LE SIÈGE DE LA VILLE DE L'ÂME
CONTINUE SOUS LA DIRECTION D'EMMANUEL. -
LUI-MÊME SE PRÉSENTE MAINTENANT A
LAME. - IL LA FAIT ENVIRONNER DE TOUTES PARTS PAR
SES ARMÉES ET LUI OFFRE LA PAIX. - À
L'INSTIGATION DE DIABOLUS, LA GRANDE VILLE DE
L'ÂME REJETTE LES AVANCES D'EMMANUEL. -
L'ASSAUT. - LES PROPOSITIONS DE DIABOLUS QUI OFFRE
LE PARTAGE DE L'ÂME ; IL SE CONTENTERAIT
D'Y GARDER UNE TOUTE PETITE PLACE. - REFUS
D'EMMANUEL. - NOUVEL ASSAUT. - VICTOIRE ET
DÉLIVRANCE.
Le moment du départ d'Emmanuel
approchait. Il choisit comme officiers de
l'armée sous ses ordres, cinq vaillants
chefs ; chacun commandait à dix mille
hommes. C'étaient les capitaines Confiance,
Espérance, Charité, Innocence et
Patience. Les couleurs du premier chef
portées par l'enseigne Promesse
étaient rouges et avaient comme
écusson un agneau et un bouclier d'or ;
celles du second chef portées par l'enseigne
Attente étaient bleues et l'écusson
avait trois ancres d'or ; celles du
troisième portées par Pitié
étaient vertes et avaient en écusson
trois orphelins nus ; celles du
quatrième chef portées par l'enseigne
Inoffensif étaient blanches et
l'écusson portait trois colombes d'or ;
enfin celles du capitaine Patience étaient
noires ; portées par l'enseigne
Long-Support, elles avaient comme écusson
trois flèches transperçant un coeur.
Emmanuel lui-même était à la
tête de la nouvelle armée. Son armure
était d'or pur et resplendissait comme le
soleil ; celles des chefs étaient
d'acier et avaient des reflets éblouissants.
Sur l'ordre du Père, l'armée
était munie de quarante-quatre
béliers et de douze frondes ; celles-ci
d'or pur. Lorsque, enfin, l'armée se mit en
marche, lorsque les trompettes sonnèrent, et
quand les bannières déployées
flottèrent au vent, ce fut un spectacle
unique, magnifique. Le voyage fut assez long, et la
joie fut grande lorsque l'Armée de secours
ne fut plus qu'à une lieue des murs de la
Ville d'Âme. Alors elle s'arrêta, et
les chefs de l'armée assiégeante
vinrent donner à Emmanuel les
dernières nouvelles. Puis on se remit en
marche, et les soldats qui avaient fait la campagne
saluèrent les nouveaux arrivants avec des
hourras d'allégresse. Ces cris, ces vivats
sortant de milliers de poitrines
ébranlèrent l'air et jusqu'à
la terre, et Diabolus en ressentit une frayeur
épouvantable.
L'armée d'Emmanuel vint jusqu'aux
murs de la Cité et l'environna de toutes
parts, alors que la première armée
n'avait fait qu'assiéger les portes.
Où qu'Anne d'homme tournât les yeux,
c'était un déploiement de forces. Des
travaux avaient été
édifiés de deux
côtés : d'un côté le
mont Faveur, de l'autre le mont Justice. Des
terrassements de moindre envergure étaient
menés de front : l'avancée de la
Vérité, les terrasses de Point de
Péché. On y plaça plusieurs
frondes. Cinq des plus puissants béliers
furent placés sur le mont Écoutez qui
se dressait en face la porte de l'Ouïe pour
l'obliger à s'ouvrir. Témoins de tous
ces préparatifs, les citoyens remplis de
terreur ne savaient plus que faire ni à qui
recourir.
Quand tous ces travaux furent
achevés, et la ville complètement
cernée, le Prince fit hisser le drapeau
blanc sur le mont Faveur pour bien montrer aux
habitants de la Cité qu'Il avait le pouvoir
et la volonté de pardonner. S'ils refusaient
à nouveau le pardon offert, leur
péché était plus que jamais
sans excuse. Trois jours durant le signal resta
dressé, mais aucune réponse ne vint
de la ville. Il semblait que cette offre de
clémence eût laissé les
citoyens de l'Âme indifférents. Alors
le Prince fit hisser le drapeau rouge sur le mont
Justice, celui du capitaine Jugement, dont
l'écusson était une fournaise
ardente. Plusieurs jours ce drapeau flotta sans
qu'aucune réponse vînt de la ville.
Alors le Prince ordonna de hisser le drapeau
noir... même silence.
Quand le Prince vit que rien ne touchait
le coeur des habitants ni les offres de
clémence, ni la crainte du jugement et de
l'exécution de la sentence, il se sentit
douloureusement ému et dit :
« Sans doute, la ville ignore les us et
coutumes de la guerre, de là son
silence ; celui-ci ne signifie certainement
pas qu'elle met en doute nos offres de
clémence ou qu'elle déteste la
vie... » Il envoya donc une estafette
à la ville pour lui expliquer ce que
comportaient les trois couleurs qu'on avait
successivement hissées. Cette
démarche aussi resta sans succès. Les
portes restèrent verrouillées,
barrées, fortifiées :
« Que choisissaient-ils ? La
clémence ou le jugement ? »
La garde fut doublée et l'Usurpateur essaya
de ranimer le courage de ses sujets. Toutefois les
citoyens dirent à Emmanuel qu'ils ne
pouvaient rien sans l'autorisation de leur roi
Diabolus ; sans lui ils ne pouvaient
décréter la guerre ni faire la
paix ; ils pouvaient tout au plus lui envoyer
une pétition pour le prier de se
présenter aux remparts et de
répondre ; cette pétition, ils
allaient la rédiger et l'envoyer sans
retard. » Le Prince comprenant la
profondeur de leur esclavage et la force de leurs
chaînes [choses dont ils ne semblaient pas
autrement souffrir] en fut extrêmement
affligé.
Averti que le Prince attendait une
réponse et que les citoyens de l'Âme
le priaient de la donner lui-même, Diabolus
commença par regimber et protester, car il
ressentait une grande frayeur à la
pensée de rencontrer le Prince. Toutefois il
s'y décida et descendit jusqu'à la
porte de la Bouche ; là il s'adressa au
Prince Emmanuel en une langue qu'ignoraient ses
vassaux. Il dit :
- « O Toi Emmanuel, Seigneur
de l'Univers, je te connais. Tu es le Fils du
puissant Shaddaï. Pourquoi es-tu venu me
tourmenter avant le temps et me chasser hors de mes
possessions ? Tu le sais, cette ville
m'appartient doublement par droit de conquête
d'abord, et maintenant de son plein gré...
elle rejette ta loi, ton nom, tes offres de
clémence... Or, tu es juste et saint.
Retire-toi donc de moi, et laisse-moi vivre en paix
dans mon héritage. » Ne comprenant
pas son langage, les citoyens ne devinèrent
pas qu'il implorait Emmanuel. Au contraire, croyant
à la puissance de Diabolus, ils le croyaient
invincible.
- « Ah ! misérable
séducteur, répondit le Prince ;
tu n'as rien conquis que par ruse et mensonge. Si
ces pratiques sont admises à la Cour du roi
Shaddaï où tu dois être
jugé, alors tu as vraiment droit de
conquête sur la ville. Mais quel
démon, quel tyran ne pourraient comme toi,
faire de cette manière, des conquêtes
sur l'Innocence... Tu as représenté
mon Père comme un menteur et un
méchant, tu l'as odieusement
calomnié, tu as entraîné
l'Âme à ta suite en lui promettant le
bonheur, la dressant contre Shaddaï, contre
ses envoyés, contre moi. Or tu savais par ta
propre expérience que tu l'entraînais
à sa ruine ! Tu as vilipendé mon
Père. N'est-ce rien que tout cela ? Je
suis venu pour venger le tort que tu as fait au roi
Shaddaï, pour punir les blasphèmes dans
lesquels tu as entraîné les citoyens
de la ville. Que tout ceci retombe sur ta
tête !
« Tu refuses de
reconnaître mes droits sur la ville de
l'Âme Tu sais cependant qu'elle m'appartient,
que mon Père l'a construite et que je suis
son héritier. Elle m'appartient de ce
chef ; 2° Mon Père me l'a
donnée ; 3° Je l'ai
rachetée à grand prix. La ville avait
transgressé la loi de mon Père et
méritait la mort. Or si les cieux et la
terre passent, la Parole de mon Père ne peut
être révoquée. Aussi lorsque
les temps furent accomplis, je me suis donné
en rançon pour la ville. J'ai livré
mon corps à la mort en sa faveur, j'ai
donné mon âme pour que la sienne vive,
et mon sang fut versé pour elle. C'est ainsi
que j'ai racheté ma ville bien-aimée.
Ainsi sont accomplies la Loi et la Justice de mon
Père, et j'ai son approbation pour la
délivrance et la guérison de la
Cité de l'Âme... J'ai aussi un message
pour elle... »
À peine le prince Emmanuel
avait-il dit ces mots que la garde des portes fut
renforcée. Il donna quand même son
message à la Corporation, message d'amour,
de compassion, d'appel, d'avertissement aussi...
« Je ne veux en aucune manière te
causer aucun dommage Cité de l'Âme,
dit le Prince en sa péroraison. Pourquoi
fuis-tu celui qui t'aime et te réfugies-tu
auprès de ton ennemi ? Il est vrai que
je voudrais voir en toi des sentiments de
repentance. Mais ne désespère pas de
la vie ; ma puissance ne veut pas s'employer
à te nuire, mais à briser tes
chaînes, ton esclavage, à te ramener
à mon obéissance. La guerre, je la
fais au Diable et aux Diaboloniens. C'est lui
l'homme fort que je veux lier, pour partager son
butin. Ma puissance pourrait l'abattre d'un seul
coup et l'obliger au départ ; mais
j'agirai avec lui selon les lois de la
guerre »
L'appel du Prince resta sans
réponse. Alors il se prépara à
livrer l'assaut et envoya les sommations d'usage.
Cette fois on tint un conseil de guerre dans la
ville de l'Âme, et on décida la
reddition de la Cité à certaines
conditions que fut chargé d'exposer M. Col
roide, un Diabolonien dur et hautain qui avait
déjà rendu de grands services
à son Maître.
M. Col roide vint donc au camp
d'Emmanuel, une audience lui fut accordée,
et après les cérémonies
d'introduction, l'ambassadeur de Diabolus exposa le
message dont il était chargé :
« Auguste Seigneur, dit-il en s'adressant
au Prince, tous connaîtront désormais
quelle est la bonté naturelle de mon Prince
et Maître. Il m'envoie dire à Sa
Seigneurie que plutôt que de continuer la
guerre, il livrera la moitié de la ville de
l'Âme entre ses mains.
Le tout m'appartient, répondit
Emmanuel ; je ne puis en abandonner une
moitié.
Mais, continua l'ambassadeur, mon
Maître accorde que vous deveniez nominalement
le seul Seigneur de la ville, si seulement il en
peut conserver une petite parcelle.
Tout m'appartient, dit Emmanuel, je suis
le seul possesseur.
Cependant, Seigneur, voyez quelle est la
condescendance de mon Maître ; Il
accepterait que vous lui assigniez vous-même
une petite place où il pourrait continuer de
vivre dans la Cité, comme un simple
particulier. Vous seriez Seigneur de tout le
reste.
Tout ce que le Père m'a
donné est à moi, dit le Prince, et je
ne laisserai rien perdre de ce qu'Il m'a
confié. Nul coin ni recoin de la Cité
de l'Âme ne pourraient donc être
abandonnés à son ennemi.
Supposons Seigneur, que mon maître
vous abandonne toute la Cité avec cette
seule provision qu'il y pourra venir de temps
à autre pour visiter quelques amis et y
faire un petit séjour ?
Impossible, répondit Emmanuel.
Votre Maître ne vint qu'en passant chez
David, et cependant David faillit perdre son
âme. Je ne consentirai jamais à ce
qu'il ait ici le moindre
pied-à-terre.
Seigneur, votre dureté semble
extrême. Supposons que mon Maître
accepte toutes vos conditions ; ses amis, du
moins, auront je pense l'autorisation de demeurer
dans la ville et de continuer leur
commerce ?
Ceci est contraire à ce que veut
mon Père. Tous les Diaboloniens perdront
leurs biens, leurs libertés, et leurs vies,
si on les trouve dans la Ville.
Mon maître ne pourrait-il d'aucune
manière garder quelque attache avec la
Cité ? Par des lettres, par quelque
voyageur, quelque occasion de passage, ne
pourrait-il entretenir des relations
d'amitié ?
Non ! Absolument pas !
Toute
attache, toute relation d'amitié avec lui
entraînerait à nouveau l'Âme
dans la corruption.
L'ambassadeur Col roide suggéra
ensuite que peut-être, son Maître
aimerait laisser quelque souvenir à ses amis
au moment du départ (s'il partait ?)
Ceci encore Emmanuel ne pouvait l'accepter. - Il
était probable, ajouta l'Ambassadeur, que
des citoyens de la Cité de l'Âme
réclameraient aussi en certaines occasions
les excellents conseils de leur Prince.
Auraient-ils le droit de le consulter
librement ? - Aucune affaire, aucune chose,
aucun cas ne sauraient être de solution trop
difficile pour mon Père, répondit
Emmanuel. Ne serait-ce pas mépriser sa
Sagesse et son Habileté que de recourir aux
conseils de Diabolus ? Alors que mon
Père demande justement qu'en toutes choses
les citoyens de la Ville de l'Âme aillent
à lui et qu'ils lui exposent toutes leurs
difficultés et tous leurs besoins par
prière, et requêtes ! Accorder ce
que tu demandes serait laisser ouverte la porte par
laquelle pénétrerait
inévitablement la destruction de la
Cité. »
Alors, l'ambassadeur Col roide se retira
pour retourner à celui qui l'avait
envoyé. Il exposa devant Diabolus et ses
grands, le résultat de sa
démarche.
Il fut alors décidé que la
Ville résisterait jusqu'au bout,
décision qu'on fit porter au camp
d'Emmanuel, par Méchante Pause :
« Votre Maître n'aura pas la Ville
dit-il à ceux qui le reçurent,
à moins qu'il ne la prenne par force. Les
citoyens ont décidé de tenir ou de
tomber avec leur seigneur Diabolus. »
Quand le message et ce propos de Méchante
Pause furent rapportés au Prince, il
dit : « Je vais donc être
obligé d'essayer la puissance de mon
épée, car il faut que je
conquière l'Âme et que je la
délivre de celui qui l'a
dégradée et
asservie. »
Les troupes furent disposées pour
la bataille selon les ordres du Prince. Les chefs
Boanergès, Conviction, Jugement et Confiance
furent placés avec leurs hommes près
de la porte de l'Oreille ; Bonne
Espérance et Charité prirent place
devant la porte de l'Oeil, et les autres chefs
reçurent les positions de combat les plus
avantageuses. Le cri de guerre fut
donné :
« Emmanuel ! » L'alarme
retentit : béliers et frondes furent
mis en action. Diabolus lui-même dirigeait
les troupes de la ville assiégée. La
bataille fut dure et continua plusieurs
jours : de part et d'autre il y eut des
blessés et dans le camp de la Cité de
l'Âme, des morts. Parmi ceux-ci, relevons les
noms des Capitaines Vanterie et
Sécurité, celui-ci
décapité par le Chef Conviction,
lui-même blessé ; aussi Fanfaron,
chef de ceux qui jetaient des tisons
enflammés et des flèches
empoisonnées. L'armée de Shaddaï
avait remporté de sérieux
avantagés : la porte de l'Oreille
était maintenant sérieusement
ébranlée et celle de l'Oeil à
peu près brisée.
Emmanuel fit alors hisser à
nouveau le drapeau blanc. Ce que voyant, et sachant
que ce n'était pas à lui que le
Prince offrait une trêve, Diabolus
résolut d'essayer â nouveau de quelque
ruse. Peut-être qu'Emmanuel se contenterait
de promesses de réformes et qu'il
lèverait le siège de la
Ville ?
Donc, un soir, longtemps après le
coucher du soleil, il se présenta à
la porte de l'oreille et annonça qu'il
désirait parler au Prince Emmanuel. Lorsque
celui-ci fut venu, il lui dit :
« Comme en hissant ce drapeau blanc, tu
manifestes des dispositions paisibles, il m'a
semblé convenable de t'avertir que nous
étions prêts à accepter la paix
à des conditions que tu accepteras
certainement.
« Tu aimes la
piété et la sainteté ; en
faisant cette guerre, tu désires amener
Âme d'homme à la sainteté. Eh
bien, retire tes troupes, et moi je courberai
Âme d'homme et l'amènerai à
être ce que tu veux qu'elle soit. Je ferai
cesser toute hostilité contre toi ; et
je te servirai autant que je t'ai combattu
jusqu'ici. Je leur montrerai à quel point
ils se sont éloignés de toi et, les
ramènerai à l'observance de tes
commandements. »
O Séducteur !
répondit le Prince. Maintenant que tu as
échoué en te faisant voir sous tes
vraies couleurs, tu veux te déguiser en ange
de lumière et en ministre de la
justice ? Aucune de tes propositions ne
saurait être prise en considération.
Tu parles de réformes, toi ?
d'améliorations ? Et tu serais le
Réformateur ? Tout ce qui
procède de toi n'est que ruse et corruption,
et tu le sais bien ! Beaucoup te discernent
quand tu te présentes sous tes vraies
couleurs. Mais bien peu savent te reconnaître
lorsque tu te revêts de vêtements
blancs ou que tu te pares de lumière. Non,
non, tu ne te joueras pas ainsi de la ville de
l'Âme ; elle m'est extrêmement
chère malgré son
égarement.
Tu te trompes si tu supposes que je suis
venu lui commander de faire des bonnes oeuvres pour
vivre. Non ! Je suis venu pour la
réconcilier avec mon Père, bien
qu'elle ait grièvement péché
et méprisé sa loi. Et tu t'offres
pour l'assujettir au bien ! Qui donc t'en
chargerait ? Je la conduirai moi-même
par des chemins nouveaux, avec des lois nouvelles
et l'amènerai à une telle
conformité avec mon Père que son
coeur en sera parfaitement réjoui. La
Cité de l'Anse vivra pour la gloire de
l'Univers. »
Se voyant démasqué, et
rempli de confusion, Diabolus se retira pour
préparer la ville à de nouveaux
combats. Toutefois, désespérant
d'avoir le dessus, il donna à ses officiers
les ordres de destruction les plus cruels. Quand il
deviendrait apparent que la Cité allait
tomber, on devait passer au fil de
l'épée hommes, femmes, enfants, et
réduire la ville en un monceau de ruines.
Mieux valait détruire la ville et
empêcher ainsi qu'Emmanuel en fît sa
demeure. De son côté, Emmanuel
prévoyant que le siège touchait
à son terme, recommanda à son
armée de faire quartier aux citoyens de la
Ville, mais d'être sans pitié pour
Diabolus et les Diaboloniens.
Effectivement, lors de l'assaut qui
suivit, la porte de l'Oreille déjà
fortement ébranlée fut brisée.
Alors les sons éclatants des trompettes
résonnèrent, et l'armée
d'Emmanuel poussa des cris de joie. Le Trône
d'Emmanuel fut aussitôt dressé sur
l'emplacement même de la porte de
l'Ouïe. Alors l'effort du combat se porta sur
le château-fort où Diabolus et ses
chefs s'étaient retranchés ; et
comme la maison de l'ancien Archiviste y
était adossée, Emmanuel envoya les
chefs Boanergès, Conviction et Jugement
à M. Conscience pour qu'il ouvrît les
portes de sa demeure. Or celui-ci s'était
retranché chez lui, ne sachant trop ce qui
allait lui arriver ; mais sous les coups
répétés des béliers, il
vint jusqu'à la porte et tout tremblant,
demanda ce qu'on lui voulait ? -
L'entrée, répondit
Boanergès ; prendre possession de ta
maison au Nom du Prince qui veut s'installer chez
toi. » M. Conscience ouvrit. Les troupes
du Roi entrèrent et prirent possession de la
maison, ce qui leur conférait une situation
très favorable pour l'attaque du
château. Aussitôt, la nouvelle de
l'occupation du palais de M. Conscience par les
troupes royales se répandit dans la ville,
et la dite nouvelle fit boule de neige. Or vous
savez que celle-ci ne perd rien en roulant. On vint
donc voir M. Conscience et les nombreux visiteurs
remarquèrent qu'il était
effrayé et tremblant. « Vous savez
bien leur expliqua M. Conscience que nous sommes
des traîtres, que nous avons
méprisé Emmanuel dont la gloire et la
puissance éclatent aujourd'hui. Que
pourrions-nous donc attendre d'autre aujourd'hui
que le châtiment ? » D'autre
part, il était évident que les chefs
se tenaient sur la réserve avec M.
Conscience. De sorte que le bruit se
répandit que la ville ne pouvait
espérer autre chose du Prince que
châtiment et destruction.
Pendant que certains chefs continuaient
le siège du Château, des troupes
poursuivaient dans la ville les avantages acquis.
Capitaine Exécution avait fort à
faire. Il pourchassait le seigneur Volonté
et ses officiers de lieu en lieu, Volonté
traqué de toutes parts fut heureux de
disparaître dans un trou noir ;
plusieurs de ses chefs furent tués et il y
eut un grand carnage de Diaboloniens. Malgré
cela, il n'en restait encore que trop dans la
ville.
C'est alors que l'ancien archiviste, M.
Conscience, le seigneur Intelligence, et autres
chefs de la Cité de l'Âme
s'avisèrent qu'il serait bon d'envoyer une
pétition au Prince Emmanuel, dans laquelle
pétition ils confesseraient leur
iniquité, imploreraient son pardon et
demanderaient la vie sauve. La requête fut
expédiée et resta sans
réponse. Ils en furent fort
troublés.
Certain jour enfin, sous les coups
répétés des béliers, un
passage fut ouvert dans la forteresse où
Diabolus s'était retranché, et tout
aussitôt les Chefs le firent savoir au
Prince. Les trompettes firent résonner la
bonne nouvelle par tout le camp, ce qui fut
l'occasion d'une grande allégresse. Car
maintenant on pouvait envisager la fin de la guerre
et l'heure de la Délivrance de la
Cité allait sonner.
Revêtu d'une armure d'or,
précédé de son
étendard, entouré de sa garde, le
Prince traversa la ville et vint jusqu'au
château-fort. Tous se pressaient sur son
passage, tous se sentaient attirés vers lui,
mais tous remarquaient aussi son attitude
réservée, et y voyaient l'indication
qu'un châtiment sévère allait
atteindre la ville rebelle. Arrivé au
château, Emmanuel commanda à Diabolus
de se rendre. Rampant, se tordant, implorant la
pitié, celui-ci se présenta :
« Ne me précipite pas dans
l'abîme avant le temps, suppliait-il,
laisse-moi sortir de la Cité en
paix. » Il fut lié sur l'ordre du
Prince, et conduit sur la place du Marché,
dépouillé de l'armure dont il se
glorifiait, exposé en spectacle, afin que la
Cité de l'Âme pût voir la ruine
de celui en qui elle avait mis sa confiance. Puis
lié de chaînes aux roues du char
d'Emmanuel, qui traversa la ville de part en part,
il fut conduit jusqu'à la porte de l'Oeil
pour de là gagner le camp. Ce fut un grand
cri d'allégresse dans le camp de
Shaddaï lorsqu'on vit Diabolus lié et
réduit à l'impuissance, un cantique
de louanges s'éleva pour le Prince :
« II a mené captif, celui qui
retenait captif, il a dépouillé les
principautés et les puissances, les exposant
en spectacle. À la pointe de son
épée, il a vaincu
Diabolus... » Des choeurs
mélodieux se firent entendre qui
atteignirent jusqu'aux demeures
célestes.
Emmanuel chassa ensuite Diabolus.
L'heure n'était pas encore sonnée qui
devait le voir jeter dans l'Abîme; et il lui
ordonna expressément de ne plus jamais
s'emparer de la Ville de l'Âme.
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