SÉCURITÉ CHARNELLE FAIT UN FESTIN.
- CRAINTE DE DIEU ÉLÈVE LA VOIX. --
IL REPROCHE L'OUBLI D'EMMANUEL. - LA VILLE TOMBE
DANS LA LANGUEUR. - LES ENNEMIS EN SON ENCEINTE
CONSPIRENT CONTRE ELLE. - ILS ENVOIENT CHERCHER
DIABOLUS. - LE COMPLOT EST DÉCOUVERT. -
AVERTIE, ÂME D'HOMME S'HUMILIE, SE REPENT. -
DÉFAILLANCE DES SEIGNEURS VOLONTÉ ET
PENSÉE. - DIABOLUS SE PRÉPARE
À L'ASSAUT.
Il demeurait dans la ville de l'Âme un
monsieur, Crainte de Dieu, ce qui déplaisait
fort à Sécurité charnelle. Il
aurait bien voulu le débaucher lui aussi et
en faire l'un de ses adeptes. Mais
jusque-là, Crainte de Dieu se tenait
à l'écart et Sécurité
charnelle sentait bien qu'il n'avait aucune prise
sur lui. Il résolut de l'inviter à un
grand festin avec plusieurs autres de ses voisins,
dans le but de le circonvenir, de le
débaucher si possible, d'en faire sa dupe
comme il l'avait fait avec les seigneurs de la
Cité.
Tous vinrent, tous se livrèrent
à la joie, burent et mangèrent
à l'exception de Crainte de Dieu qui se
tenait sur la réserve, ce dont l'amphitryon
s'aperçut : - Seriez-vous malade ?
Malade de corps ou d'esprit ? ou des
deux ? demanda-t-il ironiquement à son
invité. » - Je vous remercie pour
votre intérêt plein de courtoisie,
répondit Crainte de Dieu. Mais j'ai un mot
à dire aux gens de la ville : aux chefs
et aux anciens. Et se tournant aussitôt vers
eux, il dit : Vous Chefs, vous Anciens,
n'est-il pas extraordinaire que vous soyez si
joyeux et si loquaces pendant que la ville de
l'Âme est réduite en un état si
misérable ? »
Sécurité charnelle se
dressa d'un bond et cria tout aussitôt :
« Mais cet homme ne sait ce qu'il
dit ; il a besoin de sommeil. Reposez-vous,
Monsieur, pendant que nous continuerons à
festoyer. »
Si votre Coeur était droit et
sincère, reprit Crainte de Dieu,
pourriez-vous continuer votre oeuvre
néfaste, M.
Sécurité ?
Et que voulez-vous dire,
Monsieur ?
Ne m'interrompez point. Il est vrai que
Ville d'Âme était imprenable, mais
vous l'avez affaiblie à ce point qu'elle est
maintenant exposée à toutes les
entreprises ennemies. Est-ce un temps pour flatter,
ou rester silencieux ? C'est vous, M.
Sécurité charnelle qui avez abattu
ses tours, brisé ses portes et ses barres.
Depuis que les seigneurs de la Ville de l'Âme
sont devenus si puissants et que vous, M.
Sécurité, vous êtes devenu si
grand, la Cité a oublié son Prince,
la miséricordieuse attente de celui-ci s'est
lassée, et maintenant il s'est retiré
de la Ville. C'est sa Présence qui faisait
la force de notre Cité. »
- Fi ! Fi ! Monsieur,
interrompit Sécurité ! Que vous
êtes timoré ! Ne vous
déferez-vous jamais de cette
pusillanimité ? Avez-vous peur
d'être tué par un moineau ?
Qu'est-ce qui vous blesse ? J'en tiens pour
vous. Je veux être votre ami, et vous vous me
tenez à l'écart, vous
m'accusez ! Et puis est-ce l'heure
d'être triste ? Un festin, c'est pour
qu'on se réjouisse. En ne devriez-vous pas
avoir honte d'apporter ici le trouble et la
mélancolie quand vous devriez manger, boire,
et être heureux comme tout le
monde ?
Comment ne serais-je pas triste quand
Emmanuel n'occupe plus le trône de
l'Âme, répondit Crainte de Dieu. Et
c'est toi qui l'as chassé,
Sécurité mauvaise. Maintenant,
Messieurs de la Ville, car mon discours est pour
vous, vous qui avez été l'objet d'un
si grand amour, d'un si grand pardon, vous avez
négligé le Prince, vous ne l'avez
plus cherché, vous avez ignoré ses
appels ! Alors, il s'est tenu à
l'écart, et vous ne vous en êtes
même pas aperçus ! Si vous vous
étiez humiliés pour votre froideur et
votre oubli, Il aurait sans doute pardonné,
mais quand Il vit que personne ne pensait plus
à lui, que personne ne répondait
à ses invitations, et que vous vous
imaginiez vous suffire à vous-mêmes,
il a quitté la ville, et avec lui est parti
ce qui faisait votre force. Que votre fête
soit changée en deuil, et votre joie en
lamentations. »
À l'ouïe de ces paroles, M.
Conscience que le Prince Emmanuel avait promu
à la charge de prédicateur, sous les
directions du Secrétaire royal venu de la
cour de Shaddaï pour enseigner le peuple de la
Cité de l'Âme dans toute la
Vérité, M. Conscience se sentit
touché au vif, et il dit aux convives :
« Mes frères, j'ai bien des
raisons de croire que M. Crainte de Dieu vient de
nous dire la vérité. Personnellement,
il y a bien longtemps que je n'ai pas vu le
Prince. »
Je sais que tu ne le verras pas, reprit
Crainte de Dieu, et c'est de votre faute à
vous, les chefs, s'il est parti, vous qui en
reconnaissance de la grâce dont vous avez
été l'objet, montrez maintenant la
plus honteuse ingratitude. »
À l'ouïe de ces paroles,
tous les convives changèrent de couleur, et
même on put craindre que M. Conscience ne
tombât à la renverse. Quant à
M. Sécurité charnelle, il jugea
prudent de quitter la chambre. Les choses prenaient
un vilain tour, ce qu'il était bien loin
d'avoir prévu. Les paroles d'Emmanuel, ses
avertissements contre les faux prophètes en
habits de brebis, se présentaient avec force
dans le coeur des convives. Ah ! certes,
Sécurité Charnelle était bien
l'un de ceux contre qui le Maître avait
essayé de les mettre en garde. Sortant de sa
maison, les conviés y mirent le feu,
brûlant celle-ci sur le propriétaire
qui y était caché, car il
était un Diabolonien. Ensuite, ils partirent
chercher le Prince, nourrissant encore quelque
espoir de le trouver. Hélas ! Leur
recherche fut vaine. Ils ne le trouvèrent
pas. Alors ils se condamnèrent
sévèrement et se repentirent de leur
langueur spirituelle. Ils décidèrent
d'aller frapper à la porte du
Seigneur-Secrétaire, celui qui était
venu les appeler de la part du Prince sans qu'ils
daignassent répondre à l'invitation.
Peut-être pourrait-il leur dire où
était le Prince Emmanuel ? Ils
frappèrent en vain à la porte de son
palais, sans pouvoir obtenir de
réponse.
Et maintenant, Âme d'Homme
traversait des heures d'épreuve, des jours
sombres ; elle se rendait compte de sa folie
et voyait où l'avaient menée les
flatteries et les vaines paroles de Fausse
Sécurité. M. Conscience tonnait en
chaire contre le péché des grands,
contre ses propres transgressions, contre la ville.
Il s'humiliait, lui, prédicateur, de
s'être laissé entraîner au
mal.
C'est à cette époque
qu'une épidémie fit son apparition
dans la Cité, frappant les habitants de
langueur. L'armée en fut aussi
touchée ainsi que ses chefs. On ne
rencontrait plus dans la ville que malades et gens
épuisés. Les vêtements blancs
donnés par Shaddaï étaient
devenus souillés, ils étaient
déchirés et il semblait que les
morceaux dussent rester attachés au premier
buisson rencontré.
M. Conscience fit décréter
un jour de jeûne et demanda au chef
Boanergès de prêcher. Celui-ci accepta
et prit pour texte : « Coupe-le,
pourquoi occupe-t-il la terre
inutilement ? » Puis, aidé
des conseils de Crainte de Dieu, Conscience
décida d'envoyer une supplique à
Emmanuel, et le Maire fut choisi pour la porter
à la Cour de Shaddaï et du Prince, son
fils. Mais le messager d'Aine d'Homme ne fut pas
admis en leur présence. « Ils
m'ont tourné le dos quand j'appelais, dit
Emmanuel, et maintenant qu'ils sont dans la peine,
ils m'appellent au secours '. Qu'ils cherchent le
secours auprès de Sécurité
charnelle, le Guide de leur choix. Ils m'ont
oublié au temps de leur
prospérité et maintenant, dans
l'adversité, ils
m'appellent. »
La réponse fut transmise au Maire
qui s'en revint désespéré.
Qu'allait devenir la ville de l'Âme ?
Consulté, M. Crainte de Dieu assura qu'il
n'y avait pas lieu de s'étonner de
l'attitude d'Emmanuel. C'est ainsi qu'il agissait
pour éprouver les dispositions de ceux qui
s'adressaient à Lui, et pour
développer leur patience. Il n'y avait
qu'à attendre l'instant qu'Emmanuel
choisirait, mais ils devaient continuer à
l'implorer. » Désormais, les
suppliques se succédèrent : pas
de jour qui ne vît quelque courrier porter de
la ville à la cour quelque prière au
Prince.
Les Diaboloniens qui étaient
restés dans la ville [ce dont les citoyens
ne s'étaient pas mis en peine malgré
les avertissements d'Emmanuel] avaient
quitté leurs retraites, et, profitant de
l'état de langueur, d'affaiblissement
où était la Cité, ils se
mêlèrent aux habitants. Qu'avaient-ils
à redouter ? Emmanuel avait
quitté la Cité de l'Âme !
Ils se réunirent chez l'un d'entre eux,
conspirèrent contre la
sécurité de la Ville et
décidèrent d'avertir Diabolus que
l'heure semblait propice pour son retour ; et
que s'il attaquait Âme d'Homme, il avait bien
des chances de réussir et de la
reconquérir à nouveau.
Quand le message lui parvint, Diabolos
trembla de joie. Quelle espérance cette
lettre faisait briller à ses yeux ! Il
répondit qu'il viendrait assiéger la
ville et demandait que les Diaboloniens qui
logeaient en ses murs travaillassent par tous les
moyens à leur disposition à seconder
l'action des envahisseurs, le moment venu.
Dés maintenant, ils devaient s'immiscer le
plus possible dans la vie des citoyens pour
travailler à leur affaiblissement et se
renseigner sur tous détails utiles.
Les Diaboloniens se réunirent
pour lire la réponse du Prince des
Ténèbres ; il leur conseillait
trois moyens pour atteindre le but proposé
1° Entraîner la ville dans le
relâchement et la vanité :
« La corruption, rien de tel pour perdre
une âme, avait dit Lucifer au Conseil que
Diabolus avait réuni pour formuler la
réponse à ses fidèles
Diaboloniens ; Probatum est ! »
2° Faire naître en elle le doute et le
désespoir. 3° Ou bien faire exploser la
Cité avec la poudre d'orgueil. Vu
l'état de la Ville, il était
évident que le second moyen conseillé
était le meilleur. » Mais comment
procéder ? Après y avoir
réfléchi quelque temps les
conspirateurs décidèrent que
quelques-uns d'entre eux se déguiseraient et
changeraient de nom, puis qu'ils iraient sur la
place du Marché et se mêleraient aux
indigènes qui désiraient se placer
chez les notables de la Cité. Ils
prétendraient venir d'une ville
éloignée. Ce qui fut dit fut fait, et
c'est ainsi que quelques Diaboloniens
s'établirent au Coeur même de la
Ville. Leur action ne tarda pas à se faire
sentir.
L'état de la Cité semblait
bien misérable ; Emmanuel restait sourd
à toutes les requêtes, la maladie
continuait ses ravages, et l'action sournoise et
corruptrice des Diaboloniens minait la confiance
qui subsistait encore au Coeur des habitants.
Ceux-ci négligeaient de se réformer
et s'affaiblissaient de jour en jour, de sorte
qu'ils devenaient comme la feuille que le vent
chasse. Diaboloniens et indigènes semblaient
vivre en bons termes ; ces derniers songeaient
presque à rechercher l'amitié de
leurs ennemis. Ils étaient consumés
par la maladie, mais les Diaboloniens, eux,
prospéraient ; c'est en vain qu'ils
eussent cherché à les exterminer.
Mieux valait s'accommoder de ce qu'on ne pouvait
empêcher.
L'ennemi observait avec joie cette
rapide décadence. L'heure lui semblait venue
de frapper le coup qui assujettirait
définitivement l'Âme à
Diabolus, et ils le lui firent savoir. Dans leur
message, ils recommandaient que l'armée
survînt un jour de marché alors que
les indigènes étaient tous
occupés de diverses manières et
rassemblés sur la Place. Ce jour-là,
la surveillance des portes et des remparts
était moindre, forcément, et ils
pourraient plus facilement du dedans seconder
l'action des assaillants.
Or, Shaddaï n'avait jamais tout
à fait abandonné la ville de
l'Âme, même si celle-ci ne s'en
apercevait point, à cause du nuage
qu'élevaient sa défection son manque
d'amour ses doutes sa langueur ses
péchés, nuage dont elle était
comme enveloppée. Il y avait dans la
Cité un M. Étroite Surveillance, dont
les soins vigilants s'exerçaient jour et
nuit, car il pressentait ce qui se passait
effectivement. Une nuit qu'il passait près
de la Colline d'infamie, il entendit un bruit de
voix sortant d'une maison qui servait aux
Diaboloniens pour leurs rencontres. Il s'approcha
avec précaution et entendit ainsi toutes les
précisions du complot une fois la victoire
remportée, les indigènes et les chefs
de l'armée seraient passés au fil de
l'épée quant aux soldats, ils
seraient jetés hors de la ville.
Immédiatement, Étroite
Surveillance alla prévenir le Maire, qui
envoya chercher le Prédicateur M.
Conscience. Celui-ci convoqua immédiatement
les indigènes, en faisant sonner la cloche
qui appelait aux réunions. Dès que
l'assemblée fut réunie, il communiqua
les graves nouvelles : lettres
échangées entre Diaboloniens et
Diabolus, conspiration contre la ville de
l'Âme ; levée d'une armée
dans les enfers puis, il appela M. Surveillance, le
priant de dire lui-même les propos que sa
vigilance avait surpris. Ensuite, M. Conscience se
leva et dit :
« Nous avons abandonné
notre Roi ; quoi d'extraordinaire que notre
cruel ennemi relève la tête au dedans
et au dehors ; et qu'au dedans la trahison
n'attende que l'instant favorable pour ouvrir les
portes et livrer la ville. Nous avons laissé
vivre nos ennemis mortels et même nous sommes
en bons termes avec ceux qu'Emmanuel nous avait dit
d'exterminer. Aussi sommes-nous réduits
aujourd'hui en cette cruelle
extrémité. »
Alors, les auditeurs
s'humilièrent et versèrent beaucoup
de larmes. Avertis, les chefs de l'Armée
doublèrent les gardes aux portes de la
ville ; ils décrétèrent
qu'on ferait subir un sérieux examen
à tous ceux qui entreraient et sortiraient.
De plus, ils allaient faire de minutieuses
recherches dans toutes les maisons de la
Cité pour y arrêter les Diaboloniens
ou ceux qui leur auraient donné asile. Un
jour pour le jeûne, l'humiliation et la
prière, fut choisi. Tous ceux qui ne se
rendraient pas à la maison de prières
seraient considérés comme ayant
pactisé avec l'ennemi et traités en
conséquence. Des remerciements furent
votés à M. Surveillance, qui fut
promu au grade d'Inspecteur en Chef de la
Sûreté.
Toutes ces résolutions furent
mises à exécution sans retard, car
l'Inspecteur en Chef avait averti la Ville que
l'armée ennemie était presque
prête. Il était allé
effectivement se renseigner aux sources les
meilleures, et il savait à n'en pas douter
qu'avant longtemps l'ennemi serait aux portes de la
Cité.
La chasse aux Diaboloniens fit
découvrir deux d'entre eux chez les
Seigneurs Pensée et Volonté. De leurs
vrais noms, ils s'appelaient Convoitise et
Impudicité, mais pour entrer chez les
Seigneurs susnommés ils s'étaient
déguisés et avaient pris comme noms
d'emprunt : Prudente Économie et Joie
Innocente. Ces Diaboloniens et plusieurs autres
furent incarcérés et mis à
mort. Ceux qui les avaient reçus par manque
de vigilance firent une confession publique et
amende honorable.
Il était temps ! Diabolus
avait mis son armée sur pied : une
armée de 30.000 incrédules, sous les
ordres du général
Incrédulité et des chefs Rage,
Fureur, Damnation, Insatiable, Soufre, Tourment,
Agitation, Sépulcre, Sans
Espérance.
Sous leurs ordres, des incrédules
de toutes teintes, de tous plumages, ceux qui
doutent, ceux qui nient les affirmations de
Shaddaï, et mettent des points d'interrogation
devant les déclarations de Sa Parole, ceux
qui doutent de la foi, de la
persévérance, du salut, de la
résurrection, de la gloire promise.
En bon ordre, l'armée
s'avançait jusque sous les murs de la
Cité.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |