Notre communauté
évangélique russe souffrit beaucoup
pendant cette période de bouleversement
général. On vit bien quelles
étaient les dispositions intimes de chacun.
Certains prirent une part active aux agitations
sociales et sombrèrent dans le
matérialisme et l'athéisme. Ils
devinrent nos pires ennemis. Mais beaucoup
restèrent fidèles et furent des
témoins efficaces du Seigneur en ce temps
d'épreuve.
Ma situation et celle de ma famille
était des plus tristes et des plus
précaires. Après bien des peines,
j'avais enfin réussi à trouver une
place comme employé de bureau dans une
fabrique et à pourvoir ainsi aux besoins des
miens.
À cette époque, nous
fûmes témoins de deux morts qui nous
produisirent la plus pénible impression. Ce
fut le cas de le répéter avec
l'Écriture : « L'impie est
retranché ». Le président
du tribunal, qui avait fait exécuter de la
façon la plus horrible un nombre
considérable de personnes, tomba gravement
malade. Quand je l'appris, j'allai lui rendre
visite avec un frère. Son visage avait une
expression infernale et portait tous les stigmates
du vice et du péché. Quand nous lui adressâmes la
parole, il se
détourna, serra les poings, grinça
des dents et proféra d'horribles
blasphèmes :
- C'est quand même nous qui aurons la
victoire, malgré tout, s'écria-t-il.
Et nous mettrons à mort tous ceux qui nous
entravent et nous barrent le chemin !
Lui parler d'éternité,
c'était peine perdue. Il mourut pendant la
nuit, comme une bête.
Peu de temps après, ce fut le
président de la ville, notre ancien
forgeron, qui mourut. Dans la ville, c'était
devenu un personnage important. Un dimanche, les
communistes avaient organisé une grande
réunion de propagande
« progressiste ». G., notre
forgeron, était le principal orateur, bien
qu'il sût à peine lire et
écrire. D'abord il parla, une grande heure
durant, avec de grossières injures, contre
tous ceux qui ne partageaient pas les convictions
révolutionnaires, puis il dirigea ses
attaques contre Dieu.
- Sa chancellerie, nous irons la lui abattre
dans son septième ciel. Au ciel aussi, nous
voulons porter la révolution, s
'écria-t-il.
Un Russe croyant de nos amis, qui
était présent, se leva et lui
répliqua :
- Camarade, tu peux injurier tout ce que tu
veux c'est toi qui as le pouvoir. Mais Celui devant
la face et le tribunal duquel nous devrons tous un
jour paraître, laisse-le tranquille. Il
pourrait bien te châtier durement tôt
ou tard !
Là-dessus le forgeron fit
arrêter notre ami ; mais on le
relâcha tôt après. Trois jours
plus tard, on le rappela avec moi chez le forgeron
devenu président de la ville. Nous le
trouvâmes couché sur un grossier banc
de bois sans coussins ni couvertures,
habillé de vêtements sordides. Il
était à ses derniers moments. Sa physionomie était
défaite et tourmentée, comme celle du
président du tribunal
révolutionnaire. Lorsqu'on lui dit que nous
étions là, il se tourna
péniblement, nous regarda longtemps avec des
yeux égarés - ses collègues du
conseil de ville étaient aussi
présents - puis il leva la main et
dit :
- Oui, il y a quand même un Dieu, mais
Il n'est plus pour moi !
Il se retourna contre le mur et mourut peu
d'heures après.
En souvenir de lui, on donna son nom
à la fabrique qu'on nous avait
confisquée ; elle le porte encore
aujourd'hui.
La situation de l'armée rouge en notre
région était assez critique ;
son adversaire, l'armée blanche,
avançait toujours plus près de nous.
Les rouges décidèrent de se
défaire de tous ceux dont ils pensaient
avoir quelque chose à craindre. Un jour, on
me donna aussi à entendre que je pourrais
bien être arrêté.
Je me cachai dans l'usine électrique
de la ville, mais je ne m'y sentais pas en
sécurité et je décidai de
rentrer chez moi, advienne que pourra !
À peine y étais-je que les soldats
rouges vinrent me prendre et me menèrent de
nouveau au tribunal révolutionnaire. Le
successeur du président du tribunal
était un homme cultivé, mais
peut-être pire que son
prédécesseur, car il poursuivait ses
desseins avec plus d'astuce et d'intelligence. Il
me connaissait bien, nous avions eu souvent
autrefois chez moi des discussions religieuses. Il
me reçut amicalement.
- Pourquoi m'avez-vous
arrêté ? lui dis-je.
- Parce que vous êtes le seul qui
restez, répondit-il.
Les autres « riches » de
M. étaient ou fusillés, ou en fuite,
ou en prison.
La cave où l'on me mena renfermait
déjà 108 prisonniers, hommes et
femmes, Russes et Allemands. Le local grouillait de
vermine ; on aurait presque pu ramasser les
poux à la pelle ; le sol était
humide et froid. Je connaissais presque toutes les
personnes présentes, c'étaient de
paisibles habitants de la ville. Bientôt deux
de mes parents me rejoignirent. Tôt
après les fusillades recommencèrent.
On menait les prisonniers un à un dans un
bâtiment voisin et on les y exécutait.
On vint aussi me chercher un jour. Dans la salle
d'exécution se tenaient cinq communistes en
armes, assis à une table.
- Déshabillez-le, commanda le
vice-président.
Le président restait silencieux.
- Je me déshabillerai bien tout seul,
répondis-je. Vous voyez que je n'ai pas
peur. je sais que le Dieu en qui je crois peut me
délivrer même de votre main. Et s'Il
ne le fait pas, je mourrai néanmoins
tranquille, car j'irai dans la maison du
Père.
À ces paroles, le
vice-président fut pris de rage. Il se leva
brusquement, saisit son revolver et
s'écria :
- Je vais te prouver que cette fois ton Dieu
ne te sauvera pas.
Il tendit le bras, mais ne put tirer. Il
essaya à deux et trois reprises. Eut-il
peut-être une crampe ? Je ne sais, mais
je sais une chose, c'est que Dieu peut nous sauver,
même de la main de nos ennemis.
Finalement, un camarade tira en
arrière le vice-président en fureur
et lui dit :
- Ne sais-tu pas qu'il est
Stundiste ?
Et, se tournant vers moi
- Va-t'en ! Hors d'ici :
On me ramena dans le cachot.
Dans notre prison, tous étaient
très déprimés. Chaque jour, on
emmenait quelques-uns de nos compagnons et personne
ne savait quand son tour viendrait. Certains se
promenaient avec agitation, d'autres restaient
accroupis sur le sol, mornes et
indifférents, beaucoup essayaient toutes
sortes de passe-temps pour oublier leur situation
désespérée. Des hommes et des
femmes, agenouillés dans les coins, se
signaient et suppliaient la Mère de Dieu et
les saints de venir à leur secours.
C'était affreux de voir leurs visages
baignés de larmes et de les entendre
répéter sans fin :
« Seigneur, aie pitié de
nous ! » À plusieurs de ces
âmes près de sombrer dans le
désespoir, j'eus le privilège de
montrer Celui qui vraiment peut nous sauver des
affres de la mort.
Un jour venait de nouveau de
s'écouler dans une attente angoissée.
Qu'est-ce que le soir nous réservait ?
Durant la journée, c'était encore
supportable, mais quand le crépuscule
revenait, une sombre tristesse pesait sur tous les
coeurs, car l'ombre nous semblait pleine de
pièges. Vers le soir, notre geôlier
nous dit à voix basse :
- Cette nuit, cinquante-neuf personnes
seront fusillées.
Dans leur désespoir, les prisonniers
voulurent s'émeuter, bousculer les gardiens
et s'enfuir. Mais ils ne réussirent pas, car
on avait doublé les sentinelles. À
onze heures du soir, on appela vingt-cinq
personnes, l'une après l'autre. Une
demi-heure plus tard, les soldats revinrent emmener
un nouveau détachement de prisonniers, parmi
lesquels je me trouvai. On nous fit marcher
jusqu'à la gare. Un fourgon nous y
attendait ; le fond en était tout
couvert de déjections puantes. On nous y entassa,
puis
on ferma le wagon. Plusieurs de mes compagnons
étaient si fatigués et si
brisés par l'angoisse qu'ils se
laissèrent tomber sur le plancher
répugnant.
Tout faisait prévoir qu'on nous
conduisait à la mort. Une locomotive fut
attelée à notre wagon, mais le train
ne partit pas. Inopinément la ville
s'était remplie de rumeurs et d'agitation.
Un cavalier arriva au galop et donna l'ordre de
surseoir au départ. Nous restâmes en
gare jusqu'au matin.
Dans l'intervalle, nos proches avaient
appris qu'on nous emmenait pour nous fusiller, et
ils réussirent à se faufiler à
quelque distance pour nous apercevoir une
dernière fois. De loin, nos femmes,
courbées par la douleur, nous adressaient
leurs signes d'adieu.
Enfin, à l'aube, on part. La
locomotive souffle, le train se met en branle, pour
le dernier voyage... Mais Dieu avait, cette fois
encore, trouvé voies et moyens de nous
sauver de façon merveilleuse. Pendant la
nuit, des cosaques avaient rompu le front rouge et
coupé la voie ferrée. Le train dut
faire halte en rase campagne. Peu d'instants
après commença tout près un
violent combat entre blancs et rouges. La lutte
dura jusqu'au soir. À ce moment, un des
chefs rouges arriva au galop et cria à nos
gardiens :
- Sauvez-vous, partez et emmenez les
prisonniers jusqu'à la montagne de G, et
là fusillez-les tous. Qu'aucun n'en
réchappe ! Et malheur à qui
enfreint cet ordre !
Nos gardes rouges nous font sortir en
hâte de notre wagon et nous emmènent
à toute vitesse à travers la steppe
pendant douze kilomètres dans la direction des
montagnes. J'étais
assez en arrière, et un soldat, pris de
pitié, me dit à voix
basse :
- Jetez-vous à terre et tenez-vous
tranquille !
Puis il commande aux autres :
« Que personne ne regarde en
arrière ! »
Quelques prisonniers de mes voisins ont
entendu ces paroles et se jettent sur le sol. Mais
un autre soldat m'entraîne plus loin. Tout
à coup j'entends un cri à
l'avant :
- Sauve qui peut ! Nous sommes
cernés par les blancs !
Cela cause un grand tumulte, comme
l'espéraient les prisonniers qui ont
poussé ce cri d'alarme. Dix-sept
réussissent à s'échapper
grâce au désordre. Les autres sont
tués à coups de fusil ou de
baïonnette.
Mon beau-frère et moi
réussissons à passer à travers
les balles. Nous nous cachons derrière des
arbres et nous nous glissons toujours plus avant
dans le fourré. Nous trouvons un trou
où nous nous enfonçons au milieu des
feuilles mortes. Cet abri est si froid et si humide
que nous n'y pouvons rester toute la nuit. Comme
nous connaissons très bien la contrée
et que nous avons des parents dans le Village
voisin, nous décidons, après nous
être reposés un certain temps, d'aller
nous réfugier chez eux. Ma nièce est
très effrayée de nous voir
apparaître tout à coup. Elle nous sert
à boire et à manger et nous cache
jusqu'au matin dans une chambre. Avant le jour,
nous retournons dans la forêt et nous y
passons la journée. Vers le soir, comme tout
paraît tranquille, nous nous rendons dans un
autre village russe et en chemin nous rencontrons
un paysan. Nous lui demandons s'il y a des soldats
rouges chez eux.
- Nous les avons tous chassés ;
ils ne nous tourmenteront plus !
répond-il.
Cette nouvelle sonne à nos oreilles
comme une musique divine. Nous nous regardons sans
pouvoir proférer un mot. Comment ! nous
sommes sauvés ? Est-ce possible ?
Nous sommes longtemps à nous en persuader.
Il nous semble que le soleil a un autre
éclat, que les oiseaux chantent plus clair,
que les champs de blé ont un or plus
rutilant. Nous hâtons le pas vers la ville.
Je tremble de joie, il me semble avoir des ailes
aux pieds. Vraiment, sauvés ?
Libérés de la terreur des
« rouges » ?..
Quand je pénètre dans la cour
de notre maison (car j'ai appris en chemin que ma
femme et mes enfants y sont retournés), ma
fille vient à ma rencontre jusqu'à la
porte et s'écrie :
- Maman !.. papa est de
retour !..
Tous se précipitent au-devant de moi
et ma fille dit :
- Tu vois, maman, je t'ai bien dit que papa
reviendrait et que les bolchévistes ne
pourraient rien lui faire !
Notre joie fut de courte durée. Nous
n'étions pas au bout de nos épreuves.
je n'étais pas encore dans la chambre que je
vis des soldats rouges passer dans la rue et qu'il
me fallut de nouveau songer à me mettre en
sûreté. Comme ils étaient pour
la plupart à cheval, je ne pouvais fuir
à pied. Par bonheur, nous avions encore un
cheval. Je saute sur son dos et je pars au galop du
côté de la gare. Me voici de nouveau
fugitif et sans foyer...
Tout à coup, j'entends
derrière moi un grand cri je me
détourne et vois un soldat d'infanterie qui
poursuit mon beau-frère. Ce dernier court
plus vite ; il gagne de
l'avance et réussit à monter en
croupe. À ce moment, le soldat nous atteint
et veut empoigner le cheval par la bride. Mais ma
monture s'effarouche, se cabre et part à
fond de train. Notre ennemi pousse un juron et
reprend le chemin de la ville. Nous avons
grand-peine à nous tenir sur notre cheval
effarouché, mais il nous emmène au
loin, hors de la ville ! Des mitrailleuses se
mettent à tirer contre nous et contre
d'autres fuyards. Les balles nous sifflent aux
oreilles ; notre cheval est atteint et s'abat
sur les genoux. Sautant à terre, nous
continuons à courir. Souvent nous nous
jetons sur le sol pour nous garer des balles. Nous
atteignons enfin sains et saufs une forêt
à une quinzaine de kilomètres de la
ville.
Tout à coup, nous nous apercevons que
sept cavaliers sont à nos trousses.
- C'est la vie ou la mort, pensons-nous. Et
je dis à mes deux compagnons (car un homme
s'est joint à nous entre temps) :
- Il n'y a qu'une chance de salut, c'est de
nous dissimuler dans les taillis voisins.
Je me glisse sous un épais buisson
qui se trouve providentiellement là. Les
deux autres me suivent. Dieu soit
béni ! Les cavaliers passent devant
notre cachette sans nous apercevoir et
disparaissent dans les profondeurs de la
forêt.
Ce jour-là, nous fîmes en tout
trente-cinq kilomètres, jusqu'à un
village allemand où nous avions de vieilles
connaissances qui nous accueillirent au mieux. Le
lendemain, nous poursuivîmes notre route, car
les troupes rouges avançaient toujours. Nous
atteignîmes une stanitza (village de
cosaques) du nom de J. Nous n'avions pas de papiers
de légitimation et il était
risqué de
pénétrer dans une localité
sans une permission en règle, car on pouvait
à tout instant être
arrêté. Notre liberté ne dura
pas longtemps, en effet. On se saisit de nous et on
nous mena au capitaine de la stanitza, Lorsque nous
entrâmes dans son bureau, un de ses
employés s'avança au-devant de nous
en s'écriant :
- Cornélius Jacovlévitch,
comment se fait-il que vous soyez ici ?
C'était un chrétien
évangélique russe qui avait autrefois
habité M. et avait fait partie de notre
communauté. Il nous pourvut des papiers
nécessaires et nous fit conduire en voiture
quinze kilomètres plus loin. Puis nous
fîmes à pied encore quinze
kilomètres jusqu'à la station de G.
Là mon beau-frère ne put aller plus
loin ; il tomba gravement malade du typhus et
dut s'aliter. je fis encore quinze
kilomètres, jusqu'à T., où je
tombai sans connaissance dans un jardin,
terrassé par la même maladie.
Des gens compatissants me trouvèrent
et me portèrent dans un moulin dont le
propriétaire était en fuite. J'y
restai couché, sans connaissance, dans
d'épouvantables souffrances. Je ne me
rappelle plus rien. je ne revins à moi que
quelques jours plus tard, entendant
dire :
- Frère Martens a achevé sa
tâche.
J'ouvris les yeux, et je vis ma femme, mes
enfants et mes beaux-parents autour de mon lit.
Dans l'intervalle, M., la ville où nous
habitions, avait été
évacuée par les rouges, et on avait
pu appeler les membres de ma famille à mon
chevet.
Le même jour, je repartis pour la
maison, mais j'eus une rechute et je restai encore
au lit sept semaines, gravement malade. Souvent je
désirais que le Père me reprît à Lui. Comme
jadis à Élie, la vie me semblait
presque trop lourde. Mais les pensées de
Dieu à mon égard n'étaient pas
mes pensées, et je me rétablis.
Pendant que j'étais en fuite, ma
femme avait aussi passé par de terribles
moments. Le chef de la Tchéka était
venu faire une perquisition et avait donné
l'ordre de mettre à mort ma femme et mes
enfants. Les filles s'étaient cachées
dans le moulin ; mon fils, âgé de
huit ans, à un autre endroit. Ma femme et sa
mère avaient fui dans un village russe
où elles avaient trouvé asile dans la
cave d'un ouvrier que nous connaissions. Comme la
police furetait partout et qu'il ne manquait pas de
traîtres, elles furent bientôt
découvertes et ramenées en ville.
Mais grâce à l'aide des Russes qui les
avaient accueillies, elles réussirent
à s'échapper pendant la nuit. Elles
sortirent de la ville et se dirigèrent vers
le domaine de S., sans savoir que cette
contrée était aussi occupée
par les bolchévistes. Elles tombèrent
dans les lignes de l'armée rouge, furent
arrêtées et menées au tribunal
révolutionnaire. Tout espoir
d'échapper disparut. Mais ma femme avait sur
elle un billet de cinq cents roubles. Elle le
glissa dans la main d'un soldat, et il les aida
à s'échapper.
Mais où aller ? La ville
était assiégée. Partout on
rencontrait des sentinelles et des patrouilles. Il
ne leur restait qu'un moyen. Elles se rendirent
à l'étang. De nuit, elles restaient
assises sur la rive, et de jour elles se tenaient
dans les roseaux, souvent avec de l'eau et de la
fange jusqu'à la poitrine. Elles
demeurèrent deux jours et deux nuits dans
cette cachette, jusqu'au moment où
l'armée rouge fut repoussée et
où elles purent rentrer à la maison.
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