Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

I

Mon enfance.

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 Il y a plusieurs siècles, le Sud de la Russie n'était qu'une vaste steppe à peine habitée. Une herbe haute et drue, presque impénétrable, croissait sur la fertile « terre noire » et fournissait une abondante pâture aux troupeaux des nomades. Des tribus de Tartares parcouraient sur leurs chevaux fougueux ces plaines immenses dont ils se sentaient les maîtres absolus. Mais quand la Russie étendit ses visées sur le bassin de la mer Noire, ils durent, après des siècles de luttes, se retirer vaincus et ils allèrent pour la plupart s'établir auprès des Turcs, leurs frères de race.

Cette émigration eut lieu surtout pendant le règne de Catherine II. Pour repeupler et défricher la steppe, l'impératrice fit appel à des colons allemands. Soutenus par de grands espoirs, qu'on entretenait par des promesses que l'on ne se soucia pas de tenir, ils commencèrent leur rude labeur avec courage, mais eurent de terribles désillusions. Grâce à leur ténacité et à leur zèle, ils parvinrent cependant à mettre en valeur de vastes territoires, et aujourd'hui on ne trouverait plus dans cette contrée aucun coin de la steppe primitive. Avant la Grande Guerre, le voyageur qui parcourait la Russie méridionale s'émerveillait de la richesse qu'il y rencontrait. Partout des Villages cachés dans une opulente verdure, de belles grandes maisons entourées de jardins florissants, des domaines quasi princiers ornés de parcs magnifiques. C'était un contraste frappant avec les régions exclusivement peuplées de Russes. Des charrues retournaient la glèbe profonde, des moissonneuses coupaient le blé abondant. D'innombrables chars à échelles, traînés par des boeufs ou des chevaux, transportaient les lourdes gerbes. Dans chaque ferme, la batteuse mécanique ronflait des semaines durant. Granges et étables regorgeaient de richesses. Tel était le spectacle riant qu'offraient au voyageur les îlots de colons allemands disséminés dans le pays.

D'autres colonies s'étaient établies dans le bassin du Dniepr. Là le pays n'est pas plat. Il présente une riante succession de collines et de vallées. Le fleuve puissant s'y fraie un passage à travers les rochers et forme des cataractes souvent très pittoresques. Les colons qui s'établirent dans cette contrée parvinrent aussi à une grande prospérité, mais le travail y fut beaucoup plus pénible que dans les autres régions de la mer Noire, et les cultivateurs eurent longtemps à lutter contre la misère.

C'est dans le village de Baratow, dans le gouvernement de jekaterinoslaw, que je naquis en avril 1876. Mes parents étaient très pauvres, mais travailleurs et honnêtes. Ils se louaient comme journaliers et recevaient en paiement une partie de la récolte. Ces ressources suffisaient à peine à leur entretien, et je connus de bonne heure les privations.

J'avais huit ans quand mes parents allèrent s'établir dans un domaine appartenant à mon oncle. À l'âge de neuf ans, je commençai l'école. Elle se trouvait dans un village à six ou sept kilomètres de chez nous. En hiver ou par les pluies, ce long trajet était très fatigant. Mon père dressa un cheval à mon usage, m'apprit à le monter et, dès lors, chaque jour je m'élançais à travers la steppe en une course sauvage. Arrivé à l'école, je laissais le cheval à lui-même et il reprenait au galop le chemin de son écurie.

J'étais un garçon très turbulent et indocile. Vivre au grand air, chevaucher, courir les aventures dans la libre campagne, me plaisait beaucoup mieux que la contrainte de l'école. Du reste, la conduite des jeunes gens de notre colonie n'était guère pour m'entraîner au bien. Peut-être étaient-ce les difficultés et les luttes des premiers temps de la colonisation qui avaient éteint en bien des coeurs la flamme de vie spirituelle qui caractérisait nos aïeux les Mennonites ? je ne sais. En tout cas, il ne restait dans nos communautés, en fait de vie religieuse, que des formes pétrifiées, et pour l'éducation des enfants il manquait l'influence bienfaisante de la Parole de Dieu.

Combien nos colons allemands, autrefois si pieux, et par ailleurs si honnêtes, étaient éloignés de la lecture de l'Écriture sainte, c'est ce que montre le fait suivant qui fit sur moi une impression profonde. Un jour, mon grand-père convoque tous ses enfants pour leur faire une importante communication. Mes parents me prennent avec eux.
- Mes enfants, dit-il, ma fille Catherine et son mari sont devenus fous. Matin et soir, ils lisent la Bible et vont, me semble-t-il, devenir mômiers.

Cette parole se grava pour toujours dans mon coeur. je ne parvenais pas à comprendre quelle relation il y avait entre être fou, devenir mômier et lire la Bible.
Quand les leçons de religion commencèrent à l'école, la seconde année, j'y fus tout oreilles. Comment ? jésus aimait les pécheurs et s'était laissé clouer sur la croix pour nous sauver, et il serait défendu de lire son histoire dans la Bible ? Avec ardeur, je me penchais sur mon livre d'histoire sainte et le ne cessais de le lire. J'avais les joues en feu, et quand personne ne me voyait, je pressais avec enthousiasme les images sur mon coeur. Malgré l'impression profonde que me faisait la Parole de Dieu, je restais le même garçon turbulent et indiscipliné et je faisais beaucoup de peine à mes parents. Le Dniepr au cours impétueux, les forêts et les taillis m'invitaient à de folles équipées avec mes camarades dont j'étais bien vite devenu le chef. Bravant tous les dangers, j'entreprenais aussi tout seul des expéditions lointaines dans la contrée d'alentour et j'apprenais à en connaître tous les détours et les recoins. J'étais encore en âge d'aller à l'école que je devins berger, et souvent je passais mes jours et mes nuits en plein air.

Un des dangers de la steppe, pendant les jours chauds de l'été, c'étaient de nombreux serpents venimeux, longs parfois de deux ou trois mètres. je me faisais un plaisir de les découvrir. Une fois, j'en trouvai tout un tas, entrelacés, et comme je les avais dérangés, ils me poursuivirent de si près que j'eus mille peines à échapper à leurs morsures. je réussis enfin à en tuer un et à mettre les autres en fuite. Une autre fois, pendant mes courses errantes en gardant les moutons, je courus un danger très grand : le ne sais comment, je me trouvai soudain entouré d'une bande de putois acharnés. Je criai de toutes mes forces au secours, et je frappai de tous côtés avec ma houlette. Quelques bergers qui se trouvaient non loin entendirent mes appels, accoururent et mirent les carnassiers en fuite.

Que de fois j'ai passé la nuit dehors avec mes Moutons ! Comme j'aimais ces veilles ! La lune brillait de tout son éclat ; d'innombrables étoiles scintillaient au firmament ; l'air était pur et délicieusement frais après la chaleur du jour. Je marchais au hasard, laissant les moutons à la garde des chiens, et ma poitrine se gonflait d'une sauvage ivresse de liberté.

Il est une de ces nuits d'été dans la steppe que je n'oublierai jamais. En Russie, chaque paysan aménage en pleins champs un grand jardin potager, appelé « barchtane », où il cultive surtout des melons, des pastèques, des concombres et des courges, parfois aussi du maïs. Tout y pousse à merveille, et l'on apprécie fort les melons pendant les jours chauds. Pour protéger contre les voleurs les barchtanes situées en dehors des villages, on les fait surveiller par un gardien. On lui arrange une cabane avec une couche de paille et les enfants lui apportent sa nourriture. Un jour, mon oncle me confia aussi la garde de ses barchtanes et cela me fit grand plaisir. Je me voyais déjà grand garçon et j'étais attiré par le mystère de cette nuit de garde solitaire. Plein de courage, je vais m'installer dans ma cabane. À la nuit tombante, les cultivateurs rentrent du travail en chantant. Je m'assieds à l'entrée de la cabane et je regarde disparaître au ciel les dernières lueurs du jour et apparaître les premières étoiles, tandis que le croissant de la lune glisse lentement derrière les toits. Les hautes tiges du maïs s'agitent doucement et projettent des ombres mouvantes et mystérieuses sur le sentier qui passe au milieu... Tout à coup, j'entends le craquement des roues d'un char qui se rapproche, toujours davantage. Le coeur me bat à grands coups. Qui peut bien venir si tard dans la nuit ? Et personne dans le voisinage... je vois émerger de l'ombre une voiture, puis une autre et une troisième. Elles se dirigent vers les barchtanes et font halte. Il en descend quelques Russes barbus qui se mettent en devoir de cueillir les fruits mûrs et de les charger sur leurs voitures. je sentais des frissons, tantôt glacés tantôt brûlants me courir par le corps. je reprends courage et je crie de toutes mes forces

- Attrapez-les ! Attrapez-les !

Au premier moment, les voleurs veulent se jeter sur moi, mais, troublés par mes hurlements effroyables, ils croient qu'il y a sur place plusieurs gardiens ; ils abandonnent tout et détalent...

Oui, j'aimais la steppe et sa liberté, j'aimais aussi le Dniepr et ses aspects changeants. Souvent, je m'asseyais près des cataractes et je ne pouvais détourner mes regards de l'onde écumante. Quelle attirance ! Une fois, je ne pus résister à la tentation. Je détache une barque et je me dirige vers les chutes. Témérairement, je m'engage en plein courant. Soudain un remous saisit ma barque. je rame de toutes mes forces, la sueur me ruisselle sur tout le corps. Mais je ne réussis pas à me dégager. Le flot m'arrache les rames des mains. Avec l'énergie du désespoir, je me jette à l'eau et me laisse emporter par le courant. Eut-il pitié de l'audacieux gamin ? Le fait est qu'il me porte vers un gros rocher auquel je me cramponne. Tout mouillé et tremblant, je saute de bloc en bloc jusqu'à la rive, toujours en danger de glisser sur la pierre lisse. Enfin, je parviens au bord et fais sécher mes habits au soleil...



II

Un tournant dans ma vie.


J'avais treize ans quand un groupe de colons allemands de chez nous achetèrent de nouvelles terres et fondèrent de nouveaux établissements. Mon père aussi acheta trente déciatines de terre et s'établit dans un des nouveaux villages, situé dans une fort belle contrée montagneuse.

La maison de mes parents était petite, à moitié enfouie dans le sol. Mais il y régnait la concorde et la paix. jamais je n'ai entendu mes parents se quereller ; père et mère rivalisaient de prévenances mutuelles. Souvent je les ai vus prier, et une fois même le surpris mon père en train de lire la Bible.

Pour moi, je devins la terreur du village. Ma turbulence dégénéra en grossière polissonnerie. Mon désir était de devenir le héros du village et, en compagnie des gamins de mon âge, je ne songeais qu'à jouer de mauvais tours. Mes parents essayèrent de me traiter sévèrement pour me détourner de cette mauvaise voie. Ils me défendirent de sortir sans permission ; mais je m' esquivais en cachette et je rentrais furtivement dans ma chambre quand tout le monde dormait. Dans le village, chacun se mit à me redouter. J'aimais les rixes et cherchais partout des querelles. Les jeunes bergers refusaient d'aller au pâturage garder le bétail, parce que, souvent sans motif, je les rouais de coups. Quand je rencontrais aux champs des valets de ferme russes, je les houspillais jusqu'à ce qu'ils engagent le combat. Aux paysans, je faisais toute sorte de niches : je coupais les cordes des puits, je bouchais les cheminées, je déplaçais les voitures et les traîneaux et je les endommageais. Rarement on me prenait sur le fait. En conséquence tous les jeunes gens du village furent successivement accusés de mes exploits, cités à la mairie et punis, parce qu'ils ne pouvaient prouver que c'était moi le coupable. Cela les enrageait contre moi et bientôt j'eus tout le Village à dos. Quand mon père apprenait quelqu'un de mes mauvais tours, je recevais une bonne volée de coups ; mais au lieu de me corriger, je ne songeais qu'à me venger de mes dénonciateurs.

Tout en commettant ces méfaits, que je tenais pour des hauts faits, je me sentais profondément malheureux. Pendant les heures tranquilles du soir, j'entendais la voix de ma conscience gronder et me menacer, et, sur la paillasse où je me tournais et retournais, je cherchais en vain le repos.

« Où passeras-tu l'éternité, si tu meurs tout à coup telle était mon inquiétude. Comme un fantôme, cette question me poursuivait dans mes rêves. Mes mauvaises actions me harcelaient ; ma conscience était angoissée, mon âme tourmentée, car je savais bien que je désobéissais aux commandements de Dieu. J'essayai de lire la Bible, mais je n'y trouvai aucune consolation. Au sortir de ces nuits d'insomnie, plein de désespoir, je me précipitais dans de nouvelles aventures.

À cette époque, une famille nommée S. vint du Caucase s'établir dans notre village. Comme un éclair la nouvelle se répandit de maison en maison : Ce sont des mômiers !
Cela piqua ma curiosité, car je me rappelais le curieux rapprochement qu'avait fait mon grand-père : fou et mômier. Les colons allemands décidèrent en assemblée d'exiger le départ de ces gens et de leur reprendre leurs terres. Mais cette décision ne fut pas exécutée, car les paysans n'étaient pas unanimes et les nouveaux venus n'avaient commis aucun mal.

Peu de temps après, je me promenais seul sur la montagne. J'avais eu quelque temps auparavant une sauvage batterie avec des camarades et j'étais désespéré de mon état. je m'étais promis de prier. Mais je rencontrai deux de mes adversaires et nous nous menaçâmes aussitôt de nos couteaux. Soudain nous aperçûmes le fils des nouveaux arrivés qui se dirigeait de notre côté.
- Tuons-le ! proposa un de mes compagnons tout le monde dans le village nous en sera reconnaissant.
- D'accord, dis-je aussitôt. Mais le troisième refusa de se mêler de l'affaire et nous quitta. Restés seuls nous convînmes d'un endroit dans la forêt pour y perpétrer notre crime.

Quand S. fut près de nous, il nous salua amicalement et nous tendit la main. Cela me désarma. Puis il nous conduisit précisément à l'endroit choisi par nous ; il s'assit, tira de sa poche un Nouveau Testament et nous lut le troisième chapitre de saint Jean.
- Es-tu converti ? me demanda-t-il. Sais-tu si tu iras au ciel ?

Jamais personne ne m'avait posé pareille question. Or c'était précisément ce qui me tourmentait. je sentis naître en mon coeur une grande inclination pour ce jeune homme et je résolus de le défendre si l'autre l'attaquait.
- Non, lui répondis-je, je ne suis pas converti ; je ne sais pas même ce que c'est. Et je n'irai certainement pas au ciel.

Mon camarade me faisait signe de commencer l'attaque.
- Écoute donc ce qu'il dit, lui chuchotai-je.

S. se tourna vers lui et lui posa la même question. Puis il dit :
- Ne voulons-nous pas prier ?

Pour la première fois de ma vie, je me mis à genoux avec quelqu'un pour prier. J'étais profondément ému et je pris la ferme résolution de m'attacher à S., parce que je sentais qu'il pouvait offrir quelque chose à mon âme altérée. Quand il eut terminé la prière, il se leva et nous quitta sans ajouter un mot.
Nous restâmes longtemps couchés dans l'herbe, ayant complètement oublié et notre vieille inimitié et notre projet criminel. Mon camarade rompit enfin le silence :
- Si nous commençions une nouvelle vie, sans plus nous battre ni faire de mal à personne ?

Ce désir répondait pleinement au mien. Deux mois durant, nous restâmes fidèles à notre bonne résolution. Puis il se laissa de nouveau entraîner par d'autres camarades et je restai seul.
Le désespoir et la solitude firent de ma vie un tourment. je me sentais abandonné de tout le monde. De nouveau, je me précipitai dans mon ancien genre de vie et je fis encore plus de mal qu'auparavant. Malheureux moi-même, je n'avais pitié de personne. La famille S. ne pouvait rien pour moi. Je fréquentais, il est vrai, les réunions des croyants et j'y avais fait quelques expériences. Mais je ne trouvai pas la paix avec Dieu. Aussi je décidai de mettre fin à cette existence affreuse. Je devais mener le lendemain du blé au moulin. Je décidai que ce serait là mon dernier voyage.

Tout le long du trajet jusqu'au moulin et pendant une partie du retour, je restai agenouillé dans la voiture et je récitai toutes les prières que je savais par coeur. je ne manquais pas, à la fin de chaque prière, d'ajouter : « Pardonne-moi mes péchés ! » Mon âme était troublée jusqu'à la mort.

Pendant le retour, la certitude se fit tout à coup en moi : tes péchés te sont pardonnés ! je saisis cette assurance avec foi et de toute mon âme. Ce fut une joie et une lumière indescriptibles qui s'emparèrent de mon coeur. je laissai là chevaux et voiture et je me mis à courir dans la campagne, louant et remerciant Dieu pour la révélation qu'Il m'avait accordée de Sa miséricorde. Puis je rentrai d'un trait à la maison pour dire à chacun que j'avais changé de vie.


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