Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XV

Dans les montagnes du Caucase.

-------

 Il faisait une terrible tempête de neige ; le vent hurlait au coin des rues ; les flocons tourbillonnaient éperdument, en masse si serrée qu'on ne pouvait voir d'une maison à l'autre. À deux heures du matin, Un traîneau vint me prendre. Mes amis m'avaient bien pourvu de fourrures et de bottes de feutre, car le froid était pénétrant.

Le cocher était un vieux cosaque originaire d'un village à quatre-vingts kilomètres de la ville. Venu au marché quelques jours auparavant, il avait, dès le premier soir, assisté à une de nos réunions et avait trouvé le salut. Par reconnaissance, il consentait à me conduire aussi loin qu'il faudrait pour me mettre en sûreté. Il courait ainsi un grand danger, car quiconque favorisait la fuite d'un suspect était condamné à mort. Je le lui fis remarquer, mais il me répondit simplement :
- C'est grâce à vous que j'ai trouvé la vie éternelle.

Maintenant, je suis prêt à mourir avec vous. Si personne n'ose vous accompagner, moi, je veux vous servir de guide et vous sortir d'ici.
Je ne ressentais aucune appréhension : Dieu m'avait si souvent accordé de merveilleuses délivrances ! Plein de confiance, j'avais remis mon sort entre Ses mains. Nous partons, contournant avec précaution le coin de la maison et prenant la route la plus directe pour sortir de la ville. Sous le traîneau, la neige crie ; la tempête fait rage. Nous réussissons à passer inaperçus. Mais la ville est très longue. Les tourbillons de neige redoublent de violence. On ne distingue plus trace de chemin. Nous décidons d'attendre le matin dans une petite maison. Grâce à Dieu ! les habitants sont des croyants, et nous restons chez eux jusqu'à dix heures ; on nous donne à manger et à boire et nous nous sentons tout réconfortés. Nos hôtes voudraient inviter des gens pour avoir une réunion ; mais nous leur expliquons dans quelle situation nous nous trouvons. Quand la tempête est calmée, nous nous remettons en route dans la direction des montagnes.

Après avoir parcouru environ sept kilomètres, nous apercevons un traîneau attelé d'une misérable rosse. Quand nous le rejoignons, je reconnais avec surprise la nonne qui, l'autre jour, a tant brutalisé sa compagne. J'entends en mon coeur une voix qui me dit, comme jadis à Philippe : Approche-toi de ce traîneau.
Je fais donc arrêter notre traîneau et grimpe sans façon sur le sien. En me reconnaissant, elle a un mouvement d'effroi.
- Pourquoi avez-vous peur ? lui dis-je.

Et comme elle reste sans rien dire :
- De moi, vous n'avez rien à craindre. J'aimerais seulement vous dire quelque chose de la richesse des bontés de Dieu.

Et je commence à lui parler de la vie éternelle. Cette entrée en matière la saisit tellement qu'elle me regarde longtemps avec de grands yeux, et je remarque que peu à peu elle change d'attitude.
- N'aviez-vous pas pitié de votre soeur, l'autre jour ? Pourquoi n'est-elle pas avec vous ? Où vous rendez-vous ?

Nous nous entretenons longtemps ; je lui cite plusieurs passages de la Parole de Dieu qui lui font grande impression et tout à coup, elle me dit :
- J'ai eu tort, j'ai mal agi. je suis encore plus mauvaise que ma soeur et j'ai fui loin d'elle. J'ai tant de chagrin ! Je ne sais où aller. Je suis à bout de courage, je n'ai plus d'amis !
- Oui, c'est à quoi il en faut venir. Tous les amis d'ici-bas nous quittent. Mais il en est Un qui veut devenir votre ami, si vous le désirez.

Et sur notre traîneau, au milieu de la steppe blanche, nous nous agenouillons, pour prier ensemble. C'est un nouveau Béthanie ; sa conscience morte ressuscite comme jadis Lazare.
Nous atteignons le village de M. Il ne s'y trouvait pas de communauté de croyants. La nonne me dit :
- Restez sur la place du marché près de l'église je vais vite trouver les gens et leur parler de Jésus, et ce soir encore nous pourrons tenir ici une réunion.

Elle connaissait sans doute les habitants, car au bout de peu d'instants, elle revint et nous invita à entrer dans une isba. On détela les chevaux et on nous servit à manger. Le repas était très frugal, car la disette était grande. Peu d'heures après arrivèrent quelques frères et soeurs de la stanitza voisine ; c'étaient de bons chanteurs et nous eûmes une réunion bénie. Pour la première fois de leur vie, peut-être, les villageois entendaient le pur Évangile, et plusieurs se donnèrent à Dieu. De tels faits étaient bien propres à rendre force, courage et foi. il oubliai les dangers du passé et, profondément heureux et réconforté, je continuai ma route avec mon cosaque vers d'autres villages.

Nous nous retrouvions donc seuls et notre chemin s'engageait dans les montagnes. On nous avait avertis à plusieurs reprises de ne pas nous y aventurer sans être bien armés, et on nous raconta que bien peu de voyageurs traversaient sains et saufs la montagne, surtout depuis la domination bolchéviste : les montagnards, pillards de métier, surveillaient les défilés et dévalisaient tous les passants. Me souvenant de tous les dangers dont Dieu m'avait tiré par Sa main puissante, je n'avais aucune crainte. La région montagneuse que nous traversions à de nombreuses vallées abritées du vent, où, l'hiver durant, le soleil brille clair et pur. Le gros et le petit bétail peut y vivre dehors toute l'année ; la nuit seulement on enferme les troupeaux dans des cavernes pour les protéger des loups, qui pullulent. Des deux côtés de la route s'élèvent des montagnes vertigineuses, et l'on côtoie continuellement des précipices. Tout alentour, c'est le silence impressionnant du désert. Nous atteignîmes un endroit appelé le Coin de la Mort. Personne, nous avait-on dit, n'y passait sans être dépouillé par les brigands, et on n'était pas sûr d'en sortir indemne. Impossible de reculer, impossible aussi de prendre un autre chemin, car on était en plein défilé. Contournant une pointe de rocher, nous nous trouvons soudain en présence de sept hommes à cheval qui évidemment nous observaient et nous guettaient depuis longtemps. C'était effectivement une troupe de brigands et mon compagnon en fut tout découragé. Sans manifester aucune crainte, je descendis du traîneau et je leur fis de la main signe d'approcher. je les saluai amicalement et leur demandai :
- Messieurs, est-ce ici la route de K. ?
- Oui, voilà la route, dit le chef, et il se mit à discuter avec ses compagnons, apparemment sur la manière de nous voler.

Ensuite, un des brigands m'interpella :
- Dites donc, comment cela va-t-il là-bas ? Les bolchévistes resteront-ils encore longtemps au pouvoir ?

Là-dessus, nous engageâmes une conversation très animée sur la situation générale de la Russie. Car ces gens vivent très isolés et sont grands adversaires des bolchévistes. Ils s'intéressaient à tout ce que je leur racontais, tant et si bien qu'ils nous accompagnèrent pendant cinq ou six kilomètres. Tout à coup, le chef commanda : halte ! me tendit la main pour prendre congé et me dit :
- Maintenant, soyez tout à fait rassuré. Nous étions venus dans l'intention de vous voler et de vous prendre vos chevaux ; mais les nouvelles que vous nous avez données nous ont fort intéressés ; nous ne voulons plus vous faire de mal.

Il donna ordre à l'un de ses hommes de nous escorter et de nous montrer le meilleur chemin. C'est ainsi que nous nous tirâmes sains et saufs de cette situation périlleuse.
Nous nous proposions d'atteindre la stanitza nommée K., village natal de mon cosaque. Nous eûmes à monter et à descendre bien des pentes, souvent par des chemins fort étroits et le long de forêts couvertes de neige. Nous dûmes franchir des torrents ; nous passâmes devant des cascades gelées où le soleil d'hiver se jouait à travers les gouttes d'eau et les glaçons pendants, et faisait jeter mille feux aux cristaux de glace.

Enfin, nous atteignîmes K. et nous pénétrâmes dans la ferme de mon compagnon de voyage. On nous prépara un vrai festin et on nous chauffa un bain. Car les Cosaques sont un peuple qui prise fort la propreté.

Un bain cosaque est quelque chose de tout spécial. Chaque maison est pourvue d'une salle de bain de sept à neuf mètres carrés. Il s'y trouve un grand fourneau se chauffant de l'extérieur et tout rempli de cailloux ronds de la grosseur d'un oeuf. Au plafond, il y a un trou par où s'échappent la fumée et la vapeur qui ont traversé la couche de cailloux. Dans la salle de bain, il y a deux tonneaux, l'un d'eau chaude, l'autre d'eau froide. Quand les cailloux sont chauds, on y verse de l'eau. Les flots de vapeur qui s'en dégagent provoquent chez le baigneur une transpiration abondante et bienfaisante. Pendant le bain, on étend ses habits sur une perche et la vapeur les désinfecte.

La plus grande propreté règne dans les maisons. Les villages sont grands et les constructions souvent toutes modernes. Les écoles sont claires et accueillantes. L'ancien régime avait fait de grands efforts pour la prospérité des villages cosaques. Il y a bien parmi les habitants quelques nécessiteux, mais ils le sont par leur propre faute, par paresse. La révolution a durement atteint ces populations et le village où je me trouvais avait aussi eu sa large part de malheurs. Le commerce était dans le marasme et beaucoup de maisons tombaient en ruines.

Après le souper, mon ami invita ses proches et ses connaissances chez lui, et il commença par raconter où il avait été, ce qu'il avait entendu et comment, par la grâce de Dieu, il avait trouvé la paix et le bonheur.
- Écoutez donc, dit-il, ce que mon hôte a à vous dire. Je vous engage vivement à entrer dans la voie que j'ai prise moi-même. Il vous parlera de Jésus ; vous comprendrez tous et vous accepterez l'Évangile.

L'entretien fut des plus animés ; on m'assaillit de questions et le lendemain, Je pus tenir une véritable réunion. Il ne faut pas s'imaginer qu'on peut aussitôt se mettre à prêcher le salut. Il faut d'abord lire l'Écriture sainte et expliquer les notions fondamentales de loi, de péché, de perdition, de grâce, de vie. On lit les versets appropriés et on commence à poser des questions. De cette manière, les coeurs sont touchés et amenés à se décider pour ou contre l'Évangile.

Dans ce village aussi, nous eûmes la joie de voir au bout de deux jours cinq personnes se donner à Dieu et constituer le noyau d'une petite communauté. Sans être inquiété, je poursuivis ma route. Mon cosaque ni accompagna encore quinze kilomètres jusqu'au village de P., où l'on avait autrefois relégué les premiers Stundistes. Quelques-uns de ces champions de la foi y vivaient encore. Ils furent tout surpris et réjouis de ma visite. je passai là des jours bénis dans la communion de ces chers frères.

De P., le continuai mon voyage par chemin de fer avec un autre frère. À ce moment, le voyage en train était difficile et dangereux. Les places de l'intérieur étaient exclusivement réservées aux membres du parti bolchéviste, et les trains étaient bondés. Quand on trouvait un tampon libre ou une place sur le toit, on s'estimait heureux. Souvent, il fallait se contenter de se tenir debout sur les chaînes d'attelage ou de s'accrocher aux marchepieds, et c'est dans cette inconfortable position qu'on faisait de longs parcours. Bien des gens y ont trouvé la mort.

Nous réussîmes à nous jucher sur deux tampons et c'est dans ce coupé de première classe ( ! ) que nous fîmes un assez long trajet. Le vent sifflait entre les wagons, nous avions les mains gourdes de froid, car c'était l'hiver et nous n'avions que des vêtements assez légers. Nous avions peine à nous tenir cramponnés. Affamés, tremblants et harassés, nous cherchions à nous raffermir en nous remémorant les bénédictions que Dieu nous avait accordées dans nos autres voyages.

Au bout de trente heures, nous atteignîmes enfin la ville de I. Il s'y trouvait une grande communauté dirigée par un homme aimable et fervent dont le travail était béni. Il n'avait pas réussi à obtenir des autorités une salle pour tenir des réunions d'évangélisation, et les efforts que je tentai auprès de telle ou telle administration restèrent vains aussi.

La ville était pleine de soldats, car dans cette contrée se déroulait une lutte violente contre les montagnards rebelles. On me conseilla de m'adresser au chef de l'état-major ; il avait, me, disait-on, tout pouvoir de m'accorder l'autorisation. J'allai le trouver ; c'était de toute évidence un Juif, très jeune encore. Quand il eut regardé mes papiers, il me dit aimablement :
- Je vais faire mettre une salle à votre disposition.
- Je vous accorde votre demande et personne n'a le droit de vous créer des ennuis.

Il me remit un ordre adressé aux autorités civiles, d'avoir à évacuer un local à mon intention.
On nous assigna un hangar pouvant contenir environ mille personnes. Nous nous mettons activement à écrire tous des placards que nous affichons dans toutes les places et toutes les rues principales, et nous invitons la population pour le soir. Dès l'abord, la salle est comble. À la fin de la réunion, j'indique le sujet que je traiterai le lendemain : « Le cavalier rouge sur le cheval rouge, son règne et ses conséquences, d'après l'Apocalypse, chapitre VI ».
Frère T. en est tout effaré et me dit :
- Si tu parles sur ce sujet, je ne pourrai venir, car nous sommes perdus.

J'étais cependant résolu à le faire, poussé par une force intérieure. Nous avions l'habitude, à la fin de la réunion publique, de tenir un after-meeting où nous invitions ceux qui avaient envie de s'éclairer personnellement sur le contenu de l'Évangile. Ce soir-là, lorsque nous arrivons à la salle où nous nous rendions d'habitude, les rues avoisinantes sont noires de monde. Il nous est impossible de laisser entrer tous ces gens. Que faire ? Nous nous postons à la porte et demandons à chacun si vraiment il vient chercher la paix avec Dieu. Ceux qui ne répondent pas oui sont priés de s'en retourner. Et cependant notre salle se trouve remplie.

Le lendemain, elle est tellement bondée qu'il nous faut y pénétrer par une fenêtre de derrière. La communauté locale possédait un grand choeur qui chantait magnifiquement. Il faut avoir entendu chanter les Russes pour savoir ce que leurs chants sont beaux.

Frère T., étant tombé malade, ne se trouve pas là. Un grand nombre de communistes sont venus à la réunion. Ils font beaucoup de bruit, parlent et rient tout haut. À plusieurs reprises, le réclame le silence, mais en vain. Alors j'élève très haut la voix et dis :
- En ma qualité de président responsable de cette réunion, je vous somme, au nom de l'État, de vous tenir immédiatement tranquilles et de vous découvrir.

Les communistes prennent peur, enlèvent leurs casquettes et se tiennent tout tranquilles. je parle pendant deux heures et demie, et chacun écoute avec attention, car ils sont intrigués par le sujet indiqué :
Le cheval rouge et le cavalier rouge.

Pour l'after-meeting, nous voyons accourir encore plus de monde que la veille, et nous ne laissons entrer que ceux qui cherchent vraiment le salut. Environ quatre-vingts personnes se donnent à Dieu.

Le lendemain soir, je parle du Dragon rouge, l'animal qu'il ne faut pas adorer et sous le règne duquel on ne peut ni acheter ni vendre. C'est un sujet très délicat, car les allusions aux faits contemporains sont claires pour tous. Les auditeurs se tiennent néanmoins tout tranquilles.

Devant la maison de la communauté évangélique où nous nous rendons après la réunion pour poursuivre 1 ' entretien, il y a, ce soir-là, si grande affluence que la circulation est entravée et que des patrouilles de cavalerie viennent chercher le responsable de cet attroupement. On me mène au colonel ; il se montre très raisonnable et quand je lui dis qui je suis, il me laisse aussitôt repartir.
- Camarades, dit-il à haute voix à ses hommes, ce n'est pas une émeute, et il n'y a pas de danger pour la sécurité publique vous pouvez vous retirer. Puis se tournant vers moi Continuez tranquillement à tenir vos réunions.

Ce soir-là aussi, de nombreuses personnes se convertirent. Tout au fond de la salle, se tenaient deux communistes qui ne faisaient que rire et se moquer, semblait-il. Je fis longtemps comme si je ne les voyais ni ne les entendais. Finalement, je me tournai vers eux et leur dis :
- Je suis vraiment très surpris que vous, là-bas, vous puissiez rire et vous moquer tandis que tant d'hommes cherchent une vie nouvelle. Savez-vous qu'il est écrit : Malheur à vous qui riez maintenant, car plus tard vous pleurerez et vous vous lamenterez ?

Là-dessus, je veux terminer la réunion par un cantique. À ce moment, l'un des deux communistes se lève brusquement et s'approche de moi. je pense : il va tirer sur moi. Mais il enlève son ceinturon et son sabre, nous tend son fusil et dit :
- J'en ai assez de faire le mal et de me sentir malheureux. Dès aujourd'hui, je veux vivre pour Dieu. Dites-moi ce qu'il faut que je fasse.

À peine a-t-il fini de parler, que le second communiste s'approche à son tour, se met à genoux et tous deux, subjugués par l'Évangile, commencent une émouvante confession.




XVI

Le criminel et le savant.


Il est une période dont je me souviendrai toujours avec bonheur ; c'est le temps que je passai dans la ville de P. avec frère T., qui m'accompagnait souvent dans mes voyages. Nous nous y étions rendus comme délégués du Comité central évangélique pour régler certains conflits. Quand ce fut terminé, nous commençâmes à évangéliser la localité. Dès le premier jour, notre travail fut abondamment béni.

Un soir où la salle était particulièrement remplie, il y avait au premier banc le directeur de l'École réale. Il regardait les auditeurs d'un air assez dédaigneux. On voyait qu'il ne se sentait pas à son aise dans ce milieu, car l'auditoire était très mélangé : de simples paysans, des ouvriers, des communistes, et quelques intellectuels.

Après l'allocution, on vit se lever un homme sale et répugnant qui avait pris place au fond de la salle et avait écouté avec de grands yeux étonnés. Il s'écria :
- Regardez mon visage, comme il est noir. Eh bien ! mon coeur est plus noir encore ! Pendant dix-huit ans, sous l'ancien régime, j'ai été au bagne en Sibérie. Depuis mon enfance, je suis un meurtrier et un voleur. Lorsque les soviets vinrent au pouvoir, on me libéra ; je revins au pays, j'entrai aussitôt dans le parti communiste et je reçus des pouvoirs étendus. Mettre les gens à mort était mon plaisir. Légalement et illégalement, j'ai fait périr plus de gens qu'il n'y en a dans cette salle.
Il se jeta à terre en pleurant. Je lui demandai s'il connaissait l'Évangile de Jésus-Christ.
- Non, dit-il, je ne l'ai jamais lu. C'est par hasard que je suis entré ici et que j'ai entendu parler de Jésus pour la première fois. Je regrette mon passé. Est-ce qu'un homme comme moi peut obtenir le pardon de ses péchés ?

Nous autres faibles humains, nous avons peine à admettre que des assassins pareils puissent obtenir leur pardon et l'assurance de la vie éternelle. Cet homme avait tué nombre d'innocents et commis des forfaits épouvantables, irrémissibles. Mais le Sauveur aime les plus grands pécheurs, et la Parole de Dieu est bien vraie, qui dit : « Même si vos péchés étaient rouges comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige ». Chez cet homme aussi s'accomplit le miracle de la nouvelle naissance. Il reçut la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence. Nous croyions assister à la guérison d'un démoniaque, et son visage rayonnait quand il reprit place sur son banc. Tous les yeux étaient fixés sur lui. D'abord, il trouvait trop grand l'honneur d'être assis au premier banc, il voulait rester accroupi à terre, disant :
- Je ne suis pas digne de m'asseoir au même rang que les autres gens. Mais je l'invitai à prendre place.

Le directeur de l'École réale avait tout écouté et s'agitait sur son banc. Finalement, il se leva en colère, frappa du pied, fit claquer ses mains et s'écria :
- Non ! ce qu'il faut voir parmi cette foule d'imbéciles et d'ignorants ! et il sortit. Sa femme resta dans la salle.

Ce fut pour moi un soulagement de le voir partir, car il me dérangeait. Il n'avait cessé de me regarder fixement pendant toute mon allocution et semblait soupeser chacune de mes paroles.
Environ un quart d'heure après, il revint, un mouchoir à la main ; il s'épongeait continuellement le front où perlait une sueur d'angoisse, et il s'avança lentement vers la tribune.
- Cher Monsieur, me dit-il, que faut-il donc que je fasse, moi ?
- Vous qui êtes un homme instruit, lui répondis-je, c'est vous qui devriez connaître le chemin du ciel.
- Justement, c'est ce que je ne sais pas ; je suis un athée et un blasphémateur. je ne me suis jamais soucié de l'Évangile.
- Le chemin du salut est très simple. Reconnaissez et confessez vos péchés, humiliez-vous devant le Créateur du ciel et de la terre, comme l'a fait le criminel. Le sang de Christ nous purifie de tout péché. Il n'y a pas d'autre chemin.
- Oui, dit-il, il vous est facile de parler ainsi. Vous me montrez le criminel et vous pensez que moi, un intellectuel, je n'ai pas un passé comparable au sien. C'est vrai, le suis un intellectuel ; j'ai été vingt-cinq ans professeur à l'Institut de Pétrograde et j'y ai occupé une haute situation. À grand-peine, j'ai réussi à me réfugier ici. Mais je dois dire et confesser que, cinquante-cinq ans durant, j'ai blasphémé Dieu, et pendant vingt-cinq ans j'ai enseigné l'athéisme, ayant chaque année plus de mille étudiants à mes cours ; chaque année, je leur prouvais qu'il n'y a ni Créateur ni Dieu, ni ciel ni enfer. C'est épouvantable, car, depuis la révolution, j'ai constaté que bon nombre de mes étudiants participent aux atrocités révolutionnaires. Voilà le fruit de mon travail ; j'ai commis plus de meurtres que le meurtrier que vous voyez ici. J'ai empoisonné des âmes, j'ai engendré et élevé des meurtriers qui maintenant accomplissent la besogne que je leur ai enseignée. Cet homme assassinait tout seul ; moi, j'assassine par de nombreux agents. Sa conversion met fin à sa vie passée ; moi, je ne puis rien réparer. Même si Dieu me pardonne, mon oeuvre démoralisatrice subsiste et continue à produire meurtre et terreur. Me voilà dans toute mon horreur. Pour des hommes comme moi, il n'y a pas de salut.

Accablé, il courba la tête ; il avait les joues mouillées de larmes, il se cachait le visage dans ses mains. Je lus dans l'Écriture les merveilleuses et inconcevables paroles d'invitation et d'amour aux perdus de ce monde. Alors, il se releva et se tournant vers l'assemblée, il dit :
- C'est nous qui avons fait de la Russie ce qu'elle est actuellement. De sa grande détresse, c'est nous les responsables, nous autres blasphémateurs et athées. Nous avons tué la conscience des hommes ; ils ont révolutionné la Russie et maintenant ils y dominent de la façon la plus effroyable. Priez pour moi, je veux m'incliner devant Dieu et croire humblement qu'Il peut vous exaucer.

Bien des gens pleuraient, il n'était personne qui ne réfléchît à son propre passé. Nous eûmes une heure de prière inoubliable. Un grand nombre intercédèrent pour le vieux professeur ; lui-même se mit à prier, disant :
- O Dieu, si tu existes, révèle-toi à moi. Si tu le peux, accorde-moi la grâce de faire aujourd'hui l'expérience de ton salut, et pardonne-moi mes péchés.

Sa confession produisit une profonde impression sur chacun. La nuit n'aurait pas suffi à entendre les prières de tous ceux qui voulaient rompre avec leur vie passée. L'esprit de Dieu se donnait libre carrière et convainquait les hommes de péché. C'était poignant d'entendre les témoignages et les actions de grâce des nouveaux convertis. Quand nous nous relevâmes, nous chantâmes le cantique :

Rien, ô Jésus, que ta grâce,
Rien que ton sang précieux,
Qui seul mes péchés efface,
Ne me rend saint, juste, heureux

Alors le directeur embrassa l'ancien criminel et ils pleurèrent longtemps de joie, comme s'ils étaient des frères qui se retrouvent après une longue séparation. N'en est-il pas ainsi ? Ne sommes-nous pas, nous autres hommes, les enfants d'un seul Père, divisés et séparés par le péché ? Quel miracle de voir les coeurs se retrouver frères en Jésus-Christ ! Seul l'esprit de Dieu peut faire qu'un homme de haute culture et un criminel se reconnaissent enfants d'un même Père.

Le lendemain, je fus invité à dîner chez le directeur. C'était touchant de les voir, lui et sa femme ; ils se tenaient par la main et, heureux comme des enfants à Noël, ils ne cessaient de parler du salut qu'ils avaient trouvé.
Comme nous allions partir ensemble pour la réunion du soir, il me dit :
- Allez en avant avec ma femme ; j'ai encore quelque chose à régler.

Pendant le chant du premier cantique, il entra avec toute sa classe, et s'assit avec ses élèves au premier banc. Sept de ceux-ci, jeunes gens et jeunes filles, trouvèrent ce soir-là la paix de Dieu.
C'était merveilleux avec quel entrain le directeur rendait son témoignage et amenait d'autres gens à Christ, comme s'il voulait réparer tout le mal qu'il avait commis au cours des années où il était éloigné de Dieu. Il avait parmi ses élèves un beau champ d'activité.

Pendant deux semaines, frère T. et moi, nous travaillâmes dans cette localité. Des adultères, des voleurs, des assassins trouvèrent le chemin qui mène à Christ. Rien n'est impossible à Dieu !

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant