Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

On ne se moque pas de Dieu.

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Notre communauté évangélique russe souffrit beaucoup pendant cette période de bouleversement général. On vit bien quelles étaient les dispositions intimes de chacun. Certains prirent une part active aux agitations sociales et sombrèrent dans le matérialisme et l'athéisme. Ils devinrent nos pires ennemis. Mais beaucoup restèrent fidèles et furent des témoins efficaces du Seigneur en ce temps d'épreuve.
Ma situation et celle de ma famille était des plus tristes et des plus précaires. Après bien des peines, j'avais enfin réussi à trouver une place comme employé de bureau dans une fabrique et à pourvoir ainsi aux besoins des miens.

À cette époque, nous fûmes témoins de deux morts qui nous produisirent la plus pénible impression. Ce fut le cas de le répéter avec l'Écriture : « L'impie est retranché ». Le président du tribunal, qui avait fait exécuter de la façon la plus horrible un nombre considérable de personnes, tomba gravement malade. Quand je l'appris, j'allai lui rendre visite avec un frère. Son visage avait une expression infernale et portait tous les stigmates du vice et du péché. Quand nous lui adressâmes la parole, il se détourna, serra les poings, grinça des dents et proféra d'horribles blasphèmes :
- C'est quand même nous qui aurons la victoire, malgré tout, s'écria-t-il. Et nous mettrons à mort tous ceux qui nous entravent et nous barrent le chemin !

Lui parler d'éternité, c'était peine perdue. Il mourut pendant la nuit, comme une bête.
Peu de temps après, ce fut le président de la ville, notre ancien forgeron, qui mourut. Dans la ville, c'était devenu un personnage important. Un dimanche, les communistes avaient organisé une grande réunion de propagande « progressiste ». G., notre forgeron, était le principal orateur, bien qu'il sût à peine lire et écrire. D'abord il parla, une grande heure durant, avec de grossières injures, contre tous ceux qui ne partageaient pas les convictions révolutionnaires, puis il dirigea ses attaques contre Dieu.
- Sa chancellerie, nous irons la lui abattre dans son septième ciel. Au ciel aussi, nous voulons porter la révolution, s 'écria-t-il.

Un Russe croyant de nos amis, qui était présent, se leva et lui répliqua :
- Camarade, tu peux injurier tout ce que tu veux c'est toi qui as le pouvoir. Mais Celui devant la face et le tribunal duquel nous devrons tous un jour paraître, laisse-le tranquille. Il pourrait bien te châtier durement tôt ou tard !

Là-dessus le forgeron fit arrêter notre ami ; mais on le relâcha tôt après. Trois jours plus tard, on le rappela avec moi chez le forgeron devenu président de la ville. Nous le trouvâmes couché sur un grossier banc de bois sans coussins ni couvertures, habillé de vêtements sordides. Il était à ses derniers moments. Sa physionomie était défaite et tourmentée, comme celle du président du tribunal révolutionnaire. Lorsqu'on lui dit que nous étions là, il se tourna péniblement, nous regarda longtemps avec des yeux égarés - ses collègues du conseil de ville étaient aussi présents - puis il leva la main et dit :
- Oui, il y a quand même un Dieu, mais Il n'est plus pour moi !

Il se retourna contre le mur et mourut peu d'heures après.
En souvenir de lui, on donna son nom à la fabrique qu'on nous avait confisquée ; elle le porte encore aujourd'hui.




XII

En danger de mort.


La situation de l'armée rouge en notre région était assez critique ; son adversaire, l'armée blanche, avançait toujours plus près de nous. Les rouges décidèrent de se défaire de tous ceux dont ils pensaient avoir quelque chose à craindre. Un jour, on me donna aussi à entendre que je pourrais bien être arrêté.

Je me cachai dans l'usine électrique de la ville, mais je ne m'y sentais pas en sécurité et je décidai de rentrer chez moi, advienne que pourra ! À peine y étais-je que les soldats rouges vinrent me prendre et me menèrent de nouveau au tribunal révolutionnaire. Le successeur du président du tribunal était un homme cultivé, mais peut-être pire que son prédécesseur, car il poursuivait ses desseins avec plus d'astuce et d'intelligence. Il me connaissait bien, nous avions eu souvent autrefois chez moi des discussions religieuses. Il me reçut amicalement.
- Pourquoi m'avez-vous arrêté ? lui dis-je.
- Parce que vous êtes le seul qui restez, répondit-il.

Les autres « riches » de M. étaient ou fusillés, ou en fuite, ou en prison.
La cave où l'on me mena renfermait déjà 108 prisonniers, hommes et femmes, Russes et Allemands. Le local grouillait de vermine ; on aurait presque pu ramasser les poux à la pelle ; le sol était humide et froid. Je connaissais presque toutes les personnes présentes, c'étaient de paisibles habitants de la ville. Bientôt deux de mes parents me rejoignirent. Tôt après les fusillades recommencèrent. On menait les prisonniers un à un dans un bâtiment voisin et on les y exécutait. On vint aussi me chercher un jour. Dans la salle d'exécution se tenaient cinq communistes en armes, assis à une table.
- Déshabillez-le, commanda le vice-président.

Le président restait silencieux.
- Je me déshabillerai bien tout seul, répondis-je. Vous voyez que je n'ai pas peur. je sais que le Dieu en qui je crois peut me délivrer même de votre main. Et s'Il ne le fait pas, je mourrai néanmoins tranquille, car j'irai dans la maison du Père.

À ces paroles, le vice-président fut pris de rage. Il se leva brusquement, saisit son revolver et s'écria :
- Je vais te prouver que cette fois ton Dieu ne te sauvera pas.

Il tendit le bras, mais ne put tirer. Il essaya à deux et trois reprises. Eut-il peut-être une crampe ? Je ne sais, mais je sais une chose, c'est que Dieu peut nous sauver, même de la main de nos ennemis.
Finalement, un camarade tira en arrière le vice-président en fureur et lui dit :
- Ne sais-tu pas qu'il est Stundiste ?

Et, se tournant vers moi
- Va-t'en ! Hors d'ici :

On me ramena dans le cachot.
Dans notre prison, tous étaient très déprimés. Chaque jour, on emmenait quelques-uns de nos compagnons et personne ne savait quand son tour viendrait. Certains se promenaient avec agitation, d'autres restaient accroupis sur le sol, mornes et indifférents, beaucoup essayaient toutes sortes de passe-temps pour oublier leur situation désespérée. Des hommes et des femmes, agenouillés dans les coins, se signaient et suppliaient la Mère de Dieu et les saints de venir à leur secours. C'était affreux de voir leurs visages baignés de larmes et de les entendre répéter sans fin : « Seigneur, aie pitié de nous ! » À plusieurs de ces âmes près de sombrer dans le désespoir, j'eus le privilège de montrer Celui qui vraiment peut nous sauver des affres de la mort.

Un jour venait de nouveau de s'écouler dans une attente angoissée. Qu'est-ce que le soir nous réservait ? Durant la journée, c'était encore supportable, mais quand le crépuscule revenait, une sombre tristesse pesait sur tous les coeurs, car l'ombre nous semblait pleine de pièges. Vers le soir, notre geôlier nous dit à voix basse :
- Cette nuit, cinquante-neuf personnes seront fusillées.

Dans leur désespoir, les prisonniers voulurent s'émeuter, bousculer les gardiens et s'enfuir. Mais ils ne réussirent pas, car on avait doublé les sentinelles. À onze heures du soir, on appela vingt-cinq personnes, l'une après l'autre. Une demi-heure plus tard, les soldats revinrent emmener un nouveau détachement de prisonniers, parmi lesquels je me trouvai. On nous fit marcher jusqu'à la gare. Un fourgon nous y attendait ; le fond en était tout couvert de déjections puantes. On nous y entassa, puis on ferma le wagon. Plusieurs de mes compagnons étaient si fatigués et si brisés par l'angoisse qu'ils se laissèrent tomber sur le plancher répugnant.

Tout faisait prévoir qu'on nous conduisait à la mort. Une locomotive fut attelée à notre wagon, mais le train ne partit pas. Inopinément la ville s'était remplie de rumeurs et d'agitation. Un cavalier arriva au galop et donna l'ordre de surseoir au départ. Nous restâmes en gare jusqu'au matin.
Dans l'intervalle, nos proches avaient appris qu'on nous emmenait pour nous fusiller, et ils réussirent à se faufiler à quelque distance pour nous apercevoir une dernière fois. De loin, nos femmes, courbées par la douleur, nous adressaient leurs signes d'adieu.

Enfin, à l'aube, on part. La locomotive souffle, le train se met en branle, pour le dernier voyage... Mais Dieu avait, cette fois encore, trouvé voies et moyens de nous sauver de façon merveilleuse. Pendant la nuit, des cosaques avaient rompu le front rouge et coupé la voie ferrée. Le train dut faire halte en rase campagne. Peu d'instants après commença tout près un violent combat entre blancs et rouges. La lutte dura jusqu'au soir. À ce moment, un des chefs rouges arriva au galop et cria à nos gardiens :
- Sauvez-vous, partez et emmenez les prisonniers jusqu'à la montagne de G, et là fusillez-les tous. Qu'aucun n'en réchappe ! Et malheur à qui enfreint cet ordre !

Nos gardes rouges nous font sortir en hâte de notre wagon et nous emmènent à toute vitesse à travers la steppe pendant douze kilomètres dans la direction des montagnes. J'étais assez en arrière, et un soldat, pris de pitié, me dit à voix basse :
- Jetez-vous à terre et tenez-vous tranquille !
Puis il commande aux autres : « Que personne ne regarde en arrière ! »

Quelques prisonniers de mes voisins ont entendu ces paroles et se jettent sur le sol. Mais un autre soldat m'entraîne plus loin. Tout à coup j'entends un cri à l'avant :
- Sauve qui peut ! Nous sommes cernés par les blancs !

Cela cause un grand tumulte, comme l'espéraient les prisonniers qui ont poussé ce cri d'alarme. Dix-sept réussissent à s'échapper grâce au désordre. Les autres sont tués à coups de fusil ou de baïonnette.
Mon beau-frère et moi réussissons à passer à travers les balles. Nous nous cachons derrière des arbres et nous nous glissons toujours plus avant dans le fourré. Nous trouvons un trou où nous nous enfonçons au milieu des feuilles mortes. Cet abri est si froid et si humide que nous n'y pouvons rester toute la nuit. Comme nous connaissons très bien la contrée et que nous avons des parents dans le Village voisin, nous décidons, après nous être reposés un certain temps, d'aller nous réfugier chez eux. Ma nièce est très effrayée de nous voir apparaître tout à coup. Elle nous sert à boire et à manger et nous cache jusqu'au matin dans une chambre. Avant le jour, nous retournons dans la forêt et nous y passons la journée. Vers le soir, comme tout paraît tranquille, nous nous rendons dans un autre village russe et en chemin nous rencontrons un paysan. Nous lui demandons s'il y a des soldats rouges chez eux.
- Nous les avons tous chassés ; ils ne nous tourmenteront plus ! répond-il.

Cette nouvelle sonne à nos oreilles comme une musique divine. Nous nous regardons sans pouvoir proférer un mot. Comment ! nous sommes sauvés ? Est-ce possible ? Nous sommes longtemps à nous en persuader. Il nous semble que le soleil a un autre éclat, que les oiseaux chantent plus clair, que les champs de blé ont un or plus rutilant. Nous hâtons le pas vers la ville. Je tremble de joie, il me semble avoir des ailes aux pieds. Vraiment, sauvés ? Libérés de la terreur des « rouges » ?..

Quand je pénètre dans la cour de notre maison (car j'ai appris en chemin que ma femme et mes enfants y sont retournés), ma fille vient à ma rencontre jusqu'à la porte et s'écrie :
- Maman !.. papa est de retour !..

Tous se précipitent au-devant de moi et ma fille dit :
- Tu vois, maman, je t'ai bien dit que papa reviendrait et que les bolchévistes ne pourraient rien lui faire !

Notre joie fut de courte durée. Nous n'étions pas au bout de nos épreuves. je n'étais pas encore dans la chambre que je vis des soldats rouges passer dans la rue et qu'il me fallut de nouveau songer à me mettre en sûreté. Comme ils étaient pour la plupart à cheval, je ne pouvais fuir à pied. Par bonheur, nous avions encore un cheval. Je saute sur son dos et je pars au galop du côté de la gare. Me voici de nouveau fugitif et sans foyer...
Tout à coup, j'entends derrière moi un grand cri je me détourne et vois un soldat d'infanterie qui poursuit mon beau-frère. Ce dernier court plus vite ; il gagne de l'avance et réussit à monter en croupe. À ce moment, le soldat nous atteint et veut empoigner le cheval par la bride. Mais ma monture s'effarouche, se cabre et part à fond de train. Notre ennemi pousse un juron et reprend le chemin de la ville. Nous avons grand-peine à nous tenir sur notre cheval effarouché, mais il nous emmène au loin, hors de la ville ! Des mitrailleuses se mettent à tirer contre nous et contre d'autres fuyards. Les balles nous sifflent aux oreilles ; notre cheval est atteint et s'abat sur les genoux. Sautant à terre, nous continuons à courir. Souvent nous nous jetons sur le sol pour nous garer des balles. Nous atteignons enfin sains et saufs une forêt à une quinzaine de kilomètres de la ville.

Tout à coup, nous nous apercevons que sept cavaliers sont à nos trousses.
- C'est la vie ou la mort, pensons-nous. Et je dis à mes deux compagnons (car un homme s'est joint à nous entre temps) :
- Il n'y a qu'une chance de salut, c'est de nous dissimuler dans les taillis voisins.

Je me glisse sous un épais buisson qui se trouve providentiellement là. Les deux autres me suivent. Dieu soit béni ! Les cavaliers passent devant notre cachette sans nous apercevoir et disparaissent dans les profondeurs de la forêt.
Ce jour-là, nous fîmes en tout trente-cinq kilomètres, jusqu'à un village allemand où nous avions de vieilles connaissances qui nous accueillirent au mieux. Le lendemain, nous poursuivîmes notre route, car les troupes rouges avançaient toujours. Nous atteignîmes une stanitza (village de cosaques) du nom de J. Nous n'avions pas de papiers de légitimation et il était risqué de pénétrer dans une localité sans une permission en règle, car on pouvait à tout instant être arrêté. Notre liberté ne dura pas longtemps, en effet. On se saisit de nous et on nous mena au capitaine de la stanitza, Lorsque nous entrâmes dans son bureau, un de ses employés s'avança au-devant de nous en s'écriant :
- Cornélius Jacovlévitch, comment se fait-il que vous soyez ici ?

C'était un chrétien évangélique russe qui avait autrefois habité M. et avait fait partie de notre communauté. Il nous pourvut des papiers nécessaires et nous fit conduire en voiture quinze kilomètres plus loin. Puis nous fîmes à pied encore quinze kilomètres jusqu'à la station de G. Là mon beau-frère ne put aller plus loin ; il tomba gravement malade du typhus et dut s'aliter. je fis encore quinze kilomètres, jusqu'à T., où je tombai sans connaissance dans un jardin, terrassé par la même maladie.
Des gens compatissants me trouvèrent et me portèrent dans un moulin dont le propriétaire était en fuite. J'y restai couché, sans connaissance, dans d'épouvantables souffrances. Je ne me rappelle plus rien. je ne revins à moi que quelques jours plus tard, entendant dire :
- Frère Martens a achevé sa tâche.

J'ouvris les yeux, et je vis ma femme, mes enfants et mes beaux-parents autour de mon lit. Dans l'intervalle, M., la ville où nous habitions, avait été évacuée par les rouges, et on avait pu appeler les membres de ma famille à mon chevet.
Le même jour, je repartis pour la maison, mais j'eus une rechute et je restai encore au lit sept semaines, gravement malade. Souvent je désirais que le Père me reprît à Lui. Comme jadis à Élie, la vie me semblait presque trop lourde. Mais les pensées de Dieu à mon égard n'étaient pas mes pensées, et je me rétablis.

Pendant que j'étais en fuite, ma femme avait aussi passé par de terribles moments. Le chef de la Tchéka était venu faire une perquisition et avait donné l'ordre de mettre à mort ma femme et mes enfants. Les filles s'étaient cachées dans le moulin ; mon fils, âgé de huit ans, à un autre endroit. Ma femme et sa mère avaient fui dans un village russe où elles avaient trouvé asile dans la cave d'un ouvrier que nous connaissions. Comme la police furetait partout et qu'il ne manquait pas de traîtres, elles furent bientôt découvertes et ramenées en ville. Mais grâce à l'aide des Russes qui les avaient accueillies, elles réussirent à s'échapper pendant la nuit. Elles sortirent de la ville et se dirigèrent vers le domaine de S., sans savoir que cette contrée était aussi occupée par les bolchévistes. Elles tombèrent dans les lignes de l'armée rouge, furent arrêtées et menées au tribunal révolutionnaire. Tout espoir d'échapper disparut. Mais ma femme avait sur elle un billet de cinq cents roubles. Elle le glissa dans la main d'un soldat, et il les aida à s'échapper.

Mais où aller ? La ville était assiégée. Partout on rencontrait des sentinelles et des patrouilles. Il ne leur restait qu'un moyen. Elles se rendirent à l'étang. De nuit, elles restaient assises sur la rive, et de jour elles se tenaient dans les roseaux, souvent avec de l'eau et de la fange jusqu'à la poitrine. Elles demeurèrent deux jours et deux nuits dans cette cachette, jusqu'au moment où l'armée rouge fut repoussée et où elles purent rentrer à la maison.

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