Il faisait une terrible tempête de
neige ; le vent hurlait au coin des
rues ; les flocons tourbillonnaient
éperdument, en masse si serrée qu'on
ne pouvait voir d'une maison à l'autre.
À deux heures du matin, Un traîneau
vint me prendre. Mes amis m'avaient bien pourvu de
fourrures et de bottes de feutre, car le froid
était pénétrant.
Le cocher était un vieux cosaque
originaire d'un village à quatre-vingts
kilomètres de la ville. Venu au
marché quelques jours auparavant, il avait,
dès le premier soir, assisté à
une de nos réunions et avait trouvé
le salut. Par reconnaissance, il consentait
à me conduire aussi loin qu'il faudrait pour
me mettre en sûreté. Il courait ainsi
un grand danger, car quiconque favorisait la fuite
d'un suspect était condamné à
mort. Je le lui fis remarquer, mais il me
répondit simplement :
- C'est grâce à vous que j'ai
trouvé la vie éternelle.
Maintenant, je suis prêt à
mourir avec vous. Si personne n'ose vous
accompagner, moi, je veux vous servir de guide et
vous sortir d'ici.
Je ne ressentais aucune
appréhension : Dieu m'avait si souvent
accordé de merveilleuses
délivrances ! Plein de confiance,
j'avais remis mon sort entre Ses mains. Nous
partons, contournant avec précaution le coin
de la maison et prenant la route la plus directe
pour sortir de la ville. Sous le traîneau, la
neige crie ; la tempête fait rage. Nous
réussissons à passer
inaperçus. Mais la ville est très
longue. Les tourbillons de neige redoublent de
violence. On ne distingue plus trace de chemin.
Nous décidons d'attendre le matin dans une
petite maison. Grâce à Dieu ! les
habitants sont des croyants, et nous restons chez
eux jusqu'à dix heures ; on nous donne
à manger et à boire et nous nous
sentons tout réconfortés. Nos
hôtes voudraient inviter des gens pour avoir
une réunion ; mais nous leur expliquons
dans quelle situation nous nous trouvons. Quand la
tempête est calmée, nous nous
remettons en route dans la direction des
montagnes.
Après avoir parcouru environ sept
kilomètres, nous apercevons un
traîneau attelé d'une misérable
rosse. Quand nous le rejoignons, je reconnais avec
surprise la nonne qui, l'autre jour, a tant
brutalisé sa compagne. J'entends en mon
coeur une voix qui me dit, comme jadis à
Philippe : Approche-toi de ce
traîneau.
Je fais donc arrêter notre
traîneau et grimpe sans façon sur le
sien. En me reconnaissant, elle a un mouvement
d'effroi.
- Pourquoi avez-vous peur ? lui
dis-je.
Et comme elle reste sans rien
dire :
- De moi, vous n'avez rien à
craindre. J'aimerais seulement
vous dire quelque chose de la richesse des
bontés de Dieu.
Et je commence à lui parler de la vie
éternelle. Cette entrée en
matière la saisit tellement qu'elle me
regarde longtemps avec de grands yeux, et je
remarque que peu à peu elle change
d'attitude.
- N'aviez-vous pas pitié de votre
soeur, l'autre jour ? Pourquoi n'est-elle pas
avec vous ? Où vous
rendez-vous ?
Nous nous entretenons longtemps ; je
lui cite plusieurs passages de la Parole de Dieu
qui lui font grande impression et tout à
coup, elle me dit :
- J'ai eu tort, j'ai mal agi. je suis encore
plus mauvaise que ma soeur et j'ai fui loin d'elle.
J'ai tant de chagrin ! Je ne sais où
aller. Je suis à bout de courage, je n'ai
plus d'amis !
- Oui, c'est à quoi il en faut venir.
Tous les amis d'ici-bas nous quittent. Mais il en
est Un qui veut devenir votre ami, si vous le
désirez.
Et sur notre traîneau, au milieu de la
steppe blanche, nous nous agenouillons, pour prier
ensemble. C'est un nouveau Béthanie ;
sa conscience morte ressuscite comme jadis
Lazare.
Nous atteignons le village de M. Il ne s'y
trouvait pas de communauté de croyants. La
nonne me dit :
- Restez sur la place du marché
près de l'église je vais vite trouver
les gens et leur parler de Jésus, et ce soir
encore nous pourrons tenir ici une
réunion.
Elle connaissait sans doute les habitants,
car au bout de peu d'instants, elle revint et nous
invita à entrer dans une isba. On
détela les chevaux et on nous servit
à manger. Le repas était très
frugal, car la disette était grande. Peu
d'heures après arrivèrent quelques
frères et soeurs de la
stanitza voisine ; c'étaient de bons
chanteurs et nous eûmes une réunion
bénie. Pour la première fois de leur
vie, peut-être, les villageois entendaient le
pur Évangile, et plusieurs se
donnèrent à Dieu. De tels faits
étaient bien propres à rendre force,
courage et foi. il oubliai les dangers du
passé et, profondément heureux et
réconforté, je continuai ma route
avec mon cosaque vers d'autres villages.
Nous nous retrouvions donc seuls et notre
chemin s'engageait dans les montagnes. On nous
avait avertis à plusieurs reprises de ne pas
nous y aventurer sans être bien armés,
et on nous raconta que bien peu de voyageurs
traversaient sains et saufs la montagne, surtout
depuis la domination bolchéviste : les
montagnards, pillards de métier,
surveillaient les défilés et
dévalisaient tous les passants. Me souvenant
de tous les dangers dont Dieu m'avait tiré
par Sa main puissante, je n'avais aucune crainte.
La région montagneuse que nous traversions
à de nombreuses vallées
abritées du vent, où, l'hiver durant,
le soleil brille clair et pur. Le gros et le petit
bétail peut y vivre dehors toute
l'année ; la nuit seulement on enferme
les troupeaux dans des cavernes pour les
protéger des loups, qui pullulent. Des deux
côtés de la route
s'élèvent des montagnes
vertigineuses, et l'on côtoie continuellement
des précipices. Tout alentour, c'est le
silence impressionnant du désert. Nous
atteignîmes un endroit appelé le Coin
de la Mort. Personne, nous avait-on dit, n'y
passait sans être dépouillé par
les brigands, et on n'était pas sûr
d'en sortir indemne. Impossible de reculer,
impossible aussi de prendre un autre chemin, car on
était en plein défilé.
Contournant une pointe de rocher, nous nous
trouvons soudain en présence de sept hommes à
cheval qui
évidemment nous observaient et nous
guettaient depuis longtemps. C'était
effectivement une troupe de brigands et mon
compagnon en fut tout découragé. Sans
manifester aucune crainte, je descendis du
traîneau et je leur fis de la main signe
d'approcher. je les saluai amicalement et leur
demandai :
- Messieurs, est-ce ici la route de
K. ?
- Oui, voilà la route, dit le chef,
et il se mit à discuter avec ses compagnons,
apparemment sur la manière de nous voler.
Ensuite, un des brigands
m'interpella :
- Dites donc, comment cela va-t-il
là-bas ? Les bolchévistes
resteront-ils encore longtemps au
pouvoir ?
Là-dessus, nous engageâmes une
conversation très animée sur la
situation générale de la Russie. Car
ces gens vivent très isolés et sont
grands adversaires des bolchévistes. Ils
s'intéressaient à tout ce que je leur
racontais, tant et si bien qu'ils nous
accompagnèrent pendant cinq ou six
kilomètres. Tout à coup, le chef
commanda : halte ! me tendit la main pour
prendre congé et me dit :
- Maintenant, soyez tout à fait
rassuré. Nous étions venus dans
l'intention de vous voler et de vous prendre vos
chevaux ; mais les nouvelles que vous nous
avez données nous ont fort
intéressés ; nous ne voulons
plus vous faire de mal.
Il donna ordre à l'un de ses hommes
de nous escorter et de nous montrer le meilleur
chemin. C'est ainsi que nous nous tirâmes
sains et saufs de cette situation
périlleuse.
Nous nous proposions d'atteindre la stanitza nommée
K., village natal
de mon cosaque. Nous eûmes à monter et
à descendre bien des pentes, souvent par des
chemins fort étroits et le long de
forêts couvertes de neige. Nous dûmes
franchir des torrents ; nous passâmes
devant des cascades gelées où le
soleil d'hiver se jouait à travers les
gouttes d'eau et les glaçons pendants, et
faisait jeter mille feux aux cristaux de
glace.
Enfin, nous atteignîmes K. et nous
pénétrâmes dans la ferme de mon
compagnon de voyage. On nous prépara un vrai
festin et on nous chauffa un bain. Car les Cosaques
sont un peuple qui prise fort la
propreté.
Un bain cosaque est quelque chose de tout
spécial. Chaque maison est pourvue d'une
salle de bain de sept à neuf mètres
carrés. Il s'y trouve un grand fourneau se
chauffant de l'extérieur et tout rempli de
cailloux ronds de la grosseur d'un oeuf. Au
plafond, il y a un trou par où
s'échappent la fumée et la vapeur qui
ont traversé la couche de cailloux. Dans la
salle de bain, il y a deux tonneaux, l'un d'eau
chaude, l'autre d'eau froide. Quand les cailloux
sont chauds, on y verse de l'eau. Les flots de
vapeur qui s'en dégagent provoquent chez le
baigneur une transpiration abondante et
bienfaisante. Pendant le bain, on étend ses
habits sur une perche et la vapeur les
désinfecte.
La plus grande propreté règne
dans les maisons. Les villages sont grands et les
constructions souvent toutes modernes. Les
écoles sont claires et accueillantes.
L'ancien régime avait fait de grands efforts
pour la prospérité des villages
cosaques. Il y a bien parmi les habitants quelques
nécessiteux, mais ils le sont par leur
propre faute, par paresse. La révolution a
durement atteint ces populations et le village
où je me trouvais avait
aussi eu sa large part de malheurs. Le commerce
était dans le marasme et beaucoup de maisons
tombaient en ruines.
Après le souper, mon ami invita ses
proches et ses connaissances chez lui, et il
commença par raconter où il avait
été, ce qu'il avait entendu et
comment, par la grâce de Dieu, il avait
trouvé la paix et le bonheur.
- Écoutez donc, dit-il, ce que mon
hôte a à vous dire. Je vous engage
vivement à entrer dans la voie que j'ai
prise moi-même. Il vous parlera de
Jésus ; vous comprendrez tous et vous
accepterez l'Évangile.
L'entretien fut des plus
animés ; on m'assaillit de questions et
le lendemain, Je pus tenir une véritable
réunion. Il ne faut pas s'imaginer qu'on
peut aussitôt se mettre à
prêcher le salut. Il faut d'abord lire
l'Écriture sainte et expliquer les notions
fondamentales de loi, de péché, de
perdition, de grâce, de vie. On lit les
versets appropriés et on commence à
poser des questions. De cette manière, les
coeurs sont touchés et amenés
à se décider pour ou contre
l'Évangile.
Dans ce village aussi, nous eûmes la
joie de voir au bout de deux jours cinq personnes
se donner à Dieu et constituer le noyau
d'une petite communauté. Sans être
inquiété, je poursuivis ma route. Mon
cosaque ni accompagna encore quinze
kilomètres jusqu'au village de P., où
l'on avait autrefois relégué les
premiers Stundistes. Quelques-uns de ces champions
de la foi y vivaient encore. Ils furent tout
surpris et réjouis de ma visite. je passai
là des jours bénis dans la communion
de ces chers frères.
De P., le continuai mon voyage par chemin de
fer avec un autre frère. À ce moment,
le voyage en train était difficile et
dangereux. Les places de l'intérieur étaient
exclusivement
réservées aux membres du parti
bolchéviste, et les trains étaient
bondés. Quand on trouvait un tampon libre ou
une place sur le toit, on s'estimait heureux.
Souvent, il fallait se contenter de se tenir debout
sur les chaînes d'attelage ou de s'accrocher
aux marchepieds, et c'est dans cette inconfortable
position qu'on faisait de longs parcours. Bien des
gens y ont trouvé la mort.
Nous réussîmes à nous
jucher sur deux tampons et c'est dans ce
coupé de première classe ( ! )
que nous fîmes un assez long trajet. Le vent
sifflait entre les wagons, nous avions les mains
gourdes de froid, car c'était l'hiver et
nous n'avions que des vêtements assez
légers. Nous avions peine à nous
tenir cramponnés. Affamés, tremblants
et harassés, nous cherchions à nous
raffermir en nous remémorant les
bénédictions que Dieu nous avait
accordées dans nos autres voyages.
Au bout de trente heures, nous
atteignîmes enfin la ville de I. Il s'y
trouvait une grande communauté
dirigée par un homme aimable et fervent dont
le travail était béni. Il n'avait pas
réussi à obtenir des autorités
une salle pour tenir des réunions
d'évangélisation, et les efforts que
je tentai auprès de telle ou telle
administration restèrent vains aussi.
La ville était pleine de soldats, car
dans cette contrée se déroulait une
lutte violente contre les montagnards rebelles. On
me conseilla de m'adresser au chef de
l'état-major ; il avait, me, disait-on,
tout pouvoir de m'accorder l'autorisation. J'allai
le trouver ; c'était de toute
évidence un Juif, très jeune encore.
Quand il eut regardé mes papiers, il me dit
aimablement :
- Je vais faire mettre une salle à
votre disposition.
- Je vous accorde votre demande et personne
n'a le droit de vous créer des ennuis.
Il me remit un ordre adressé aux
autorités civiles, d'avoir à
évacuer un local à mon intention.
On nous assigna un hangar pouvant contenir
environ mille personnes. Nous nous mettons
activement à écrire tous des placards
que nous affichons dans toutes les places et toutes
les rues principales, et nous invitons la
population pour le soir. Dès l'abord, la
salle est comble. À la fin de la
réunion, j'indique le sujet que je traiterai
le lendemain : « Le cavalier rouge
sur le cheval rouge, son règne et ses
conséquences, d'après l'Apocalypse,
chapitre
VI ».
Frère T. en est tout effaré et
me dit :
- Si tu parles sur ce sujet, je ne pourrai
venir, car nous sommes perdus.
J'étais cependant résolu
à le faire, poussé par une force
intérieure. Nous avions l'habitude, à
la fin de la réunion publique, de tenir un
after-meeting où nous invitions ceux qui
avaient envie de s'éclairer personnellement
sur le contenu de l'Évangile. Ce
soir-là, lorsque nous arrivons à la
salle où nous nous rendions d'habitude, les
rues avoisinantes sont noires de monde. Il nous est
impossible de laisser entrer tous ces gens. Que
faire ? Nous nous postons à la porte et
demandons à chacun si vraiment il vient
chercher la paix avec Dieu. Ceux qui ne
répondent pas oui sont priés de s'en
retourner. Et cependant notre salle se trouve
remplie.
Le lendemain, elle est tellement
bondée qu'il nous faut y
pénétrer par une fenêtre de
derrière. La communauté locale
possédait un grand choeur qui chantait
magnifiquement. Il faut avoir entendu chanter les
Russes pour savoir ce que leurs chants sont beaux.
Frère T., étant tombé
malade, ne se trouve pas là. Un grand nombre
de communistes sont venus à la
réunion. Ils font beaucoup de bruit, parlent
et rient tout haut. À plusieurs reprises, le
réclame le silence, mais en vain. Alors
j'élève très haut la voix et
dis :
- En ma qualité de président
responsable de cette réunion, je vous somme,
au nom de l'État, de vous tenir
immédiatement tranquilles et de vous
découvrir.
Les communistes prennent peur,
enlèvent leurs casquettes et se tiennent
tout tranquilles. je parle pendant deux heures et
demie, et chacun écoute avec attention, car
ils sont intrigués par le sujet
indiqué :
Le cheval rouge et le cavalier rouge.
Pour l'after-meeting, nous voyons accourir
encore plus de monde que la veille, et nous ne
laissons entrer que ceux qui cherchent vraiment le
salut. Environ quatre-vingts personnes se donnent
à Dieu.
Le lendemain soir, je parle du Dragon rouge,
l'animal qu'il ne faut pas adorer et sous le
règne duquel on ne peut ni acheter ni
vendre. C'est un sujet très délicat,
car les allusions aux faits contemporains sont
claires pour tous. Les auditeurs se tiennent
néanmoins tout tranquilles.
Devant la maison de la communauté
évangélique où nous nous
rendons après la réunion pour
poursuivre 1 ' entretien, il y a, ce
soir-là, si grande affluence que la
circulation est entravée et que des
patrouilles de cavalerie viennent chercher le
responsable de cet attroupement. On me mène
au colonel ; il se montre très
raisonnable et quand je lui dis qui je suis, il me
laisse aussitôt repartir.
- Camarades, dit-il à haute voix
à ses hommes, ce n'est
pas une émeute, et il n'y a pas de danger
pour la sécurité publique vous pouvez
vous retirer. Puis se tournant vers moi Continuez
tranquillement à tenir vos
réunions.
Ce soir-là aussi, de nombreuses
personnes se convertirent. Tout au fond de la
salle, se tenaient deux communistes qui ne
faisaient que rire et se moquer, semblait-il. Je
fis longtemps comme si je ne les voyais ni ne les
entendais. Finalement, je me tournai vers eux et
leur dis :
- Je suis vraiment très surpris que
vous, là-bas, vous puissiez rire et vous
moquer tandis que tant d'hommes cherchent une vie
nouvelle. Savez-vous qu'il est écrit :
Malheur à vous qui riez maintenant, car plus
tard vous pleurerez et vous vous
lamenterez ?
Là-dessus, je veux terminer la
réunion par un cantique. À ce moment,
l'un des deux communistes se lève
brusquement et s'approche de moi. je pense :
il va tirer sur moi. Mais il enlève son
ceinturon et son sabre, nous tend son fusil et
dit :
- J'en ai assez de faire le mal et de me
sentir malheureux. Dès aujourd'hui, je veux
vivre pour Dieu. Dites-moi ce qu'il faut que je
fasse.
À peine a-t-il fini de parler, que le
second communiste s'approche à son tour, se
met à genoux et tous deux, subjugués
par l'Évangile, commencent une
émouvante confession.
Il est une période dont je me souviendrai
toujours avec bonheur ; c'est le temps que je
passai dans la ville de P. avec frère T.,
qui m'accompagnait souvent dans mes voyages. Nous
nous y étions rendus comme
délégués du Comité
central évangélique pour
régler certains conflits. Quand ce fut
terminé, nous commençâmes
à évangéliser la
localité. Dès le premier jour, notre
travail fut abondamment béni.
Un soir où la salle était
particulièrement remplie, il y avait au
premier banc le directeur de l'École
réale. Il regardait les auditeurs d'un air
assez dédaigneux. On voyait qu'il ne se
sentait pas à son aise dans ce milieu, car
l'auditoire était très
mélangé : de simples paysans,
des ouvriers, des communistes, et quelques
intellectuels.
Après l'allocution, on vit se lever
un homme sale et répugnant qui avait pris
place au fond de la salle et avait
écouté avec de grands yeux
étonnés. Il
s'écria :
- Regardez mon visage, comme il est noir. Eh
bien ! mon coeur est plus noir encore !
Pendant dix-huit ans, sous l'ancien régime,
j'ai été au bagne en Sibérie.
Depuis mon enfance, je suis un meurtrier et un
voleur. Lorsque les soviets vinrent au pouvoir, on
me libéra ; je revins au pays, j'entrai
aussitôt dans le parti
communiste et je reçus des pouvoirs
étendus. Mettre les gens à mort
était mon plaisir. Légalement et
illégalement, j'ai fait périr plus de
gens qu'il n'y en a dans cette salle.
Il se jeta à terre en pleurant. Je
lui demandai s'il connaissait l'Évangile de
Jésus-Christ.
- Non, dit-il, je ne l'ai jamais lu. C'est
par hasard que je suis entré ici et que j'ai
entendu parler de Jésus pour la
première fois. Je regrette mon passé.
Est-ce qu'un homme comme moi peut obtenir le pardon
de ses péchés ?
Nous autres faibles humains, nous avons
peine à admettre que des assassins pareils
puissent obtenir leur pardon et l'assurance de la
vie éternelle. Cet homme avait tué
nombre d'innocents et commis des forfaits
épouvantables, irrémissibles. Mais le
Sauveur aime les plus grands pécheurs, et la
Parole de Dieu est bien vraie, qui dit :
« Même si vos péchés
étaient rouges comme le cramoisi, ils
deviendront blancs comme la neige ». Chez
cet homme aussi s'accomplit le miracle de la
nouvelle naissance. Il reçut la paix de
Dieu, qui surpasse toute intelligence. Nous
croyions assister à la guérison d'un
démoniaque, et son visage rayonnait quand il
reprit place sur son banc. Tous les yeux
étaient fixés sur lui. D'abord, il
trouvait trop grand l'honneur d'être assis au
premier banc, il voulait rester accroupi à
terre, disant :
- Je ne suis pas digne de m'asseoir au
même rang que les autres gens. Mais je
l'invitai à prendre place.
Le directeur de l'École réale
avait tout écouté et s'agitait sur
son banc. Finalement, il se leva en colère,
frappa du pied, fit claquer ses mains et
s'écria :
- Non ! ce qu'il faut voir parmi cette
foule d'imbéciles et
d'ignorants ! et il sortit. Sa femme resta
dans la salle.
Ce fut pour moi un soulagement de le voir
partir, car il me dérangeait. Il n'avait
cessé de me regarder fixement pendant toute
mon allocution et semblait soupeser chacune de mes
paroles.
Environ un quart d'heure après, il
revint, un mouchoir à la main ; il
s'épongeait continuellement le front
où perlait une sueur d'angoisse, et il
s'avança lentement vers la tribune.
- Cher Monsieur, me dit-il, que faut-il donc
que je fasse, moi ?
- Vous qui êtes un homme instruit, lui
répondis-je, c'est vous qui devriez
connaître le chemin du ciel.
- Justement, c'est ce que je ne sais
pas ; je suis un athée et un
blasphémateur. je ne me suis jamais
soucié de l'Évangile.
- Le chemin du salut est très simple.
Reconnaissez et confessez vos péchés,
humiliez-vous devant le Créateur du ciel et
de la terre, comme l'a fait le criminel. Le sang de
Christ nous purifie de tout péché. Il
n'y a pas d'autre chemin.
- Oui, dit-il, il vous est facile de parler
ainsi. Vous me montrez le criminel et vous pensez
que moi, un intellectuel, je n'ai pas un
passé comparable au sien. C'est vrai, le
suis un intellectuel ; j'ai été
vingt-cinq ans professeur à l'Institut de
Pétrograde et j'y ai occupé une haute
situation. À grand-peine, j'ai réussi
à me réfugier ici. Mais je dois dire
et confesser que, cinquante-cinq ans durant, j'ai
blasphémé Dieu, et pendant vingt-cinq
ans j'ai enseigné l'athéisme, ayant
chaque année plus de mille étudiants
à mes cours ; chaque année, je
leur prouvais qu'il n'y a ni Créateur ni Dieu, ni
ciel ni enfer.
C'est
épouvantable, car, depuis la
révolution, j'ai constaté que bon
nombre de mes étudiants participent aux
atrocités révolutionnaires.
Voilà le fruit de mon travail ; j'ai
commis plus de meurtres que le meurtrier que vous
voyez ici. J'ai empoisonné des âmes,
j'ai engendré et élevé des
meurtriers qui maintenant accomplissent la besogne
que je leur ai enseignée. Cet homme
assassinait tout seul ; moi, j'assassine par
de nombreux agents. Sa conversion met fin à
sa vie passée ; moi, je ne puis rien
réparer. Même si Dieu me pardonne, mon
oeuvre démoralisatrice subsiste et continue
à produire meurtre et terreur. Me
voilà dans toute mon horreur. Pour des
hommes comme moi, il n'y a pas de salut.
Accablé, il courba la
tête ; il avait les joues
mouillées de larmes, il se cachait le visage
dans ses mains. Je lus dans l'Écriture les
merveilleuses et inconcevables paroles d'invitation
et d'amour aux perdus de ce monde. Alors, il se
releva et se tournant vers l'assemblée, il
dit :
- C'est nous qui avons fait de la Russie ce
qu'elle est actuellement. De sa grande
détresse, c'est nous les responsables, nous
autres blasphémateurs et athées. Nous
avons tué la conscience des hommes ;
ils ont révolutionné la Russie et
maintenant ils y dominent de la façon la
plus effroyable. Priez pour moi, je veux m'incliner
devant Dieu et croire humblement qu'Il peut vous
exaucer.
Bien des gens pleuraient, il n'était
personne qui ne réfléchît
à son propre passé. Nous eûmes
une heure de prière inoubliable. Un grand
nombre intercédèrent pour le vieux
professeur ; lui-même se mit à
prier, disant :
- O Dieu, si tu existes,
révèle-toi à moi. Si tu le
peux, accorde-moi la grâce de faire
aujourd'hui l'expérience de ton salut, et
pardonne-moi mes péchés.
Sa confession produisit une profonde
impression sur chacun. La nuit n'aurait pas suffi
à entendre les prières de tous ceux
qui voulaient rompre avec leur vie passée.
L'esprit de Dieu se donnait libre carrière
et convainquait les hommes de péché.
C'était poignant d'entendre les
témoignages et les actions de grâce
des nouveaux convertis. Quand nous nous
relevâmes, nous chantâmes le
cantique :
- Rien, ô Jésus, que ta grâce,
- Rien que ton sang précieux,
- Qui seul mes péchés efface,
- Ne me rend saint, juste, heureux
Alors le directeur embrassa l'ancien criminel et
ils pleurèrent longtemps de joie, comme
s'ils étaient des frères qui se
retrouvent après une longue
séparation. N'en est-il pas ainsi ? Ne
sommes-nous pas, nous autres hommes, les enfants
d'un seul Père, divisés et
séparés par le
péché ? Quel miracle de voir les
coeurs se retrouver frères en
Jésus-Christ ! Seul l'esprit de Dieu
peut faire qu'un homme de haute culture et un
criminel se reconnaissent enfants d'un même
Père.
Le lendemain, je fus invité à
dîner chez le directeur. C'était
touchant de les voir, lui et sa femme ; ils se
tenaient par la main et, heureux comme des enfants
à Noël, ils ne cessaient de parler du
salut qu'ils avaient trouvé.
Comme nous allions partir ensemble pour la
réunion du soir, il me dit :
- Allez en avant avec ma femme ; j'ai
encore quelque chose à régler.
Pendant le chant du premier cantique, il
entra avec toute sa classe, et s'assit avec ses
élèves au premier banc. Sept de
ceux-ci, jeunes gens et jeunes filles,
trouvèrent ce soir-là la paix de
Dieu.
C'était merveilleux avec quel entrain
le directeur rendait son témoignage et
amenait d'autres gens à Christ, comme s'il
voulait réparer tout le mal qu'il avait
commis au cours des années où il
était éloigné de Dieu. Il
avait parmi ses élèves un beau champ
d'activité.
Pendant deux semaines, frère T. et
moi, nous travaillâmes dans cette
localité. Des adultères, des voleurs,
des assassins trouvèrent le chemin qui
mène à Christ. Rien n'est impossible
à Dieu !
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |