Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIII

Changement de domicile. Nouveau champ d'activité.

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 Pendant sept mois, les « blancs » furent maîtres de la ville. Bien que tout ne fût pas parfait, chacun était content de vivre de nouveau tranquille. Le commerce et l'industrie avaient repris leur activité quasi normale. Les ouvriers aussi étaient pour la plupart satisfaits du changement.

Vers Noël, les troupes rouges se rapprochèrent. Nous vîmes qu'il ne nous était pas possible de rester à M. où nous aurions couru les plus grands périls. C'est pourquoi nous allâmes nous établir dans le Caucase. Il s'y trouvait de nombreuses colonies allemandes où notre présence pouvait passer inaperçue.

Après m'être remis de ma maladie et de mes émotions, j'employai principalement le temps de mon séjour au Caucase à prêcher l'Évangile, à faire des tournées missionnaires et à porter aux Russes et aux Cosaques le joyeux message du Christ. J'ai rapporté de ces voyages tant de souvenirs, j'ai rencontré chez les Russes comme chez les Cosaques et même les Arméniens, chez jeunes et vieux, riches et pauvres, tant d'âmes assoiffées de Dieu, que je veux raconter encore quelques-unes des bénédictions qui me furent accordées.

En 1920, nous eûmes une grande conférence des Baptistes et des Chrétiens évangéliques. je fis partie du Comité d'organisation. Les deux mouvements évangéliques du Caucase fusionnèrent dans cette session en une alliance unique pour collaborer mieux à la propagation de l'Évangile et cesser de faire deux camps séparés. Ce fut une merveilleuse « Conférence de la Paix » et mon voeu serait que nous voyions s'opérer beaucoup de fusions semblables. On désigna des évangélistes pour aller visiter les communautés, réaliser la fusion et aplanir les différends éventuels. Nommé avec d'autres frères pour cette mission, je fis une tournée de deux mois, je réglai les conflits, choisis les anciens et ordonnai les chefs de communautés. Partout je réussis à écarter les obstacles et à accomplir ma tâche pacificatrice.

Lorsque je rentrai à la maison après ces deux mois d'absence, je trouvai notre demeure complètement pillée. Ma famille n'avait plus rien pour se coucher, pas un lit, pas un édredon, pas. une couverture, pas un oreiller, rien que quelques vieux manteaux. J'en fus stupéfait, car nous avions amené de M. tout le nécessaire. Que s'était-il passé ? On avait trouvé à M. notre nouvelle adresse et on était venu de là-bas nous reprendre tout notre avoir. On ne nous avait pas même laissé un crayon ou une plume. Heureusement, nous avions auparavant caché, dans un trou creusé dans la terre, quelques vêtements et un peu de linge, et on ne les avait pas découverts.
C'était un fâcheux contretemps. Nous trouvâmes notre consolation dans la Parole de Dieu et nous nous confiâmes en Celui qui a dit : « Cherchez premièrement le Royaume des cieux, et toutes les autres choses vous seront données par-dessus ». Dieu ne nous abandonna pas. De tous côtés, nous reçûmes les objets indispensables, souvent de façon merveilleuse. Dans mes tournées, je réussis aussi à acheter quelques marchandises et à faire un peu de commerce pour gagner de l'argent. Mais il fallait le faire en secret, sous peine d'un emprisonnement sévère.

À cette époque, on arrêta un grand nombre de jeunes gens Allemands et aussi des Russes croyants, parce qu'ils refusaient le service militaire. Comme on sait, tous les Russes rattachés à l'une ou à l'autre alliance évangélique s'étaient ouvertement réclamés du droit d'exemption. Sous la pression du gouvernement, le mouvement évangélique russe abandonna cette position en tant qu'alliance et laissa chacun libre de décider selon sa conscience s'il acceptait de faire le service militaire ou non ; chacun devait agir selon sa conviction et répondre personnellement de sa décision. La conséquence du refus, c'était l'emprisonnement. Nous autres Mennonites allemands, nous décidâmes de nous attacher fermement à notre ancien droit d'exemption, de former une alliance caucasique et de demander au gouvernement de nous confirmer dans nos anciens privilèges. L'alliance me donna, ainsi qu'à quelques autres personnes, pleins pouvoirs pour intervenir auprès des autorités, et j'eus dès lors beaucoup de démarches à faire pour obtenir des libérations de service militaire. Selon la loi actuelle, chacun peut demander d'être exempté s'il peut prouver que c'est par intime conviction et en toute sincérité qu'il refuse de servir. Le requérant est alors soumis à un interrogatoire, et il y avait à Moscou un comité composé de représentants des différentes croyances et qui avait pour tâche d'examiner les motifs allégués, s'il y avait recours contre la décision du tribunal provincial. Je reçus de ce comité des pouvoirs très étendus et je réussis à libérer bien des jeunes gens emprisonnés à cause de leurs convictions.

Un jour, une certaine Madame F. vint me trouver et me supplia de sauver son mari, qui avait été arrêté dans la ville de J. et condamné à mort. Muni de deux sauf-conduits, je me rendis à J. et après mille peines et plusieurs nuits sans sommeil, j'arrivai juste la veille de l'exécution, car il était alors très difficile de voyager. Je me rendis aussitôt auprès du commissaire. Il était absent ; je ne trouvai que son remplaçant, un ingénieur. Quand il eut jeté un coup d'oeil sur mes papiers, il me dit :
- Ah ! ah ! je sais qui vous êtes. je suis aussi des vôtres. Nous arrangerons l'affaire, soyez tranquille. Notre commissaire est un homme qui sait à peine écrire, et bien qu'il soit le démon en personne, M. F. sera mis en liberté. Revenez seulement demain matin à dix heures. Je donnerai des instructions pour qu'on vous laisse entrer.

Plein de joie et d'espoir, je quittai le commissariat. Le lendemain à dix heures, je m'y rendis de nouveau. J'étais arrivé très tôt ; je dus attendre dans la grande antichambre où l'on distribuait les cartes d'entrée. Soudain, je vis entrer le commissaire J. de la ville de M., qui, en son temps, m'avait condamné à mort et me croyait depuis longtemps fusillé et enterré. J'eus alors la plus grande peur de ma vie. Il avait été, comme je l'appris plus tard, transféré de M. à J. et nommé chef de la Tchéka de tout le Caucase septentrional. je me détournai vite vers la fenêtre pour cacher mon visage, mais ce brigand m'avait bien reconnu ; il vint droit à moi et me dit :
- Tourne-toi donc.

Je fis demi-tour. Alors il vociféra :

- Scélérat, bandit, vaurien, canaille, je te crois fusillé et je te retrouve ici vivant ! Tu as de nouveau trouvé moyen, grâce à ta ruse, d'acheter ta liberté.

Mes genoux s'entrechoquaient, j'étais comme paralysé et ne trouvais rien à dire.
- Réponds, parasite, cria-t-il de plus belle.

Tout à coup, je me sentis tout calme ; une paix profonde remplit mon coeur, et je dis :
- J'ai recouvré la liberté le plus honnêtement du monde, comme bien d'autres.

Se calmant un peu, il s'approcha d'un employé et échangea quelques mots avec lui.
Comment faire maintenant pour me tirer de là ? Non loin de moi se trouvait une porte menant dans un grand jardin touffu, et une fois que le commissaire eut le dos tourné, je m'esquivai en un clin d'oeil et me cachai dans les buissons. Pour l'instant, j'étais de nouveau sauvé.

J'attendis longtemps, me demandant si l'on me chercherait. Les horloges de la ville sonnèrent une heure, puis deux heures, puis trois... C'était à quatre heures que se fermait la salle d'audience. Je fus saisi d'angoisse, car frère F. languissait en prison et le court délai où j'aurais pu le sauver s'écoulait. J'avais bien sauvé ma vie, mais non celle de mon frère. Je rassemblai tout mon courage et je rentrai dans l'antichambre.
Je passai le premier poste de garde, puis le second. Je tremblais intérieurement. Mon ennemi serait-il dans la salle ? Lorsque j'eus franchi le troisième poste, je trouvai encore dans l'antichambre quelques personnes qui attendaient leur tour. Chacun devait s'annoncer en entrant, et quand j'eus dit mon nom, le planton qui me l'avait demandé disparut dans la salle, revint tôt après et me dit  :
- Attendez, vous passerez le dernier. 
Cela redoubla mes appréhensions ; j'étais certain que je ne retournerais pas chez moi ; j'étais de nouveau dans la trappe. C'était une situation horrible. Je tentai encore une fois de revenir en arrière, mais le planton ne me laissa pas sortir. Finalement vint mon tour, le dernier.

Dans la salle d'audience, plusieurs tchékistes étaient assis autour d'une table verte. Il se trouvait encore là quelques personnes avec lesquelles ils discutaient. Je me plaçai près d'une table et attendis mon tour. Alors je remarquai sur la table, tout près de moi, les cartes qu'il fallait présenter pour sortir des bureaux du Guépéou. Le commissaire avait justement le dos tourné et accablait de reproches et d'injures un pauvre malheureux. Doucement, je pris une carte, la glissai dans ma poche, fis demi-tour et gagnai bien vite la porte. Le planton n'avait rien remarqué, et quand je lui présentai la carte, il me laissa passer sans difficulté. Voilà comment j'échappai à cet enfer.

Ce que les commissaires pensèrent quand ils constatèrent que je m'étais comme volatilisé, on le saura dans l'éternité. Je considérai qu'en tout ceci j'avais été conduit par la main de Dieu et je le remerciai de cette délivrance. J'étais néanmoins fort inquiet. Que faire ?
J'allai trouver à son domicile le remplaçant du commissaire, l'ingénieur dont j'ai parlé, et je lui racontai dans quelle affreuse situation je m'étais trouvé au commissariat.
- Soyez heureux d'avoir pu en réchapper ; vous n'en seriez pas sorti vivant. Bien peu auraient eu votre courage. Pour M. F., j'ai fait le nécessaire ; il est en liberté.

De crainte d'être arrêté, je sortis de la ville à pied, car sans permission, aucune voiture ne pouvait la quitter, et on ne pouvait pas non plus prendre le train. À travers la steppe et la forêt, je gagnai la prochaine station où je pus, grâce à mes sauf-conduits, obtenir un billet gratuit. Profondément ému et plein de reconnaissance, je revins auprès des miens.

Peu de temps après, je fis plusieurs tournées missionnaires assez étendues dans les villages et les villes du Caucase, tantôt seul, tantôt en compagnie de frère T.




XIV

Miracles opérés par la Parole de Dieu.


Mon séjour dans le Caucase et les événements dont j'y fus le témoin furent pour moi un merveilleux tonifiant spirituel. Pendant plusieurs mois, je parcourus les villages cosaques et je trouvai partout des âmes dans l'attente, assoiffées de la liberté et de la paix véritable. De même que, du temps de Jésus, le peuple entier attendait le Messie, ainsi les peuples de Russie soupiraient après un Rédempteur. Profondément remués par toutes les souffrances endurées, par les larmes et le sang versés, ils étaient prêts à accueillir le message qui retentit si joyeux à chaque Noël : Aujourd'hui vous est né un Sauveur !

Il y avait à B. une communauté russe qui m'avait invité depuis longtemps. Ses membres avaient déjà passé par bien des épreuves. La guerre civile sévissait aussi dans ces montagnes. Bien des villageois vivaient en fugitifs dans des cavernes et des forêts pour se tenir hors de la portée des bandes révolutionnaires qui faisaient d'impitoyables massacres. À B., les premières réunions furent aussitôt très fréquentées. Un soir, à l'issue de l'une d'elles, un jeune homme me demanda de prolonger l'entretien chez lui, car il était très tourmenté. J'invitai tous ceux qui avaient un poids sur le coeur et désiraient en être délivrés, à venir aussi.

Lorsque j'arrivai, la chambre était pleine. Pendant cet « after-meeting » plusieurs personnes, entre autres le propriétaire de la maison et sa femme, se décidèrent pour Dieu. Sur le poêle étaient assis le grand-père et la grand-mère, âgés tous deux d'environ soixante-dix ans. Lorsqu'ils entendirent nos chants, nos prières et la lecture de la Parole de Dieu, le vieillard s'écria :
- Aidez-moi à descendre ! Aidez-moi ! Moi aussi, je veux changer de vie.

On tendit la main au vieillard pour le faire descendre de son siège élevé ; il se jeta le visage contre terre, se signa et dit à haute voix : « Pardonne-moi mes péchés ! »
Alors la vieille grand-mère se mit aussi à crier du haut de son poêle :
- Aidez-moi à descendre, moi aussi !

Elle descendit ; et les voilà les deux qui se mettent à genoux et qui prient jusqu'à ce qu'ils parviennent à la certitude de leur pardon.

Le lendemain, je reçus tant d'invitations pour des entretiens particuliers, que je ne pouvais satisfaire chacun. Alors je choisis une maison spacieuse pour y tenir un « after-meeting ». Ce local même se trouva trop petit. On y vit l'instituteur et l'institutrice du village tomber à genoux et demander grâce à Dieu.
Pendant mon allocution, une nonne s'écria tout à coup :
- O Dieu, ô Dieu, comment suis-je venue ici ?

Elle se jeta face contre terre, se prosternant comme font les Russes, se signa et se mit à dire d'une voix suppliante :
- O Dieu, fais-moi miséricorde, à moi qui suis pécheresse !

Alors on vit une autre nonne se frayer un passage à travers la foule jusqu'à sa compagne ; elle l'empoigna par ses vêtements, la releva brutalement et la poussa à coups de poings dans la chambre voisine.
J'allai les y rejoindre. La première nonne me dit en pleurant :
- Ah ! Monsieur, je viens enfin d'entendre la vérité que je cherche depuis si longtemps, pour laquelle j'ai abandonné parents et fortune et suis entrée au couvent. Voici bien des années que je me mortifie pour plaire à Dieu ; je n'en suis pas devenue meilleure, bien au contraire. Et maintenant que j'ai trouvé ce que je désire, voici que ma soeur - c'est ainsi qu'elle désignait sa compagne - jusqu'ici ma meilleure amie, devient mon ennemie et se met à me battre. Maintenant, je comprends ce que Jésus entendait quand il disait : À cause de mon nom, vous serez persécutés.

Elle perdit connaissance. L'autre lui dégrafa les vêtements avec une précipitation rageuse et la fit revenir à elle ; puis elle l'emmena.
Je rentrai dans l'assemblée, où je fus accueilli par les chants de louange que tous les assistants adressaient à Dieu.

Ce soir-là, bien des gens trouvèrent en Christ une nouvelle vie. Bien que nous eussions à peine fermé l'oeil depuis deux jours et que nous eussions travaillé presque toute la journée sans interruption, nous ne sentions pas la fatigue, tant nous étions heureux des bénédictions qui nous étaient accordées.

Le lendemain matin de bonne heure, les gens affluèrent de nouveau, et lorsque la réunion commença, il n'y avait plus une place libre dans la salle. Les gens des villages voisins venus au marché fréquentaient aussi nos réunions. Tous les jours, c'était même affluence. Le premier soir, un vieillard se leva et remercia Dieu de lui avoir permis d'entendre enfin, pour la première fois de sa vie, l'Évangile du Sauveur des pécheurs. Il dit entre autres :
- Je croyais que l'Église s'inquiéterait de mon salut, mais elle ne pouvait rien me donner. Ma conscience m'accusait de plus en plus. Aujourd'hui une force invisible m'a poussé vers ce quartier de la ville. J'ai entendu les chants, je suis entré, et maintenant J'ai trouvé le chemin du ciel. Enfin, je puis être délivré de mes péchés.

Et, selon l'habitude des Russes, il commença à confesser publiquement ses péchés. Cela fit grande impression sur toute l'assemblée. Plusieurs l'imitèrent. J'eus le bonheur de voir Dieu entrer dans bien des coeurs.

Un jour, je remarquai près de la fenêtre un homme qui suivait mes paroles avec une inquiétude croissante. Soudain, il se leva et me cria :
- Qui vous a raconté que j'ai fait tout cela ? Cessez donc d'énumérer tous mes péchés ! Et il fondit en larmes.
- Personne ne m'en a parlé, répondis-je. C'est le Seigneur qui vous parle par ma voix.

Alors, il dit :
- Il faut que je dise ouvertement qui je suis, dût-il m'en coûter la vie. je suis colonel, et j'ai réussi à me cacher dans cette contrée. Maintenant, je veux me convertir à Dieu et commencer une vie nouvelle. Mais il faut d'abord que je retourne chez moi : j'ai bien des choses à y remettre en ordre !

Il quitta la salle, rentra à la maison et le lendemain, c'était l'un des premiers à louer et remercier Dieu.
Tous avaient été touchés aux larmes de sa confession et nous eûmes une merveilleuse heure de repentance et de prière.
Mais là où se trouve le Christ, se faufile aussi le diable. Où il y a bénédiction, il y a aussi malédiction. Les communistes m'accusèrent de propagande et je fus cité au Guépéou. Cela causa grande rumeur dans notre communauté. Il s'agit d'obtempérer aussitôt à des ordres semblables, et je me rendis à la police avec un frère. Dans le bureau se trouvaient, comme d'habitude, trois communistes aux mines rébarbatives. Avant qu'ils eussent dit un mot, je demandai au premier :
- Croyez-vous qu'il existe un Créateur, un Réconciliateur et un Vengeur ?

Muet de surprise, il me considérait sans répondre. Le second voulut intervenir, mais je lui dis
- Prenez patience, votre tour viendra

Je lui posai en effet, plus tard, quelques questions, ainsi qu'au troisième. L'entretien dura environ une demi-heure. Chose étonnante, aucun d'eux ne contredit mes affirmations, comme s'ils étaient devenus incapables de parler, ce qui n'est d'habitude guère le cas chez eux. À la fin de la conversation, c'est moi qui leur demandai :
- En somme, pourquoi m'avez-vous fait venir ? Voulez-vous que je vous montre mes papiers ?
- Non, non, nous voulions seulement vous poser quelques questions.

Je leur exhibai cependant mon passeport et mes pleins pouvoirs ; tout était en ordre et on me laissa partir sans protocoler l'interrogatoire.
- Je pars, leur dis-je ; mais songez qu'un jour vous paraîtrez devant le Dieu Tout-Puissant. Quiconque ne se convertit pas restera muet aux mille questions qu'Il posera. Ce sera une situation affreuse.
- Citoyen, allez en paix ! Ne nous dérangez pas plus longtemps ! telle fut leur seule réponse.

Comme si nous avions eu des ailes aux pieds, nous revînmes au local de réunion, et bien que notre absence eût duré au moins deux heures, tous les auditeurs étaient restés à nous attendre. La joie fut grande de nous voir revenir et plusieurs nous dirent :
- Nous n'avons cessé pendant tout ce temps de prier Dieu de vous garder.

Le même soir, j'étais invité à me rendre dans un autre quartier de la ville. Il y avait là des soldats. Le local était vaste et renfermait un nombreux auditoire. Or, on chantait alors en Russie un chant qui dit : « Ce n'est pas Dieu, ce n'est pas le Tsar, c'est nous qui nous sommes libérés par la force de notre bras ». Mon gendre l'avait légèrement transforme et sa version disait : « Ce n'est pas le Tsar, ce n'est pas la force de notre bras, c'est Dieu en Christ qui nous a libérés ». Nous entonnâmes ce chant et les soldats s'écrièrent :
- Oui, cela, nous pouvons vraiment le chanter.

Tous les frères qui savaient écrire se mirent à copier les paroles pour les leur donner. Il les apprirent par coeur et après la réunion, ils rentrèrent dans leurs quartiers en les chantant à pleine voix dans les rues.
L'effet ne tarda pas. Deux jours après, je fus de nouveau cité au Guépéou, et à peine avais-je franchi la porte du bureau qu'on m'interpella :
- Pas un mot ! Contentez-vous de répondre.

Fort en colère et avec de nombreux jurons, ils me dirent :
- Nous saurons bien faire plier tous les récalcitrants. Et le Dieu auquel vous croyez, nous allons le faire descendre de son ciel. Nous le forcerons à abdiquer son pouvoir suprême. Il ne nous asservira plus. C'est lui qui nous rend la vie si dure ici-bas, et qui nous envoie tant de maux tous les jours.

Ils proféraient les pires blasphèmes. Moi, je ne disais mot.
- Hé ! pourquoi vous taisez-vous maintenant ? Il y a quelques jours, vous étiez si hardi !
- Quand vous vous attaquez au Tout-Puissant, je n'ai pas besoin de le défendre. Il se défend bien tout seul, et il est dit : Ne vous y trompez pas, on ne se moque pas de Dieu. Il viendra, le jour de la rétribution, où vous aurez à rendre compte de tout !

Au comble de la colère et comme possédé de l'esprit malin, le président se leva d'un bond, se planta devant moi, menaçant, et me dit :
- C'est à vous et à vos pareils qu'il en tient si nous ne pouvons mener à bien la révolution comme nous le voudrions. Tant que vous n'étiez pas dans cette ville, nous étions en repos, et maintenant, nous avons mille peines à retenir nos camarades d'aller à vos réunions. En huit jours, nous avions recruté dix-huit adhérents, et huit d'entre eux ont déjà passé à votre parti. Cela n'ira pas comme ça. Et puis, expliquez-moi donc quelque chose ! Nous avons dans notre comité un homme qui boit, jure, joue et fait toute espèce de folies. Or le voilà qui tout à coup nous rend ses armes en nous disant qu'il croit en Dieu. Nous l'aurions déjà fusillé et le jugement est même déjà prononcé ; mais, pour nous couvrir devant le gouvernement, nous vous demandons, en tant que compétent en la matière, de nous expliquer l'affaire. Nous allons le faire amener, vous l'interrogerez en notre présence, et nous le fusillerons sous vos yeux, pour que vous ne puissiez pas dire que nous agissons contre toute justice.

Sur ces mots gros de menace, il sortit. je restai silencieux et priai dans mon coeur le Seigneur de me donner de poser les questions appropriées, car il m'était affreux d'être de nouveau témoin de l'exécution d'un innocent.
Tôt après, la porte s'ouvrit et deux tchékistes introduisirent l'accusé : quelques jours auparavant, je l'avais vu assis derrière la table verte.
- Voilà l'homme, dit le président ; et il me répéta toutes les atrocités dont il le prétendait coupable ; puis il me demanda :
- Acceptez-vous des gens comme ça chez vous ?
- Oui, lui répondis-je, nous en avons toute une série, mais nous ne prenons que ceux qui se sont convertis et qui se savent sauvés par Jésus-Christ.
- Ce n'est pas ce que je demande. Cet homme est-il des vôtres ? Interrogez-le et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.

Je me tournai vers l'inculpé et je lui dis :
- Est-il vrai que tu as fait tout ce dont ils t'accusent ?

Il resta un moment sans rien dire, puis humblement :
- Oui, dit-il, c'est vrai, et j'ai fait pire encore. Mon collègue n'a raconté qu'une petite partie de mes crimes. Trois ans et demi durant, j'ai, de compagnie avec lui, mis à mort un grand nombre d'innocents. Lorsque les accusés nous suppliaient, pour leur famille, de leur accorder vie sauve, c'était notre plaisir de les exécuter. Tu sais très bien, collègue, que cet homme était ici il y a trois jours et nous disait que nous comparaîtrions tous devant le tribunal de Christ, que nous avions aussi une conscience qui nous accusait et que nous ne trouverions aucun repos si nous ne nous tournions pas vers Dieu. Tu te rappelles, quand nous sommes rentrés à la caserne, j'étais sombre et abattu. je t'ai demandé : Veux-tu que nous allions trouver Martens et que nous libérions notre conscience de tous ses crimes ? Tu n'en as rien voulu savoir, mais je t'ai dit : Même si vous restez tous et que je doive aller seul, je suis résolu à prendre dès aujourd'hui une autre route.Puis il tomba à genoux.

Les tchékistes se levèrent et voulurent le saisir. Je m'élançai à ses côtés et je leur dis :
- Camarades, ne le touchez pas, vous auriez à vous en repentir. Laissez-le tranquille. C'est vous qui m'avez appelé ici et je suis ici en qualité d'expert. La chose n'ira pas aussi facilement que vous le pensez.

Ils me regardèrent interdits et l'accusé continua :
- Je me décidai donc à suivre cette nouvelle voie je te rendis mon fusil en te disant : Dès aujourd'hui, je ne suis plus des vôtres. J'aime mieux mourir injustement que de mettre injustement des gens à mort.

Je m'approchai d'un des tchékistes et je fis appel à sa conscience.
- Vous vous jugez vous-même, lui dis-je. Voyez, votre collègue est un témoin vivant d'une véritable conversion à Christ ; il est maintenant prêt à mourir pour lui. Ni légalement ni moralement vous n'avez le droit de lui faire du mal ; vous aussi vous devriez vous courber devant Dieu et venir à Lui, comme votre camarade. Si vous vous y refusez, vous vous en repentirez.

Alors, ils empoignèrent l'homme par le bras, le poussèrent si violemment contre moi que je trébuchai et ils me crièrent :
- Tiens, prends-le, et délivrez-nous de votre présence !

Nous quittâmes ensemble le bureau du Guépéou et le tchékiste converti voulut m'accompagner à la réunion. Tout à coup, il me dit :
- Non, il faut d'abord que je retourne à la caserne et que j'amène avec moi quelques camarades. Il me quitta et revint avec trois autres communistes. Ils arrivèrent trop tard pour la réunion, elle était terminée. Mais ils m'accompagnèrent dans une pauvre isba où on nous avait invités, et nous eûmes la joie d'entendre là le communiste confesser publiquement Dieu. Sa prière fut si impressionnante que deux de ses camarades se convertirent. De tels hommes ont aussi une âme, qui languit sous l'empire de puissances sataniques et qui trouve en Christ le pardon et la paix.

À chaque jour, c'était un nouveau miracle, une nouvelle âme transformée. Toute la ville en parlait. Les autorités voyaient cela de mauvais oeil et un jour j'appris de source certaine que les tchékistes avaient résolu de m'arrêter et de me fusiller, sous prétexte que je faisais de la propagande parmi les soldats. Je dus donc m'éclipser. Une soeur me cacha dans sa maison et personne ne sut où j'avais disparu.

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