Après l'an 58, St Pierre n'a-t-il pas pu faire le voyage ?
C'est encore facile à vérifier et le Livre des Actes va nous permettre
de poursuivre nos investigations.
Tout le monde est d'accord pour admettre que St
Paul arrive à Rome vers l'an 61. Sur ce point, nulle contestation
possible.
Depuis longtemps, l'apôtre était attiré vers ce
centre puissant et formait le projet d'aller à Rome : « Après
que j'aurai été en Macédoine, il faut aussi que je voie Rome, se
disait-il ». (Actes
XIX. 21.)
Ayant donc visité la Macédoine et la Grèce, il
se rend à Jérusalem. Là il est arrêté, à la suite d'une émeute
provoquée par sa présence dans le temple qu'il est accusé, à
l'instigation des Juifs, d'avoir profané. Traduit devant le Sanhédrin,
il se justifie en racontant sa merveilleuse conversion sur le chemin
de Damas, et conclut son discours par le récit d'une vision au cours
de laquelle il entendit la voix de Dieu lui dire : Va, c'est
aux nations. lointaines que je veux t'envoyer. (Actes
XXII. 21.)
Le voici donc en prison, et son rêve d'aller voir
Rome semble bien ne jamais devoir se réaliser. C'est alors qu'une nuit
le Seigneur lui apparaît dans son cachot, et lui dit : « Courage !
De même que tu as rendu, témoignage de moi dans Jérusalem, il faut
aussi que tu me rendes témoignage dans Rome ». (Actes
XXIII. 11.)
Mais ce n'est que deux ans plus tard, que, sous
bonne escorte, il est mis en route pour la Capitale.
Les Actes nous décrivent minutieusement le voyage
si dramatique, le naufrage, et, enfin, l'arrivée de St Paul à Rome.
Qu'elle est pathétique cette page du dernier
chapitre du Livre des Actes où se trouvent
racontées l'ultime étape du glorieux soldat de l'Évangile, sa
rencontre à Pouzzoles avec les « frères » de cette localité,
puis au Forum d'Appius et aux « Trois Tavernes » jusqu'où se
sont avancés « ceux de Rome » au devant de l'apôtre.
L'attention du lecteur est certainement frappée par
l'abondance et la précision de détails avec lesquelles le Livre des
Actes relate le voyage de l'apôtre Paul, insistant sur toutes les
circonstances qui entourent sa vocation d'évangéliste des païens, et
rendent possible son voyage dans la Capitale de l'Empire. En sorte que
l'on ne peut s'empêcher d'être surpris que le voyage de St Paul à Rome
occupe tant de place dans le récit sacré, alors que celui de St
Pierre, dont les suites devaient être incomparablement plus grosses de
conséquences, soit, de la façon la plus absolue, passé sous
silence ?
N'y a-t-il pas là une contradiction flagrante, un
étrange mystère ? Ce silence du Livre des Actes ne constitue-t-il
pas la présomption la plus grave contre un voyage possible de St
Pierre dans la capitale du monde païen ?
St Paul est donc arrivé à Rome : « Trois
jours après, il fait appeler les principaux d'entre les juifs, et il
leur dit : Sans avoir rien fait ni contre le peuple, ni contre
les coutumes de nos pères, je suis prisonnier, et, depuis Jérusalem,
livré au pouvoir des Romains. Après m'avoir interrogé, ils voulaient
me relâcher, parce qu'il n'y avait rien en moi qui méritait la mort.
Mais les Juifs s'y opposèrent, et je me suis vu forcé d'en appeler à
César, non, certes, que j'aie aucun dessein d'accuser ma nation.
Voilà pourquoi j'ai demandé à vous voir et à
vous parler, car c'est à cause de l'espérance d'Israël que je porte
cette chaîne ».
« Ils lui répondirent : « Nous
n'avons reçu de Judée aucune lettre à ton sujet, et aucun des frères
qui en sont revenus n'a rien rapporté, ou dit de défavorable à ton
égard. Mais nous voudrions entendre de ta bouche ce que tu penses,
car, pour ce qui est de cette secte, nous savons qu'elle rencontre
partout de l'opposition. » (Actes
XXVIII. 17 à 23.)
Il faudrait donc admettre, qu'après plus de.
dix-huit ans passés à Rome, l'apôtre Pierre, - l'apôtre des circoncis,
c'est-à-dire des juifs, comme l'appelle St Paul - n'aurait encore
jamais entretenu les « principaux juifs de cette ville »,
non seulement de ce qui concernait personnellement son collègue Paul
(ce qui aurait pu se faire, quoique fort douteux) mais même de la Foi
évangélique, puisque ces juifs, a-t-on vu, auraient été bien aises
d'apprendre quelque chose concernant les chrétiens : « cette
secte qui rencontre partout de l'opposition »,
comme ils disent !
Est-ce là une thèse soutenable ?
« Le vrai peut, quelquefois, n'être pas
vraisemblable. »
Sans doute. Mais ici, l'invraisemblance atteint un
tel degré, qu'il n'est plus possible de la prendre au sérieux.
Car enfin, quelle a bien pu être l'occupation de St
Pierre à Rome, au cours de ces longues années, si, d'une part, il ne
s'est pas intéressé aux Juifs, lui à qui Dieu a spécialement confié
l'évangélisation des circoncis, et si, d'autre part, il est également
demeuré un inconnu pour les incirconcis, les païens venus à
l'Évangile, comme le démontre l'omission de son nom dans les
salutations terminant toutes les Épîtres de St Paul datées de
Rome ?
À quoi a-t-il pu employer son temps ?
Le lecteur conclura avec nous que pour admettre que
St Pierre exerçait depuis dix-huit ans son ministère à Rome, il faut
faire preuve d'une complaisance inépuisable, à moins que ce ne soit
d'un aveugle parti-pris.
Quelqu'un objecte :
Mais enfin, selon vous, le point de savoir si St
Pierre est allé, ou non, exercer un pontificat à Rome, se réduirait
donc uniquement à une question d'autorité des Écritures, et de
soumission à leurs déclarations ?
- Il n'y a pas de doute. Ou bien, d'abord la
tradition des hommes, ou bien, d'abord la Parole de Dieu. - Avouez que
la méthode est un peu simpliste. - Bien. volontiers ; mais,
qu'est-ce qui est plus simple que la vérité ?
La prétendue présence de St Pierre à Rome se trouve donc
réduite de dix-huit ans. L'apôtre a-t-il pu se rendre, par la suite,
dans la Capitale de l'Empire ? Consultons toujours l'Écriture.
Nous étions en l'an 61.
Sur la foi du Livre des Actes, St Paul passa
ensuite deux années dans une maison qu'il avait louée. « Il
prêcha, en toute liberté et sans empêchement, le royaume de Dieu et
tout ce qui regarde le Seigneur Jésus-Christ ». (Actes
XXVIII. 30.) De St Pierre, toujours rien.
Combien de temps l'apôtre Paul put-il jouir de sa
liberté ? Deux ans environ, mais on ne peut
préciser, car le Livre des Actes se termine brusquement à cet endroit.
C'est ici que Mgr Duchesne se risque à suggérer,
bien timidement, qu'il se pourrait que - vers ce temps - c'est-à-dire
vers l'an 63
St Pierre se fût transporté à Rome.
Cette allégation est grosse de conséquences
l'éminent historien paraît vouloir en atténuer l'effet, quand il
ajoute : « Peut-être y était-il venu auparavant ; cela
est possible, mais non démontrable. De son activité apostolique en ce
milieu, aucun détail n'est connu. Les écrits, canoniques ou autres,
qui nous sont parvenus sous ce nom, ne contiennent à ce sujet aucun
renseignement ». (Passim, Tome I. p. 61.)
C'est net. Puis il ajoute : « Passé le
milieu du second siècle, nous trouvons sur la question du séjour de St
Pierre à Rome une tradition précise et universelle ».
Un trou de cent années c'est beaucoup, c'est trop,
quand il s'agit d'établir une tradition précise, pour employer le mot
de l'auteur.
C'est donc vers 63 que St Paul écrit aux
Philippiens. Au chapitre Il de cette Épître, datée de Rome, nous
lisons ces paroles dont aucun commentaire ne
saurait atténuer la gravité si St Pierre avait, en, ce temps-là,
exercé son ministère dans la capitale
« Je n'ai personne, ici, qui partage mes
sentiments... ; tous, en effet, ont en vue leurs propres
intérêts et non ceux de Jésus-Christ... » (Versions Segond
et Crampon.)
Nous savions déjà, par l'Épître aux Romains, que
vers l'an 58, l'Eglise de Rome traversait une période de grande
prospérité spirituelle : « Votre foi est renommée dans le
monde entier », écrit l'apôtre.
Que plus tard, un fléchissement soit survenu, que
la tiédeur ait gagné momentanément plusieurs des membres de cette
Église, ou même la généralité d'entre eux, cela est possible,
hélas ! Mais que St Pierre lui-même se trouve englobé dans le
reproche si douloureux adressé aux chrétiens romains, voilà ce que
nous nous refusons à admettre. Si l'apôtre Pierre eût exercé à cette
époque son ministère dans la ville impériale, une exception le
concernant ne pouvait pas ne pas être faite. Cette omission est
inadmissible, elle est injustifiable. Nous y voyons une nouvelle et
frappante preuve que la présence de St Pierre à Rome,
vers l'an 61-62, est absolument impossible.
À défaut du livre des Actes, il reste encore, pour
éclairer notre enquête, d'autres documents très précieux - les
dernières Épîtres de St Paul, datées de Rome, de sa prison.Vers l'an
62, l'apôtre écrit aux Colossiens je suis dans les chaînes. Et
cette lettre, il la termine par différentes salutations, évoquant les
noms de plusieurs de ses compagnons de captivité, que nous connaissons
déjà, et d'autres - Aristarque, Marc, Jésus dit Justus, Epaphras,
Luc le médecin bien-aimé, auteur de l'Évangile qui porte son
nom, Démas...
De St Pierre, toujours pas un mot. Si ce dernier
avait été à Rome, l'énigme de ce silence, serait de plus en plus
inexplicable. Elle pèserait douloureuse... Évidemment, l'apôtre ne
peut pas être encore arrivé dans la Capitale.
Puis, vient l'Épître à Philémon. Du temps s'est
encore écoulé : Moi, Paul, vieux, dit-il. Avec des
salutations, des noms encore, terminent cette Épître : Marc,
Aristarque, Démas, Luc.
De St Pierre, rien (1).
Il est des silences qui parlent avec une singulière
éloquence ; il est des silences qui accablent. Le silence de St
Paul sur la présence de St Pierre à Rome, au cours de ces années où
les deux hommes auraient dû se voir on pourrait dire tous les jours,
s'ils y eussent été simultanément présents, est un de ces silences
là...
Enfin, nous arrivons au dernier écrit de St Paul,
sa seconde lettre à Timothée, qui doit dater de l'an 66 ou 67, très
peu de temps avant son martyre.
Les théologiens. romains enseignent, avons-nous vu,
que St Pierre fut martyrisé la même année que St Paul. Nous nous
trouvons, par conséquent, à l'extrême limite possible pour l'arrivée
de l'apôtre à Rome.
Voici, sans y changer un mot, la poignante finale
de cette Épître, émouvant cri d'appel du lion blessé à mort et qui
sait que le moment suprême est arrivé :
« Car pour moi, je sers déjà de libation et
le moment de mon départ est proche. J'ai combattu le bon combat,
j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi ; il ne me reste plus
qu'à recevoir la couronne de justice que me donnera en ce jour-là le
Seigneur, le juste juge, et non seulement à moi, mais à tous ceux
qui auront aimé son avènement.
Tâche de me rejoindre au plus tôt ; car
Démas m'a quitté par amour pour le siècle présent, et il est parti
pour Thessalonique ; Crescent est allé en Galatie, Tite en
Dalmatie, Luc, seul, est avec moi. Prends Marc et amène-le avec toi,
car il m'est d'un grand secours pour le ministère...
Personne ne m'a assisté dans ma dernière
défense ; tous m'ont abandonné. Que cela ne leur soit point
imputé ! Cependant, le Seigneur m'a assisté et m'a fortifié afin que
la parole fût pleinement annoncée par moi, et entendue de toutes les
nations ; et j'ai été délivré de la gueule du lion. Le Seigneur
me délivrera de toute oeuvre mauvaise, et Il me sauvera en me
faisant entrer dans son royaume céleste. À lui soit la gloire aux
siècles des siècles ! Amen !
Salue Prisca et Aquilas, et la famille
d'Onésiphore. Eraste est resté à Corinthe, et j'ai laissé Trophine
malade à Milet. Hâte-toi de venir avant l'hiver. Eubule te salue,
ainsi que Pudens, Linus, Claudia et tous les frères.
Que le Seigneur Jésus-Christ soit avec ton
esprit ! Que la grâce soit avec vous ! Amen ! »
Ajouter un seul mot à de telles paroles, ce ne
serait pas affaiblir seulement, ce serait profaner.
Mais prétendre, après les avoir lues, que St
Pierre se trouvait dans le même temps, et dans la même ville que St
Paul, quand celui-ci les écrivait, c'est faire peser sur l'un comme
sur l'autre apôtre le plus troublant mystère, la plus flétrissante
suspicion.
Que d'autres se chargent d'une semblable
responsabilité.
Non, St Pierre n'a pas exercé de ministère à
Rome. Non, jamais il n'y a établi le premier siège Pontifical
romain.
Cette démonstration a été portée à un degré
d'évidence auquel il nous paraît difficile de ne pas se rendre lorsque
l'on a pour but suprême, la Vérité, et pour unique inspiration, la
bonne foi.
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