Notre petite entreprise industrielle nécessitait de nombreux voyages
d'affaires. Au cours de ces déplacements, je visitais toujours les
communautés évangéliques russes. Souvent mon beau-frère en manifestait
quelque mécontentement, parce que mes absences se prolongeaient et, du
point de vue humain, il avait bien raison. Mais je ne pouvais faire
autrement. Il m'importait davantage d'amener des hommes à Jésus que de
faire des affaires. Mes voyages me fournissaient aussi l'occasion
d'engager des conversations avec bien des gens et de les rendre
attentifs à la seule chose nécessaire.
Un jour, nous eûmes à la fabrique la visite d'un voyageur qui
se présenta comme le monteur de la maison K. à Moscou. Il nous laissa
un prix courant et nous invita à nous fournir chez lui des machines
dont nous avions besoin. Nous réussîmes tôt après à lui faire vendre
un de ses grands moteurs. C'est pourquoi nous nous rendîmes, mon
beau-frère et moi, à Moscou pour prendre la représentation de cette
maison. Arrivés dans la capitale, le monteur nous reçut très bien et
nous fit voir tout ce que nous désirions. Nous le priâmes de nous
présenter au patron de la fabrique ; il nous apprit alors que
c'était lui.
Très aimablement, il nous invite à dîner chez lui, et nous
passons par la salle à manger pour aller au fumoir. Les deux messieurs
me précèdent et quand je veux les rejoindre, je vois la maîtresse de
maison debout devant le dressoir, en train de couper des tranches de
pain ; dans le meuble, il y avait une Bible ouverte qu'elle
lisait avec tant d'attention qu'elle ne m'entend pas venir. je
m'approche doucement et je regarde par-dessus son épaule. Quand elle
s'en aperçoit, elle fait un mouvement d'effroi ; mais je lui
dis :
- N'ayez aucune crainte, Madame, vous avez là le seul livre qui
puisse donner aux hommes la certitude de la vie éternelle.
Elle me regarde tout étonnée et sans dire mot.
- Croyez-vous que ce livre renferme vraiment une force ?
continué-je.
- Oui, dit-elle, je le crois ; mais pas pour chacun.
- Avez-vous déjà pensé que vous mourrez un jour et qu'il vous
faudra paraître devant votre juge ?
- Oui, cher Monsieur. Mais, qui êtes-vous donc ?
- Je vous le dirai dans un instant. Mais pour le moment,
permettez-moi de vous demander si vous appartenez au Royaume de Dieu.
- Je n'en sais rien, mais c'est mon désir.
- Avez-vous prié pour obtenir cette grâce ?
- Oui, souvent.
- Avez-vous été exaucée ?
- Non.
- Croyez-vous vraiment que Dieu nous a donné son fils unique
pour que tous ceux qui croient en lui ne périssent point, mais qu'ils
aient la vie éternelle ?
- Oui, je le crois. Mais chez nous, nous ne pouvons pas
souvent lire la Bible, nous avons trop de visites et une vie trop
agitée.
- Il vous faudra bien trouver le temps de mourir !
- Oui, c'est vrai.
Après un entretien assez long, je compris que c'était une âme
altérée de vérité et nous passâmes dans une chambre voisine pour prier
ensemble.
Quand je revins à Moscou la fois suivante, cette femme était
devenue une heureuse enfant de Dieu, et sa fille avait suivi son
exemple. Tôt après, son mari se convertit aussi et nous devînmes plus
tard des amis intimes. Ils vinrent à plusieurs reprises en visite chez
nous. Lui priait toujours à haute voix ; il aimait à chanter et
ne cessait de louer la miséricorde de Dieu.
En 1913, son fils, qui était officier, m'envoya une lettre
désespérée. Il avait de tels conflits intérieurs qu'il avait résolu de
se donner la mort. Comme je n'étais pas à la maison, ma femme lut la
lettre. Sentant qu'il fallait agir sans retard, elle expédia un
télégramme à l'officier, en le priant de venir chez nous aussitôt que
possible. Sans bien savoir ce que cela signifiait, il monta dans le
premier train et arriva à M. J'étais justement en voyage et mon train
arrivait quelques heures plus tard ; ainsi, j'ignorais tout ce
qui se passait. J'étais accompagné de l'évangéliste 0., que j'avais
rencontré en route et que j'avais invité à venir prêcher à M. Quand
nous entrâmes dans notre maison, mes filles vinrent à ma rencontre et
me dirent :
- Doucement, doucement, maman est en prière.
En passant devant la porte de la chambre, nous entendîmes
qu'elle priait avec le fils de M. K. Nous entrâmes et nous nous
agenouillâmes à côté d'eux.
L'officier parvint à la foi en Christ et remercia Dieu de
l'avoir si merveilleusement guidé.
Lorsque la guerre éclata, il fut l'un des premiers à partir. Il
écrivit à plusieurs reprises les délivrances miraculeuses qui lui
étaient accordées. Au milieu de ses camarades qui tombaient à droite
et à gauche, il restait sain et sauf. Avec grand zèle, il évangélisait
ses subordonnés, bien que ce fût interdit sous menace des peines les
plus sévères. Il fut du reste accusé de propagande. Mais comme ses
services étaient indispensables, l'affaire fut toujours ajournée, et
lorsque la révolution éclata, on oublia d'y donner suite. Alors, pour
la première fois depuis le début des hostilités, il put rendre visite
à ses parents et il vint aussi me voir à M. Peu après, il épousa la
fille d'un des militants du mouvement évangélique dans la Russie
méridionale. J'assistai à leur mariage.
Au cours des troubles révolutionnaires, il s'engagea dans ce
que l'on appelle l'armée blanche. Lors de la défaite, il s'enfuit avec
sa troupe en Roumanie. Sa femme dut rester en Russie. Une fois que je
lui rendais visite, elle me demanda de lui aider à rejoindre son mari
en Roumanie. Il lui avait fait savoir que tout était prêt à la
frontière et lui avait exactement décrit l'itinéraire à suivre. Elle
avait essayé de partir, mais comme elle devait être accompagnée d'un
Juif communiste, l'affaire lui paraissait trop risquée. Alors son mari
lui avait écrit de se rendre à 0. et qu'il lui procurerait la
possibilité de s'embarquer là. Elle s'y rendit et attendit longtemps
sa réponse.
L'officier envoya de Roumanie un messager pour l'accompagner
dans son voyage. Comme son absence se prolongeait, il en envoya un
second. Ce dernier ne revenant pas, il en envoya un
troisième. Finalement, après une longue attente, il se risqua à aller
lui-même chercher sa femme.
Comme il traversait le Danube, il croisa un autre bateau qui
passait de Russie en Roumanie. « Il est donc possible,
pensa-t-il, de passer à travers les postes de garde ; il n'y a
pas grand danger. »
Il réussit à traverser les deux premiers cordons de police sans
être inquiété. Mais au troisième, il fut arrêté et livré à la police
d'État (le Guépéou). Il resta en prison deux mois à 0., puis fut
transféré à Moscou. En sa qualité d'officier de l'armée blanche, il
n'avait aucun espoir d'avoir la vie sauve. Il resta incarcéré six mois
à Moscou, sans que ni sa mère, ni sa soeur, ni sa femme pussent rien
en savoir. Le tribunal commua la peine de mort en déportation en
Sibérie, et on le transporta au bord du fleuve Léna. Comme il avait
quelques connaissances techniques et qu'il ne se trouvait pas de
mécanicien au lieu de déportation, on lui confia la réparation de
quelques canots-moteurs, ce qui lui valut trente roubles de
récompense.
Dans l'intervalle, il avait écrit à Moscou, d'où sa mère lui
envoya dix roubles. Avec les quarante roubles qu'il avait au total, il
se procura un passeport et résolut de s'enfuir en Roumanie. Il arriva
sans incident fâcheux à Moscou, tard le soir, pénétra dans
l'appartement de sa mère et de sa soeur. Elles furent toutes effrayées
de cette arrivée inattendue, mais ne manifestèrent pas leur joie, de
peur d'attirer l'attention des autres habitants de la maison. Le
lendemain, sa soeur lui procura un billet jusqu'à Kiev, et de là il
put parvenir de nouveau jusqu'au Danube. Pendant la nuit, il se
faufila à travers les postes de garde. Arrivé sur
la berge, il se déshabilla, lia ses vêtements en un paquet et s'élança
dans l'eau profonde. Peu s'en fallut qu'il ne se noyât, à ce qu'il
nous écrivit plus tard.
Inopinément et sans aucun mal, il retrouva sa femme en
Roumanie ; car elle se trouvait précisément sur le bateau qu'il
avait croisé sur le Danube quand il quittait la Roumanie pour aller la
chercher.
Lorsque la révolution avec toutes ses horreurs passa sur notre
région, nous eûmes à M. de grands changements. Les fabriques, les
magasins et les maisons d'habitation furent confisqués et il ne resta
dans la ville que bien peu d'habitants fortunés. Tous ceux qui le
pouvaient partirent pour se mettre en sûreté. Puis vint une grande
disette ; la population commença à faire queue devant les
magasins pour y acheter l'indispensable. Il y avait huit jours que les
autorités révolutionnaires s'étaient emparées du pouvoir en ville
quand, pendant la nuit, on frappa à notre porte. Lorsque j'ouvre, un
détachement de soldats envoyés par le tribunal révolutionnaire entrent
dans la maison. On nous fait tous sortir de notre lit, on ne nous
permet de revêtir que le strict nécessaire, et on nous chasse dehors.
Il faisait très froid, nous étions en février ; ma femme et mes
enfants grelottaient et tremblaient de peur, mais les soldats se
montraient sans pitié. Nous devons rester debout dans la cour, sans
rien oser prendre, puis on nous mène dans la rue. Je demande qu'on
me laisse un appartement ou au moins une chambre, puisqu'on me prend
ma maison. Les soldats ne font que se moquer.
- Eh bien ! laissez-moi libre, pour que je puisse chercher
un logement.
- Vous n'avez aucun droit de vivre, vous n'avez qu'à périr de
froid, telle est leur réponse haineuse.
Ma femme et mes enfants se mettent à pleurer, tant ils ont
froid. Ils supplient nos gardiens. Enfin on me laisse aller. je me
rends chez le président de la ville, un de nos anciens ouvriers, homme
sans aucune instruction. Quand je suis en sa présence, il se montre
très gêné ; il n'ose pas me regarder en face. Après de longues
supplications, j'obtiens enfin qu'il donne l'ordre de rédiger pour moi
la permission d'occuper une mansarde. Quand nous pénétrons dans le
local qui nous est assigné, nous ne sommes pas peu étonnés d'y trouver
déjà une trentaine de personnes ; et nous arrivons six ! Il
y avait à peine la place de s'y coucher en rangs serrés. Nous étions
dans une situation bien pénible, tout à coup pauvres comme des
mendiants, sans foyer ni ressources, chassés de notre propre maison.
Celui qui a passé par là peut seul comprendre l'horreur de notre
position. Nous n'avions ni lit pour nous coucher, ni siège pour nous
asseoir. Le lendemain j'allai sans rien dire dans notre maison et il
en ramenai l'indispensable. Je courais ainsi un grand danger, mais j'y
étais contraint par la nécessité, et d'ailleurs on ne fit pas
attention à moi.
Le jour suivant, il vint des cavaliers qui m'appelèrent dehors.
Toutes ces émotions avaient déjà rendu ma femme et mes enfants presque
malades, ainsi que toutes les personnes qui demeuraient avec nous.
En compagnie de quelques hommes, entre autres de mon
beau-frère, on nous poussa en troupe hors de la ville.
- Vois-tu ? Ils vont nous fusiller ! me dit au
souffle un de mes compagnons. Cela ne me troubla pas, je n'avais
aucune peur ; je me sentais dans une paix profonde et même je me
demandais avec une certaine curiosité comment Dieu allait nous
délivrer. Les dernières maisons disparurent, la ville était loin
derrière nous. Alors nous vîmes clairement que l'on nous menait à la
mort, et tous sans doute firent monter vers Dieu leurs plaintes et
leurs soupirs. Soudain le chef du détachement commanda :
Halte ! Nos gardes se concertèrent à mi-voix, puis on nous
ordonna de faire demi-tour ; on nous ramena en ville et on nous
enferma dans un local non chauffé. Le lendemain, nos proches apprirent
où nous étions et nous apportèrent à manger. Plus tard, on nous
transféra dans une ancienne salle de police où se trouvaient déjà
dix-huit hommes. Ce local non plus n'était pas chauffé et nous
n'avions pour nous coucher que le pavé nu et froid. Mais peu à peu
nous nous habituâmes à ces incommodités.
Nos proches tentèrent naturellement tout ce qu'ils purent pour
nous libérer, et deux d'entre nous réussirent en effet, au prix de
grosses sommes d'argent payées par leurs femmes, à recouvrer la
liberté. Pour mon compte, je dus rester en prison.
Quinze jours après, un soir, on donna à quelques-uns d'entre
nous l'ordre de se munir de bêches et de barres de fer et d'aller,
sous la surveillance d'un fort détachement, creuser dans un jardin en
dehors de la ville, une fosse pour treize personnes ; elle devait
être prête dans deux heures. La terre gelée était
dure comme Pierre, il fallait la briser morceau par morceau, cela nous
rompait les bras ; nous étions horriblement fatigués. Quand nous
nous arrêtions, on nous forçait à coups de crosse à reprendre le
travail. Au bout des deux heures, nous avions à peine enlevé la couche
superficielle. On nous ramena cependant dans notre cachot.
Nous savions donc que l'on allait fusiller cette nuit treize
personnes. Mais qui ? Il sonna dix heures, puis onze. J'essayai
de diriger les pensées de mes compagnons de captivité vers l'éternité,
mais leurs coeurs étaient tous sous l'empire d'une angoisse mortelle.
je fis en cette heure tragique l'expérience que l'homme en proie à la
terreur de la mort n'est plus capable de songer au salut de son âme.
À minuit, la porte s'ouvre et l'on voit paraître un ouvrier du
chemin de fer, un homme que je connaissais bien. Il tient dans chaque
main un fusil et d'une voix terrible il crie :
- Jetez-vous face contre terre.
Nous obéissons aussitôt. Puis il beugle
- I., dehors !
L'homme ainsi appelé s'agrippe à moi avec l'énergie du
désespoir, sans proférer un mot. Mais on le frappe à coups de pied et
de crosse dans les côtes, et on lui en donne tant qu'il s'évanouit à
moitié. Puis on lui attache les mains au dos avec une mince cordelette
si serrée que cela faisait mal à voir. Alors il s'écrie :
- Cornélius Jacovlévitch (1),
prie pour mon âme je me redresse. On me crie de me
recoucher face contre terre. Mais je dis :
- Non ! Votre besogne, c'est de tuer des hommes ma tâche à
moi, c'est de conduire les âmes à la vie éternelle. je n'ai pas à vous
obéir.
Cette réponse résolue les fait taire. Dehors, devant notre
fenêtre, le pauvre homme est encore abominablement maltraité, jusqu'au
moment où un coup de feu met fin à ses souffrances. Puis on vient en
prendre un deuxième, puis un troisième, et ainsi de suite jusqu'au
treizième. Et cela recommence nuit après nuit, pendant deux
semaines ! Il est vrai que l'horrible spectacle de la première
nuit nous fut épargné, et qu'on mit à mort les prisonniers d'une autre
manière. Finalement, grâce aux efforts des miens, je pus quitter cette
affreuse prison.
Ce qu'on nous donnait à manger ? Permettez que je n'en
parle pas. Je sais une chose, c'est que Dieu a compté toutes les
larmes et vu tous les ruisseaux de sang dont les victimes de la
révolution ont arrosé la terre ; Ses voies sont insondables. Pour
nous, après toutes les terreurs que nous avons vécues, nous regardons
plus que jamais vers l'établissement de Son Royaume, où il n'y aura
plus ni cris, ni deuil, ni larmes.
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