La tradition, une tradition séculaire qui plonge ses racines dans les
coeurs de millions de fidèles, veut que St Pierre ait exercé pendant
une période de vingt-cinq années, avons-nous vu, les fonctions de pape
à Rome. Sur quelles sérieuses garanties repose cette confiance ?
Et où pouvons-nous chercher ces garanties mieux que dans
l'Écriture ? Voyons donc si la présence et le pontificat de St
Pierre à Rome, au cours des années 42 à 67 de l'ère chrétienne,
peuvent s'accorder avec les documents sacrés.
Si ceux-ci démontrent incontestablement que
l'apôtre a exercé son ministère à Rome, au cours de ces vingt-cinq
années, nous nous inclinerons tout le premier
devant ce verdict suprême, quelles qu'en puissent être les
conséquences.
Si c'est le contraire qui est démontré, le lecteur
de bonne foi conclura.
Mais que chacun prenne, devant Dieu, ses
responsabilités.
La première Épître de l'apôtre Pierre se termine
par ces mots :
« Celle qui est élue avec vous à Babylone
vous salue. »
Cette salutation nous apprend donc que l'apôtre a
habité la ville de Babylone et y a exercé une activité, tout au moins
temporaire.
Mais il faut s'entendre. Quel lieu est ainsi
désigné ?
Personne n'a jamais contesté que Babylone ait été
le nom d'une ville.
Du temps de St Pierre, l'antique Babylone,
l'ancienne capitale de la Chaldée, sur l'Euphrate, était bien déchue
de sa splendeur d'autrefois. Mais elle existait toujours. Le géographe
grec Strabon en parle, en effet ; elle comptait même, vers le XIe
siècle, vingt mille juifs, environ, et il s'y trouvait une synagogue.
- C'est de Rome qu'il s'agit, dans cette
salutation, ont affirmé les docteurs catholiques, croyant tenir par là
un argument décisif en faveur de l'opinion que c'est à Rome que
l'apôtre exerça son ministère. Babylone, ont-ils dit, est le nom
mystique de Rome, dans l'Écriture. C'est bien exact.
Mais, que l'on y prenne garde : l'affirmation
est dangereuse ! Si l'on identifie Babylone avec la Rome
pontificale, tout ce que dit l'Écriture concernant la Babylone
mystique, doit s'appliquer logiquement à la Rome pontificale. Voici
comment l'Apocalypse appelle « la ville assise sur les sept
collines, Babylone la grande » :
- « La mère des impudiques et des
abominations de la terre, ivre du sang des saints, et du sang des
témoins de Jésus, demeure de démons et repaire de tout esprit
immonde. » Au portrait de Babylone, s'ajoute la prophétie
suivante :
- « Malheur ! malheur ! ô grande
ville, Babylone, ô puissante cité. En une heure est venu ton
jugement. ... Alors un ange puissant prit une pierre semblable à une
grande meule et il la lança dans la mer en
disant : Ainsi sera soudain précipitée Babylone, la grande
ville, et on ne la retrouvera plus. » (Chapitres
VI, 8, XVII
et XVIII de l'Apocalypse.)
Or, Rome existe toujours, tandis que l'autre
Babylone a depuis longtemps disparue.
Il faut donc en prendre son parti : ou bien,
la Babylone de l'Épître est la Babylone disparue de l'Asie Mineure, ou
bien c'est Rome, c'est la Babylone de l'Apocalypse, avec son portrait
peu flatteur et une promesse de disparition non encore réalisée...
Au surplus, cette Épître de St Pierre ne donne, à
aucun moment, et par aucun mot de son contenu, l'idée d'un écrit
mystique. Cette terminaison en allégorie serait donc inconcevable, et
même bizarre, dans une lettre remplie d'exhortations et de conseils
d'ordre éminemment pratique.
Enfin, l'on a cru pouvoir avancer que l'apôtre
aurait ainsi daté sa lettre par crainte de persécutions possibles.
Cette supposition, on l'avouera, n'est guère à l'éloge de celui que
l'on a entrepris de placer sur un si haut piédestal. Elle prête
gratuitement à l'apôtre des sentiments que son
martyre a noblement démentis. Nous ne nous y arrêterons pas (1).
Disons donc que la Babylone de l'Épître est une
ville ayant réellement existé et porté ce nom.
D'après une très ancienne tradition, St Pierre
aurait été crucifié la tête en bas. Or, c'était justement la coutume,
à cette Babylone, de crucifier ainsi, parait-il. À Rome, non.
Avons-nous là une nouvelle confirmation de la
présence, à un moment donné, de St Pierre dans la Babylone de
Chaldée ?
La vérité toute simple est que l'histoire des
dernières années de St Pierre nous demeure voilée.
Après le colloque d'Antioche, à partir du chapitre
XV du Livre des Actes, toute trace de l'apôtre disparaît soudain, et
l'on ne sait à peu près plus rien de lui.
Les premiers Pères de l'Eglise, se taisent à son
sujet, ou ils se contredisent, ou ils demeurent
tellement vagues que l'on ne peut rien établir de positif sur leur
témoignage.
L'épître de St Clément aux Corinthiens, celle de St
Ignace aux Romains, un écrit de Papias, évêque d'Hiérapolis, sont sur
ce point tout ce qu'il y a de plus confus.
St Clément de Rome, par exemple, se contente de
dire : « Pierre fut soumis à de dures épreuves et finalement
souffrit le martyre. Paul, après avoir enseigné la justice au monde
entier et être arrivé jusqu'aux extrêmes limites de l'Occident,
souffrit le martyre sous la juridiction des Préfets » (Épîtres,
chap. V).
Nous avons eu sous les yeux ces textes, et les
reproduire tous ici, serait nous allonger bien inutilement, tellement
ils sont imprécis et vides.
Vraiment, il est impossible d'en déduire, en toute
conscience, même une supposition.
Eusèbe, celui que l'on a appelé « le père de
l'Histoire ecclésiastique », et sans qui nos connaissances sur
les trois premiers siècles de l'Eglise se réduiraient à bien peu de
chose, n'ose s'engager. Résumant ces documents, il parle seulement d'
« opinion possible ».
Or, c'est sur le témoignage d'Eusèbe que s'appuie
surtout la tradition qui fait aller St Pierre à Rome en l'an 42, et
l'y fait mourir, après vingt-cinq ans de pontificat...
L'opinion, - rapportée par Eusèbe (IVe siècle) qui
l'attribue à Papias, évêque d'Hiérapolis (IIe siècle), mais dont
Irénée (IIe siècle) ne parle pas - que, en l'an 44, St Pierre serait
accouru à Rome sur les traces de Simon le Magicien, pour le confondre,
une telle opinion, adoptée par bon nombre d'auteurs catholiques (Mgr
Duchesne n'y fait, lui, aucune allusion) est, avons-nous vu, et nous
le verrons mieux encore, absolument controuvée par les données de
l'Écriture.
Il ne reste plus que l'hypothèse extrême, dernier
espoir de ceux qui veulent absolument que St Pierre soit allé mourir à
Rome :
Jésus, on le sait, avait dit à l'apôtre, peu de
temps avant de monter au ciel : « Quand tu étais plus
jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais ;
mais quand tu seras vieux, tu étendras les mains et un autre te
ceindra et te mènera où tu ne voudras pas ». Il disait
cela, indiquant par quelle mort Pierre devait glorifier Dieu (St
Jean XXI. 18, 19).
Ceci doit assurément s'entendre du supplice infligé
à Pierre sur la fin de sa vie, en suite duquel l'apôtre est mis dans
l'impossibilité de faire l'usage qu'il veut et de ses yeux, et de ses
pieds et de ses mains. Dans ces conditions, absolument indépendantes
de sa volonté, l'apôtre pourrait avoir été traîné à Rome, et,
finalement, mis à mort là-bas.
Mais alors, comment aurait-il pu, en de telles
conjonctures, fonder l'Eglise de Rome, puisqu'elle existait depuis
longtemps déjà, ou exercer un pontificat quelconque dans la
capitale ?
On voit combien est vague et fragile cette
hypothèse, et avec quelle réserve nous devons l'accueillir.
- « On ne trouve, dit Eusèbe, dans son
Histoire de l'Eglise, Chap. 1er, pour les temps écoulés depuis le
Sauveur, que des relations particulières, faibles lueurs qui
paraissent de loin en loin et qui découvrent le chemin au milieu de la
nuit » (Ch. Lagrange ; Histoire de l'Eglise ; tableau
62 ; voir Appendice A).
Oui, nous sommes bien au milieu de la nuit...
En définitive, on ne sait, d'une façon absolument
certaine, ni où St Pierre eut sa résidence, ni où,
exactement, ni comment, il mourut.
Il semble que Dieu ait voulu que l'on perdît ses
traces et qu'un voile s'étendit sur les dernières années de sa vie.
Cela est bien significatif. Comme pour son serviteur Moïse, le
Seigneur se serait ainsi opposé à ce que le corps de l'apôtre pût, un
jour, devenir une idole.
Et puisqu'il est établi que l'on ne peut
honnêtement prouver, pas plus par la tradition que par l'histoire, que
St Pierre ait passé à Rome les vingt-cinq dernières années de sa vie,
il serait singulièrement intéressant de rechercher, maintenant, dans
les Textes sacrés eux-mêmes, s'il est possible d'acquérir une
certitude sur une question d'aussi capitale importance.
Un éminent catholique, autrefois professeur à l'Université de Berlin,
Ellendorf, a établi, après de rigoureux calculs, que la conversion de
St Paul a dû avoir lieu l'an. 39 de l'ère chrétienne.
Nous avons là un précieux point de repère.
Nous trouvons ensuite, dans l'Épître de St
Paul aux Galates, un autre renseignement non moins clair et
précis :
- « Trois ans après - l'apôtre vient de
parler de sa conversion - je montai à Jérusalem pour faire la
connaissance de Céphas », c'est-à-dire de Pierre. (Galates
I. 18 à 19.)
Et ceci nous reporte à l'an 42, au moins, puisque
l'apôtre. parle d'un voyage effectué en Arabie, d'abord, à Damas
ensuite, entre sa conversion et son voyage à Jérusalem. (v.
17.)
De sorte qu'en cette année 42, deuxième année
du règne de l'empereur Claude, l'apôtre St Pierre ne pouvait se
trouver à Rome, puisqu'il était à Jérusalem où St Paul passa quinze
jours en sa compagnie. (Galates
I. 18.)
A-t-il pu s'y rendre aussitôt après cette
entrevue ?
Le Livre des Actes des Sts Apôtres - qu'il
convient de tenir sous les yeux, si l'on veut suivre avec fruit
cette étude, va nous renseigner.
Il y est dit, au Chapitre
IX, v. 31 à 35, qu'après le voyage de Paul à Jérusalem, il
arriva « que Pierre, visitant les saints de ville en ville,
descendit aussi vers ceux qui habitaient Lydda... »
Après son entrevue avec l'apôtre Paul, St Pierre ne
prend donc pas la direction de Rome, mais celle de Lydda, petite ville
à une trentaine de kilomètres de Jérusalem, non sans avoir,
auparavant, parcouru toute la contrée d'alentour, ainsi qu'il vient de
nous être dit.
On peut objecter que ce voyage ne prit pas toute
une année, et que l'apôtre a pu se trouver à Rome vers la fin de 42.
C'est ce que va éclaircir encore le Livre des
Actes. Il nous apprend, quelques lignes plus loin, « qu'il y
avait à Joppé parmi les disciples, une femme nommée Tabitha, en grec
Dorcas. Elle était riche en bonnes oeuvres et faisait beaucoup
d'aumônes. Elle mourut... Les disciples ayant appris que Pierre se
trouvait à Lydda, envoyèrent deux hommes vers lui, pour le prier de
venir... »
St Pierre se rendit donc à Joppé, et il ressuscita
Dorcas.
Tous ces événements prennent du temps. Les semaines
succèdent aux semaines, et cela finit par faire des mois. Et Pierre
nous est-il dit,
v. 43, « demeura quelque temps à Joppé ».
Est-ce après ce séjour qu'il partit pour
Rome ?
En ce temps-là, poursuit le Livre des Actes,
Chap. X, vivait à Césarée, petit port de mer à une
cinquantaine de kilomètres de Joppé, un officier de l'armée romaine,
nommé Corneille homme pieux et bon. Et Pierre, poussé par le
Saint-Esprit, se rendit auprès de lui, afin de lui annoncer
l'Évangile.
Il remplit sa mission apostolique, puis, il
passa plusieurs jours avec eux (v.
48).
Mais la conversion du païen romain Corneille, et
son baptême, avaient ému les esprits, à Jérusalem. Certains des
Judéo-Chrétiens, scandalisés que l'apôtre Pierre eût pu entrer chez un
incirconcis, lui adressèrent des reproches et le convoquèrent
d'urgence pour rendre compte de ses actions. (Actes
XI. 2. 3.)
St Pierre obéit (notons en passant que, d'habitude,
les papes commandent, au lieu d'obéir, qu'ils demandent des
explications, au lieu d'en donner) - et ses éclaircissements calmèrent
les fidèles de l'Eglise qui, est-il dit, approuvèrent sa
conduite.
À cette époque, les voyages ne se faisaient qu'avec
une extrême lenteur, surtout quand on était pauvre, comme St
Pierre ; comment peut-il donc être possible qu'en cette même année
42, l'apôtre ait pu accomplir toutes ces missions, effectuer toutes
ces longues pérégrinations, visiter toutes ces contrées, et, se
trouver malgré tout à Rome avant l'année 43 ?
Nous ne sommes d'ailleurs pas seul à nous récrier
devant pareille invraisemblance. Les Pères Dominicains (Bibliothèque
sacrée de 1822), dom Calmet et d'autres encore, contestent,
précisément à cause de ces données du Livre des Actes, la présence de
St Pierre à Rome en l'an 42.
Pour ces hommes, évidemment, l'inspiration des
Saintes Écritures avait un sens précis et pratique. La Parole de Dieu
faisait autorité, pour eux, et devant semblables contradictions leur
conscience était mal à l'aise. La nôtre le serait-elle moins ?
Car enfin, le Livre des Actes occupe, dans le
Nouveau Testament, une place extrêmement importante, et nous avons vu
qu'il s'inscrit en faux contre l'opinion que St Pierre ait pu se
trouver à Rome dès l'an 42, et à plus forte raison y exercer le
pontificat.
Récuserait-on l'autorité d'un livre
canonique ? Ce serait grave.
Nous avons donc laissé, vers la fin de 42, Sinon
au commencement de 43, St Pierre à Jérusalem. Le verrons-nous ensuite
prendre la direction de Rome ?
Il nous est dit, Actes
XI. 19, qu'à l'occasion de la première persécution contre les
Chrétiens à l'instigation du roi Hérode, ceux-ci se dispersèrent, à
l'exception des apôtres qui, eux, demeurèrent à
Jérusalem !
Le récit sacré ajoute qu'Hérode fit mourir par
l'épée St Jacques, frère de St Jean, et, comme cela était agréable aux
juifs, il fit jeter St Pierre en prison ; - en prison à
Jérusalem, il va de soi.
Du temps se passe. L'Eglise, en prière, ne cesse
d'intercéder auprès de Dieu en faveur de l'apôtre. Une nuit, un ange
pénètre silencieusement dans sa prison, réveille Pierre en le frappant
au côté, fait tomber ses chaînes, ouvre toutes les portes devant lui
et ne le quitte qu'une fois dans la rue. Pierre était libre. (Actes
XII.)
- C'est précisément à ce moment-là, a-t-on dit, que
St Pierre se mit en route pour Rome. N'est-il pas écrit, en effet, au
verset 17
de ce Chapitre XII : Pierre s'en alla dans un autre
lieu ?
Un autre lieu !... Comment, il nous faudrait
admettre que c'est par une telle expression que serait désignée la
Métropole impériale, siège de la puissance, presque illimitée, des
Césars ?
On nous demande, vraiment, de faire preuve d'une
complaisance exagérée. Comment, des localités minuscules telles que
Lydda, Joppé, Césarée, des hameaux, en comparaison de la grande
Capitale assise sur les sept collines, auraient été nommées en toutes
lettres, tandis que la Cité dont Pierre va changer si prodigieusement
la destinée, par le seul fait qu'il y aura établi sa résidence, Rome,
enfin, serait appelée : Un autre lieu !...
Ce serait trop invraisemblable.
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