Il y a plusieurs siècles, le Sud de
la Russie n'était qu'une vaste steppe
à peine habitée. Une herbe haute et
drue, presque impénétrable, croissait
sur la fertile « terre noire »
et fournissait une abondante pâture aux
troupeaux des nomades. Des tribus de Tartares
parcouraient sur leurs chevaux fougueux ces plaines
immenses dont ils se sentaient les maîtres
absolus. Mais quand la Russie étendit ses
visées sur le bassin de la mer Noire, ils
durent, après des siècles de luttes,
se retirer vaincus et ils allèrent pour la
plupart s'établir auprès des Turcs,
leurs frères de race.
Cette émigration eut lieu surtout
pendant le règne de Catherine II. Pour
repeupler et défricher la steppe,
l'impératrice fit appel à des colons
allemands. Soutenus par de grands espoirs, qu'on
entretenait par des promesses que l'on ne se soucia
pas de tenir, ils commencèrent leur rude
labeur avec courage, mais eurent de terribles
désillusions. Grâce à leur
ténacité et à leur
zèle, ils parvinrent cependant à
mettre en valeur de vastes territoires, et
aujourd'hui on ne trouverait plus dans cette
contrée aucun coin de la steppe primitive.
Avant la Grande Guerre, le voyageur qui parcourait
la Russie méridionale s'émerveillait
de la richesse qu'il y rencontrait. Partout des
Villages cachés dans une opulente verdure, de
belles
grandes maisons entourées de jardins
florissants, des domaines quasi princiers
ornés de parcs magnifiques. C'était
un contraste frappant avec les régions
exclusivement peuplées de Russes. Des
charrues retournaient la glèbe profonde, des
moissonneuses coupaient le blé abondant.
D'innombrables chars à échelles,
traînés par des boeufs ou des chevaux,
transportaient les lourdes gerbes. Dans chaque
ferme, la batteuse mécanique ronflait des
semaines durant. Granges et étables
regorgeaient de richesses. Tel était le
spectacle riant qu'offraient au voyageur les
îlots de colons allemands
disséminés dans le pays.
D'autres colonies s'étaient
établies dans le bassin du Dniepr. Là
le pays n'est pas plat. Il présente une
riante succession de collines et de vallées.
Le fleuve puissant s'y fraie un passage à
travers les rochers et forme des cataractes souvent
très pittoresques. Les colons qui
s'établirent dans cette contrée
parvinrent aussi à une grande
prospérité, mais le travail y fut
beaucoup plus pénible que dans les autres
régions de la mer Noire, et les cultivateurs
eurent longtemps à lutter contre la
misère.
C'est dans le village de Baratow, dans le
gouvernement de jekaterinoslaw, que je naquis en
avril 1876. Mes parents étaient très
pauvres, mais travailleurs et honnêtes. Ils
se louaient comme journaliers et recevaient en
paiement une partie de la récolte. Ces
ressources suffisaient à peine à leur
entretien, et je connus de bonne heure les
privations.
J'avais huit ans quand mes parents
allèrent s'établir dans un domaine
appartenant à mon oncle. À
l'âge de neuf ans, je commençai
l'école. Elle se trouvait dans un village
à six ou sept kilomètres de chez
nous. En hiver ou par les pluies,
ce long trajet était très fatigant.
Mon père dressa un cheval à mon
usage, m'apprit à le monter et, dès
lors, chaque jour je m'élançais
à travers la steppe en une course sauvage.
Arrivé à l'école, je laissais
le cheval à lui-même et il reprenait
au galop le chemin de son écurie.
J'étais un garçon très
turbulent et indocile. Vivre au grand air,
chevaucher, courir les aventures dans la libre
campagne, me plaisait beaucoup mieux que la
contrainte de l'école. Du reste, la conduite
des jeunes gens de notre colonie n'était
guère pour m'entraîner au bien.
Peut-être étaient-ce les
difficultés et les luttes des premiers temps
de la colonisation qui avaient éteint en
bien des coeurs la flamme de vie spirituelle qui
caractérisait nos aïeux les
Mennonites ? je ne sais. En tout cas, il ne
restait dans nos communautés, en fait de vie
religieuse, que des formes
pétrifiées, et pour
l'éducation des enfants il manquait
l'influence bienfaisante de la Parole de Dieu.
Combien nos colons allemands, autrefois si
pieux, et par ailleurs si honnêtes,
étaient éloignés de la lecture
de l'Écriture sainte, c'est ce que montre le
fait suivant qui fit sur moi une impression
profonde. Un jour, mon grand-père convoque
tous ses enfants pour leur faire une importante
communication. Mes parents me prennent avec
eux.
- Mes enfants, dit-il, ma fille Catherine et
son mari sont devenus fous. Matin et soir, ils
lisent la Bible et vont, me semble-t-il, devenir
mômiers.
Cette parole se grava pour toujours dans mon
coeur. je ne parvenais pas à comprendre
quelle relation il y avait entre être fou,
devenir mômier et lire la Bible.
Quand les leçons de religion
commencèrent à l'école, la seconde année, j'y fus
tout oreilles. Comment ? jésus aimait
les pécheurs et s'était laissé
clouer sur la croix pour nous sauver, et il serait
défendu de lire son histoire dans la
Bible ? Avec ardeur, je me penchais sur mon
livre d'histoire sainte et le ne cessais de le
lire. J'avais les joues en feu, et quand personne
ne me voyait, je pressais avec enthousiasme les
images sur mon coeur. Malgré l'impression
profonde que me faisait la Parole de Dieu, je
restais le même garçon turbulent et
indiscipliné et je faisais beaucoup de peine
à mes parents. Le Dniepr au cours
impétueux, les forêts et les taillis
m'invitaient à de folles
équipées avec mes camarades dont
j'étais bien vite devenu le chef. Bravant
tous les dangers, j'entreprenais aussi tout seul
des expéditions lointaines dans la
contrée d'alentour et j'apprenais à
en connaître tous les détours et les
recoins. J'étais encore en âge d'aller
à l'école que je devins berger, et
souvent je passais mes jours et mes nuits en plein
air.
Un des dangers de la steppe, pendant les
jours chauds de l'été,
c'étaient de nombreux serpents venimeux,
longs parfois de deux ou trois mètres. je me
faisais un plaisir de les découvrir. Une
fois, j'en trouvai tout un tas, entrelacés,
et comme je les avais dérangés, ils
me poursuivirent de si près que j'eus mille
peines à échapper à leurs
morsures. je réussis enfin à en tuer
un et à mettre les autres en fuite. Une
autre fois, pendant mes courses errantes en gardant
les moutons, je courus un danger très
grand : le ne sais comment, je me trouvai
soudain entouré d'une bande de putois
acharnés. Je criai de toutes mes forces au
secours, et je frappai de tous côtés
avec ma houlette. Quelques bergers qui se
trouvaient non loin entendirent
mes appels, accoururent et mirent les carnassiers
en fuite.
Que de fois j'ai passé la nuit dehors
avec mes Moutons ! Comme j'aimais ces
veilles ! La lune brillait de tout son
éclat ; d'innombrables étoiles
scintillaient au firmament ; l'air
était pur et délicieusement frais
après la chaleur du jour. Je marchais au
hasard, laissant les moutons à la garde des
chiens, et ma poitrine se gonflait d'une sauvage
ivresse de liberté.
Il est une de ces nuits d'été
dans la steppe que je n'oublierai jamais. En
Russie, chaque paysan aménage en pleins
champs un grand jardin potager, appelé
« barchtane », où il
cultive surtout des melons, des pastèques,
des concombres et des courges, parfois aussi du
maïs. Tout y pousse à merveille, et
l'on apprécie fort les melons pendant les
jours chauds. Pour protéger contre les
voleurs les barchtanes situées en dehors des
villages, on les fait surveiller par un gardien. On
lui arrange une cabane avec une couche de paille et
les enfants lui apportent sa nourriture. Un jour,
mon oncle me confia aussi la garde de ses
barchtanes et cela me fit grand plaisir. Je me
voyais déjà grand garçon et
j'étais attiré par le mystère
de cette nuit de garde solitaire. Plein de courage,
je vais m'installer dans ma cabane. À la
nuit tombante, les cultivateurs rentrent du travail
en chantant. Je m'assieds à l'entrée
de la cabane et je regarde disparaître au
ciel les dernières lueurs du jour et
apparaître les premières
étoiles, tandis que le croissant de la lune
glisse lentement derrière les toits. Les
hautes tiges du maïs s'agitent doucement et
projettent des ombres mouvantes et
mystérieuses sur le sentier qui passe au
milieu... Tout à coup, j'entends le
craquement des roues d'un char qui se rapproche,
toujours
davantage. Le
coeur me bat à grands coups. Qui peut bien
venir si tard dans la nuit ? Et personne dans
le voisinage... je vois émerger de l'ombre
une voiture, puis une autre et une
troisième. Elles se dirigent vers les
barchtanes et font halte. Il en descend quelques
Russes barbus qui se mettent en devoir de cueillir
les fruits mûrs et de les charger sur leurs
voitures. je sentais des frissons, tantôt
glacés tantôt brûlants me courir
par le corps. je reprends courage et je crie de
toutes mes forces
- Attrapez-les !
Attrapez-les !
Au premier moment, les voleurs veulent se
jeter sur moi, mais, troublés par mes
hurlements effroyables, ils croient qu'il y a sur
place plusieurs gardiens ; ils abandonnent
tout et détalent...
Oui, j'aimais la steppe et sa
liberté, j'aimais aussi le Dniepr et ses
aspects changeants. Souvent, je m'asseyais
près des cataractes et je ne pouvais
détourner mes regards de l'onde
écumante. Quelle attirance ! Une fois,
je ne pus résister à la tentation. Je
détache une barque et je me dirige vers les
chutes. Témérairement, je m'engage en
plein courant. Soudain un remous saisit ma barque.
je rame de toutes mes forces, la sueur me ruisselle
sur tout le corps. Mais je ne réussis pas
à me dégager. Le flot m'arrache les
rames des mains. Avec l'énergie du
désespoir, je me jette à l'eau et me
laisse emporter par le courant. Eut-il pitié
de l'audacieux gamin ? Le fait est qu'il me
porte vers un gros rocher auquel je me cramponne.
Tout mouillé et tremblant, je saute de bloc
en bloc jusqu'à la rive, toujours en danger
de glisser sur la pierre lisse. Enfin, je parviens
au bord et fais sécher mes habits au
soleil...
J'avais treize ans quand un groupe de colons
allemands de chez nous achetèrent de
nouvelles terres et fondèrent de nouveaux
établissements. Mon père aussi acheta
trente déciatines de terre et
s'établit dans un des nouveaux villages,
situé dans une fort belle contrée
montagneuse.
La maison de mes parents était
petite, à moitié enfouie dans le sol.
Mais il y régnait la concorde et la paix.
jamais je n'ai entendu mes parents se
quereller ; père et mère
rivalisaient de prévenances mutuelles.
Souvent je les ai vus prier, et une fois même
le surpris mon père en train de lire la
Bible.
Pour moi, je devins la terreur du village.
Ma turbulence dégénéra en
grossière polissonnerie. Mon désir
était de devenir le héros du village
et, en compagnie des gamins de mon âge, je ne
songeais qu'à jouer de mauvais tours. Mes
parents essayèrent de me traiter
sévèrement pour me détourner
de cette mauvaise voie. Ils me défendirent
de sortir sans permission ; mais je m'
esquivais en cachette et je rentrais furtivement
dans ma chambre quand tout le monde dormait. Dans
le village, chacun se mit à me redouter.
J'aimais les rixes et cherchais partout des
querelles. Les jeunes bergers refusaient d'aller au
pâturage garder le bétail, parce que,
souvent sans motif, je les rouais de coups. Quand
je rencontrais aux champs des valets de ferme
russes, je les houspillais jusqu'à ce qu'ils
engagent le combat. Aux paysans, je faisais toute
sorte de niches : je coupais les cordes des
puits, je bouchais les cheminées, je
déplaçais les voitures et les
traîneaux et je les endommageais. Rarement on
me prenait sur le fait. En conséquence tous
les jeunes gens du village furent successivement
accusés de mes exploits, cités
à la mairie et punis, parce qu'ils ne
pouvaient prouver que c'était moi le
coupable. Cela les enrageait contre moi et
bientôt j'eus tout le Village à dos.
Quand mon père apprenait quelqu'un de mes
mauvais tours, je recevais une bonne volée
de coups ; mais au lieu de me corriger, je ne
songeais qu'à me venger de mes
dénonciateurs.
Tout en commettant ces méfaits, que
je tenais pour des hauts faits, je me sentais
profondément malheureux. Pendant les heures
tranquilles du soir, j'entendais la voix de ma
conscience gronder et me menacer, et, sur la
paillasse où je me tournais et retournais,
je cherchais en vain le repos.
« Où passeras-tu
l'éternité, si tu meurs tout à
coup telle était mon inquiétude.
Comme un fantôme, cette question me
poursuivait dans mes rêves. Mes mauvaises
actions me harcelaient ; ma conscience
était angoissée, mon âme
tourmentée, car je savais bien que je
désobéissais aux commandements de
Dieu. J'essayai de lire la Bible, mais je n'y
trouvai aucune consolation. Au sortir de ces nuits
d'insomnie, plein de désespoir, je me
précipitais dans de nouvelles aventures.
À cette époque, une famille
nommée S. vint du Caucase s'établir
dans notre village. Comme un éclair la
nouvelle se répandit de maison en
maison : Ce sont des mômiers !
Cela piqua ma curiosité, car je me
rappelais le curieux rapprochement qu'avait fait
mon grand-père : fou et mômier.
Les colons allemands décidèrent en
assemblée d'exiger le départ de ces
gens et de leur reprendre leurs terres. Mais cette
décision ne fut pas exécutée,
car les paysans n'étaient pas unanimes et
les nouveaux venus n'avaient commis aucun mal.
Peu de temps après, je me promenais
seul sur la montagne. J'avais eu quelque temps
auparavant une sauvage batterie avec des camarades
et j'étais désespéré de
mon état. je m'étais promis de prier.
Mais je rencontrai deux de mes adversaires et nous
nous menaçâmes aussitôt de nos
couteaux. Soudain nous aperçûmes le
fils des nouveaux arrivés qui se dirigeait
de notre côté.
- Tuons-le ! proposa un de mes
compagnons tout le monde dans le village nous en
sera reconnaissant.
- D'accord, dis-je aussitôt. Mais le
troisième refusa de se mêler de
l'affaire et nous quitta. Restés seuls nous
convînmes d'un endroit dans la forêt
pour y perpétrer notre crime.
Quand S. fut près de nous, il nous
salua amicalement et nous tendit la main. Cela me
désarma. Puis il nous conduisit
précisément à l'endroit choisi
par nous ; il s'assit, tira de sa poche un
Nouveau Testament et nous lut le troisième
chapitre de saint Jean.
- Es-tu converti ? me demanda-t-il.
Sais-tu si tu iras au ciel ?
Jamais personne ne m'avait posé
pareille question. Or c'était
précisément ce qui me tourmentait. je
sentis naître en mon coeur une grande
inclination pour ce jeune homme et je
résolus de le défendre si l'autre
l'attaquait.
- Non, lui répondis-je, je ne suis
pas converti ; je ne sais pas même ce
que c'est. Et je n'irai certainement pas au
ciel.
Mon camarade me faisait signe de commencer
l'attaque.
- Écoute donc ce qu'il dit, lui
chuchotai-je.
S. se tourna vers lui et lui posa la
même question. Puis il dit :
- Ne voulons-nous pas prier ?
Pour la première fois de ma vie, je
me mis à genoux avec quelqu'un pour prier.
J'étais profondément ému et je
pris la ferme résolution de m'attacher
à S., parce que je sentais qu'il pouvait
offrir quelque chose à mon âme
altérée. Quand il eut terminé
la prière, il se leva et nous quitta sans
ajouter un mot.
Nous restâmes longtemps couchés
dans l'herbe, ayant complètement
oublié et notre vieille inimitié et
notre projet criminel. Mon camarade rompit enfin le
silence :
- Si nous commençions une nouvelle
vie, sans plus nous battre ni faire de mal à
personne ?
Ce désir répondait pleinement
au mien. Deux mois durant, nous restâmes
fidèles à notre bonne
résolution. Puis il se laissa de nouveau
entraîner par d'autres camarades et je restai
seul.
Le désespoir et la solitude firent de
ma vie un tourment. je me sentais abandonné
de tout le monde. De nouveau, je me
précipitai dans mon ancien genre de vie et je fis
encore plus de
mal
qu'auparavant. Malheureux moi-même, je
n'avais pitié de personne. La famille S. ne
pouvait rien pour moi. Je fréquentais, il
est vrai, les réunions des croyants et j'y
avais fait quelques expériences. Mais je ne
trouvai pas la paix avec Dieu. Aussi je
décidai de mettre fin à cette
existence affreuse. Je devais mener le lendemain du
blé au moulin. Je décidai que ce
serait là mon dernier voyage.
Tout le long du trajet jusqu'au moulin et
pendant une partie du retour, je restai
agenouillé dans la voiture et je
récitai toutes les prières que je
savais par coeur. je ne manquais pas, à la
fin de chaque prière, d'ajouter :
« Pardonne-moi mes
péchés ! » Mon
âme était troublée
jusqu'à la mort.
Pendant le retour, la certitude se fit tout
à coup en moi : tes
péchés te sont
pardonnés ! je saisis cette assurance
avec foi et de toute mon âme. Ce fut une joie
et une lumière indescriptibles qui
s'emparèrent de mon coeur. je laissai
là chevaux et voiture et je me mis à
courir dans la campagne, louant et remerciant Dieu
pour la révélation qu'Il m'avait
accordée de Sa miséricorde. Puis je
rentrai d'un trait à la maison pour dire
à chacun que j'avais changé de vie.
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