C'est particulièrement
émouvant de célébrer un
baptême dans le Caucase, au milieu de hautes
montagnes et chez un peuple aux moeurs
patriarcales. Je me souviens avec une joie
singulière d'une scène qui me
transporta aux temps de Jean-Baptiste, quand le
peuple accourait en foule pour entendre le
prophète. Cette scène eut lieu dans
la stanitza de L., qui n'avait encore jamais
entendu le pur Évangile. J'étais
arrivé dans une stanitza voisine où
se trouvait une petite communauté, et un
frère avait exprimé le désir
que nous y fassions une tournée
missionnaire. On y envoya deux frères pour
préparer le travail, et je leur donnai
à porter une requête aux
autorités communistes de la localité,
leur demandant de mettre une salle à notre
disposition. Les communistes croyaient encore
à cette époque que nous leur serions
utiles pour combattre l'Église orthodoxe et
ils nous laissaient grande liberté. On nous
loua, pour y tenir nos réunions, la salle la
plus vaste de ce grand et beau village
cosaque.
J'y arrivai le jour suivant avec un choeur
exercé et je présentai mes papiers
qui furent trouvés en ordre. La grande salle
se remplit d'une foule curieuse et attentive. Le
choeur
entonna ses
beaux chants d'appel. Les cosaques et leurs femmes
écoutaient bouche bée ces cantiques
inconnus. Bien des gens étaient
émus.
Un frère commença la
réunion par une petite allocution, puis je
pris la parole. Pendant mon discours, un homme se
tenait près de la fenêtre, marquant
une vive impatience et ne pouvant attendre que
j'eusse fini de parler pour placer son mot.
C'était un communiste qui dit tout haut
à son voisin :
- Je vais poser trois questions à
l'orateur et il ne saura me répondre
à aucune.
Quelques-uns de ses voisins lui
rétorquèrent :
- Ne t'en vante pas trop ! Il aura
réponse à toutes tes questions et,
pour finir, c'est toi qui deviendras Stundiste. Si
tu ne veux pas le devenir, évite de
rencontrer l'évangéliste !
Cela lui fit perdre sa belle
assurance ; il pensa que l'on pourrait bien
avoir raison, et il garda dès lors le
silence.
Les filles du pope étaient aussi
à la réunion. Toutes saisies, elles
vinrent raconter à leur père ce
qu'elles avaient entendu. Il en fut très
fâché et chercha par tous les moyens
à nous dénigrer et à entraver
notre campagne. Le lendemain, dans son prône,
il protesta contre notre intrusion et
déclara que l'Antéchrist en personne
avait pénétré dans le village.
Mais ses filles se levèrent et
protestèrent :
- Notre père est dans l'erreur !
S'il parle ainsi, c'est qu'il n'a pas entendu
l'évangéliste.
Il se forma deux camps dans le
village ; bon nombre tenaient pour le pope,
d'autres pour ses filles, et lorsque le soir
arriva, il y avait à craindre que notre
réunion ne tournât assez mal, car le
sermon de protestation les avait
tous excités et les adversaires se
proposaient de troubler notre
assemblée.
Dans de telles circonstances, il est
difficile de trouver le mot et le ton justes. Il y
faut plus que l'intelligence et la science
humaines ; seul l'esprit de Dieu peut nous
donner la sagesse nécessaire. Avant la
réunion, je réunis les orateurs pour
prier ensemble. Puis je montai à la tribune
et je demandai d'ouvrir toutes grandes les
fenêtres pour que tous ceux qui croyaient
à la Bible pussent s'approcher et entendre.
Nos adversaires se pressèrent en foule et
toutes les fenêtres se garnirent, car tous
voulaient entendre ce que j'allais dire. Je pris
une Bible et montrai la croix sur la couverture. Il
y avait aussi près de moi une image sainte,
je la pris dans l'autre main et je dis :
- C'est de ce Jésus
représenté ici, que vous aimez et
honorez tant, pour lequel vous êtes
prêts à mourir, que vous adorez et que
vous mettez au-dessus des rois et des commissaires,
c'est de ce Jésus que je veux vous parler.
Je veux vous lire à son sujet quelque chose
dans ce livre qu'aucun peuple n'aime et n'honore
autant que les Russes ; ils ne tolèrent
pas qu'on y apporte la moindre falsification.
Chacun s'incline avec respect devant ce livre et
personne ne va se confesser sans le baiser. Ne vous
laissez séduire par personne, mais parlez et
agissez comme il est dit dans ce livre.
Alors je lus l'histoire de Nicodème,
dans l'Évangile de saint Jean, au chapitre
III, et quand j'arrivai au verset :
« Dieu a tant aimé le monde qu'Il
a donné son fils unique afin que quiconque
croit en lui ait la vie
éternelle », je leur
demandai :
- Est-ce là la
vérité ? Dites, chers auditeurs,
cela est-il encore valable
aujourd'hui ? Que ceux qui le croient
lèvent la main !
Comme un seul homme, tous, amis et ennemis,
ils levèrent non seulement la main, mais
leurs bâtons, en s'écriant :
- On nous a trompés, vous
n'êtes pas des impies! C'est bien notre
Bible, c'est bien le livre que nous avons à
l'église !
Cette réunion fut spécialement
bénie, et les entretiens particuliers,
après la réunion, durèrent
jusqu'au matin. Nous tînmes encore cinq
réunions dans cette stanitza, et bien qu'il
ne s'y fût trouvé aucun frère
auparavant, jamais nous ne manquâmes du
nécessaire, ni pour le logement ni pour la
table. Différentes personnes nous
invitèrent, désirant nous entendre
encore. Les conversations duraient souvent
jusqu'à l'aube ; la lumière se
faisait dans les coeurs, et partout les gens
étaient assoiffés de vie
éternelle. Malheureusement, il ne se trouve
pas assez de gens dévoués,
prêts à parcourir le monde comme jadis
les apôtres, pour proclamer au peuple dans
les villes et les campagnes la bonne nouvelle du
salut. Voilà notre grande faute, à
nous autres chrétiens, aujourd'hui encore,
à l'égard du peuple ignorant.
Cinq personnes de cette stanitza
demandèrent à être
baptisées, et je les menai au fleuve pour
cette cérémonie. C'était un
beau jour d'hiver, car la localité est dans
une contrée abritée du vent et le
soleil y brille tout l'hiver. La rivière qui
descend de la montagne était gelée
par places, et les glaçons
étincelaient au soleil. Les arbres
étaient couverts de neige et de hautes
montagnes couronnaient la paisible vallée.
Le soleil avait vraiment un éclat de
fête. Un grand cortège sortit du village, si long
qu'on
en voyait à peine le bout ; tous
étaient là, autorités, femmes,
hommes, enfants. Tous désiraient voir ce qui
allait se passer. Sur l'autre rive aussi se
tenaient des centaines de personnes
éparpillées dans les taillis,
malgré les cinq ou six degrés de
froid.
Pleins d'entrain, nous
annonçâmes la parole de Dieu dans ce
cadre merveilleux à la lisière de la
forêt. Nous n'eûmes qu'à
répéter les paroles de Jean-Baptiste.
Après l'allocution, le choeur entonna
à pleine voix :
- Arrivés au bord du Jourdain,
- Nous regardons vers l'autre rive...
Dans la pure atmosphère hivernale, le
chant résonnait clair et vibrant
jusqu'à l'autre bord.
Pendant ce temps, je voyais un homme
très affairé à pratiquer, avec
une barre de fer et une pelle, un beau grand trou
dans la glace qui recouvrait le fleuve ; puis
il répandit tout autour une grosse
brassée de paille. Quand il eut fini, il
vint vers moi et me demanda :
- Est-ce que ça va bien comme
ça ?
- Oui, très bien.
Et qui croyez-vous qui s'était
donné toute cette peine ?.. Le
communiste de l'autre soir, celui qui voulait me
poser les trois fameuses questions ! Il
était comme Félix : il s'en
fallait de bien peu qu'il se laissât
convaincre. Oui, le Seigneur se sert même de
nos adversaires pour nous frayer le chemin et pour
propager son règne.
Je descendis ensuite au bord du fleuve et je
tendis la main à la première personne
qui devait être baptisée, une jeune
femme. Je lui demandai :
- Crois-tu au fils unique de Dieu,
Jésus-Christ : ? Elle me
répondit d'une voix claire et distincte
- Oui, je crois en Lui.
- Crois-tu que Jésus-Christ, le Fils
de Dieu, t'a pardonné tous tes
péchés ?
- Oui, je le crois. Il m'a tout
pardonné.
Alors les gens accoururent du haut de la
pente en criant :
- C'est la vérité, c'est la
vérité, c'est cela que nous cherchons
et dont nous avons besoin. Baptisez-nous aussi,
baptisez-nous aussi !
Si je l'avais voulu, j'aurais pu en baptiser
une foule, comme aux temps reculés où
le christianisme pénétrait en Russie.
Mais nous croyons et savons que l'important, ce
n'est pas l'acte du baptême, c'est la foi au
Fils de Dieu. Je n'accédai donc pas à
leur désir, mais je leur dis :
- Ce soir, il y aura une réunion
où vous pourrez venir entendre ce qu'il vous
faut pour avoir la vie éternelle.
Nous dûmes rester plusieurs jours
encore ; nous ne pouvions nous arracher
à ce village. Nous tenions des
réunions, nous faisions des visites et nous
avions entretien sur entretien. Je n'oublierai
jamais les jours bénis de cette
tournée missionnaire, et quand je pense
à chacune de ces âmes
altérées, le ne cesse de
répéter : « Seigneur,
envoie des ouvriers dans ta moisson : les
champs blanchissent pour la moisson ».
Un de nos voyages nous amena dans un village
cosaque où la communauté
évangélique possédait sa
propre maison avec une salle de réunion,
mais où le zèle était refroidi
et la piété morte. Les débuts
furent très décourageants. Nous nous
sentions reçus sans bienveillance. Nous
organisâmes cependant quelques
réunions. Aux premières, il ne vint
presque personne, pas même nos frères
de la communauté. Nous nous demandions si
nous ne perdions pas notre temps à rester
là, alors qu'il y avait tant d'autres
endroits où les âmes étaient
affamées du pain de vie. Pour la
première réunion du soir, on ne nous
avait pas même préparé des
lampes, de sorte que nous dûmes parler dans
l'obscurité. Après toutes les
bénédictions que nous avions
reçues dans nos autres tournées,
c'était pour nous une dure épreuve.
Mais, regardant avec confiance à Dieu, qui
ne nous avait jamais abandonnés, nous
invitâmes la population, par un avis
spécial, à assister à une
réunion dans la matinée. Quand nous
arrivâmes à la salle, les bancs
étaient presque tous vides ; à
peine çà et là un vieillard ou
une pauvre femme. Fallait-il prêcher aux
murs ?
C'était une claire journée
d'hiver. Le soleil avait attiré les enfants
du village sur la place devant la maison, et ils
s'y ébattaient avec de grands éclats
de rire. Nous entonnons un cantique pour commencer
la réunion. Alors on voit la porte s'ouvrir
avec précaution et deux yeux d'enfant
regarder avec crainte et curiosité ; un
petit corps emmitouflé se glisse par
l'ouverture et reste immobile dans le couloir,
à écouter. Il en vient bientôt
deux ou trois, puis un nombre grandissant,
garçons et fillettes. je leur fais signe en
leur montrant les places vides. Bientôt la
salle est pleine de cette jeunesse mutine. C'est un
coup d'oeil charmant que cet auditoire aux yeux
purs et brillants, aux joues rougies par le soleil
et le jeu. Dieu nous les a sans doute
envoyés pour nous rendre courage, et nous
lisons la parole : « Laissez venir
à moi les petits enfants et ne les
empêchez point, car le Royaume des cieux est
à eux ».
Frère T. et moi, nous leur adressons
la parole, sans nous occuper des adultes ;
nous leur apprenons de jolis cantiques et nous leur
racontons des histoires du Grand Ami des enfants.
Rarement, nous avons eu des auditeurs aussi
attentifs. Jamais ils n'avaient entendu raconter ni
chanter rien de pareil.
Ils retournèrent à la maison,
rayonnants de joie, et racontèrent ce qui
leur était arrivé. La plupart des
parents en furent très fâchés.
Certains les battirent, d'autres les
grondèrent. Mais plusieurs
réfléchirent et lorsque vint le soir,
la salle était comble. Dieu avait fait des
enfants ses messagers pour porter la parole de
Jésus dans chaque foyer et pour nous amener
les parents.
Les habitants de cette localité
vivaient dans une crainte
perpétuelle. Des pillards postés dans
les montagnes les attaquaient continuellement, leur
prenaient tout leur avoir et faisaient peser sur
eux une lourde oppression. Il régnait dans
toutes les maisons une grande misère et une
détresse sans nom. Bien des mères
étaient en deuil d'un fils, bien des veuves
pleuraient un mari tombé dans les combats
contre les brigands. On prévoyait la
disette, et le pain renchérissait. Dans de
pareilles circonstances, les coeurs sont
accessibles aux paroles de consolation et d'amour,
et s'ouvrent à l'appel d'un Sauveur qui
prend sur lui tous nos soucis. Nous
vécûmes là des jours
merveilleux.
Le dernier soir, nous étions
invités dans une vieille maison cosaque. Le
propriétaire était pauvre de biens et
riche d'enfants ; comme jadis Corneille, il
décide de servir le Seigneur, lui et toute
sa maison. La joie de tous est grande. Il vient
aussi quelques voisins et la chambre se remplit.
Nous prions, nous chantons, nous nous entretenons
de la gloire qui nous est réservée en
Christ. Comme il est tard, on ne veut plus se
séparer. Le maître de maison apporte
de la paille qu'il étend par terre pour y
faire coucher tout le monde. Frère T. et
moi, nous devons accepter l'unique lit, tandis que
la famille et le reste de la société
se couchent par terre, côte à
côte. Heureux et fatigués comme des
enfants, nous nous endormons bien vite, sans nous
douter de la nuit terrible qui nous attend.
Tout à coup, le père de
famille se lève et dit :
- Il y a du danger, un danger
pressant !
Avant que nous puissions nous rendre compte
de ce qui se passe, des balles nous sifflent aux
oreilles. L'une pénètre dans
l'oreiller de frère T. et l'atteint à
la tête, heureusement sans le blesser, car
elle a été amortie par la plume. Quelques-unes des
personnes présentes sont blessées et
commencent à gémir et à
pleurer. Affolés, nous cherchons à
nous protéger et à nous garer de la
fenêtre. Les pillards, qui étaient
venus à cheval, emmènent tout le
bétail et les chevaux du village. Il ne
reste aux pauvres cosaques ni un mouton ni une
vache ; que de larmes et de
misères ! Mais ce temps
d'épreuve inclinait bien des coeurs à
accepter l'Évangile.
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