Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IX

En voyages d'affaires.

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Notre petite entreprise industrielle nécessitait de nombreux voyages d'affaires. Au cours de ces déplacements, je visitais toujours les communautés évangéliques russes. Souvent mon beau-frère en manifestait quelque mécontentement, parce que mes absences se prolongeaient et, du point de vue humain, il avait bien raison. Mais je ne pouvais faire autrement. Il m'importait davantage d'amener des hommes à Jésus que de faire des affaires. Mes voyages me fournissaient aussi l'occasion d'engager des conversations avec bien des gens et de les rendre attentifs à la seule chose nécessaire.

Un jour, nous eûmes à la fabrique la visite d'un voyageur qui se présenta comme le monteur de la maison K. à Moscou. Il nous laissa un prix courant et nous invita à nous fournir chez lui des machines dont nous avions besoin. Nous réussîmes tôt après à lui faire vendre un de ses grands moteurs. C'est pourquoi nous nous rendîmes, mon beau-frère et moi, à Moscou pour prendre la représentation de cette maison. Arrivés dans la capitale, le monteur nous reçut très bien et nous fit voir tout ce que nous désirions. Nous le priâmes de nous présenter au patron de la fabrique ; il nous apprit alors que c'était lui.

Très aimablement, il nous invite à dîner chez lui, et nous passons par la salle à manger pour aller au fumoir. Les deux messieurs me précèdent et quand je veux les rejoindre, je vois la maîtresse de maison debout devant le dressoir, en train de couper des tranches de pain ; dans le meuble, il y avait une Bible ouverte qu'elle lisait avec tant d'attention qu'elle ne m'entend pas venir. je m'approche doucement et je regarde par-dessus son épaule. Quand elle s'en aperçoit, elle fait un mouvement d'effroi ; mais je lui dis :
- N'ayez aucune crainte, Madame, vous avez là le seul livre qui puisse donner aux hommes la certitude de la vie éternelle.

Elle me regarde tout étonnée et sans dire mot.
- Croyez-vous que ce livre renferme vraiment une force ? continué-je.
- Oui, dit-elle, je le crois ; mais pas pour chacun.
- Avez-vous déjà pensé que vous mourrez un jour et qu'il vous faudra paraître devant votre juge ?
- Oui, cher Monsieur. Mais, qui êtes-vous donc ?
- Je vous le dirai dans un instant. Mais pour le moment, permettez-moi de vous demander si vous appartenez au Royaume de Dieu.
- Je n'en sais rien, mais c'est mon désir.
- Avez-vous prié pour obtenir cette grâce ?
- Oui, souvent.
- Avez-vous été exaucée ?
- Non.
- Croyez-vous vraiment que Dieu nous a donné son fils unique pour que tous ceux qui croient en lui ne périssent point, mais qu'ils aient la vie éternelle ?
- Oui, je le crois. Mais chez nous, nous ne pouvons pas souvent lire la Bible, nous avons trop de visites et une vie trop agitée.
- Il vous faudra bien trouver le temps de mourir !
- Oui, c'est vrai.

Après un entretien assez long, je compris que c'était une âme altérée de vérité et nous passâmes dans une chambre voisine pour prier ensemble.

Quand je revins à Moscou la fois suivante, cette femme était devenue une heureuse enfant de Dieu, et sa fille avait suivi son exemple. Tôt après, son mari se convertit aussi et nous devînmes plus tard des amis intimes. Ils vinrent à plusieurs reprises en visite chez nous. Lui priait toujours à haute voix ; il aimait à chanter et ne cessait de louer la miséricorde de Dieu.

En 1913, son fils, qui était officier, m'envoya une lettre désespérée. Il avait de tels conflits intérieurs qu'il avait résolu de se donner la mort. Comme je n'étais pas à la maison, ma femme lut la lettre. Sentant qu'il fallait agir sans retard, elle expédia un télégramme à l'officier, en le priant de venir chez nous aussitôt que possible. Sans bien savoir ce que cela signifiait, il monta dans le premier train et arriva à M. J'étais justement en voyage et mon train arrivait quelques heures plus tard ; ainsi, j'ignorais tout ce qui se passait. J'étais accompagné de l'évangéliste 0., que j'avais rencontré en route et que j'avais invité à venir prêcher à M. Quand nous entrâmes dans notre maison, mes filles vinrent à ma rencontre et me dirent :
- Doucement, doucement, maman est en prière.

En passant devant la porte de la chambre, nous entendîmes qu'elle priait avec le fils de M. K. Nous entrâmes et nous nous agenouillâmes à côté d'eux.
L'officier parvint à la foi en Christ et remercia Dieu de l'avoir si merveilleusement guidé.

Lorsque la guerre éclata, il fut l'un des premiers à partir. Il écrivit à plusieurs reprises les délivrances miraculeuses qui lui étaient accordées. Au milieu de ses camarades qui tombaient à droite et à gauche, il restait sain et sauf. Avec grand zèle, il évangélisait ses subordonnés, bien que ce fût interdit sous menace des peines les plus sévères. Il fut du reste accusé de propagande. Mais comme ses services étaient indispensables, l'affaire fut toujours ajournée, et lorsque la révolution éclata, on oublia d'y donner suite. Alors, pour la première fois depuis le début des hostilités, il put rendre visite à ses parents et il vint aussi me voir à M. Peu après, il épousa la fille d'un des militants du mouvement évangélique dans la Russie méridionale. J'assistai à leur mariage.

Au cours des troubles révolutionnaires, il s'engagea dans ce que l'on appelle l'armée blanche. Lors de la défaite, il s'enfuit avec sa troupe en Roumanie. Sa femme dut rester en Russie. Une fois que je lui rendais visite, elle me demanda de lui aider à rejoindre son mari en Roumanie. Il lui avait fait savoir que tout était prêt à la frontière et lui avait exactement décrit l'itinéraire à suivre. Elle avait essayé de partir, mais comme elle devait être accompagnée d'un Juif communiste, l'affaire lui paraissait trop risquée. Alors son mari lui avait écrit de se rendre à 0. et qu'il lui procurerait la possibilité de s'embarquer là. Elle s'y rendit et attendit longtemps sa réponse.

L'officier envoya de Roumanie un messager pour l'accompagner dans son voyage. Comme son absence se prolongeait, il en envoya un second. Ce dernier ne revenant pas, il en envoya un troisième. Finalement, après une longue attente, il se risqua à aller lui-même chercher sa femme.
Comme il traversait le Danube, il croisa un autre bateau qui passait de Russie en Roumanie. « Il est donc possible, pensa-t-il, de passer à travers les postes de garde ; il n'y a pas grand danger. »
Il réussit à traverser les deux premiers cordons de police sans être inquiété. Mais au troisième, il fut arrêté et livré à la police d'État (le Guépéou). Il resta en prison deux mois à 0., puis fut transféré à Moscou. En sa qualité d'officier de l'armée blanche, il n'avait aucun espoir d'avoir la vie sauve. Il resta incarcéré six mois à Moscou, sans que ni sa mère, ni sa soeur, ni sa femme pussent rien en savoir. Le tribunal commua la peine de mort en déportation en Sibérie, et on le transporta au bord du fleuve Léna. Comme il avait quelques connaissances techniques et qu'il ne se trouvait pas de mécanicien au lieu de déportation, on lui confia la réparation de quelques canots-moteurs, ce qui lui valut trente roubles de récompense.

Dans l'intervalle, il avait écrit à Moscou, d'où sa mère lui envoya dix roubles. Avec les quarante roubles qu'il avait au total, il se procura un passeport et résolut de s'enfuir en Roumanie. Il arriva sans incident fâcheux à Moscou, tard le soir, pénétra dans l'appartement de sa mère et de sa soeur. Elles furent toutes effrayées de cette arrivée inattendue, mais ne manifestèrent pas leur joie, de peur d'attirer l'attention des autres habitants de la maison. Le lendemain, sa soeur lui procura un billet jusqu'à Kiev, et de là il put parvenir de nouveau jusqu'au Danube. Pendant la nuit, il se faufila à travers les postes de garde. Arrivé sur la berge, il se déshabilla, lia ses vêtements en un paquet et s'élança dans l'eau profonde. Peu s'en fallut qu'il ne se noyât, à ce qu'il nous écrivit plus tard.
Inopinément et sans aucun mal, il retrouva sa femme en Roumanie ; car elle se trouvait précisément sur le bateau qu'il avait croisé sur le Danube quand il quittait la Roumanie pour aller la chercher.




X

Au milieu des terreurs de la révolution.


Lorsque la révolution avec toutes ses horreurs passa sur notre région, nous eûmes à M. de grands changements. Les fabriques, les magasins et les maisons d'habitation furent confisqués et il ne resta dans la ville que bien peu d'habitants fortunés. Tous ceux qui le pouvaient partirent pour se mettre en sûreté. Puis vint une grande disette ; la population commença à faire queue devant les magasins pour y acheter l'indispensable. Il y avait huit jours que les autorités révolutionnaires s'étaient emparées du pouvoir en ville quand, pendant la nuit, on frappa à notre porte. Lorsque j'ouvre, un détachement de soldats envoyés par le tribunal révolutionnaire entrent dans la maison. On nous fait tous sortir de notre lit, on ne nous permet de revêtir que le strict nécessaire, et on nous chasse dehors. Il faisait très froid, nous étions en février ; ma femme et mes enfants grelottaient et tremblaient de peur, mais les soldats se montraient sans pitié. Nous devons rester debout dans la cour, sans rien oser prendre, puis on nous mène dans la rue. Je demande qu'on me laisse un appartement ou au moins une chambre, puisqu'on me prend ma maison. Les soldats ne font que se moquer.
- Eh bien ! laissez-moi libre, pour que je puisse chercher un logement.
- Vous n'avez aucun droit de vivre, vous n'avez qu'à périr de froid, telle est leur réponse haineuse.



Ma femme et mes enfants se mettent à pleurer, tant ils ont froid. Ils supplient nos gardiens. Enfin on me laisse aller. je me rends chez le président de la ville, un de nos anciens ouvriers, homme sans aucune instruction. Quand je suis en sa présence, il se montre très gêné ; il n'ose pas me regarder en face. Après de longues supplications, j'obtiens enfin qu'il donne l'ordre de rédiger pour moi la permission d'occuper une mansarde. Quand nous pénétrons dans le local qui nous est assigné, nous ne sommes pas peu étonnés d'y trouver déjà une trentaine de personnes ; et nous arrivons six ! Il y avait à peine la place de s'y coucher en rangs serrés. Nous étions dans une situation bien pénible, tout à coup pauvres comme des mendiants, sans foyer ni ressources, chassés de notre propre maison. Celui qui a passé par là peut seul comprendre l'horreur de notre position. Nous n'avions ni lit pour nous coucher, ni siège pour nous asseoir. Le lendemain j'allai sans rien dire dans notre maison et il en ramenai l'indispensable. Je courais ainsi un grand danger, mais j'y étais contraint par la nécessité, et d'ailleurs on ne fit pas attention à moi.

Le jour suivant, il vint des cavaliers qui m'appelèrent dehors. Toutes ces émotions avaient déjà rendu ma femme et mes enfants presque malades, ainsi que toutes les personnes qui demeuraient avec nous.
En compagnie de quelques hommes, entre autres de mon beau-frère, on nous poussa en troupe hors de la ville.
- Vois-tu ? Ils vont nous fusiller ! me dit au souffle un de mes compagnons. Cela ne me troubla pas, je n'avais aucune peur ; je me sentais dans une paix profonde et même je me demandais avec une certaine curiosité comment Dieu allait nous délivrer. Les dernières maisons disparurent, la ville était loin derrière nous. Alors nous vîmes clairement que l'on nous menait à la mort, et tous sans doute firent monter vers Dieu leurs plaintes et leurs soupirs. Soudain le chef du détachement commanda : Halte ! Nos gardes se concertèrent à mi-voix, puis on nous ordonna de faire demi-tour ; on nous ramena en ville et on nous enferma dans un local non chauffé. Le lendemain, nos proches apprirent où nous étions et nous apportèrent à manger. Plus tard, on nous transféra dans une ancienne salle de police où se trouvaient déjà dix-huit hommes. Ce local non plus n'était pas chauffé et nous n'avions pour nous coucher que le pavé nu et froid. Mais peu à peu nous nous habituâmes à ces incommodités.

Nos proches tentèrent naturellement tout ce qu'ils purent pour nous libérer, et deux d'entre nous réussirent en effet, au prix de grosses sommes d'argent payées par leurs femmes, à recouvrer la liberté. Pour mon compte, je dus rester en prison.

Quinze jours après, un soir, on donna à quelques-uns d'entre nous l'ordre de se munir de bêches et de barres de fer et d'aller, sous la surveillance d'un fort détachement, creuser dans un jardin en dehors de la ville, une fosse pour treize personnes ; elle devait être prête dans deux heures. La terre gelée était dure comme Pierre, il fallait la briser morceau par morceau, cela nous rompait les bras ; nous étions horriblement fatigués. Quand nous nous arrêtions, on nous forçait à coups de crosse à reprendre le travail. Au bout des deux heures, nous avions à peine enlevé la couche superficielle. On nous ramena cependant dans notre cachot.

Nous savions donc que l'on allait fusiller cette nuit treize personnes. Mais qui ? Il sonna dix heures, puis onze. J'essayai de diriger les pensées de mes compagnons de captivité vers l'éternité, mais leurs coeurs étaient tous sous l'empire d'une angoisse mortelle. je fis en cette heure tragique l'expérience que l'homme en proie à la terreur de la mort n'est plus capable de songer au salut de son âme.

À minuit, la porte s'ouvre et l'on voit paraître un ouvrier du chemin de fer, un homme que je connaissais bien. Il tient dans chaque main un fusil et d'une voix terrible il crie :
- Jetez-vous face contre terre.

Nous obéissons aussitôt. Puis il beugle
- I., dehors !

L'homme ainsi appelé s'agrippe à moi avec l'énergie du désespoir, sans proférer un mot. Mais on le frappe à coups de pied et de crosse dans les côtes, et on lui en donne tant qu'il s'évanouit à moitié. Puis on lui attache les mains au dos avec une mince cordelette si serrée que cela faisait mal à voir. Alors il s'écrie :
- Cornélius Jacovlévitch (1), prie pour mon âme je me redresse. On me crie de me recoucher face contre terre. Mais je dis :
- Non ! Votre besogne, c'est de tuer des hommes ma tâche à moi, c'est de conduire les âmes à la vie éternelle. je n'ai pas à vous obéir.

Cette réponse résolue les fait taire. Dehors, devant notre fenêtre, le pauvre homme est encore abominablement maltraité, jusqu'au moment où un coup de feu met fin à ses souffrances. Puis on vient en prendre un deuxième, puis un troisième, et ainsi de suite jusqu'au treizième. Et cela recommence nuit après nuit, pendant deux semaines ! Il est vrai que l'horrible spectacle de la première nuit nous fut épargné, et qu'on mit à mort les prisonniers d'une autre manière. Finalement, grâce aux efforts des miens, je pus quitter cette affreuse prison.

Ce qu'on nous donnait à manger ? Permettez que je n'en parle pas. Je sais une chose, c'est que Dieu a compté toutes les larmes et vu tous les ruisseaux de sang dont les victimes de la révolution ont arrosé la terre ; Ses voies sont insondables. Pour nous, après toutes les terreurs que nous avons vécues, nous regardons plus que jamais vers l'établissement de Son Royaume, où il n'y aura plus ni cris, ni deuil, ni larmes.

1 C'est le prénom de l'auteur accompagné de son patronymique, à la manière russe. 
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