En ce qui concerne les années qui suivent immédiatement, nous allons
être très suffisamment instruits par les faits suivants :
Nous avons vu, par un extrait de l'Épître de St
Paul aux Galates (Gal.
Il. 1), que la première conférence apostolique, disons concile,
par abréviation, fut tenue à Jérusalem quatorze ans après la
première rencontre, dans cette ville, de St Pierre et de St Paul,
c'est-à-dire vers l'an 56.
Il peut sembler étrange que ce concile ait été tenu
à Jérusalem, et non pas à Rome. Voici pourquoi :
Si les théologiens catholiques sont dans le vrai,
Rome n'était-elle pas, depuis plus de 14 ans, le siège central du
monde chrétien ?
Durant ce temps, la puissante et féconde activité
de l'apôtre Pierre n'a-t-elle pas dû se donner libre cours ?...
Quelle magnifique occasion, par conséquent, de
frapper un grand coup sur le coeur même du paganisme en convoquant à
Rome tout ce qui illustrait le Christianisme, alors dans sa plus
intense vitalité ! Quel pas en avant pouvait en résulter pour la
Mission en terre païenne ! Cette seule considération, déjà, eût
dû être d'un grand poids, aux yeux des apôtres, pour choisir Rome
comme siège du concile,
On répondra, sans doute, que dans la grande
majorité des cas, les conciles ne se sont pas tenus à Rome. C'est
vrai. Mais on sait que le pape ne se déplaçait pas non plus, ou très
exceptionnellement, pour y assister. Il était seulement représenté par
ses légats. Or, St Pierre a été présent.
Nous verrions donc, malgré son âge, l'apôtre
vieilli encore par son rude apostolat, se mettre en route, et pour
quel voyage !
Le voici à Jérusalem. Quel rôle va-t-il jouer dans
cette conférence, si importante, puisque l'on y
discutera les conditions de la réception, dans l'Eglise chrétienne,
des païens convertis à l'Évangile ?
Nous allons de surprise en surprise...
Premièrement, les personnages les plus remarqués y
sont, cela est manifeste, Paul et Barnabas, ou Barnabé, qui racontent
par le détail (Actes
XV. 4), l'oeuvre merveilleuse accomplie parmi les païens, en
Chypre, à Salamine, à Paphos, à Perge, en Pamphylie, en Pisidie, puis
à Icone, dans les villes de la Lycaonie, etc...
St Pierre, à son tour, va sans doute entretenir les
frères de la propagation glorieuse de la Foi dans la Métropole de
l'Empire romain, au cours de ces quatorze ans écoulés ? Pas plus
que St Paul, il ne va tarir en récits émouvants sur ce qui s'est passé
durant ce long séjour à Rome, la ville mystérieuse, inconnue pour la
plupart de ses auditeurs ?...
Non ; pas un seul mot ne sort de ses lèvres à
ce sujet !
L'assemblée passe ensuite à l'examen du point en
litige. Il faut lire ce compte-rendu du Livre des Actes, où tout est
d'un si puissant intérêt. Une longue discussion,
tout d'abord, s'engage. Elle n'aboutit pas à régler grand chose ;
et enfin, St Pierre prend la parole. Très brièvement, il expose la
question, suggère même la solution à prendre ; mais son discours
ne semble pas avoir fait grande impression. L'assemblée, est-il dit,
garde le silence.
Pour le rompre, Paul et Barnabé reprennent le récit
de tous les miracles et des prodiges que Dieu avait faits par eux
au milieu des Gentils. (Actes
XV. 12.)
C'est, encore, le moment pour St Pierre, de dire ce
qu'il a fait, lui, à Rome ; mais rien ! Ce mutisme est
déconcertant. Car, comment l'expliquer, vraiment, si St Pierre avait
été l'apôtre missionnaire des contrées romaines, comme son collègue St
Paul l'était des contrées helléniques de l'Europe orientale et de
l'Asie Mineure ?
Cependant, l'opinion de la conférence est toujours
en suspens. Il faut pourtant aboutir. C'est alors que l'apôtre Jacques
intervient. Il le fait avec une grande autorité. Sa parole entraîne
les convictions ; c'est elle qui détermine la décision que va prendre
l'assemblée, comme peut s'en rendre compte le lecteur attentif
du Livre des Actes. L'avis de St Jacques est prépondérant. Il clôt le
débat.
Si quelqu'un fait figure de chef, dans cette
conférence, c'est manifestement lui, Jacques et non Pierre.
Enfin, éclairé, le concile statue. Mais il le fait,
comme on va le voir, de la manière la plus déconcertante, et il n'est
pas inutile de reproduire le texte littéral de sa décision, que, sous
forme de lettre, nous donne le Livre des Actes :
« Les apôtres, les anciens et les frères,
aux frères d'entre les Gentils qui sont à Antioche, en Syrie et en
Cilicie :
Ayant appris que quelques-uns des nôtres sont
venus, sans aucun mandat de notre part, vous troubler par des
discours qui ont bouleversé vos âmes, nous nous sommes assemblés et
nous avons jugé à propos de choisir des délégués et de vous les
envoyer, avec nos bien-aimés Barnabé et Paul, ces hommes qui ont
exposé leur vie pour le nom de notre Seigneur Jésus-Christ.
Nous avons donc député Jude et Silas qui vous
diront de vive voix les mêmes choses. Il a semblé bon au St-Esprit
et à nous de ne vous imposer aucun fardeau au delà de ce qui est
indispensable, savoir, de vous abstenir de viandes offertes aux
idoles, du sang de la chair étouffée et de l'impureté ! En vous
gardant de ces choses, vous ferez bien. Adieu. » (Actes
XV. 22 à 30).
Nous n'insistons pas sur le préambule de la lettre,
les termes, le ton et la finale de celle-ci. Nous demandons
seulement : Quel point de ressemblance cette première encyclique
apostolique a-t-elle avec les encycliques pontificales ?
Comment se fait-il, d'autre part, que les néophytes
païens, représentant le résultat du travail de l'apôtre Pierre, au
cours de ces quatorze dernières années à Rome, n'y sont pas
mentionnés ? Incirconcis, pourtant, la plupart, les questions qui
se posaient pour ceux d'Antioche, de Syrie et de Cilicie, se posaient
aussi pour eux.
Le concile pouvait-il s'en désintéresser ?
Deux seules raisons sont capables de nous expliquer
une telle anomalie : Ou bien, l'apôtre n'était encore point allé
à Rome. Ou bien, le concile ignorait l'existence d'une Église dans la
Capitale de l'Empire. Cette seconde hypothèse est par trop difficile à
admettre.
Il a pu se faire qu'aussitôt après le concile de
Jérusalem, St Pierre soit allé prendre la direction du mouvement
apostolique dans la ville impériale.
L'Épître aux Galates écarte formellement cette
supposition. St Paul nous dit en effet, chapitre
II, v. 11, qu'après le concile, Céphas, c'est-à-dire Pierre, se
rendit à Antioche. Et c'est là qu'eut lieu, comme on le sait, la scène
pénible où St Pierre, pour avoir ménagé, par une fâcheuse faiblesse,
l'esprit sectaire des judéo-chrétiens, entendit son collègue Paul lui
reprocher publiquement « de ne pas marcher droit selon la vérité
de l'Évangile » (v.
14).
Voici réduites considérablement les prétendues
vingt-cinq années du pontificat de l'apôtre. Elles ne sont plus que
onze. Mais voyons si elles sont réellement onze.
Sera-ce après ce regrettable incident que nous allons trouver St
Pierre à Rome ?
Si nous en croyons les commentateurs, l'Épître aux
Romains a été écrite par l'apôtre Paul dans le courant de l'an 58,
alors qu'il était à Corinthe, environ deux ans après le concile de
Jérusalem.
Par conséquent, selon la tradition, l'apôtre Pierre
serait depuis seize ans dans la Capitale, y exerçant son ministère à
la tête de l'église de Rome.
Que l'on veuille bien, maintenant, fermer pour
quelques instants le Livre des Actes, et avoir sous les yeux l'Épître
de St Paul aux chrétiens de Rome.
Par quoi est-on frappé tout d'abord ? Par la
dédicace de la lettre. Est-ce que la déférence fraternelle, est-ce que
la plus simple courtoisie ne commandaient pas de faire passer cette
lettre par le conducteur de cette église ? Comment
qualifierait-on le fait pour un évêque ou un archevêque, d'écrire
directement une lettre aux fidèles d'une église d'un autre diocèse en
paraissant ignorer l'existence de son conducteur spirituel, en
affectant même d'éviter de faire la moindre allusion à sa
personne ? Or, c'est exactement le cas pour cette Épître.
Nous y lisons, au chapitre
1er, verset 11 et 15 : « ... J'ai un grand désir de
vous voir pour vous communiquer quelque don spirituel capable de
vous affermir... ; ainsi, autant qu'il est en moi, je suis prêt
à vous annoncer aussi l'Évangile, à vous qui êtes à Rome ».
Elles seraient bien surprenantes ces paroles sous
la plume de l'apôtre dont les autres écrits témoignent toujours de
tant de délicatesse et d'un tact si parfait.
- « Comment, auraient pu répondre les
chrétiens de Rome, mais il nous a déjà été annoncé l'Évangile, et par
qui ? par l'apôtre Pierre lui-même ! Quant aux dons
spirituels capables de nous affermir, qui
est mieux à même de nous les communiquer que le représentant de
Jésus-Christ sur la terre ? Ignorez-vous donc que nous avons
l'insigne privilège de l'avoir, et depuis seize ans, à notre
tête ? »
Sans être taxés de susceptibilité excessives les
chrétiens de Rome pouvaient à bon droit, ils le devaient même,
relever, au nom de leur pasteur ainsi amoindri, le manque d'égards
avec lequel on le traitait. Oui, pendant plus de seize ans, il aurait
peiné pour fonder cette église, il lui aurait donné et son coeur et sa
vie, et voici qu'un étranger semble juger son oeuvre comme étant à peu
près à refaire !
Et si l'on pense que nous exagérons, que l'on
veuille bien faire une lecture attentive de l'Épître aux Romains. Il
est évident que l'apôtre Paul y parle un langage qui laisse nettement
entendre que ceux auxquels il s'adresse ont un besoin urgent non pas
seulement d'acquérir des connaissances spirituelles plus approfondies,
mais même d'être mis au clair sur les vérités les plus élémentaires de
la foi chrétienne.
Le fait que la foi des Romains était renommée
dans le monde entier (Chap.
1, v. 8) ne prouve pas, nécessairement, que
cette foi était arrivée à la maturité voulue ; il s'en faut, et
le contenu de l'Épître le prouve. L'apôtre s'ingère dans la vie
intérieure de l'église ; il adresse des avertissements, des
conseils, des exhortations, il fait des remarques d'ordre pratique,
toutes choses démontrant à l'évidence que l'église de Rome était
encore privée de certaines directives, qu'elle manquait, enfin, des
lumières et de l'instruction que peut donner un apôtre, un
prophète.
Ne pense-t-on pas que ce soient là autant d'indices
moraux des plus sérieux que la présence de St-Pierre à Rome, comme
conducteur spirituel de cette Église, en l'an 58, est
impossible ?
Mais voici une nouvelle considération plus grave
encore.
L'Épître aux Romains contient, fait unique en
l'espèce, un chapitre presque entier de salutations. Les uns après les
autres, tous les missionnaires venus à Rome planter en plein coeur du
paganisme le drapeau de l'Évangile, et même une partie des convertis,
sont nommés.
Ils sont là vingt-quatre, plus ou moins connus,
plus ou moins élevés en fonctions spirituelles, en états de services.
D'un mot affectueux, ou déférent, l'apôtre,
admirablement renseigné quoique n'ayant jamais vu la plupart d'entre
eux, décerne à chacun l'hommage fraternel qui lui convient.
L'apôtre St Pierre vient-il en première place, dans
cette énumération méticuleusement établie ?
Parmi tous ces noms, dont très peu sont passés à
l'histoire, un seul nom est absent, le sien, le nom de l'apôtre
Pierre !
Le fait est d'autant plus troublant qu'il s'était
passé de très graves et très douloureux événements à Rome, au cours de
ces quatorze ou seize années. Sous le règne de Claude, les juifs
avaient été l'objet d'une violente persécution, dont fait mention le
Livre des Actes,
XVIII. 2. Ils avaient été expulsés en masse de Rome, pêle-mêle
avec les chrétiens, et un certain Aquilas, ainsi que sa femme
Priscille, furent, par suite de cette expulsion, rencontrés par St
Paul à Corinthe, où ils s'étaient réfugiés. C'est probablement par eux
que l'apôtre fut si bien mis au courant de la situation de l'église à
Rome.
L'historien Suétone, qui relate cette expulsion, en
rapporte la raison : « Judoeos impulsore Chresto assidue
tumultuantes Roma expulit », c'est-à-dire : (Claude)
chassa les juifs à cause des troubles qui ne cessaient de se produire
à l'instigation du Christ. (La populace romaine désignait les
Chrétiens par le nom de Chrestiani « quos ... vulgus Chrestianos
appellabat », selon le célèbre texte de Tacite : ceux que le
vulgaire appelait chrétiens. - Annales XV. 44. (Mgr Duchesne ;
Hist. Anc. de l'Eglise).
On ne peut s'empêcher de trouver surprenant que le
Livre des Actes cite à cette occasion Aquilas et Priscille, tandis
qu'il ne fait aucune mention de St Pierre. À cela, les théologiens
romains répondent que ce dernier aurait pu se réfugier autre part qu'à
Corinthe ; mais qu'en réalité, il n'avait pas quitté Rome, parce
qu'au moment où il se disposait à s'enfuir, le Seigneur lui était
apparu.
« Quo vadis Domine ? » Où vas-tu,
Seigneur ?, lui aurait demandé Pierre.
- « Puisque tu abandonnes mes brebis, je vais
à Rome pour qu'une fois encore on me crucifie ! » aurait
répondu Jésus.
Et alors, St Pierre, honteux de son projet de
désertion, serait resté...
Nous sommes en pleine légende. Pour que cette
histoire, qui fut l'occasion d'un roman fameux, mais qui est
nettement, comme on l'a vu, controuvée par l'Écriture, pût être
sérieusement prise en considération, il faudrait que St Pierre se fût
trouvé à Rome, en ce temps-là. Le lecteur en a reconnu
l'impossibilité.
Si cette question retient l'attention des
Protestants, il n'est pas douteux qu'elle rend extrêmement perplexes
les Catholiques romains qui ont le scrupule et le respect des textes.
C'est ainsi que Mgr Duchesne, parlant dans son
ouvrage déjà cité des origines de l'Eglise romaine, écrit ces
mots :
« Par quelles mains, la divine semence
fut-elle jetée sur cette terre, c'est-à-dire à Rome, où elle devait
fructifier d'une manière si prodigieuse ? Nous l'ignorerons
toujours. Des calculs, trop peu fondés pour entraîner le suffrage de
l'histoire, transportent à Rome l'apôtre Pierre dès les premiers temps
de Claude (42), ou même sous Caligula (39). ... Laissons donc le
mystère planer sur cette première origine, et
bornons-nous à constater que l'Eglise romaine, au temps où St Paul lui
écrivit (58), était constituée, nombreuse, connue, célèbre même par sa
foi et ses oeuvres. » (Tome I, p. 55, 56.)
C'est là le langage du savant scrupuleux et de bon
sens.
Admettre, en effet, que l'apôtre St Pierre se
trouve depuis de longues années à Rome et que St Paul eût écrit aux
Romains une lettre où il n'aurait été fait aucune allusion à sa
personne, c'est croire l'apôtre des Gentils capable du manque de
convenances le plus grossier. Il y aurait dans le fait d'avoir omis le
nom de St Pierre, alors que tant d'autres noms sont cités, une
outrance d'affectation indigne du noble caractère de l'apôtre Paul.
Et puisque Paul n'aurait pas pu ignorer l'existence
de son collègue à Rome, si celui-ci y eût été, la seule conclusion
possible pour tout esprit juste et réfléchi, c'est qu'en l'an 58, la
présence de St Pierre n'avait pas encore été signalée dans la Capitale
de l'Empire.
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