et y prennent les
pires habitudes. Dites-moi
sincèrement : trouvez-vous rien de
pareil chez les chrétiens ? Pouvez-vous
me citer une maison de chrétiens croyants
où cela se passe ainsi ?
- Mais oui, nous pouvons vous en donner
toute une liste.
- Non, dis-je. Ceux que vous m'indiquez ont
été exclus des communautés
à cause de leur vie immorale. Ce sont des
hypocrites qui se sont mis du côté des
impies et n'ont aucune conscience. Aussi n'ont-ils
aucune autorité sur leurs enfants. Parmi les
Russes vraiment croyants, vous ne trouverez rien de
pareil. Si, dans l'État, il n'y avait que
des hommes comme cela, on n'aurait plus besoin de
police, et la paix régnerait partout.
- Vous enlevez aux enfants la
liberté, vous les enfermez comme dans une
cage. Nos lois les ont enfin affranchis. Maintenant
les enfants ont le droit de se déterminer
eux-mêmes et d'interdire aux parents de les
maltraiter : l'État les a pris sous sa
protection.
Nous parlâmes encore longtemps de ce
sujet, pendant que le greffier rédigeait le
procès-verbal. Je devais le signer : je
ne le fis que sous leur pression, mais j'y
inscrivis une réserve :
« Telles et telles phrases ne sont pas
conformes à la vérité, elles
sont rédigées pour m'incriminer, et
je les signe sous contrainte ». Le
président saisit le procès-verbal, le
déchira et en fit rédiger un autre.
Ce deuxième ne le satisfit pas davantage et
il le déchira aussi ; le
troisième, il le jeta de côté.
Puis il me fit reconduire en prison. Mais ses
collègues s'étaient mis à
réfléchir et je remarquai qu'ils me
comprenaient mieux et qu'ils inclinaient à
la bienveillance à mon égard.
Je ne restai que peu de jours dans mon
ancienne cellule. On me transféra dans celle
des voleurs. En aggravant ma détention, on
voulait sans doute
m'« assouplir ».
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |