Le premier jour à Ch. ne sortira jamais
de ma mémoire, tant il fut pénible.
J'avais espéré trouver aussitôt
du travail dans cette ville considérable.
Mais les heures passaient en démarches
inutiles. Affamé et fatigué, j'allais
de fabrique en fabrique, en longeant les grandes
rues où étincelaient des devantures
alléchantes. Tout le jour, je cherchai sans
résultat ; je n'avais plus en poche que
15 kopecks et je ne connaissais personne dans la
ville. Finalement, j'allai frapper à la
porte de la fabrique H. ; on ne m'y embaucha pas
davantage, mais quelqu'un me conseilla d'attendre
à la sortie le sous-directeur. Les ouvriers
et employés sortirent en masse des portes ;
j'attendis longtemps. Enfin, le sous-directeur
arriva, et j ' eus la surprise et la joie de
reconnaître en lui mon ancien
contremaître, le mécanicien E., de la
fabrique R. à N. Il m'accueillit avec
beaucoup de bienveillance chez lui, et le restai
quinze jours à son service personnel. Puis
il me fit embaucher comme tourneur.
À Ch., je trouvai bientôt de
chauds amis. Un croyant du nom de J. me prit en
chambre et je fis la connaissance de quatre ou cinq
Russes croyants partageant nos convictions. Nous
formâmes une petite communauté qui se réunissait en
secret trois fois pendant la semaine et deux fois
le dimanche. Nous fîmes aussi des
invitations. Bien des coeurs tourmentés
trouvèrent la paix de Dieu, bien que notre
message fût exprimé de la façon
la plus simple. La police nous surveillait de
près et souvent on nous arrêtait pour
nous enfermer en prison tout le dimanche. On nous
relâchait le lundi en exigeant que nous
cessions de nous réunir. Alors nous
tînmes des rencontres secrètes dans la
forêt, sous les sapins, et sous ce dôme
de verdure, accompagnés du chant des
oiseaux, nous passâmes des heures
bénies. Un grand nombre de personnes se
joignirent à nous. Au bout d'une
année, plus de trente personnes avaient
été admises dans la
communauté. Car nous nous étions
organisés, nommant un prédicateur, un
ancien et un diacre. Dès ce moment, l'oeuvre
du Seigneur prospéra dans la ville, et je
commençai aussi à prêcher, sans
me douter que ce serait ma vocation. J'avais un
désir ardent et toujours renouvelé
d'annoncer l'Évangile parmi les Russes, et
je priai le Seigneur de me frayer la voie pour que
je puisse travailler à son service dans ce
champ spécial.
Ma situation matérielle
s'améliorait de jour en jour. À part
une courte interruption, je travaillai pendant
presque tout mon séjour à Ch. dans la
fabrique H., où je gagnais bien. Je suivis
les cours du soir de l'école technique
supérieure et j'y acquis de
précieuses connaissances théoriques
et pratiques dans ma branche.
Dieu m'accorda aussi la grâce de
trouver une femme qui devint ma fidèle
collaboratrice, aussi bien dans le travail pratique
que dans l'oeuvre spirituelle. Sur les instances de
mon beau-frère, nous allâmes nous
établir à M.,
Où mes beaux-parents demeuraient, et
j'installai avec mon beau-frère un atelier
à notre compte. À Ch. j'avais fait
quelques économies ; mon associé
n'était pas sans rien, et nous
réussîmes à nous créer
une position indépendante. Ce changement me
plaça en face de nouvelles
responsabilités et je puis dire que c'est
à M. que commença vraiment mon
activité missionnaire.
Nous étions peinés, mon
beau-frère et moi, de voir les Russes si
ignorants du salut que l'on trouve en
Jésus-Christ, et nous
commençâmes ensemble à
travailler parmi eux. Nous fîmes venir des
évangélistes allemands et russes et
le Seigneur bénit leur activité. La
première année, un ivrogne et sa
femme furent gagnés à Christ. Ce fut
une grande joie pour nous.
Un jour, je me tenais sur la porte de mon
atelier et je regardais les passants. Deux femmes
russes entrèrent dans la cour pour acheter
des copeaux. Après les avoir servies, je
demandai à l'une d'elles :
- Sais-tu où tu iras quand tu
mourras ?
Tout interloquée, elle ne me donna
pas de réponse.
Le dimanche suivant, l'autre femme, celle
à qui je n'avais rien demandé, vint
à notre petite réunion de croyants
russes et me demanda en pleurant :
- Est-ce que je suis tout à fait
réprouvée et n'y a-t-il plus d'espoir
de salut pour moi, que vous ne m'ayez pas
interrogée l'autre jour ? Il y a
longtemps que je crains d'être perdue. Que
faut-il que je fasse ?
Avec joie je lui montrai dans
l'Écriture sainte le chemin du salut.
Une autre fois, nous vîmes assis dans
un coin, à la réunion, un
maître maçon qui suivait mes paroles
avec grande attention. Quand il entendit le message
du salut, il se leva et dit :
- Maintenant, je crois que Jésus est
mort pour moi et qu'il m'a pardonné mes
péchés, ces péchés qui
me tourmentent depuis si longtemps.
Ces quelques personnes formèrent le
noyau de notre petite communauté. je fis
venir de Ch. l'ancien pour les admettre dans notre
organisation. Les exaucements merveilleux que je
vécus en ces jours-là, je ne saurais
les décrire.
Dès lors les
bénédictions affluèrent. Nous
louâmes une chambre pour y tenir des
réunions régulières. Le
clergé russe ne manqua pas de nous observer,
car notre groupe ne cessait de grossir. Cela
fâchait le prêtre et il commença
à travailler contre nous et à nous
calomnier. Il porta plainte devant le gouverneur.
Alors commencèrent les interrogatoires et
les disputes théologiques. Un missionnaire
de l'Église orthodoxe vint à M. et y
dirigea pendant un mois des controverses
religieuses pour convaincre les
égarés.
Quand un orthodoxe sort de l'Église,
le prêtre a, de par la loi, le droit et le
devoir de l'exhorter pendant quarante jours et de
chercher
à le ramener dans le giron de
l'Église. Le prêtre mit à
profit cette belle occasion. Et voici comment se
passa l'un de ces interrogatoires.
Un beau jour, treize de ces
« déserteurs de l'Église
orthodoxe » furent ramassés comme
un troupeau par la police. Le haut et le bas
clergé essayèrent de leur faire subir
un interrogatoire pour les confondre et les
convaincre d'erreur. On ne manqua pas de les
couvrir d'odieuses injures. En ma qualité de
directeur de la communauté
évangélique russe, j'étais
tenu d'être présent et de fonctionner
comme leur défenseur d'office.
La loi dit : Si un
hétérodoxe fait de la propagande dans
l'Église orthodoxe et en détache des
membres, il sera puni de prison jusqu'à
trois ans. Un interrogatoire était donc
toujours pour moi chose très
dangereuse.
Le préfet fit son entrée dans
la salle et l'audience commença. On demanda
à une femme :
- Comment se fait-il que vous ayez
passé aux Stundistes ? Quelle en est la
raison ?
- C'est M. Martens, répondit-elle,
qui me révéla le Sauveur. Depuis
lors, je ne vis plus dans le péché.
Martens m'a montré la voie du salut et
grâce à lui, mon mari a cessé
de boire. C'est devenu un homme rangé et
honnête. Et maintenant nous sommes pleins de
joie dans le Seigneur.
Le prêtre continua :
- Quand et où cela s'est-il
passé ?
Sans se douter de la
sévérité de la loi, elle
raconta comment j'étais allé chez
elle. Tout fut noté dans le
procès-verbal.
Un autre membre de notre communauté
raconta:
- Grâce à Martens, le me suis
mis à suivre Jésus-Christ et j'ai
été délivré de ma vie
impie et immorale, du vol et de l'ivrognerie.
- Quand cela s'est-il passé ?
demanda le prêtre. - C'était un
dimanche matin. je sortais de l'église. M.
Martens m'aborda, me parla et m'engagea à
prier et à lire l'Évangile. Ses
paroles m'allèrent au coeur. je l'invitai
chez moi. Il me dit quel était le chemin de
la vraie vie. Je confessai mes
péchés ; nous priâmes
ensemble, Dieu me fit grâce et me pardonna.
Maintenant, je suis un homme heureux, et je vous
conseille, à vous petit père
(1), et
à
vous aussi, Monsieur le Préfet, de vous
convertir au Seigneur Jésus.
Ces paroles les mirent fort en colère
et leurs visages changèrent de couleur. Mais
ce n'était pas suffisant pour m'incriminer
légalement. On demanda encore à notre
frère :
- Qu'as-tu fait de tes
icônes ?
- Quand j'eus trouvé la paix, cette
paix que vous ne m'avez ni donnée ni
montrée, je lus dans la Bible, au livre des Actes,
chapitre XVII, et dans le
prophète Ésaïe,
au chapitre LXIV,
et dans le Psaume
XLVI, que les dieux faits de
main d'homme, avec des bouches qui ne parlent pas
et des oreilles qui n'entendent point, ne sauraient
m'être d'aucune utilité, et me
laisseraient tomber toujours plus bas. Mes
icônes ne me servaient plus de rien ; je
les enlevai de la paroi et je leur dis :
« Ce n'est pas vous qui pouvez être
mes avocats devant Dieu ; je n'ai qu'un
avocat, Jésus-Christ, et c'est Lui qui m'a
trouvé et sauvé ». je les
mis de côté.
- Alors, c'est Martens qui t'a
enseigné cela, n'est-ce pas ? dit le
prêtre. Et qu'as-tu fait de tes images
saintes ?
- Hm ! dit-il embarrassé,
Hm ! voilà !.. Ce n'est rien
d'autre que des morceaux de bois n'est-ce as ?
Alors, je les ai prises, comme dit le
prophète Esaïe, j'ai ouvert la porte du
poêle toute grande et je les ai jetées
dedans. Elles n'ont pas même eu le pouvoir de
se tirer de là ! Qu'on nous
débarrasse de toute cette
boutique !
- Prenez note, prenez exactement note !
C'est une faute contre le commandement du
Très-Haut.
Ils les interrogèrent ainsi les
treize, pour trouver un motif de se
débarrasser de moi. Mais tous leurs efforts
furent vains, quel que fût leur désir
de me jeter en prison.
Ces disputes et ces interrogatoires ne
restèrent pas sans effet. Après avoir
entendu nos explications, un des assistants se leva
et déclara :
- Désormais, je n'appartiens plus
à l'Église orthodoxe ; elle m'a
trompé.
Le missionnaire orthodoxe quitta M. sans
avoir obtenu aucun résultat. Il
écrivit une brochure pleine de calomnies
contre moi. Il y disait : « Un faux
prophète est arrivé à M. et
égare les croyants. Il se sert de son
influence pour essayer d'attirer les fidèles
hors de l'Église orthodoxe. Comme il est
riche, il ne recule devant aucun moyen. Il est
soutenu par l'Allemagne et a reçu comme
tâche de tourner la tête des gens avec
son argent et de les amener à se joindre
à lui. je puis en fournir des preuves.
Quatre membres de notre Église ont
reçu de lui chacun une grosse montre
d'argent ; cela a poussé les gens
à vilipender l'Église et à en sortir. À un autre,
il a
promis de bâtir un beau grand moulin allemand
s'il adoptait sa religion ».
Cette brochure causa grande effervescence
dans la police et les autorités de la ville.
L'affaire fut portée devant le gouverneur et
l'on me cita plusieurs fois en justice. Comme les
calomnies en question furent trouvées sans
fondement, on me laissa finalement tranquille et on
se contenta de m'interdire de prêcher aux
Russes.
Tous ces événements me
donnèrent un nouveau courage. Cela attira
sur nous l'attention de nombreux Russes et notre
salle de réunion fut bientôt trop
petite. Nous louâmes un local plus grand et
en quelques années soixante-six personnes
trouvèrent le salut.
Matériellement aussi nos affaires
prospéraient et notre entreprise
s'était considérablement agrandie,
grâce à la bénédiction
de Dieu et malgré tout le temps que je
consacrais à la communauté
évangélique russe. Dieu nous vint
parfois en aide de façon merveilleuse. Un
jour, nous nous trouvions dans un grand embarras
d'argent : il fallait payer des traites, payer
les ouvriers, payer le transport d'un chargement de
fer arrivé en gare. Il ne nous restait
qu'une chose à faire : nous agenouiller
dans notre bureau et exposer à Dieu notre
détresse. Puis nous passons encore une fois
en revue toutes les possibilités de nous
procurer de l'argent : nous n'en voyons
aucune. Mon beau-frère était tout
abattu et moi, j'avais le coeur lourd de
soucis ; cependant, je ne perds pas courage.
À midi, les traites auraient dû
être payées à la banque.
À ce moment, mon beau-frère me
demande :
- Et maintenant, que va-t-il arriver ?
Nous n'avons pas encore d'argent à
disposition !
- Nous avons fait notre possible,
répondis-je. Ne crois-tu pas que le Seigneur
est puissant pour nous venir en aide ?
- Maintenant il est trop tard, me dit-il.
À trois heures, les traites seront chez le
notaire.
Accablé, il quitte le bureau et
retourne à la maison. je reste et je me
remets à prier. Tout à coup,
j'entends comme une voix :
- Retourne vite à la maison.
En sortant dans la rue, j'entends qu'on
m'appelle. je m'arrête, comprenant
aussitôt que l'aide implorée
arrive.
Un paysan russe venait d'arrêter sa
voiture devant la porte de la cour. Il demande si
la fabrique appartient à des Allemands.
- Oui, répondis-je.
- je me rendais chez un négociant
russe pour lui apporter de l'argent. Mais
arrivé près du passage à
niveau, j'ai senti de l'anxiété. Ce
négociant m'a déjà
emprunté de l'argent, mais on dit que ses
affaires ne vont pas trop bien. S'il fait
banqueroute, je perdrai toutes mes
économies. Alors, je me suis dit :
Voici une fabrique appartenant à des
Allemands. Avec eux, on ne perd jamais son argent.
Est-ce que vous pourriez appeler le
patron ?
- Allez jusqu'au comptoir, dis-je. Nous
entrerons ensemble.
Une fois dans le bureau, il me demande
- Où est le patron ?
- C'est moi.
- Ah ! comme ça ! Ça
me fait plaisir. Dites-moi, avez-vous besoin
d'argent ?
- Oui, si l'intérêt est
raisonnable, nous en avons l'emploi.
- Trouvez-vous que 6 % soit un taux trop
élevé ?
À cette époque, nous payions
à la banque de 8 à 9 %. Il ouvre son
portefeuille et pose sur la table une somme dont la
moitié seule suffisait largement à
payer traites, ouvriers et transport. Nous
réglons l'affaire et, en prenant
congé, il me dit :
- Je n'aurai pas besoin de mon argent avant
un certain temps, et quand je le retirerai, je vous
achèterai des machines, car j'ai un peu
l'intention d'aller m'établir en
Sibérie.
Il mit son projet à exécution
trois ans plus tard.
Je m'informai à quel moment il avait
eu l'idée de venir nous trouver.
C'était justement à l'heure où
nous avions prié.
Mon beau-frère fut très
ému quand il revint l'après-midi et
qu'il apprit ce qui venait de se passer.
Dieu nous donna encore souvent la preuve
qu'Il aide aussi dans les affaires
matérielles. Par exemple, nous avons
reçu nombre de commandes de façon
merveilleuse. Nous apprîmes ainsi à
nous confier au Seigneur en toutes choses et
à lui remettre nos soucis.
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