Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIX

En fuite.

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Naturellement, les communistes n'étaient pas enchantés de mon activité. Partout où j'allais, ils perdaient des partisans. Aussi, un beau jour, il me fallut « disparaître », de peur d'être mis sous les verrous. Le Caucase offrait assez de lieux de refuge et je fis, pour ainsi dire, une cure d'altitude. Je me dirigeai vers les contrées désertes de l'Est, où quelques peuplades solitaires et quelques cosaques ont fixé leurs demeures. La tranquillité que j'y trouvai après l'agitation de la plaine était indiciblement bienfaisante. Comme il est plus facile de sentir la présence de Dieu parmi les merveilles de Sa création ! Le printemps était venu et sa baguette magique transformait les pentes neigeuses en jardins de fleurs dont l'air des hauteurs était tout parfumé. Tantôt les vallées étaient étroites et rocheuses, tantôt elles s'élargissaient en prairies où paissaient des troupeaux de bétail et parfois des cerfs et des chevreuils. Les pentes étaient couvertes de sapins et de pins à la sévère ramure, et couronnées de neiges éternelles. Au-dessus des précipices planaient les aigles qui portaient leur proie dans leurs aires inaccessibles.

Au cours de mes pérégrinations, je remarquai que le Caucase renferme encore de grands trésors en minerais de toute sorte et de nombreux gisements de charbon à fleur de terre que l'on aurait peu de peine à exploiter. Des bois croissent en quantités énormes dans d'immenses forêts.

Je n'étais pas le seul « touriste ». Dans les cavernes « villégiaturaient » bien des personnes qui y avaient cherché refuge, surtout beaucoup de cosaques qui avaient participé à la contre-révolution. Ils s'étaient installés assez confortablement et attendaient une occasion propice pour rentrer dans leurs stanitzas et rejoindre leurs familles. Les vallées retentissaient de leurs chants sauvages et mélancoliques. Mais malheur à quiconque cédait au mal du pays et au désir de revoir femme et enfants. Tous ceux qui se risquaient dans la plaine étaient immanquablement perdus.

Le désespoir poussa un jour un groupe assez nombreux de ces réfugiés à un acte téméraire. Bien armés, ils attaquèrent les communistes installés chez eux et les expulsèrent. Mais les autres revinrent en force et les assaillants durent céder. Pour se venger, les bolchévistes arrêtèrent une personne dans chacune des familles où les fugitifs étaient rentrés. Tout le village fut rassemblé le soir sur la place et dut assister à l'exécution de cinquante personnes, hommes et femmes, que l'on fusilla. Ce spectacle affreux causa une grande indignation, mais personne n'osa rien dire, car les communistes tinrent un grand discours menaçant et déclarèrent :
- Voilà comment nous procédons à l'égard de ceux qui sont contre nous.

J'avais passé la veille dans ce village, et parmi les exécutés se trouvaient quelques croyants. Un homme et une femme d'entre eux ne moururent pas à la première décharge et ils se tinrent cois. Mais le commandant donna l'ordre, pour plus de sûreté, de transpercer encore tous ceux qui gisaient à terre. La femme poussa des cris affreux et reçut trois coups de baïonnette qui l'achevèrent. L'homme réprima sa souffrance et, grâce à l'obscurité, il réussit à ramper jusqu'à la maison voisine. Là on le soigna, on banda ses blessures et il resta en vie, bien qu'estropié : il pourrait témoigner combien ce massacre fut horrible.

Après un séjour de quelques semaines dans les montagnes, je me risquai de nouveau dans la plaine. Je me rendis dans une ville située au bord de la mer et j'y repris ma campagne d'évangélisation. D'accord avec le président de la Fédération évangélique, je réglai diverses affaires dans la communauté et j'y tins des réunions.

N. est dans une situation merveilleuse au pied du Caucase. La mer se brise contre le rivage. La localité est nichée sur le littoral parmi les vergers et les vignes. Aux ceps opulents pendent des grappes d'or et de pourpre. On expédie de là des cargaisons entières de raisin. Des noisetiers donnent au paysage un caractère particulier et répandent un agréable ombrage.

J'aimais me promener seul sur le rivage et m'y baigner. Un jour, je me rendis sur le môle qui s'avance très loin dans la mer. De ce poste avancé, je contemplais le spectacle pittoresque de la ville, ses toits bigarrés dispersés dans la verdure, ses coupoles dorées qui brillaient au soleil, les mouettes qui se balançaient au-dessus des vagues ou qui se posaient sur la surface de la mer. À ce moment, j'aperçus, assise sur un rocher surplombant et difficile à atteindre, une femme seule qui regardait fixement les flots.
« Hâte-toi d'aller à son secours, me dit une voix intérieure ; cette femme songe à se précipiter dans l'eau pour y chercher la mort ! »

Avec peine, je grimpai jusqu'à elle et l'appelai. Effrayée, elle relève la tête et je vis qu'elle était fâchée qu'on la dérangeât.
- Croyez-vous en Dieu ? lui dis-je. Savez-vous qu'après cette courte existence terrestre viendra l'éternité, où les enfants de Dieu n'auront plus ni cris, ni deuil, ni larmes ?

Elle secoua tristement la tête et se mit à pleurer amèrement. Pour éviter qu'elle ne tombât, je l'emmenai loin du rocher à pic. Je lui parlai longtemps ; elle finit par s'apaiser et commença son histoire :
- Au temps du tsar, mon père était général. Lorsque l'ancien régime fut renversé, des bolchévistes en armes firent un jour irruption dans notre maison et fusillèrent mes parents, mes frères et mes soeurs. je réussis à m'échapper. Je fis soixante kilomètres à pied jusqu'au village de S. J'y restai cachée assez longtemps, au prix de grandes privations, puis je trouvai une place modeste dans la famille d'un officier. Un jour, je vis arriver mon oncle, ancien général lui aussi ; il était venu me voir en cachette et repartit de même. Assez longtemps après, je reçus de lui une lettre me disant : Maroussia, viens pour tel et tel jour à la ville de N. Dans cette ville, tu me rencontreras à telle et telle place et nous nous embarquerons ensemble le même jour sur le vapeur N. Viens me rejoindre et partons ensemble pour l'étranger.

« Je n'avais ni permis ni papiers de légitimation pour voyager par chemin de fer. Je me faufilai dans un train. Mais un contrôleur me découvrit et me mena au Guépéou. Les tchékistes me maltraitèrent, puis me relâchèrent, et bien qu'à demi-morte de douleur et d ' angoisse, j'essayai de poursuivre ma route. J'avais presque atteint la ville et j'étais parvenue jusqu'à la station de N. quand on m'arrêta de nouveau et on me traita pis que la première fois. Comme j'étais une femme, on me relâcha cependant et j'arrivai ici harassée et malade à la date indiquée. Je me rendis en toute hâte au port et je demandai où était le vapeur N. : « Le voilà qui prend la mer », me dit-on en me montrant un bateau qui disparaissait lentement dans le lointain.
« Désespérée, je suis venue à cet endroit solitaire pour mettre fin à cette existence effroyable. je n'ai ni amis ni connaissances ; je suis affamée et à bout de forces ».

Elle fondit de nouveau en larmes. Je réussis à la consoler un peu et je la menai chez des chrétiens qui la reçurent avec bonté. À la réunion du soir, la jeune fille trouva la paix et remercia le Seigneur de l'avoir gardée d'une mort désespérée. Mes amis réussirent à lui procurer une place de dactylographe dans l'administration postale, et elle est encore aujourd'hui un membre très actif de la communauté évangélique où elle rend de très grands services, surtout grâce à sa voix magnifique.




XX

Je suis arrêté.


Quand je revins à la maison et que je racontai mes tournées missionnaires, la jeunesse de notre communauté me demanda de tenir aussi chez nous une série de réunions de réveil. Avec un grand zèle, ils entreprirent les préparatifs et portèrent des invitations dans toutes les maisons. Le premier soir, la salle, qui contenait de deux à trois cents places, se trouva comble. Il y avait beaucoup d'enfants et un auditoire très mélangé, des Allemands, des Russes, des Arméniens. Je parlai en allemand et en russe.

Les enfants et les adolescents, que les communistes s'efforcent de tenir à l'écart de toute influence religieuse, autant que la loi le leur permet, furent saisis et profondément remués par la parole de Dieu. Ils se mirent à prier et à chanter des cantiques à l'école, pendant les récréations. Les maîtres en furent fort irrités, car c'est sévèrement interdit. Les maîtres croyants ne peuvent garder leur poste en Russie, car on exige qu'ils prêchent l'athéisme ; d ' ailleurs, en vue d'établir l'État purement communiste, on choisit de préférence comme instituteurs des membres du Parti. Les maîtres voulurent donc entraver ce mouvement parmi les jeunes ; mais ceux-ci se rassemblèrent en secret derrière les tas de paille près de la cour du collège. On les en chassa aussi ; ce fut alors dans le cimetière, au milieu des tombes, qu'ils se réunirent pour prier. Souvent on vint me chercher et me mener dans telle ou telle maison où des jeunes gens et des jeunes filles s'étaient groupés.
- Oncle, parle-nous encore de Jésus, me disaient-ils. Nous voulons commencer une nouvelle vie ! - Que devais-je faire ? La parole du Christ me commandait : « Laissez venir à moi les enfants et ne les empêchez point ». Je leur parlais donc, bien que ce fût une infraction aux ordres de l'autorité.

Les directeurs des cinémas et du théâtre de la localité se plaignirent bientôt que leurs établissements restaient vides ; et quand on apprit qu'une cantatrice russe de la ville s'était convertie, l'excitation fut grande parmi les communistes. En toute hâte, ils convoquèrent une assemblée du parti et décidèrent de me livrer au Guépéou. Un agent fut chargé de m'apporter pendant une réunion le mandat de paraître et de m'intimer l'ordre de le lire et d'y obtempérer sur-le-champ.
- Ce n'est pas le moment de lire des ordres humains, répliquai-je. La loi ne vous donne pas le droit de troubler la réunion.

Il n'osa pas me contredire et dut patiemment attendre le cantique final. Mon affaire fut remise au Guépéou de la ville voisine ; on m'y cita télégraphiquement, et toutes les tentatives d'obtenir un ajournement furent vaines. Je dus interrompre mes réunions d'appel. Mais l'impulsion était donnée et deux évangélistes reprirent ma place et poursuivirent mon travail.
On me laissa encore dormir une nuit à la maison.

L'émotion était grande chez nous. On savait par expérience ce que cela signifiait de tomber aux mains du Guépéou. Pour longtemps, peut-être pour toujours, je devais quitter les miens, les laissant seuls, sans ressources et sans protection humaine. On comprendra les soucis qui nous assaillaient. Je ne pus m'endormir que tard, et peu d'heures avant de partir. Vers le matin, j'entendis comme en rêve dans le lointain un chant harmonieux. Je me réveillai tout à fait, il faisait encore sombre, et je discernai les paroles, merveilleusement consolantes, qui me semblaient venir du ciel

Abandonne ta vie,
Tes craintes et tes voeux,
À la grâce infinie
Du souverain des cieux !
Lui qui trace leur route
Aux mondes comme aux vents
Guidera sans nul doute
Les pas de son enfant.

Quelle signification prennent de telles paroles dans les heures de détresse, et avec quelle confiance on saisit la main paternelle de Dieu pour se laisser conduire par Lui ! Devant ma fenêtre se tenaient une foule de personnes venues pour me chanter ce chant d'adieu, et quand la police vint me prendre, c'est aux accents de « Abandonne ta vie » que je partis avec deux autres évangélistes, arrêtés eux aussi. Nous louions et bénissions Dieu du privilège qu'Il nous accordait de souffrir pour Son nom.

Comme d'habitude au Guépéou, il nous fallut franchir trois postes de sentinelles doubles avant d'arriver à l'antichambre. Nous dûmes attendre longtemps avant d'être appelés, un à un, pour l'interrogatoire.
- Lisez-moi donc la plainte, dis-je lorsque je fus introduit. Pourquoi m'avez-vous fait venir ici ?
- Vous avez été signalé au Guépéou pour propagande religieuse. Vous empêchez la population de travailler, les gens ne font plus que de courir de maison en maison, tenir des réunions, prier, chanter des cantiques et fainéanter. Vous avez aussi tourné la tête aux enfants. Comment faites-vous donc pour causer tant d'agitation dans votre localité ? Répondez !
- Les gens m'ont demandé de leur annoncer l'Évangile, répondis-je. Je l'ai fait. Aucun de mes nombreux auditeurs ne peut m'accuser d'avoir parlé contre le gouvernement ou de m'être mêlé de politique. Je ne m'occupe pas de cela. Ma mission, c'est de dire aux gens, qu'ils soient du parti de gauche ou de celui de droite : « Il n'y a de salut qu'en Jésus-Christ ».
À vous aussi, camarades, j'aimerais vous poser une question : N'avez-vous pas souvent le désir d'être plus heureux ? Jetez-vous aussi aux pieds de Celui qui peut vous donner à tous le bonheur, et vous verrez quelle joie Il mettra dans vos coeurs. Regardez-moi, et constatez vous-mêmes si, oui ou non, je suis heureux.
- Oui, oui, dit le président d'un air dédaigneux, je veux bien vous croire. Votre fanatisme vous procure peut-être des idées consolantes, mais imaginaires.
- Si vous voulez devenir un homme heureux et bon, faites comme nous : invoquez Dieu et demandez-Lui grâce. On voit bien que vous n'êtes pas satisfait, et le temps viendra où vous crierez aussi : « Dieu ! aie pitié de moi ! » Les négateurs ne font bonne figure qu'aussi longtemps qu'ils ont bonne santé, que tout va bien et qu'ils sont pourvus d'une bonne place officielle. Mais quand on les révoque, et qu'ils doivent comme les autres gens gagner leur pain au prix de mille difficultés, quand le malheur et la maladie les atteignent, quand une catastrophe survient, alors ils réfléchissent aussi et reconnaissent en leur for intérieur : « Il y a quand même un Dieu, mais je ne suis pas en règle avec lui ». Je n'ai rien prêché d'autre que ce que je vous dis là. Aux enfants, j'ai simplement raconté les histoires de Jésus parce qu'ils sont venus me les demander ; et en cela je n'ai fait que suivre le commandement de m'on Sauveur, qui a dit : « Laissez venir à moi les petits enfants et ne les empêchez point ». Je ne leur prêche rien dans leurs écoles ou sur la place publique, car je n'en ai pas le temps ; j'ai assez à faire avec les adultes.

On prenait note de toutes mes déclarations. L'interrogatoire dura longtemps, jusqu'au soir. Depuis plusieurs heures, les deux autres évangélistes étaient relâchés. Enfin, quand on eut pris connaissance de tous mes papiers et que tout fut trouvé en ordre, le président me dit :
- Vous êtes libre, vous pouvez rentrer chez vous et continuer à tenir vos réunions. Mais je vous donne une tâche, que je vous enjoins de remplir. Dans votre contrée, n'est-ce pas, il y a des gens qui ne reconnaissent aucun gouvernement ni aucune organisation humaine ?
- Oui, il y en a, j'en connais.
- Eh bien ! apportez-nous des renseignements précis sur ces gens.
- Non, répondis-je, je ne puis le faire. Ce n'est pas mon ouvrage.

Il proféra quelques menaces et me laissa partir en me répétant d'obéir à son ordre. Nous revînmes tous les trois à la maison, où notre retour causa grande joie. Sans plus nous soucier de notre comparution, nous reprîmes notre activité.

J'étais à peine de retour depuis deux jours, que je reçus l'ordre télégraphique de me présenter le lendemain au Guépéou. Que s'était-il passé ? Les instituteurs de notre village m'avaient de nouveau accusé d'être un dangereux agitateur et avaient demandé d'urgence mon arrestation. Cette fois, on vint me chercher tout seul, avec un peloton d'agents bien armés. Quand le président du Guépéou me vit reparaître, il m'apostropha :
- Ah ! vous voilà revenu !
- Et pourquoi ne serais-je pas revenu ? répondis-je tranquillement. Je ne crains rien. Si j'étais un criminel, je me serais caché dans les montagnes, mais comme j'ai bonne conscience, je n'ai pas honte de paraître devant vous.
- M'avez-vous apporté les renseignements que je vous ai demandés ?
- Non, je ne l'ai pas fait.
- Jetez-le au cachot, cria-t-il, furieux, aux soldats.

Quand je pénétrai dans ce cachot, les détenus me dévisagèrent curieusement, se demandant quel nouveau compagnon d'infortune on leur amenait. Il se trouvait là une société fort mélangée : des communistes, des criminels, des innocents, de simples paysans, des gens instruits, des illettrés...
- Bonjour ! dis-je cordialement. Comment allez-vous par ici ? Vivez-vous en paix les uns avec les autres ?

Cette entrée en matière les surprit tellement qu'ils ne surent que répondre. Ce n'était pas banal de voir entrer quelqu'un avec une mine joyeuse et un gai propos pour tous et pour chacun. Car ils ne connaissaient pas le vrai bonheur, celui qu'aucun pouvoir au monde ne saurait ravir.
Je fus bientôt entouré d'un cercle de curieux ; ils me demandèrent des nouvelles du dehors, ils me racontèrent leurs histoires, et nous devînmes très bons amis. Le soir, en me couchant, je remerciai Dieu à haute voix et je chantai le cantique :

Sur toi je me repose,
O Jésus, mon Sauveur ;
Faut-il donc autre chose
Pour un pauvre pécheur ?

Alors les rires et les plaisanteries, les pleurs et les soupirs se turent sur toutes les couchettes, et tout devint tranquille. Je continuai à faire ainsi chaque soir, et je crois que plus d'un apprit de nouveau à épancher son coeur dans le coeur de Dieu et à Lui dire sa plainte.

Je restai quelques jours dans cette cellule, puis on me mena de nouveau à l'interrogatoire. À la table verte siégeaient trois commissaires en armes et, selon toute apparence, bien résolus à me confondre par un feu roulant de questions. Ils commencèrent :
- Racontez-nous qui étaient vos aïeux !

Je dus tout leur dire, l'histoire de mes arrière-grands-parents, de mes grands-parents, de mes parents et ma propre vie jusqu'aux derniers événements. Quand j'en fus au récit de ma conversion, je leur dis :
- Alors, je dus quitter la maison, sans argent, sans manteau ni souliers, et je dus pourvoir seul à ma subsistance. Je travaillai au milieu de nombreuses privations et de grandes souffrances, ce qui ne m'empêcha pas d'apprendre un bon métier. Je vivais simplement et honnêtement, et mon salaire me donnait une aisance suffisante, tandis que mes collègues buvaient et dépensaient tout ce qu'ils gagnaient. Je réussis à force de travail à acquérir une situation indépendante et à bâtir une fabrique à moi. Cela me permit de procurer à beaucoup de Russes un bon gagne-pain. J'ai dû travailler dur, pour avoir toujours suffisamment de commandes, et de l'argent pour payer mes ouvriers. Mes collègues, qui vivaient sans Dieu et plongés dans le vice, ont perdu argent et santé, sont tombés dans les difficultés et ont accusé Dieu et les hommes de leur insuccès. Je connais toute une série d'hommes de ce genre qui siègent maintenant dans les autorités et qui condamnent les autres gens, ceux qui gagnent leur pain par leur travail et dans la crainte de Dieu.

Furieux, le président se leva, se promena de long en large et me cria :
- On se souviendra de ce que vous dites là !
- Je le pense bien, mais sachez que je n'ai aucune peur de vous. Je sais que les gens craignant Dieu vous sont un obstacle dont vous voudriez vous débarrasser à tout prix. Mais vous ne réussirez pas. Convertissez-vous plutôt à Dieu et faites enfin voir que vous avez aussi un coeur.
- Oui, ce sont des gens comme vous qui sont pour nous le pire danger. C'est eux qui nous empêchent d'achever la révolution comme nous le voudrions. C'est de vous que nous devons nous débarrasser. Et nous le ferons. Vous faites de bonnes affaires ; vous évangélisez les gens et vous les exploitez en même temps. Vous leur promettez les biens les plus magnifiques, et vous les effrayez par vos peintures de l'enfer. Vous les abrutissez et vous les pressurez !

Il devenait très grossier.
- Non, je n'ai jamais exploité les ouvriers, dis-je, ne voulant pas laisser passer de telles accusations sans me défendre. Au contraire, tous avaient chez moi une demeure, du pain, une famille, et j'essayais de les maintenir dans la crainte de Dieu, ce qui est le fondement d'une vie normale et heureuse. Et maintenant, qu'en est-il ? Des ouvriers qui, auparavant, avaient une femme, en ont maintenant quatre ou cinq ; dans les maisons il n'y a plus de pain ; les enfants vagabondent dans les rues, sales, déguenillés et affamés. Qui les a dépouillés ? Vous ou moi ? Mes ouvriers, qui croyaient en Dieu, ne juraient pas, ne volaient pas, ne buvaient pas et pouvaient mettre quelque chose de côté. Que font ceux auxquels vous avez enlevé toute foi en Dieu ? La plupart sont devenus comme des bêtes ; ils sont paresseux et ivrognes et tombent à la charge de l'État.
- Taisez-vous ! ce n'est pas vous qui nous ferez changer d'idée, dit le président d'une voix tonnante. Ce que nous nous sommes proposé, nous le mènerons à chef, et nous viendrons à bout de vous et de vos pareils. N'allez pas vous mettre en travers de notre route !

Ils m'interrogèrent encore sur mes ressources, sur ma famille et sur mon activité actuelle. Finalement, ils me demandèrent de leur promettre de ne plus évangéliser, me disant qu'alors ils me relâcheraient. À toutes leurs menaces et promesses, je ne pus que répondre :
- Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes.

Ils me tourmentèrent plusieurs heures durant, et comme ils n'aboutissaient pas, ils m'enfermèrent seul dans un vaste souterrain humide. Une épouvantable odeur de pourriture me saisit à la gorge ; j'étouffais presque, car on enfouissait là les condamnés à mort sous une mince couche de terre. C'était un endroit affreux où régnait une nuit opaque et que l'on utilisait comme « chambre de réflexion », pour briser la résistance des obstinés et les forcer aux aveux. Que de larmes ont dû y couler !

Quelques heures plus tard, un vieux prêtre orthodoxe vint prendre ma place ; on voulait aussi le faire réfléchir dans le silence et la solitude, et comme il devait être seul, on me ramena dans mon ancienne cellule.

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