Pendant sept mois, les
« blancs » furent maîtres
de la ville. Bien que tout ne fût pas
parfait, chacun était content de vivre de
nouveau tranquille. Le commerce et l'industrie
avaient repris leur activité quasi normale.
Les ouvriers aussi étaient pour la plupart
satisfaits du changement.
Vers Noël, les troupes rouges se
rapprochèrent. Nous vîmes qu'il ne
nous était pas possible de rester à
M. où nous aurions couru les plus grands
périls. C'est pourquoi nous allâmes
nous établir dans le Caucase. Il s'y
trouvait de nombreuses colonies allemandes
où notre présence pouvait passer
inaperçue.
Après m'être remis de ma
maladie et de mes émotions, j'employai
principalement le temps de mon séjour au
Caucase à prêcher l'Évangile,
à faire des tournées missionnaires et
à porter aux Russes et aux Cosaques le
joyeux message du Christ. J'ai rapporté de
ces voyages tant de souvenirs, j'ai
rencontré chez les Russes comme chez les
Cosaques et même les Arméniens, chez
jeunes et vieux, riches et pauvres, tant d'âmes
assoiffées de Dieu, que je veux raconter
encore quelques-unes des bénédictions
qui me furent accordées.
En 1920, nous eûmes une grande
conférence des Baptistes et des
Chrétiens évangéliques. je fis
partie du Comité d'organisation. Les deux
mouvements évangéliques du Caucase
fusionnèrent dans cette session en une
alliance unique pour collaborer mieux à la
propagation de l'Évangile et cesser de faire
deux camps séparés. Ce fut une
merveilleuse « Conférence de la
Paix » et mon voeu serait que nous
voyions s'opérer beaucoup de fusions
semblables. On désigna des
évangélistes pour aller visiter les
communautés, réaliser la fusion et
aplanir les différends éventuels.
Nommé avec d'autres frères pour cette
mission, je fis une tournée de deux mois, je
réglai les conflits, choisis les anciens et
ordonnai les chefs de communautés. Partout
je réussis à écarter les
obstacles et à accomplir ma tâche
pacificatrice.
Lorsque je rentrai à la maison
après ces deux mois d'absence, je trouvai
notre demeure complètement pillée. Ma
famille n'avait plus rien pour se coucher, pas un
lit, pas un édredon, pas. une couverture,
pas un oreiller, rien que quelques vieux manteaux.
J'en fus stupéfait, car nous avions
amené de M. tout le nécessaire. Que
s'était-il passé ? On avait
trouvé à M. notre nouvelle adresse et
on était venu de là-bas nous
reprendre tout notre avoir. On ne nous avait pas
même laissé un crayon ou une plume.
Heureusement, nous avions auparavant caché,
dans un trou creusé dans la terre, quelques
vêtements et un peu de linge, et on ne les
avait pas découverts.
C'était un fâcheux contretemps.
Nous trouvâmes notre
consolation dans la Parole de Dieu et nous nous
confiâmes en Celui qui a dit :
« Cherchez premièrement le Royaume
des cieux, et toutes les autres choses vous seront
données par-dessus ». Dieu ne nous
abandonna pas. De tous côtés, nous
reçûmes les objets indispensables,
souvent de façon merveilleuse. Dans mes
tournées, je réussis aussi à
acheter quelques marchandises et à faire un
peu de commerce pour gagner de l'argent. Mais il
fallait le faire en secret, sous peine d'un
emprisonnement sévère.
À cette époque, on
arrêta un grand nombre de jeunes gens
Allemands et aussi des Russes croyants, parce
qu'ils refusaient le service militaire. Comme on
sait, tous les Russes rattachés à
l'une ou à l'autre alliance
évangélique s'étaient
ouvertement réclamés du droit
d'exemption. Sous la pression du gouvernement, le
mouvement évangélique russe abandonna
cette position en tant qu'alliance et laissa chacun
libre de décider selon sa conscience s'il
acceptait de faire le service militaire ou
non ; chacun devait agir selon sa conviction
et répondre personnellement de sa
décision. La conséquence du refus,
c'était l'emprisonnement. Nous autres
Mennonites allemands, nous décidâmes
de nous attacher fermement à notre ancien
droit d'exemption, de former une alliance
caucasique et de demander au gouvernement de nous
confirmer dans nos anciens privilèges.
L'alliance me donna, ainsi qu'à quelques
autres personnes, pleins pouvoirs pour intervenir
auprès des autorités, et j'eus
dès lors beaucoup de démarches
à faire pour obtenir des libérations
de service militaire. Selon la loi actuelle, chacun
peut demander d'être exempté s'il peut
prouver que c'est par intime conviction et en toute
sincérité qu'il refuse de servir. Le requérant
est alors soumis à un interrogatoire, et il
y avait à Moscou un comité
composé de représentants des
différentes croyances et qui avait pour
tâche d'examiner les motifs
allégués, s'il y avait recours contre
la décision du tribunal provincial. Je
reçus de ce comité des pouvoirs
très étendus et je réussis
à libérer bien des jeunes gens
emprisonnés à cause de leurs
convictions.
Un jour, une certaine Madame F. vint me
trouver et me supplia de sauver son mari, qui avait
été arrêté dans la ville
de J. et condamné à mort. Muni de
deux sauf-conduits, je me rendis à J. et
après mille peines et plusieurs nuits sans
sommeil, j'arrivai juste la veille de
l'exécution, car il était alors
très difficile de voyager. Je me rendis
aussitôt auprès du commissaire. Il
était absent ; je ne trouvai que son
remplaçant, un ingénieur. Quand il
eut jeté un coup d'oeil sur mes papiers, il
me dit :
- Ah ! ah ! je sais qui vous
êtes. je suis aussi des vôtres. Nous
arrangerons l'affaire, soyez tranquille. Notre
commissaire est un homme qui sait à peine
écrire, et bien qu'il soit le démon
en personne, M. F. sera mis en liberté.
Revenez seulement demain matin à dix heures.
Je donnerai des instructions pour qu'on vous laisse
entrer.
Plein de joie et d'espoir, je quittai le
commissariat. Le lendemain à dix heures, je
m'y rendis de nouveau. J'étais arrivé
très tôt ; je dus attendre dans
la grande antichambre où l'on distribuait
les cartes d'entrée. Soudain, je vis entrer
le commissaire J. de la ville de M., qui, en son
temps, m'avait condamné à mort et me
croyait depuis longtemps fusillé et
enterré. J'eus alors la plus grande peur de
ma vie. Il avait été, comme je l'appris plus tard,
transféré de M. à J. et
nommé chef de la Tchéka de tout le
Caucase septentrional. je me détournai vite
vers la fenêtre pour cacher mon visage, mais
ce brigand m'avait bien reconnu ; il vint
droit à moi et me dit :
- Tourne-toi donc.
Je fis demi-tour. Alors il
vociféra :
- Scélérat, bandit, vaurien,
canaille, je te crois fusillé et je te
retrouve ici vivant ! Tu as de nouveau
trouvé moyen, grâce à ta ruse,
d'acheter ta liberté.
Mes genoux s'entrechoquaient, j'étais
comme paralysé et ne trouvais rien à
dire.
- Réponds, parasite, cria-t-il de
plus belle.
Tout à coup, je me sentis tout
calme ; une paix profonde remplit mon coeur,
et je dis :
- J'ai recouvré la liberté le
plus honnêtement du monde, comme bien
d'autres.
Se calmant un peu, il s'approcha d'un
employé et échangea quelques mots
avec lui.
Comment faire maintenant pour me tirer de
là ? Non loin de moi se trouvait une
porte menant dans un grand jardin touffu, et une
fois que le commissaire eut le dos tourné,
je m'esquivai en un clin d'oeil et me cachai dans
les buissons. Pour l'instant, j'étais de
nouveau sauvé.
J'attendis longtemps, me demandant si l'on
me chercherait. Les horloges de la ville
sonnèrent une heure, puis deux heures, puis
trois... C'était à quatre heures que
se fermait la salle d'audience. Je fus saisi
d'angoisse, car frère F. languissait en
prison et le court délai où j'aurais
pu le sauver s'écoulait. J'avais bien
sauvé ma vie, mais non celle de mon
frère. Je rassemblai tout mon courage et je
rentrai dans l'antichambre.
Je passai le premier poste de garde, puis le
second. Je tremblais intérieurement. Mon
ennemi serait-il dans la salle ? Lorsque j'eus
franchi le troisième poste, je trouvai
encore dans l'antichambre quelques personnes qui
attendaient leur tour. Chacun devait s'annoncer en
entrant, et quand j'eus dit mon nom, le planton qui
me l'avait demandé disparut dans la salle,
revint tôt après et me dit :
- Attendez, vous passerez le
dernier.
Cela redoubla mes
appréhensions ; j'étais certain
que je ne retournerais pas chez moi ;
j'étais de nouveau dans la trappe.
C'était une situation horrible. Je tentai
encore une fois de revenir en arrière, mais
le planton ne me laissa pas sortir. Finalement vint
mon tour, le dernier.
Dans la salle d'audience, plusieurs
tchékistes étaient assis autour d'une
table verte. Il se trouvait encore là
quelques personnes avec lesquelles ils discutaient.
Je me plaçai près d'une table et
attendis mon tour. Alors je remarquai sur la table,
tout près de moi, les cartes qu'il fallait
présenter pour sortir des bureaux du
Guépéou. Le commissaire avait
justement le dos tourné et accablait de
reproches et d'injures un pauvre malheureux.
Doucement, je pris une carte, la glissai dans ma
poche, fis demi-tour et gagnai bien vite la porte.
Le planton n'avait rien remarqué, et quand
je lui présentai la carte, il me laissa
passer sans difficulté. Voilà comment
j'échappai à cet enfer.
Ce que les commissaires pensèrent
quand ils constatèrent que je m'étais
comme volatilisé, on le saura dans
l'éternité. Je considérai
qu'en tout ceci j'avais été conduit
par la main de Dieu et je le remerciai de cette
délivrance. J'étais néanmoins
fort inquiet. Que faire ?
J'allai trouver à son domicile le
remplaçant du commissaire,
l'ingénieur dont j'ai parlé, et je
lui racontai dans quelle affreuse situation je
m'étais trouvé au commissariat.
- Soyez heureux d'avoir pu en
réchapper ; vous n'en seriez pas sorti
vivant. Bien peu auraient eu votre courage. Pour M.
F., j'ai fait le nécessaire ; il est en
liberté.
De crainte d'être arrêté,
je sortis de la ville à pied, car sans
permission, aucune voiture ne pouvait la quitter,
et on ne pouvait pas non plus prendre le train.
À travers la steppe et la forêt, je
gagnai la prochaine station où je pus,
grâce à mes sauf-conduits, obtenir un
billet gratuit. Profondément ému et
plein de reconnaissance, je revins auprès
des miens.
Peu de temps après, je fis plusieurs
tournées missionnaires assez étendues
dans les villages et les villes du Caucase,
tantôt seul, tantôt en compagnie de
frère T.
Mon séjour dans le Caucase et les
événements dont j'y fus le
témoin furent pour moi un merveilleux
tonifiant spirituel. Pendant plusieurs mois, je
parcourus les villages cosaques et je trouvai
partout des âmes dans l'attente,
assoiffées de la liberté et de la
paix véritable. De même que, du temps
de Jésus, le peuple entier attendait le
Messie, ainsi les peuples de Russie soupiraient
après un Rédempteur.
Profondément remués par toutes les
souffrances endurées, par les larmes et le
sang versés, ils étaient prêts
à accueillir le message qui retentit si
joyeux à chaque Noël : Aujourd'hui
vous est né un Sauveur !
Il y avait à B. une communauté
russe qui m'avait invité depuis longtemps.
Ses membres avaient déjà passé
par bien des épreuves. La guerre civile
sévissait aussi dans ces montagnes. Bien des
villageois vivaient en fugitifs dans des cavernes
et des forêts pour se tenir hors de la
portée des bandes révolutionnaires
qui faisaient d'impitoyables massacres. À
B., les premières réunions furent
aussitôt très
fréquentées. Un soir, à
l'issue de l'une d'elles, un jeune homme me demanda
de prolonger l'entretien chez lui, car il
était très
tourmenté. J'invitai tous ceux qui avaient
un poids sur le coeur et désiraient en
être délivrés, à venir
aussi.
Lorsque j'arrivai, la chambre était
pleine. Pendant cet
« after-meeting » plusieurs
personnes, entre autres le propriétaire de
la maison et sa femme, se décidèrent
pour Dieu. Sur le poêle étaient assis
le grand-père et la grand-mère,
âgés tous deux d'environ soixante-dix
ans. Lorsqu'ils entendirent nos chants, nos
prières et la lecture de la Parole de Dieu,
le vieillard s'écria :
- Aidez-moi à descendre !
Aidez-moi ! Moi aussi, je veux changer de
vie.
On tendit la main au vieillard pour le faire
descendre de son siège
élevé ; il se jeta le visage
contre terre, se signa et dit à haute
voix : « Pardonne-moi mes
péchés ! »
Alors la vieille grand-mère se mit
aussi à crier du haut de son
poêle :
- Aidez-moi à descendre, moi
aussi !
Elle descendit ; et les voilà
les deux qui se mettent à genoux et qui
prient jusqu'à ce qu'ils parviennent
à la certitude de leur pardon.
Le lendemain, je reçus tant
d'invitations pour des entretiens particuliers, que
je ne pouvais satisfaire chacun. Alors je choisis
une maison spacieuse pour y tenir un
« after-meeting ». Ce local
même se trouva trop petit. On y vit
l'instituteur et l'institutrice du village tomber
à genoux et demander grâce à
Dieu.
Pendant mon allocution, une nonne
s'écria tout à coup :
- O Dieu, ô Dieu, comment suis-je
venue ici ?
Elle se jeta face contre terre, se
prosternant comme font les Russes, se signa et se
mit à dire d'une voix suppliante :
- O Dieu, fais-moi miséricorde,
à moi qui suis pécheresse !
Alors on vit une autre nonne se frayer un
passage à travers la foule jusqu'à sa
compagne ; elle l'empoigna par ses
vêtements, la releva brutalement et la poussa
à coups de poings dans la chambre
voisine.
J'allai les y rejoindre. La première
nonne me dit en pleurant :
- Ah ! Monsieur, je viens enfin
d'entendre la vérité que je cherche
depuis si longtemps, pour laquelle j'ai
abandonné parents et fortune et suis
entrée au couvent. Voici bien des
années que je me mortifie pour plaire
à Dieu ; je n'en suis pas devenue
meilleure, bien au contraire. Et maintenant que
j'ai trouvé ce que je désire, voici
que ma soeur - c'est ainsi qu'elle désignait
sa compagne - jusqu'ici ma meilleure amie, devient
mon ennemie et se met à me battre.
Maintenant, je comprends ce que Jésus
entendait quand il disait : À cause de
mon nom, vous serez persécutés.
Elle perdit connaissance. L'autre lui
dégrafa les vêtements avec une
précipitation rageuse et la fit revenir
à elle ; puis elle l'emmena.
Je rentrai dans l'assemblée,
où je fus accueilli par les chants de
louange que tous les assistants adressaient
à Dieu.
Ce soir-là, bien des gens
trouvèrent en Christ une nouvelle vie. Bien
que nous eussions à peine fermé
l'oeil depuis deux jours et que nous eussions
travaillé presque toute la journée
sans interruption, nous ne sentions pas la fatigue,
tant nous étions heureux des
bénédictions qui nous étaient
accordées.
Le lendemain matin de bonne heure, les gens affluèrent
de nouveau, et
lorsque la réunion commença, il n'y
avait plus une place libre dans la salle. Les gens
des villages voisins venus au marché
fréquentaient aussi nos réunions.
Tous les jours, c'était même
affluence. Le premier soir, un vieillard se leva et
remercia Dieu de lui avoir permis d'entendre enfin,
pour la première fois de sa vie,
l'Évangile du Sauveur des pécheurs.
Il dit entre autres :
- Je croyais que l'Église
s'inquiéterait de mon salut, mais elle ne
pouvait rien me donner. Ma conscience m'accusait de
plus en plus. Aujourd'hui une force invisible m'a
poussé vers ce quartier de la ville. J'ai
entendu les chants, je suis entré, et
maintenant J'ai trouvé le chemin du ciel.
Enfin, je puis être délivré de
mes péchés.
Et, selon l'habitude des Russes, il
commença à confesser publiquement ses
péchés. Cela fit grande impression
sur toute l'assemblée. Plusieurs
l'imitèrent. J'eus le bonheur de voir Dieu
entrer dans bien des coeurs.
Un jour, je remarquai près de la
fenêtre un homme qui suivait mes paroles avec
une inquiétude croissante. Soudain, il se
leva et me cria :
- Qui vous a raconté que j'ai fait
tout cela ? Cessez donc
d'énumérer tous mes
péchés ! Et il fondit en
larmes.
- Personne ne m'en a parlé,
répondis-je. C'est le Seigneur qui vous
parle par ma voix.
Alors, il dit :
- Il faut que je dise ouvertement qui je
suis, dût-il m'en coûter la vie. je
suis colonel, et j'ai réussi à me
cacher dans cette contrée. Maintenant, je
veux me convertir à Dieu et commencer une
vie nouvelle. Mais il faut
d'abord que je retourne chez moi : j'ai bien
des choses à y remettre en ordre !
Il quitta la salle, rentra à la
maison et le lendemain, c'était l'un des
premiers à louer et remercier Dieu.
Tous avaient été
touchés aux larmes de sa confession et nous
eûmes une merveilleuse heure de repentance et
de prière.
Mais là où se trouve le
Christ, se faufile aussi le diable. Où il y
a bénédiction, il y a aussi
malédiction. Les communistes
m'accusèrent de propagande et je fus
cité au Guépéou. Cela causa
grande rumeur dans notre communauté. Il
s'agit d'obtempérer aussitôt à
des ordres semblables, et je me rendis à la
police avec un frère. Dans le bureau se
trouvaient, comme d'habitude, trois communistes aux
mines rébarbatives. Avant qu'ils eussent dit
un mot, je demandai au premier :
- Croyez-vous qu'il existe un
Créateur, un Réconciliateur et un
Vengeur ?
Muet de surprise, il me considérait
sans répondre. Le second voulut intervenir,
mais je lui dis
- Prenez patience, votre tour viendra
Je lui posai en effet, plus tard, quelques
questions, ainsi qu'au troisième.
L'entretien dura environ une demi-heure. Chose
étonnante, aucun d'eux ne contredit mes
affirmations, comme s'ils étaient devenus
incapables de parler, ce qui n'est d'habitude
guère le cas chez eux. À la fin de la
conversation, c'est moi qui leur
demandai :
- En somme, pourquoi m'avez-vous fait
venir ? Voulez-vous que je vous montre mes
papiers ?
- Non, non, nous voulions seulement vous
poser quelques questions.
Je leur exhibai cependant mon passeport et
mes pleins pouvoirs ; tout était en
ordre et on me laissa partir sans protocoler
l'interrogatoire.
- Je pars, leur dis-je ; mais songez
qu'un jour vous paraîtrez devant le Dieu
Tout-Puissant. Quiconque ne se convertit pas
restera muet aux mille questions qu'Il posera. Ce
sera une situation affreuse.
- Citoyen, allez en paix ! Ne nous
dérangez pas plus longtemps ! telle fut
leur seule réponse.
Comme si nous avions eu des ailes aux pieds,
nous revînmes au local de réunion, et
bien que notre absence eût duré au
moins deux heures, tous les auditeurs
étaient restés à nous
attendre. La joie fut grande de nous voir revenir
et plusieurs nous dirent :
- Nous n'avons cessé pendant tout ce
temps de prier Dieu de vous garder.
Le même soir, j'étais
invité à me rendre dans un autre
quartier de la ville. Il y avait là des
soldats. Le local était vaste et renfermait
un nombreux auditoire. Or, on chantait alors en
Russie un chant qui dit : « Ce n'est
pas Dieu, ce n'est pas le Tsar, c'est nous qui nous
sommes libérés par la force de notre
bras ». Mon gendre l'avait
légèrement transforme et sa version
disait : « Ce n'est pas le Tsar, ce
n'est pas la force de notre bras, c'est Dieu en
Christ qui nous a
libérés ». Nous
entonnâmes ce chant et les soldats
s'écrièrent :
- Oui, cela, nous pouvons vraiment le
chanter.
Tous les frères qui savaient
écrire se mirent à copier les paroles
pour les leur donner. Il les apprirent par coeur et
après la réunion, ils
rentrèrent dans leurs quartiers en les
chantant à pleine voix dans les rues.
L'effet ne tarda pas. Deux jours
après, je fus de nouveau
cité au Guépéou, et à
peine avais-je franchi la porte du bureau qu'on
m'interpella :
- Pas un mot ! Contentez-vous de
répondre.
Fort en colère et avec de nombreux
jurons, ils me dirent :
- Nous saurons bien faire plier tous les
récalcitrants. Et le Dieu auquel vous
croyez, nous allons le faire descendre de son ciel.
Nous le forcerons à abdiquer son pouvoir
suprême. Il ne nous asservira plus. C'est lui
qui nous rend la vie si dure ici-bas, et qui nous
envoie tant de maux tous les jours.
Ils proféraient les pires
blasphèmes. Moi, je ne disais mot.
- Hé ! pourquoi vous taisez-vous
maintenant ? Il y a quelques jours, vous
étiez si hardi !
- Quand vous vous attaquez au Tout-Puissant,
je n'ai pas besoin de le défendre. Il se
défend bien tout seul, et il est dit :
Ne vous y trompez pas, on ne se moque pas de Dieu.
Il viendra, le jour de la rétribution,
où vous aurez à rendre compte de
tout !
Au comble de la colère et comme
possédé de l'esprit malin, le
président se leva d'un bond, se planta
devant moi, menaçant, et me dit :
- C'est à vous et à vos
pareils qu'il en tient si nous ne pouvons mener
à bien la révolution comme nous le
voudrions. Tant que vous n'étiez pas dans
cette ville, nous étions en repos, et
maintenant, nous avons mille peines à
retenir nos camarades d'aller à vos
réunions. En huit jours, nous avions
recruté dix-huit adhérents, et huit
d'entre eux ont déjà passé
à votre parti. Cela n'ira pas comme
ça. Et puis, expliquez-moi donc quelque
chose ! Nous avons dans notre comité un
homme qui boit, jure, joue et fait toute
espèce de folies. Or le
voilà qui tout à coup nous rend ses
armes en nous disant qu'il croit en Dieu. Nous
l'aurions déjà fusillé et le
jugement est même déjà
prononcé ; mais, pour nous couvrir
devant le gouvernement, nous vous demandons, en
tant que compétent en la matière, de
nous expliquer l'affaire. Nous allons le faire
amener, vous l'interrogerez en notre
présence, et nous le fusillerons sous vos
yeux, pour que vous ne puissiez pas dire que nous
agissons contre toute justice.
Sur ces mots gros de menace, il sortit. je
restai silencieux et priai dans mon coeur le
Seigneur de me donner de poser les questions
appropriées, car il m'était affreux
d'être de nouveau témoin de
l'exécution d'un innocent.
Tôt après, la porte s'ouvrit et
deux tchékistes introduisirent
l'accusé : quelques jours auparavant,
je l'avais vu assis derrière la table
verte.
- Voilà l'homme, dit le
président ; et il me
répéta toutes les atrocités
dont il le prétendait coupable ; puis
il me demanda :
- Acceptez-vous des gens comme ça
chez vous ?
- Oui, lui répondis-je, nous en avons
toute une série, mais nous ne prenons que
ceux qui se sont convertis et qui se savent
sauvés par Jésus-Christ.
- Ce n'est pas ce que je demande. Cet homme
est-il des vôtres ? Interrogez-le et
nous saurons bientôt à quoi nous en
tenir.
Je me tournai vers l'inculpé et je
lui dis :
- Est-il vrai que tu as fait tout ce dont
ils t'accusent ?
Il resta un moment sans rien dire, puis
humblement :
- Oui, dit-il, c'est vrai, et j'ai fait pire
encore. Mon collègue n'a
raconté qu'une petite partie de mes crimes.
Trois ans et demi durant, j'ai, de compagnie avec
lui, mis à mort un grand nombre d'innocents.
Lorsque les accusés nous suppliaient, pour
leur famille, de leur accorder vie sauve,
c'était notre plaisir de les
exécuter. Tu sais très bien,
collègue, que cet homme était ici il
y a trois jours et nous disait que nous
comparaîtrions tous devant le tribunal de
Christ, que nous avions aussi une conscience qui
nous accusait et que nous ne trouverions aucun
repos si nous ne nous tournions pas vers Dieu. Tu
te rappelles, quand nous sommes rentrés
à la caserne, j'étais sombre et
abattu. je t'ai demandé : Veux-tu que
nous allions trouver Martens et que nous
libérions notre conscience de tous ses
crimes ? Tu n'en as rien voulu savoir, mais je
t'ai dit : Même si vous restez tous et
que je doive aller seul, je suis résolu
à prendre dès aujourd'hui une autre
route.Puis il tomba à genoux.
Les tchékistes se levèrent et
voulurent le saisir. Je m'élançai
à ses côtés et je leur
dis :
- Camarades, ne le touchez pas, vous auriez
à vous en repentir. Laissez-le tranquille.
C'est vous qui m'avez appelé ici et je suis
ici en qualité d'expert. La chose n'ira pas
aussi facilement que vous le pensez.
Ils me regardèrent interdits et
l'accusé continua :
- Je me décidai donc à suivre
cette nouvelle voie je te rendis mon fusil en te
disant : Dès aujourd'hui, je ne suis
plus des vôtres. J'aime mieux mourir
injustement que de mettre injustement des gens
à mort.
Je m'approchai d'un des tchékistes et
je fis appel à sa conscience.
- Vous vous jugez vous-même, lui
dis-je. Voyez, votre collègue est un
témoin vivant d'une véritable
conversion à Christ ; il est maintenant
prêt à mourir pour lui. Ni
légalement ni moralement vous n'avez le
droit de lui faire du mal ; vous aussi vous
devriez vous courber devant Dieu et venir à
Lui, comme votre camarade. Si vous vous y refusez,
vous vous en repentirez.
Alors, ils empoignèrent l'homme par
le bras, le poussèrent si violemment contre
moi que je trébuchai et ils me
crièrent :
- Tiens, prends-le, et délivrez-nous
de votre présence !
Nous quittâmes ensemble le bureau du
Guépéou et le tchékiste
converti voulut m'accompagner à la
réunion. Tout à coup, il me
dit :
- Non, il faut d'abord que je retourne
à la caserne et que j'amène avec moi
quelques camarades. Il me quitta et revint avec
trois autres communistes. Ils arrivèrent
trop tard pour la réunion, elle était
terminée. Mais ils m'accompagnèrent
dans une pauvre isba où on nous avait
invités, et nous eûmes la joie
d'entendre là le communiste confesser
publiquement Dieu. Sa prière fut si
impressionnante que deux de ses camarades se
convertirent. De tels hommes ont aussi une
âme, qui languit sous l'empire de puissances
sataniques et qui trouve en Christ le pardon et la
paix.
À chaque jour, c'était un
nouveau miracle, une nouvelle âme
transformée. Toute la ville en parlait. Les
autorités voyaient cela de mauvais oeil et
un jour j'appris de source certaine que les
tchékistes avaient résolu de
m'arrêter et de me fusiller, sous
prétexte que je faisais de
la propagande parmi les soldats. Je dus donc
m'éclipser. Une soeur me cacha dans sa
maison et personne ne sut où j'avais
disparu.
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