Naturellement, les communistes
n'étaient pas enchantés de mon
activité. Partout où j'allais, ils
perdaient des partisans. Aussi, un beau jour, il me
fallut « disparaître »,
de peur d'être mis sous les verrous. Le
Caucase offrait assez de lieux de refuge et je fis,
pour ainsi dire, une cure d'altitude. Je me
dirigeai vers les contrées désertes
de l'Est, où quelques peuplades solitaires
et quelques cosaques ont fixé leurs
demeures. La tranquillité que j'y trouvai
après l'agitation de la plaine était
indiciblement bienfaisante. Comme il est plus
facile de sentir la présence de Dieu parmi
les merveilles de Sa création ! Le
printemps était venu et sa baguette magique
transformait les pentes neigeuses en jardins de
fleurs dont l'air des hauteurs était tout
parfumé. Tantôt les vallées
étaient étroites et rocheuses,
tantôt elles s'élargissaient en
prairies où paissaient des troupeaux de
bétail et parfois des cerfs et des
chevreuils. Les pentes étaient couvertes de
sapins et de pins à la sévère
ramure, et couronnées de neiges
éternelles. Au-dessus des précipices
planaient les aigles qui portaient leur proie dans
leurs aires inaccessibles.
Au cours de mes
pérégrinations, je remarquai que le
Caucase renferme encore de grands trésors en
minerais de toute sorte et de nombreux gisements de
charbon à fleur de terre que l'on aurait peu
de peine à exploiter. Des bois croissent en
quantités énormes dans d'immenses
forêts.
Je n'étais pas le seul
« touriste ». Dans les cavernes
« villégiaturaient »
bien des personnes qui y avaient cherché
refuge, surtout beaucoup de cosaques qui avaient
participé à la
contre-révolution. Ils s'étaient
installés assez confortablement et
attendaient une occasion propice pour rentrer dans
leurs stanitzas et rejoindre leurs familles. Les
vallées retentissaient de leurs chants
sauvages et mélancoliques. Mais malheur
à quiconque cédait au mal du pays et
au désir de revoir femme et enfants. Tous
ceux qui se risquaient dans la plaine
étaient immanquablement perdus.
Le désespoir poussa un jour un groupe
assez nombreux de ces réfugiés
à un acte téméraire. Bien
armés, ils attaquèrent les
communistes installés chez eux et les
expulsèrent. Mais les autres revinrent en
force et les assaillants durent céder. Pour
se venger, les bolchévistes
arrêtèrent une personne dans chacune
des familles où les fugitifs étaient
rentrés. Tout le village fut
rassemblé le soir sur la place et dut
assister à l'exécution de cinquante
personnes, hommes et femmes, que l'on fusilla. Ce
spectacle affreux causa une grande indignation,
mais personne n'osa rien dire, car les communistes
tinrent un grand discours menaçant et
déclarèrent :
- Voilà comment nous procédons
à l'égard de ceux qui sont contre
nous.
J'avais passé la veille dans ce
village, et parmi les exécutés se
trouvaient quelques croyants. Un homme et une femme
d'entre eux ne moururent pas à la
première décharge et ils se tinrent
cois. Mais le commandant donna l'ordre, pour plus
de sûreté, de transpercer encore tous
ceux qui gisaient à terre. La femme poussa
des cris affreux et reçut trois coups de
baïonnette qui l'achevèrent. L'homme
réprima sa souffrance et, grâce
à l'obscurité, il réussit
à ramper jusqu'à la maison voisine.
Là on le soigna, on banda ses blessures et
il resta en vie, bien qu'estropié : il
pourrait témoigner combien ce massacre fut
horrible.
Après un séjour de quelques
semaines dans les montagnes, je me risquai de
nouveau dans la plaine. Je me rendis dans une ville
située au bord de la mer et j'y repris ma
campagne d'évangélisation. D'accord
avec le président de la
Fédération évangélique,
je réglai diverses affaires dans la
communauté et j'y tins des
réunions.
N. est dans une situation merveilleuse au
pied du Caucase. La mer se brise contre le rivage.
La localité est nichée sur le
littoral parmi les vergers et les vignes. Aux ceps
opulents pendent des grappes d'or et de pourpre. On
expédie de là des cargaisons
entières de raisin. Des noisetiers donnent
au paysage un caractère particulier et
répandent un agréable ombrage.
J'aimais me promener seul sur le rivage et
m'y baigner. Un jour, je me rendis sur le
môle qui s'avance très loin dans la
mer. De ce poste avancé, je contemplais le
spectacle pittoresque de la ville, ses toits
bigarrés dispersés dans la verdure,
ses coupoles dorées qui brillaient au
soleil, les mouettes qui se balançaient
au-dessus des vagues ou qui se posaient sur la
surface de la mer. À ce moment,
j'aperçus, assise sur un rocher surplombant et
difficile
à atteindre, une femme seule qui regardait
fixement les flots.
« Hâte-toi d'aller à
son secours, me dit une voix
intérieure ; cette femme songe à
se précipiter dans l'eau pour y chercher la
mort ! »
Avec peine, je grimpai jusqu'à elle
et l'appelai. Effrayée, elle relève
la tête et je vis qu'elle était
fâchée qu'on la
dérangeât.
- Croyez-vous en Dieu ? lui dis-je.
Savez-vous qu'après cette courte existence
terrestre viendra l'éternité,
où les enfants de Dieu n'auront plus ni
cris, ni deuil, ni larmes ?
Elle secoua tristement la tête et se
mit à pleurer amèrement. Pour
éviter qu'elle ne tombât, je l'emmenai
loin du rocher à pic. Je lui parlai
longtemps ; elle finit par s'apaiser et
commença son histoire :
- Au temps du tsar, mon père
était général. Lorsque
l'ancien régime fut renversé, des
bolchévistes en armes firent un jour
irruption dans notre maison et fusillèrent
mes parents, mes frères et mes soeurs. je
réussis à m'échapper. Je fis
soixante kilomètres à pied jusqu'au
village de S. J'y restai cachée assez
longtemps, au prix de grandes privations, puis je
trouvai une place modeste dans la famille d'un
officier. Un jour, je vis arriver mon oncle, ancien
général lui aussi ; il
était venu me voir en cachette et repartit
de même. Assez longtemps après, je
reçus de lui une lettre me disant :
Maroussia, viens pour tel et tel jour à la
ville de N. Dans cette ville, tu me rencontreras
à telle et telle place et nous nous
embarquerons ensemble le même jour sur le
vapeur N. Viens me rejoindre et partons ensemble
pour l'étranger.
« Je n'avais ni permis ni papiers
de légitimation pour
voyager par chemin de fer. Je me faufilai dans un
train. Mais un contrôleur me découvrit
et me mena au Guépéou. Les
tchékistes me maltraitèrent, puis me
relâchèrent, et bien qu'à
demi-morte de douleur et d ' angoisse, j'essayai de
poursuivre ma route. J'avais presque atteint la
ville et j'étais parvenue jusqu'à la
station de N. quand on m'arrêta de nouveau et
on me traita pis que la première fois. Comme
j'étais une femme, on me relâcha
cependant et j'arrivai ici harassée et
malade à la date indiquée. Je me
rendis en toute hâte au port et je demandai
où était le vapeur N. :
« Le voilà qui prend la
mer », me dit-on en me montrant un bateau
qui disparaissait lentement dans le lointain.
« Désespérée,
je suis venue à cet endroit solitaire pour
mettre fin à cette existence effroyable. je
n'ai ni amis ni connaissances ; je suis
affamée et à bout de
forces ».
Elle fondit de nouveau en larmes. Je
réussis à la consoler un peu et je la
menai chez des chrétiens qui la
reçurent avec bonté. À la
réunion du soir, la jeune fille trouva la
paix et remercia le Seigneur de l'avoir
gardée d'une mort
désespérée. Mes amis
réussirent à lui procurer une place
de dactylographe dans l'administration postale, et
elle est encore aujourd'hui un membre très
actif de la communauté
évangélique où elle rend de
très grands services, surtout grâce
à sa voix magnifique.
Quand je revins à la maison et que je
racontai mes tournées missionnaires, la
jeunesse de notre communauté me demanda de
tenir aussi chez nous une série de
réunions de réveil. Avec un grand
zèle, ils entreprirent les
préparatifs et portèrent des
invitations dans toutes les maisons. Le premier
soir, la salle, qui contenait de deux à
trois cents places, se trouva comble. Il y avait
beaucoup d'enfants et un auditoire très
mélangé, des Allemands, des Russes,
des Arméniens. Je parlai en allemand et en
russe.
Les enfants et les adolescents, que les
communistes s'efforcent de tenir à
l'écart de toute influence religieuse,
autant que la loi le leur permet, furent saisis et
profondément remués par la parole de
Dieu. Ils se mirent à prier et à
chanter des cantiques à l'école,
pendant les récréations. Les
maîtres en furent fort irrités, car
c'est sévèrement interdit. Les
maîtres croyants ne peuvent garder leur poste
en Russie, car on exige qu'ils prêchent
l'athéisme ; d ' ailleurs, en vue
d'établir l'État purement communiste,
on choisit de préférence comme
instituteurs des membres du Parti. Les
maîtres voulurent donc entraver ce mouvement parmi
les jeunes ;
mais
ceux-ci se rassemblèrent en secret
derrière les tas de paille près de la
cour du collège. On les en chassa
aussi ; ce fut alors dans le cimetière,
au milieu des tombes, qu'ils se réunirent
pour prier. Souvent on vint me chercher et me mener
dans telle ou telle maison où des jeunes
gens et des jeunes filles s'étaient
groupés.
- Oncle, parle-nous encore de Jésus,
me disaient-ils. Nous voulons commencer une
nouvelle vie ! - Que devais-je faire ? La
parole du Christ me commandait :
« Laissez venir à moi les enfants
et ne les empêchez point ». Je leur
parlais donc, bien que ce fût une infraction
aux ordres de l'autorité.
Les directeurs des cinémas et du
théâtre de la localité se
plaignirent bientôt que leurs
établissements restaient vides ; et
quand on apprit qu'une cantatrice russe de la ville
s'était convertie, l'excitation fut grande
parmi les communistes. En toute hâte, ils
convoquèrent une assemblée du parti
et décidèrent de me livrer au
Guépéou. Un agent fut chargé
de m'apporter pendant une réunion le mandat
de paraître et de m'intimer l'ordre de le
lire et d'y obtempérer sur-le-champ.
- Ce n'est pas le moment de lire des ordres
humains, répliquai-je. La loi ne vous donne
pas le droit de troubler la réunion.
Il n'osa pas me contredire et dut patiemment
attendre le cantique final. Mon affaire fut remise
au Guépéou de la ville voisine ;
on m'y cita télégraphiquement, et
toutes les tentatives d'obtenir un ajournement
furent vaines. Je dus interrompre mes
réunions d'appel. Mais l'impulsion
était donnée et deux
évangélistes reprirent ma place et
poursuivirent mon travail.
On me laissa encore dormir une nuit à
la maison.
L'émotion était grande chez
nous. On savait par expérience ce que cela
signifiait de tomber aux mains du
Guépéou. Pour longtemps,
peut-être pour toujours, je devais quitter
les miens, les laissant seuls, sans ressources et
sans protection humaine. On comprendra les soucis
qui nous assaillaient. Je ne pus m'endormir que
tard, et peu d'heures avant de partir. Vers le
matin, j'entendis comme en rêve dans le
lointain un chant harmonieux. Je me
réveillai tout à fait, il faisait
encore sombre, et je discernai les paroles,
merveilleusement consolantes, qui me semblaient
venir du ciel
- Abandonne ta vie,
- Tes craintes et tes voeux,
- À la grâce infinie
- Du souverain des cieux !
- Lui qui trace leur route
- Aux mondes comme aux vents
- Guidera sans nul doute
- Les pas de son enfant.
Quelle signification prennent de telles paroles
dans les heures de détresse, et avec quelle
confiance on saisit la main paternelle de Dieu pour
se laisser conduire par Lui ! Devant ma
fenêtre se tenaient une foule de personnes
venues pour me chanter ce chant d'adieu, et quand
la police vint me prendre, c'est aux accents de
« Abandonne ta vie » que je
partis avec deux autres évangélistes,
arrêtés eux aussi. Nous louions et
bénissions Dieu du privilège qu'Il
nous accordait de souffrir pour Son nom.
Comme d'habitude au Guépéou,
il nous fallut franchir trois postes de sentinelles
doubles avant d'arriver à l'antichambre.
Nous dûmes attendre longtemps avant d'être
appelés, un à un, pour
l'interrogatoire.
- Lisez-moi donc la plainte, dis-je lorsque
je fus introduit. Pourquoi m'avez-vous fait venir
ici ?
- Vous avez été signalé
au Guépéou pour propagande
religieuse. Vous empêchez la population de
travailler, les gens ne font plus que de courir de
maison en maison, tenir des réunions, prier,
chanter des cantiques et fainéanter. Vous
avez aussi tourné la tête aux enfants.
Comment faites-vous donc pour causer tant
d'agitation dans votre localité ?
Répondez !
- Les gens m'ont demandé de leur
annoncer l'Évangile, répondis-je. Je
l'ai fait. Aucun de mes nombreux auditeurs ne peut
m'accuser d'avoir parlé contre le
gouvernement ou de m'être mêlé
de politique. Je ne m'occupe pas de cela. Ma
mission, c'est de dire aux gens, qu'ils soient du
parti de gauche ou de celui de droite :
« Il n'y a de salut qu'en
Jésus-Christ ».
À vous aussi, camarades, j'aimerais
vous poser une question : N'avez-vous pas
souvent le désir d'être plus
heureux ? Jetez-vous aussi aux pieds de Celui
qui peut vous donner à tous le bonheur, et
vous verrez quelle joie Il mettra dans vos coeurs.
Regardez-moi, et constatez vous-mêmes si, oui
ou non, je suis heureux.
- Oui, oui, dit le président d'un air
dédaigneux, je veux bien vous croire. Votre
fanatisme vous procure peut-être des
idées consolantes, mais imaginaires.
- Si vous voulez devenir un homme heureux et
bon, faites comme nous : invoquez Dieu et
demandez-Lui grâce. On voit bien que vous
n'êtes pas satisfait, et le temps viendra
où vous crierez aussi :
« Dieu ! aie pitié de
moi ! » Les négateurs ne font
bonne figure qu'aussi longtemps qu'ils ont bonne
santé, que tout va bien
et qu'ils sont pourvus d'une bonne place
officielle. Mais quand on les révoque, et
qu'ils doivent comme les autres gens gagner leur
pain au prix de mille difficultés, quand le
malheur et la maladie les atteignent, quand une
catastrophe survient, alors ils
réfléchissent aussi et reconnaissent
en leur for intérieur : « Il
y a quand même un Dieu, mais je ne suis pas
en règle avec lui ». Je n'ai rien
prêché d'autre que ce que je vous dis
là. Aux enfants, j'ai simplement
raconté les histoires de Jésus parce
qu'ils sont venus me les demander ; et en cela
je n'ai fait que suivre le commandement de m'on
Sauveur, qui a dit : « Laissez venir
à moi les petits enfants et ne les
empêchez point ». Je ne leur
prêche rien dans leurs écoles ou sur
la place publique, car je n'en ai pas le
temps ; j'ai assez à faire avec les
adultes.
On prenait note de toutes mes
déclarations. L'interrogatoire dura
longtemps, jusqu'au soir. Depuis plusieurs heures,
les deux autres évangélistes
étaient relâchés. Enfin, quand
on eut pris connaissance de tous mes papiers et que
tout fut trouvé en ordre, le
président me dit :
- Vous êtes libre, vous pouvez rentrer
chez vous et continuer à tenir vos
réunions. Mais je vous donne une
tâche, que je vous enjoins de remplir. Dans
votre contrée, n'est-ce pas, il y a des gens
qui ne reconnaissent aucun gouvernement ni aucune
organisation humaine ?
- Oui, il y en a, j'en connais.
- Eh bien ! apportez-nous des
renseignements précis sur ces gens.
- Non, répondis-je, je ne puis le
faire. Ce n'est pas mon ouvrage.
Il proféra quelques menaces et me
laissa partir en me répétant
d'obéir à son ordre. Nous
revînmes tous les trois à la maison,
où notre retour causa grande joie. Sans plus
nous soucier de notre comparution, nous
reprîmes notre activité.
J'étais à peine de retour
depuis deux jours, que je reçus l'ordre
télégraphique de me présenter
le lendemain au Guépéou. Que
s'était-il passé ? Les
instituteurs de notre village m'avaient de nouveau
accusé d'être un dangereux agitateur
et avaient demandé d'urgence mon
arrestation. Cette fois, on vint me chercher tout
seul, avec un peloton d'agents bien armés.
Quand le président du Guépéou
me vit reparaître, il
m'apostropha :
- Ah ! vous voilà
revenu !
- Et pourquoi ne serais-je pas revenu ?
répondis-je tranquillement. Je ne crains
rien. Si j'étais un criminel, je me serais
caché dans les montagnes, mais comme j'ai
bonne conscience, je n'ai pas honte de
paraître devant vous.
- M'avez-vous apporté les
renseignements que je vous ai
demandés ?
- Non, je ne l'ai pas fait.
- Jetez-le au cachot, cria-t-il, furieux,
aux soldats.
Quand je pénétrai dans ce
cachot, les détenus me
dévisagèrent curieusement, se
demandant quel nouveau compagnon d'infortune on
leur amenait. Il se trouvait là une
société fort
mélangée : des communistes, des
criminels, des innocents, de simples paysans, des
gens instruits, des illettrés...
- Bonjour ! dis-je cordialement.
Comment allez-vous par ici ? Vivez-vous en
paix les uns avec les autres ?
Cette entrée en matière les
surprit tellement qu'ils ne surent que
répondre. Ce n'était pas banal de
voir entrer quelqu'un avec une
mine joyeuse et un gai propos pour tous et pour
chacun. Car ils ne connaissaient pas le vrai
bonheur, celui qu'aucun pouvoir au monde ne saurait
ravir.
Je fus bientôt entouré d'un
cercle de curieux ; ils me demandèrent
des nouvelles du dehors, ils me racontèrent
leurs histoires, et nous devînmes très
bons amis. Le soir, en me couchant, je remerciai
Dieu à haute voix et je chantai le
cantique :
- Sur toi je me repose,
- O Jésus, mon Sauveur ;
- Faut-il donc autre chose
- Pour un pauvre pécheur ?
Alors les rires et les plaisanteries, les pleurs
et les soupirs se turent sur toutes les couchettes,
et tout devint tranquille. Je continuai à
faire ainsi chaque soir, et je crois que plus d'un
apprit de nouveau à épancher son
coeur dans le coeur de Dieu et à Lui dire sa
plainte.
Je restai quelques jours dans cette cellule,
puis on me mena de nouveau à
l'interrogatoire. À la table verte
siégeaient trois commissaires en armes et,
selon toute apparence, bien résolus à
me confondre par un feu roulant de questions. Ils
commencèrent :
- Racontez-nous qui étaient vos
aïeux !
Je dus tout leur dire, l'histoire de mes
arrière-grands-parents, de mes
grands-parents, de mes parents et ma propre vie
jusqu'aux derniers événements. Quand
j'en fus au récit de ma conversion, je leur
dis :
- Alors, je dus quitter la maison, sans
argent, sans manteau ni souliers, et je dus
pourvoir seul à ma subsistance. Je
travaillai au milieu de nombreuses privations et
de grandes
souffrances, ce qui ne m'empêcha pas
d'apprendre un bon métier. Je vivais
simplement et honnêtement, et mon salaire me
donnait une aisance suffisante, tandis que mes
collègues buvaient et dépensaient
tout ce qu'ils gagnaient. Je réussis
à force de travail à acquérir
une situation indépendante et à
bâtir une fabrique à moi. Cela me
permit de procurer à beaucoup de Russes un
bon gagne-pain. J'ai dû travailler dur, pour
avoir toujours suffisamment de commandes, et de
l'argent pour payer mes ouvriers. Mes
collègues, qui vivaient sans Dieu et
plongés dans le vice, ont perdu argent et
santé, sont tombés dans les
difficultés et ont accusé Dieu et les
hommes de leur insuccès. Je connais toute
une série d'hommes de ce genre qui
siègent maintenant dans les autorités
et qui condamnent les autres gens, ceux qui gagnent
leur pain par leur travail et dans la crainte de
Dieu.
Furieux, le président se leva, se
promena de long en large et me cria :
- On se souviendra de ce que vous dites
là !
- Je le pense bien, mais sachez que je n'ai
aucune peur de vous. Je sais que les gens craignant
Dieu vous sont un obstacle dont vous voudriez vous
débarrasser à tout prix. Mais vous ne
réussirez pas. Convertissez-vous
plutôt à Dieu et faites enfin voir que
vous avez aussi un coeur.
- Oui, ce sont des gens comme vous qui sont
pour nous le pire danger. C'est eux qui nous
empêchent d'achever la révolution
comme nous le voudrions. C'est de vous que nous
devons nous débarrasser. Et nous le ferons.
Vous faites de bonnes affaires ; vous
évangélisez les gens et vous les
exploitez en même temps. Vous leur promettez
les biens les plus magnifiques,
et vous les effrayez par vos peintures de l'enfer.
Vous les abrutissez et vous les
pressurez !
Il devenait très grossier.
- Non, je n'ai jamais exploité les
ouvriers, dis-je, ne voulant pas laisser passer de
telles accusations sans me défendre. Au
contraire, tous avaient chez moi une demeure, du
pain, une famille, et j'essayais de les maintenir
dans la crainte de Dieu, ce qui est le fondement
d'une vie normale et heureuse. Et maintenant, qu'en
est-il ? Des ouvriers qui, auparavant, avaient
une femme, en ont maintenant quatre ou cinq ;
dans les maisons il n'y a plus de pain ; les
enfants vagabondent dans les rues, sales,
déguenillés et affamés. Qui
les a dépouillés ? Vous ou
moi ? Mes ouvriers, qui croyaient en Dieu, ne
juraient pas, ne volaient pas, ne buvaient pas et
pouvaient mettre quelque chose de
côté. Que font ceux auxquels vous avez
enlevé toute foi en Dieu ? La plupart
sont devenus comme des bêtes ; ils sont
paresseux et ivrognes et tombent à la charge
de l'État.
- Taisez-vous ! ce n'est pas vous qui
nous ferez changer d'idée, dit le
président d'une voix tonnante. Ce que nous
nous sommes proposé, nous le mènerons
à chef, et nous viendrons à bout de
vous et de vos pareils. N'allez pas vous mettre en
travers de notre route !
Ils m'interrogèrent encore sur mes
ressources, sur ma famille et sur mon
activité actuelle. Finalement, ils me
demandèrent de leur promettre de ne plus
évangéliser, me disant qu'alors ils
me relâcheraient. À toutes leurs
menaces et promesses, je ne pus que
répondre :
- Il vaut mieux obéir à Dieu
qu'aux hommes.
Ils me tourmentèrent plusieurs heures
durant, et comme ils n'aboutissaient pas, ils
m'enfermèrent seul dans un vaste souterrain
humide. Une épouvantable odeur de pourriture
me saisit à la gorge ;
j'étouffais presque, car on enfouissait
là les condamnés à mort sous
une mince couche de terre. C'était un
endroit affreux où régnait une nuit
opaque et que l'on utilisait comme
« chambre de
réflexion », pour briser la
résistance des obstinés et les forcer
aux aveux. Que de larmes ont dû y
couler !
Quelques heures plus tard, un vieux
prêtre orthodoxe vint prendre ma place ;
on voulait aussi le faire réfléchir
dans le silence et la solitude, et comme il devait
être seul, on me ramena dans mon ancienne
cellule.
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