LE ROI SHADDAÏ ET SON FILS LE PRINCE
EMMANUEL, DOULOUREUSEMENT FRAPPÉS PAR LA
DÉFECTION ET LA RUINE DE LA CITÉ DE
L'ÂME, DÉCIDENT DE LA SECOURIR ET DE
LA RAMENER SOUS LEUR AUTORITÉ EN LUI FAISANT
DES PROPOSITIONS DE PAIR. - L'ARMÉE DE
SECOURS LUI EST ENVOYÉE SOUS LA CONDUITE DES
CHEFS BOANERGÈS, CONVICTION,
ESPÉRANCE, JUGEMENT. - DIABOLUS SE
PRÉPARE À FAIRE ÉCHOUER LE
PLAN DIVIN. - IL PRÉPARE LA CITÉ DE
L'ÂME À LA RÉSISTANCE. -
SIÈGE DE LA CITÉ. - ÂME HUMAINE
RÉVEILLÉE EST JETÉE DANS LA
TERREUR, MAIS REFUSE DE RETOURNER À SON ROI.
- SUGGESTIONS DE DIABOLUS QUI VEUT LA GARDER
PRISONNIÈRE. - LES APPELS DES CAPITAINES DE
SHADDAÏ SONT REJETÉS.
Longtemps avant que les choses fussent
arrivées au point que nous avons dit dans le
chapitre précédent, le roi
Shaddaï avait été averti de ce
qui se passait, et il savait comment la grande
ville de l'Âme dans le continent de l'Univers
avait été assiégée et
conquise par le géant Diabolus, autrefois
l'un de ses serviteurs. Lorsque certain jour, l'un
des messagers vint se présenter à la
Cour et qu'il dit devant Shaddaï et son Fils,
les hauts dignitaires, les capitaines, les nobles
et toute la cour réunie tous les
détails de l'agression par ruse, le
succès de Diabolus, l'état
d'abjection dans lequel il avait réduit la
Cité, lorsqu'il expliqua que Diabolus avait
fait élever et armer des forts, dressant
ainsi l'Âme contre son véritable Roi,
la douleur et le deuil s'étendirent sur tous
les visages, et ce fut une grande lamentation
à cause de la misère et de la
corruption dans lesquelles l'Ennemi avait
plongé la noble Cité de l'Anse. Seuls
le Roi et son Fils avaient eu la prescience des
événements et déjà
avaient pourvu à la délivrance de la
Cité, délivrance qui devait
s'accomplir au moment choisi par Shaddaï. Tous
deux laissèrent voir aussi leur douleur,
ainsi que le grand amour et la compassion qu'ils
ressentaient pour la Ville de l'Âme.
Puis Shaddaï et son Fils se
retirèrent en leur appartement privé,
et là, examinèrent la
résolution prise anciennement : ils
souffriraient pour un temps que la Cité fut
perdue, mais ils en feraient à nouveau la
conquête, et cela de telle manière
qu'ils en acquerraient un renom et une gloire
éternels. À la suite de cette
rencontre, le Fils fit cette promesse au Roi :
« Je serai ton Serviteur et je te
ramènerai la Cité de
l'Âme. » Le Fils alliait en sa
Personne la Grandeur et la Douceur. Il aimait
très particulièrement les
affligés, et n'avait qu'une inimitié
au coeur, et Diabolus en était l'objet. Il
fut donc décidé qu'au moment
déterminé par la Sagesse
suprême, le Fils se rendrait dans la
contrée de l'Univers, et que là de
façon juste et équitable, en faisant
amende pour les folies de la Cité de
l'Âme, il poserait les fondements d'une
parfaite délivrance du joug de Diabolus et
de sa tyrannie.
De plus, Emmanuel résolut de
faire la guerre à Diabolus tant qu'il
régnerait encore sur la Cité de
l'Âme et de le chasser des retraites qu'il
habitait. Le chef des secrétaires dressa le
procès-verbal des décisions prises,
et fut chargé de faire connaître
celles-ci dans tous les coins et recoins de
l'Univers. Nous en donnons ci-après un court
résumé :
« Que tous ceux que cela
concerne sachent que le Fils de Shaddaï le
grand Roi s'est engagé par convention avec
son Père à lui ramener la ville de
l'Âme ; et à cause de son amour
incomparable, il placera celle-ci dans des
conditions meilleures plus heureuses que celles qui
étaient siennes avant qu'elle fut prise par
le géant Diabolus. »
Cette déclaration fut
publiée en tous endroits, ce qui provoqua
des représailles de la part de Diabolus.
« Maintenant je vais être
attaqué, songeait-il, et mon habitation me
sera enlevée... » Il faut
empêcher que ces bonnes nouvelles arrivent
aux oreilles de mes esclaves. S'ils apprenaient que
leur ancien roi Shaddaï et Emmanuel n'ont pour
eux que des pensées d'amour, que pourrais-je
espérer d'autre qu'une
révolution ? »
Il appela donc le Seigneur
Volonté lui recommandant de veiller jour et
nuit aux portes de l'Oeil et de l'Oreille, car,
dit-il, j'ai entendu parler d'un certain
projet : nous serions tous
considérés comme traîtres, et
Âme d'homme serait ramenée à
son premier état d'esclavage.
J'espère que ce sont là histoires en
l'air ; cependant veillez à ce qu'elles
ne pénètrent pas dans la ville ;
cela ne pourrait que troubler le peuple. Ces
nouvelles ne sauraient vous réjouir Seigneur
Volonté pas plus qu'elles ne me
réjouissent moi-même. Prenez garde aux
marchands qui viennent de loin, arrêtez-les,
questionnez-les ; ne laissez le trafic libre
que pour ceux qui nous sont favorables. Avez des
espions dans tous les coins de la Cité,
qu'ils surveillent les habitants surprennent les
conversations, et qu'ils aient le pouvoir de
supprimer et détruire tous ceux qui
tremperaient en quelque complot, ou qui parleraient
des prétendus desseins de l'ex-Shaddaï
et d'Emmanuel. »
Le Seigneur Volonté s'empressa de
déférer aux désirs de
Diabolus, lequel décida d'autre part
d'imposer aux citoyens un serment de
fidélité : « ils
devaient le reconnaître lui, Diabolus, comme
seul roi, et s'élever contre tout
prétendant au gouvernement de la Ville
d'Âme. » D'une seule voix les
pauvres insensés prononcèrent le
serment imposé ; ce qui ne sembla pas
leur peser beaucoup plus que ne ferait un sprat
dans le gosier d'une baleine. Diabolus, lui, se
félicitait de ce qu'il venait d'obtenir.
Shaddaï pourrait-il jamais absoudre le peuple
de cette alliance avec la mort, de cette convention
avec le sépulcre ?
Enfin, l'Usurpateur résolut de
faire tomber encore plus bas dans le mal les
malheureux citoyens de l'Âme ; et il fit
annoncer par M. Ordure que chacun pouvait s'adonner
à ses convoitises sans aucune restreinte.
Par là il voulait affaiblir davantage ses
esclaves, les rendre plus incapables de saisir les
bonnes nouvelles et d'espérer encore si
celles-ci arrivaient jamais jusqu'à eux. Car
le raisonnement de l'intelligence naturelle est
celui-ci : Plus un pécheur est
enfoncé dans la perdition, moins il peut
espérer en la miséricorde.
En agissant ainsi, Diabolus pensait
aussi à la sainteté d'Emmanuel.
Celui-ci ne reculerait-il pas d'horreur devant
semblable abîme de souillure ? Ne se
repentirait-il pas d'avoir résolu la
rédemption d'êtres tombés aussi
bas ? Enfin pour parer aux effets redoutables
que pourrait avoir la proclamation de la
Délivrance dans la Cité de
l'Âme, l'Usurpateur résolut de prendre
les devants. Il dit donc que certains bruits
étaient parvenus jusqu'à lui, bruits
donnant comme certaine une entreprise de
Shaddaï pour délivrer la Cité
d'Âme humaine. Pour cette raison, il allait
prononcer un grand discours sur la place du
Marché, et invitait tous les citoyens
à venir l'entendre. Voici un
résumé de ce discours :
Diabolus rappela d'abord au peuple
rassemblé, tout ce qu'il lui avait
donné avec la liberté, et combien
était grand son amour pour la Cité de
l'Âme. Certes, s'il ne pensait qu'à
lui, et si les nouvelles de la venue d'Emmanuel
étaient exactes, il lui serait bien facile
de s'en aller ! Mais non ; il voulait
lier son sort à celui des habitants. Et eux,
voudraient-ils l'abandonner ? - D'une seule
voix, ils répondirent :
« Qu'il meure, celui qui voudrait
t'abandonner. » - C'est bien inutilement,
continua Diabolus, que nous espérerions
quelque quartier de Shaddaï ;
Shaddaï ne sait pas ce que c'est que de faire
quartier : Aussi ne croyez pas une syllabe de
tout ce qu'il pourrait vous faire dire en vous
offrant le pardon, et en mettant en avant sa
miséricorde. Ce serait uniquement pour
vaincre plus facilement votre résistance.
Prenons donc la résolution de
résister jusqu'au bout, et de
n'écouter aucune proposition de pardon.
C'est du côté de la porte de
l'Ouïe que je discerne le danger. Et puis si
vous écoutiez Shaddaï, s'il
pénétrait dans la ville, s'il faisait
quartier à quelques-uns ou même
à tous, de quoi cela vous
servirait-il ? Continueriez-vous de vivre dans
les plaisirs comme vous le faites maintenant ?
Non pas ! Vous seriez liés par des lois
qui vous rendraient la vie insupportable, et
devriez faire ce que, maintenant, vous jugez
haïssable : Je suis pour vous, si vous
êtes pour moi ; mieux vaut mourir
vaillamment que de mener une vie
d'esclave !... J'ai des armes pour vous tous.
Venez à mon château-fort, vous y serez
bien reçus, et vous y trouverez l'armure
nécessaire au combat.
1° Je vous recommande mon casque.
Le casque de l'espoir que tout est pour le mieux,
quoi que vous fassiez. C'est le casque de ceux qui
assurent jouir de la paix même en marchant
dans l'iniquité et en ajoutant l'ivresse
à la soif. Cette pièce de l'armure a
fait ses preuves. Tant que vous portez ce casque,
vous ne craignez ni flèche, ni dard, ni
épée. Il détourne les coups.
Veillez donc à toujours le garder.
2° Voici ma cuirasse : une
cuirasse de fer forgée en mon pays. Elle
consiste en un coeur aussi dur que le fer, aussi
insensible que la pierre, que rien ne peut plus
toucher ou émouvoir. Avec cette cuirasse,
aucune parole de paix ou de pardon ne pourra vous
atteindre, non plus que la terreur d'un jugement.
Cette pièce de l'armure est très
nécessaire à qui veut combattre
Shaddaï et s'enrôler sous ma
bannière.
3° Mon épée est une
langue animée du feu de l'enfer et qui peut
se plier à dire du mal de Shaddaï, de
son Fils, de ses décisions, de son peuple.
Quiconque la possède et en fait l'usage que
j'indique, ne se laissera jamais abattre par mon
ennemi.
4° Mon bouclier : c'est
l'incrédulité. Jetez le doute sur
toutes les paroles de Shaddaï.
L'incrédulité paralyse sa puissance.
Il peut arriver qu'il soit brisé. Cependant
ceux qui ont fait le récit des guerres
d'Emmanuel contre mes serviteurs assurent qu'en
certains endroits il ne put faire de miracle
à cause de l'incrédulité. Pour
bien le manier refusez de croire les choses
même véritables, quelles qu'elles
soient, et quelle que soit la personne qui les dit,
Si Emmanuel parle de jugement, ne craignez
pas ; s'il parle de miséricorde
n'écoutez pas. Même s'il promet par
serment de ne faire que du bien à
l'Âme, ne vous inquiétez pas de ce
qu'il dit ; mettez tout en doute. C'est de
cette façon qu'il faut manier le bouclier de
l'incrédulité. Celui qui fait
autrement ne m'aime pas ; il est mon ennemi.
5° Enfin une autre pièce de
mon excellente armure, c'est un esprit muet qui ne
s'abaisse jamais à implorer la
miséricorde et à prier. En plus de
tout ce que je viens d'énumérer, j'ai
aussi des maillets, des dards empoisonnés,
des traits enflammés, des flèches, la
mort, armes excellentes qui fauchent l'armée
ennemie. »
Tous les habitants de la Cité de
l'Âme furent armés de pied en cap et
reçurent des munitions abondantes. Ceci
fait, Diabolus déclara que si vraiment
Shaddaï attaquait la ville, et si celle-ci
supportait victorieusement le premier choc, nul
doute qu'avant longtemps le monde entier ne lui
fût soumis, à lui Diabolus. Alors il
ferait des citoyens de l'Âme, des rois, des
princes, et des capitaines. La garde fut
doublée aux portes, les citoyens
s'exercèrent au combat, les chants de guerre
retentissaient, chants qui exaltaient le tyran, et
le courage des guerriers.
L'avant-garde des armées du roi
Shaddaï forte de quarante mille hommes, tous
fidèles, et conduits par quatre capitaines
choisis parmi les plus vaillants se
préparait à partir pour la grande
ville de l'Âme. Il avait semblé
préférable à Shaddaï de
ne pas envoyer immédiatement son Fils, mais
de laisser aller d'abord ses serviteurs pour qu'ils
prissent contact avec la Cité rebelle.
Généralement, dans toutes ses
guerres, Shaddaï envoyait cette avant-garde
dont les chefs étaient braves et vaillants,
Habitués à la dure, ils avaient sous
leurs ordres des hommes de la même trempe
qu'eux. Chacun des Chefs reçut une
bannière qui devait rester
déployée pour indiquer l'excellence
de la cause du roi Shaddaï et ses droits sur
la Cité de l'Âme. La bannière
du Chef Boanergès était portée
par l'enseigne Tonnerre dont les couleurs
étaient noires ; sur
l'écusson : trois éclairs
flamboyants. Le nom du porte-enseigne du Chef
Conviction était M. Tristesse. Ses couleurs
étaient pâles et l'écusson
représentait le livre de la Loi ouvert
d'où jaillissait une flamme.
Le porte-enseigne du
général Jugement se nommait M.
Terreur, il portait les couleurs rouges et son
écusson était une fournaise ardente.
Le porte-enseigne du général
Exécution était un M. Justice qui
portait aussi la livrée rouge et dont
l'écusson était un arbre sans fruit
avec une cognée plantée dans les
racines. Chacun des chefs avait dix mille hommes
sous ses ordres. Certain jour officiers et soldats
furent appelés par Shaddaï, chacun
individuellement, pour se mettre en campagne ;
et chacun reçut l'équipement qui
convenait à son grade et à son
service. Quand le Roi eut rassemblé ses
forces pour l'expédition résolue, il
donna ses ordres aux chefs et à
l'armée, ordres que tous devaient
fidèlement exécuter. Voici ce que dit
Shaddaï à son
généralissime Boanergès :
« O toi Boanergès, l'un de mes
fougueux et vaillants capitaines qui commande
à 10.000 hommes vaillants et fidèles,
va en mon nom jusqu'à la misérable
Cité de l'Âme : tu lui offriras
d'abord la paix, et lui ordonneras de rejeter le
joug et la tyrannie du méchant Diabolus puis
de revenir à moi qui suis son Prince et
Seigneur ; les habitants extirperont tout ce
qui est diabolonien et toi tu veilleras à
l'exécution de ces ordres. Tu veilleras
à ce que la soumission soit
véritable. Ensuite tu feras en sorte de
m'établir une garnison dans la ville de
l'Âme. Veille à ne faire aucun mal
à aucun des indigènes ; s'ils
veulent se soumettre, traite-les comme des amis,
comme des frères, car je les aime. Dis-leur
qu'en temps opportun j'irai vers eux et qu'ils
sauront que je suis miséricordieux. Mais si,
malgré tes sommations et bien que tu
produises tes lettres de créance, ils
refusent de t'écouter, emploie tous les
moyens en ton pouvoir pour les réduire en
mon obéissance. Bon
voyage. »
Au jour fixé, après un
nouveau discours de Shaddaï, l'armée
avec ses bannières déployées
se mit en marche. Le trajet était long
jusqu'à la ville de l'Âme. Partout
où elle passait, l'armée royale
était en bénédiction.
Après un long voyage on
aperçut de loin la Cité ; et
discernant aussitôt en quel état
misérable le joug de Diabolus l'avait
réduite, les troupes de Shaddaï ne
purent retenir leurs lamentations. L'armée
arriva enfin devant la ville, se massa près
de la porte de l'Oreille, dressa ses tentes, creusa
des tranchées. - Lorsqu'ils
aperçurent le corps expéditionnaire
royal, ses brillants uniformes, ses armes
étincelantes, ses bannières, les gens
de la ville ne purent s'empêcher de venir
jusqu'aux remparts pour admirer le spectacle que
donnait cette armée si parfaitement
disciplinée et si bien
équipée. Mais le vieux renard
Diabolus pris de crainte que, s'ils étaient
sommés de le faire, les gens de la ville
n'ouvrissent les portes de la Cité, sortit
en hâte de son château-fort, donnant
l'ordre au peuple de quitter les remparts sans plus
tarder et de se replier au centre de la ville. Et
là il leur fit un discours tout
entremêlé de mensonges comme à
son habitude et de reproches : « Eh
quoi. Quel manque de prudence chez ceux que je
considère comme mes loyaux sujets,
dit-il ! ... Savez-vous d'où viennent
ces gens, et pourquoi ils se retranchent devant
notre Cité ? Ce sont ceux dont je vous
ai parlé depuis longtemps, et contre
lesquels je vous ai armés. Pourquoi
n'avez-vous pas allumé le signal et
sonné l'alarme lorsque vous les avez
vus ?... Que de soins n'ai-je pas pris pour
rendre la ville imprenable et pour endurcir vos
coeurs ! Ai-je tant travaillé en
vain ? Et n'ai-je en définitive sous
mes ordres qu'une compagnie d'innocents, bons tout
au plus à regarder du haut des remparts
leurs plus mortels ennemis ?
Préparez-vous donc au combat, et que
personne, sans un ordre émanant de moi,
n'ose plus passer la tête par-dessus les
murs. »
À l'ouïe de ce discours, les
habitants furent comme pris de panique, ils
coururent de-ci, de-là par les rues,
appelant au secours, et disant que les hommes qui
mettaient le monde sens dessus dessous
s'étaient rangés en bataille devant
leur Cité...
« J'aime mieux les voir ainsi,
dit Diabolus, quand on vint lui annoncer en quel
état son discours avait jeté les
habitants. »
Avant la fin du troisième jour,
le généralissime commanda à
son trompette d'aller jusqu'à la porte de
l'Oreille pour sommer la Cité de l'Âme
de donner audience à l'envoyé du
grand roi Shaddaï. Le trompette obéit,
fit retentir l'appel, mais personne ne se
présenta, car Diabolus l'avait
défendu. L'envoyé revint donc rendre
compte de sa mission à Boanergès et
de son échec. Il fut envoyé une
seconde fois ; à nouveau sans
résultat. Enfin la troisième fois, le
trompette reçut l'ordre d'avertir la ville
que si elle refusait l'audience demandée,
tous les moyens seraient employés pour la
ramener à l'obéissance de
Shaddaï. Cette fois, enfin, le Seigneur
Volonté, gouverneur de la ville, se
présenta et demanda d'un ton rogue :
« Pourquoi tout cet horrible bruit ?
Qu'étaient toutes ces paroles
menaçantes contre la ville de
l'Âme ? Qui était
l'individu ? D'où
venait-il ? » - Le trompette
répondit alors : « Je suis le
serviteur du plus noble des chefs, le
général Boanergès qui commande
les armées du roi Shaddaï contre lequel
toi et ta Cité vous vous êtes
rebellés. Mon maître a un message pour
la Cité de l'Âme, pour toi aussi
puisque tu en fais partie. - Je m'en vais
transmettre tes paroles à mon Maître,
dit le Gouverneur, et nous verrons ce qu'il
ordonnera. - Notre message n'est pas destiné
à Diabolus, répondit le Trompette,
mais à la misérable Cité de
l'Âme... Nous sommes ici pour la soustraire
à l'épouvantable tyrannie de Diabolos
et la ramener à son véritable
possesseur, l'excellent roi Shaddaï. - Je
porterai ton message à la ville,
répondit le Gouverneur.
- Prends garde de ne point nous
tromper ; si vous vous soumettez nous vous
offrons la paix, sinon c'est la guerre. Et comme
preuve de ce que je te dis, vous verrez demain
flotter sur la montagne, la bannière noire
avec ses éclairs. »
Lorsque le temps accordé fut
écoulé, Boanergès envoya
à nouveau son trompette,
décidé à faire connaître
à la ville le message du Roi. Cette fois les
citoyens se présentèrent, mais ils
prirent soin de fortifier autant qu'ils le purent
la porte de l'Oreille, avant de venir aux remparts.
Le capitaine Boanergès demanda à
parler au Maire ; alors ce fut le Seigneur
Incrédulité qui se présenta.
« Ce n'est pas lui, dit le Capitaine.
Où est le Seigneur Intelligence, l'ancien
maire de cette ville ? » À
cette question, Diabolus en personne, car il
était là, se présenta pour
répondre : - « M. le
Capitaine, dit-il, voici au moins la
quatrième sommation de se rendre que vous
faites à la Cité. Vous voulez qu'elle
se donne à votre Roi. Au nom de quelle
autorité je vous prie ? Je n'en sais
rien et ne m'en préoccupe
point !... » Mais Boanergès
ne répondit rien à Diabolus, et
s'adressant aux citoyens de la Cité de
l'Anse dit : « Sache, Cité
malheureuse et rebelle que le grand Shaddaï
m'a envoyé vers toi avec cet ordre de te
ramener à son obéissance. Et en
même temps Boanergès présentait
à la vue de tous le sceau royal. Si vous
répondez à mon appel, j'ai l'ordre de
vous traiter comme des amis ou même comme des
frères ; mais si vous refusez
d'écouter et de vous soumettre si vous
persévérez dans votre révolte,
je dois essayer de vous réduire par tous les
moyens en mon pouvoir. »
Dès que Boanergès eut
cessé de parler, le chef Conviction se leva
à son tour et s'adressant aux citoyens,
dit : « O malheureuse Cité
d'Aine d'Homme autrefois réputée pour
ton innocence, tu es maintenant tombée dans
le mensonge et l'hypocrisie. Écoute ce que
t'a dit le chef Boanergès, accepte les
conditions offertes, conditions de paix, de
compassion, alors que tu as si gravement
offensé le Roi qui pourrait te
réduire en pièces. Si tu
prétends que tu n'as pas
péché, que tu ne t'es pas
rebellée contre ton Roi, tout ton
passé est là, toutes tes actions sont
là depuis le jour que tu t'es
détournée de Lui (ce qui fut le
commencement de ton péché) et
témoignent contre toi. Tu as
écouté la voix du Tyran, tu l'as
accepté comme roi, tu as rejeté les
lois de Shaddaï et accepté celles de
Diabolus, tu te mets sur la défensive et tu
fermes tes portes devant nous, envoyés et
fidèles serviteurs du Roi. Qu'est-ce que
tout cela, que signifie tout cela, sinon
péché et révolte ?
Ah ! accepte l'invitation qui t'est faite, ne
méprise pas le temps de la Grâce.
Accorde-toi au plus tôt avec la partie
adverse. Ne permets pas que les séductions
flatteuses du Diable t'entraînent dans le
malheur et te ferment les portes de la Grâce.
Le misérable séducteur essayera de te
faire croire que nous cherchons quelque gain
personnel venant à toi, mais sache que nous
sommes ici de par les ordres du Roi, et parce que
nous voulons ton bonheur.
N'est-ce pas une grâce
extraordinaire que Shaddaï s'abaisse comme il
le fait pour toi, qu'Il daigne par nous essayer de
te persuader par la douceur ? A-t-il besoin de
vous, comme vous avez besoin de lui ? Non,
non, mais il est miséricordieux, et ne veut
pas que tu périsses, mais que tu te repentes
et vives. »
Le Chef Jugement se leva ensuite et
prenant la parole dit : « O
habitants de la Cité de l'Âme qui avez
si longtemps vécu dans la révolte et
pratiqué la trahison, nous ne sommes pas ici
de notre propre mouvement, avec le message de nos
propres pensées, ou pour vider une querelle
personnelle. Non, c'est le Roi qui nous envoie pour
vous ramener à son obéissance :
par la douceur si vous acceptez sa clémence,
par la force, si vous la rejetez. N'imaginez pas,
et ne laissez pas le séducteur vous
persuader que le roi Shaddaï n'a pas les
moyens de vous réduire. « C'est
Lui le Commencement et le Créateur de toutes
choses ; c'est Lui qui touche les montagnes et
elles fument. » Le jour de la
clémence ne durera pas toujours ;
devant le Roi s'avance sûrement le jour
embrasé de la Colère pour tous les
rebelles.
« Est-ce peu pour toi,
Cité de l'Âme, que mon Roi te tende le
sceptre d'or malgré toutes les
provocations ? Saisis-le, et vis... Aucune
rançon ne pourrait te racheter : ni tes
richesses, ni ton or, ni tes forces. Si tu rejettes
la clémence de ton Roi, le jugement
t'atteindra ; il vient avec le feu, avec des
chariots comme des tourbillons, tu connaîtras
le poids de sa colère ; il vient avec
des flammes de feu pour juger et rien ne pourra te
sauver du juste châtiment. [Tandis que
parlait le Chef Exécution, quelques
personnes observèrent que Diabolus
tremblait]. « O malheureuse cité
de l'Âme, dit encore le Chef Jugement,
n'ouvriras-tu pas la porte aux envoyés du
Roi, à ceux qui se réjouiraient de te
voir vivre... Boirais-tu comme on boit du vin
nouveau, et jusqu'au fond, la coupe de sa
colère qui est préparée pour
le Diable et ses anges ?
Réfléchis pendant qu'il en est
temps. »
Alors se leva le noble capitaine
Exécution et il dit : « O
toi, Ville de l'Âme, autrefois fameuse,
aujourd'hui comme un buisson stérile,
autrefois les délices du Roi, aujourd'hui le
repaire du Diable. Écoute aussi ce que j'ai
à te dire au nom de Shaddaï :
« Voici, la cognée est
posée à la racine des arbres, tout
arbre qui ne porte pas de bons fruits sera
coupé et jeté au feu. »
Cité de l'Âme tu n'es plus que
buissons et épines, et tu ne portes plus que
des fruits pleins d'amertume. Tu t'es
rebellée contre le Roi, et nous, force de
Shaddaï, sommes la cognée qui est
posée à la racine. Repens-toi !
Ou bien devrai-je me résoudre à
frapper ? La cognée est d'abord
posée à la racine, puis elle
frappe : la menace, puis l'exécution.
Entre l'une et l'autre, il y a la repentance.
Repens-toi ! C'est tout ce qui t'est
demandé ; c'est maintenant le moment du
repentir. Ne t'y refuse point ! Serais-je
obligé de frapper ? En ce cas tu serais
abattue. Rien ne te sauvera de l'exécution
que de te donner à notre Roi. Si la
miséricorde ne peut prévaloir en ta
faveur, à quoi pourrais-tu servir
qu'à être coupée et
jetée au feu.
« O Âme, la patience, le
support ne sont que pour un temps, un an, deux ans,
trois ans..., or, ta rébellion dure depuis
plus longtemps que cela. « Tu
couperas », a dit le Roi.
T'imaginerais-tu qu'il n'y a ici que des
menaces ? et qu'il n'a pas le pouvoir
d'exécuter sa Parole ? Tu
découvriras que les paroles de notre Reine
sont pas seulement des menaces, mais un feu
dévorant pour le pécheur qui les
méprise.
« Tu as embarrassé le
sol assez longtemps inutilement. Voudrais-tu
persévérer dans cette mauvaise voie..
Ton péché a amené cette
armée sous tes remparts.
Entraînera-t-il aussi une exécution
dans la ville ? Tu as entendu la voix des
capitaines, et cependant tu gardes tes portes,
fermées. Ne veux-tu pas ouvrir ? Ne
veux-tu pas, enfin, accepter les conditions de
paix ? »
La ville de l'Anse refusa de se laisser
vaincre par les pressantes sollicitations des
nobles capitaines de Shaddaï. Cependant
quelque chose avait atteint la Porte de
l'Oreille ; un coup terrible lui avait
été porté et l'avait
ébranlée, même si elle ne
s'était pas ouverte. Après
réflexions, la ville fit savoir qu'elle
réclamait du temps pour préparer sa
réponse. « - Oui, nous accorderons
ce délai, si vous jetez par-dessus les murs
Méchante Pause, afin que nous puissions le
punir comme il le mérite, répondirent
les Chefs, car nous savons bien qu'aussi longtemps
qu'il sera dans la ville aucune décision
salutaire ne pourra être prise et que toute
considération favorable à votre salut
sera bafouée.
Diabolus qui était toujours
présent et ne désirait pas perdre son
orateur, pensa d'abord répondre
lui-même, puis il commanda au Seigneur
Incrédulité de le faire.
- Messieurs, dit celui-ci, vous
êtes venus troubler notre prince, menacer
notre ville, et même vous avez établi
votre camp sous nos murs. D'où
venez-vous ? Nous ne voulons pas le savoir.
Qui êtes-vous ? Nous ne croyons pas ce
que vous dites. Vous dites bien dans vos terribles
discours que vous tenez votre autorité de
Shaddaï ; mais de quel droit vous
donne-t-il des ordres nous concernant ? Cela
nous voulons l'ignorer.
« Agissant de par cette
autorité, vous ordonnez à la ville
d'abandonner son seigneur, et de recourir à
la protection du grand Shaddaï votre Roi,
assurant avec de flatteuses promesses, qu'il
passera l'éponge sur le
passé.
« De plus, vous jetez la ville
dans la terreur en la menaçant de
destruction si elle refuse de se plier à vos
volontés.
« Et maintenant, Capitaines,
d'où que vous veniez, et même si vos
motifs sont excellents, sachez que ni Monseigneur
Diabolus, ni moi son serviteur
Incrédulité, ni notre brave ville de
l'Âme nous ne voulons prendre en
considération vos personnes, votre message,
le Roi qui, dites-vous, vous a envoyés. Nous
ne craignons ni sa puissance, ni. sa grandeur, ni
sa vengeance, et nous ne céderons pas devant
vos sommations.
« Vous nous déclarez la
guerre ; nous allons donc nous défendre
aussi bien que possible, et sachez que nous sommes
en état de vous défier. Pour
terminer, car je ne veux pas vous fatiguer, je vous
dirai que nous vous prenons pour des vagabonds,
pour une bande de fuyards, vous vous êtes
probablement révoltés contre votre
Roi, et vous vous êtes rassemblés
allant de lieu en lieu, dans l'espoir de
conquérir une ville ou un pays pour en faire
votre habitation après avoir réduit
ses possesseurs légitimes à la fuite
par vos menaces ou vos flatteries. Mais ce n'est
pas la Ville de l'Âme qui tombera dans vos
pièges.
« Ma conclusion est
celle-ci : nous n'avons pas peur de vous, nous
ne vous craignons pas, nous refusons
d'obtempérer à vos sommations. Nos
portes resteront fermées. Vous n'entrerez
pas chez nous, et nous « ne
tolérerons pas que vous campiez plus
longtemps devant notre Cité. Les citoyens
doivent vivre en paix, votre présence est
pour eux une cause de trouble ; aussi levez le
camp le plus tôt possible. C'est là
mon conseil, décampez promptement, armes et
bagages, ou l'on tirera sur
vous. »
Le Seigneur Volonté ajouta qu'on
donnait aux assiégeants trois jours pour
plier bagages et disparaître, ou ils
apprendraient à leurs dépens que
c'était chose grave que de réveiller
le lion Diabolus qui s'était installé
dans la Cité de l'Âme. »
Enfin l'Archiviste M. Oublie le Bien vint à
son tour dire son mot à l'armée
assiégeante : « Messieurs,
dit-il, remarquez avec quelle bonté, quelle
douceur nos Seigneurs ont répondu à
vos discours sans aménité et pleins
d'aigreur. J'entends qu'ils vous laissent libres de
partir en paix ! Profitez de leur bonté
et décampez. Nous aurions pu vous tomber
dessus et vous faire sentir la pointe de nos
épées. Mais nous aimons nos aises et
la tranquillité, c'est pourquoi nous
préférons éviter de molester
les autres. »
À l'ouïe de ces
réponses, la ville de l'Âme poussa de
grands cris de joie, comme si la décision de
résistance lui avait apporté de
grands avantages. On sonna les cloches, on se livra
à des réjouissances, et le peuple se
mit à danser sur les remparts.
Diabolus retourna au château, le
Maire et l'Archiviste chez eux. Mais le Seigneur
Volonté renforça la garde à la
porte de l'Oreille et il y plaça un
capitaine Prévention, auquel il donna
soixante hommes, tous sourds, un très grand
avantage, puisqu'ils ignoraient absolument tout ce
qu'on pouvait leur dire.
Quand les chefs eurent entendu la
réponse des grands et quand ils comprirent
qu'ils ne pouvaient arriver jusqu'aux citoyens
eux-mêmes, ils se préparèrent
au combat ; la troupe fut surtout
massée près de la Porte de l'Oreille,
car c'est par là uniquement qu'on pouvait
pénétrer dans la ville. Le cri de
guerre fut donné : « il faut
naître de nouveau. » Les trompettes
sonnèrent, celles de la ville
répondirent, les cris de guerre
répondaient aux cris de guerre, les charges
se succédaient, la bataille était
engagée. Sur la tour qui dominait la porte
de l'Ouïe, ceux de la ville avaient
dressé deux canons, l'un nommé
Fierté, l'autre Entêtement ; ils
comptaient beaucoup sur ces pièces lourdes
ainsi que sur d'autres pièces de moindre
calibre pour harceler le camp de Shaddaï et
aider à la garde de la porte de
l'Oreille ; mais cette artillerie n'eut pas
l'efficacité espérée.
L'armée du Roi combattait avec vaillance,
tout son effort portant sur la porte de l'Oreille
sur laquelle résonnaient les coups puissants
des béliers. Les frondes aussi
étaient en action et tiraient sans
répit sur les habitants et sur les
maisons.
La guerre se prolongeait. Plusieurs
rencontres s'étaient produites entre les
deux armées. Dans l'une d'elles trois
individus qui avaient obtenu de se joindre aux
armées de Shaddaï furent faits
prisonniers. C'étaient les nommés
Tradition, Sagesse humaine et Invention d'homme.
Ils désiraient être soldats,
avaient-ils dit à Boanergès et comme
ils semblaient habiles et courageux, le
généralissime avait accepté
leurs services.
Apprenant que la compagnie du Seigneur
Volonté avait fait ces prisonniers, le
géant Diabolus s'enquit de l'affaire ;
puis il fit comparaître les prisonniers
devant lui. Il leur demanda d'où ils
étaient et comment il se faisait qu'ils
étaient dans l'armée de
Shaddaï ? Sa curiosité satisfaite,
il les renvoya en prison. Quelques jours
après, Diabolus les fit à nouveau
appeler, et leur demanda s'ils accepteraient de
servir contre leurs anciens
Chefs ? » À cette question
ils répondirent qu'ils ne vivaient pas
tellement de religion que de la fortune des armes.
Puisque sa Seigneurie offrait de subvenir à
leur entretien, ils le serviraient volontiers. Or
il y avait dans la ville un certain capitaine
N'importe-quoi, homme très actif, c'est
à lui que Diabolus envoya ces trois recrues.
Les deux premiers furent promus au grade de
sergent ; il garda le troisième pour
son service particulier. -
Les assiégeants obtinrent aussi
quelques résultats : ils abattirent le
toit de la maison du Maire, M. Intelligence, de
sorte que celui-ci devint plus accessible ;
ils tuèrent presque le seigneur
Volonté, et firent un grand carnage de
conseillers municipaux : d'un seul coup de
canon, ils tuèrent MM. Jurement,
Prostitution, Fureur, S'attache-aux-mensonges,
Ivresse, Tricherie. Enfin ils
démontèrent les deux canons qui
dominaient la porte de l'Oreille. Cependant la
Cité de l'Âme résistait
toujours ; Diabolus la défendait avec
rage, bien secondé par les chefs qu'il avait
choisis. Il apparaissait que la campagne
d'été allait se terminer sans
résultat appréciable, sans avantage
décisif pour les armées de
Shaddaï. Les chefs décidèrent de
se retirer en bon ordre et de se retrancher pour
prendre leurs quartiers d'hiver. Mais ils le firent
de telle manière qu'ils pouvaient encore
harceler la Cité de l'Âme, et la jeter
dans de terribles paniques.
Désormais les habitants ne surent
plus ce que c'était que de s'endormir
paisiblement ; ils ne pouvaient plus comme
autrefois se livrer à la débauche, en
toute tranquillité. Tantôt l'alarme
retentissait à la porte de l'Oreille,
tantôt à une autre porte de la Ville,
ou bien à toutes à la fois. Une nuit
c'étaient les trompettes qui faisaient
vibrer l'air, et jetaient les
assiégés dans l'effroi ; ou bien
une pluie de pierres lancées par les frondes
s'abattaient sur quelque quartier ;
quelquefois dix mille hommes faisaient le tour des
remparts en lançant leur cri de guerre.
D'autres fois les plaintes des blessés
retentissaient et leurs gémissements
faisaient trembler les
assiégés.
La lassitude commençait de se
faire sentir chez les habitants. Quelques-uns
disaient : « Impossible de tenir
ainsi plus longtemps » Ce à quoi
d'autres répondaient que cela finirait
bientôt. Enfin certains conseillaient de
retourner au roi Shaddaï. - « Mais
il refusera de nous recevoir », leur
répondait-on. L'ancien archiviste, M.
Conscience, recommençait à se faire
entendre dans la ville, et ce qu'il disait
éclatait comme des coups de tonnerre et
plongeait dans la terreur la Cité
assiégée. Le bruit de ses paroles,
celui des soldats, et les cris des chefs faisaient
trembler les habitants.
Enfin les provisions commencèrent
à manquer dans la Ville. Le peuple ne
pouvait plus se procurer ce après quoi son
âme soupirait. Les choses que les citoyens
aimaient semblaient frappées par le gel ou
la chaleur. Des rides apparaissaient sur les
figures et sur bien des visages on voyait
déjà se dessiner les ombres de la
mort. Ah ! que n'auraient-ils pas donné
pour jouir à nouveau de la paix et de la
tranquillité d'esprit, même dans la
plus misérable des situations !
Au cours de l'hiver, le trompette du
généralissime Boanergès fut
envoyé de nouveau à la Cité
pour la sommer de se rendre au roi Shaddaï -
ce qu'il fit à trois reprises. Âme
d'homme se serait volontiers rendue, mais le
seigneur Incrédulité veillait, et s'y
opposait absolument. Quant au Seigneur
Volonté, il ne savait quel parti
prendre : un jour il acceptait la reddition,
le lendemain il s'y opposait aussi ! Diabolus
se livrait à des accès de fureur
épouvantables. Quant aux citoyens, tous
étaient loin de vouloir la même chose,
de sorte qu'ils restèrent dans
l'incrédulité et dans la crainte. La
première fois, le messager de l'Armée
royale était venu avec des paroles de paix.
« Les Chefs avaient pitié de sa
misère ; ils souffraient de voir la
Ville elle-même s'opposer à sa
délivrance. Si seulement elle voulait se
repentir, s'humilier pour sa défection, le
Roi lui pardonnerait et même il oublierait sa
conduite passée. Et après quelques
mots d'avertissement, il les laissa en disant
qu'ils veillassent à ne point empêcher
eux-mêmes leur
délivrance. »
La seconde fois le message fut plus
rude : « L'obstination de
l'Âme ne faisait qu'irriter les Chefs qui
étaient résolus à
conquérir la Ville, ou à mourir sous
ses murs. »
La troisième fois, le trompette
fut chargé d'un message plein de
sévérité parce que les
habitants avaient méprisé les offres
de clémence. Il devait transmettre un ordre
de reddition pur et simple de la part des Chefs,
qui se réservaient de décider de leur
attitude ultérieure. »
Ces trois sommations et surtout la
dernière jetèrent la ville dans
l'effroi : elle décida sur l'heure de
tenir un conseil. Il y fut décidé que
le Seigneur Volonté irait à la Porte
de l'Oreille, et là, sonnerait de la
trompette pour demander audience aux Chefs de
l'Armée assiégeante.
Ainsi fut fait. Tout aussitôt, les
chefs à la tête de leurs milliers en
armes vinrent se masser près de la porte de
l'Ouïe. Les anciens de la Corporation de
l'Âme firent alors savoir qu'ils
étaient prêts à se rendre
à certaines conditions. Les seigneurs
Incrédulité, Oublie le Bien et
Volonté, gouverneurs de la Ville, du
château et des remparts, seraient maintenus
dans leurs charges par Shaddaï. - 2°
Aucun de ceux qui présentement servaient le
géant Diabolus ne serait chassé de sa
maison, ou privé de la liberté dont
il avait joui jusqu'ici, ou molesté d'aucune
autre manière par Shaddaï. - 3°
Que les citoyens continueraient de jouir de leurs
anciens droits et privilèges, ceux qu'ils
avaient acquis et dont ils jouissaient sous la
domination de Diabolus, leur seul seigneur et grand
défenseur depuis longtemps
déjà. - 4° Aucune loi, aucune
charge ne seraient instituées sans leurs
décision et consentement. Telles sont nos
propositions ou conditions de paix. Si elles sont
acceptées, nous nous soumettrons à
votre Roi. »
Quand les Chefs eurent entendu ces
offres misérables de reddition et ces
conditions de paix si éhontées, ils
firent répondre à la Ville par leur
capitaine Boanergès :
« O habitants de la
Cité de l'Âme, dit celui-ci, quand
j'entendis que vous désiriez une entrevue,
j'en fus heureux et quand vous dîtes vouloir
vous soumettre au roi Shaddaï, j'en eus encore
plus de joie. Mais quand j'entendis vos
prétentions et restrictions ridicules qui
mettent en relief votre iniquité, ma joie se
changea en tristesse. Méchante Pause,
l'ancien ennemi de l'Âme, vous aura
aidés à rédiger ces
propositions ; mais elles sont indignes
d'être prises en considération par
quiconque prétend servir Shaddaï. Tous
les Chefs et moi nous refusons avec dédain
et nous rejetons vos misérables propositions
que nous considérons comme une honteuse
iniquité.
« Mais, ô Cité de
l'Âme, si tu veux te rendre à nous, ou
plutôt à notre Roi, si tu veux avoir
cette confiance qu'il t'imposera les conditions de
paix les meilleures, c'est-à-dire celles qui
te seront le plus avantageuses, alors nous pourrons
te recevoir et faire la paix. Mais si tu ne veux
pas te reposer en Shaddaï, si tu refuses de te
confier en Lui, alors rien n'est changé, et
nous savons ce qu'il nous reste à
faire. »
Alors le Maire, M.
Incrédulité, se hâta de
répondre à Boanergès :
« Qui donc, étant libre, serait
assez fou pour passer à l'ennemi, et cela
sans condition ! Certainement pas moi,
dit-il ! Connaissons-nous ton roi, son
caractère ? Quelques-uns parlent de sa
colère, d'autres de sa
sévérité, d'autres assurent
qu'il réclame au delà de ce qu'on
peut fournir ! » Puis se tournant
vers les habitants, il ajouta :
« Prends garde, Cité de
l'Âme, à ce que tu vas décider.
Quelle folie ce serait de te rendre sans
conditions ! Si tu cèdes, tu te donnes
à un autre, donc tu ne t'appartiens plus. Se
donner ainsi à quelqu'un qui prétend
exercer une autorité sans limites serait la
plus grande des folies. Car aujourd'hui vous pouvez
vous repentir, mais vous ne pouvez pas vous
plaindre avec justice. Si vous vous donniez
à Lui, savez-vous seulement qui serait
exécuté, qui aurait la vie sauve, ou
si tous, nous serions mis en pièces ?
Un autre peuple serait alors transporté dans
notre enceinte pour habiter la
Cité. »
Ce discours de M. le Maire jetait par
terre tout espoir d'un arrangement possible :
Les Chefs de Shaddaï retournèrent
à leurs tranchées, à leurs
tentes et à leurs hommes ; et le Maire
de la Cité se rendit au château chez
son roi Diabolos. Celui-ci
l'attendait :
- « Je vous souhaite la
bienvenue Monseigneur, lui dit-il. Et comment sont
allées les affaires
aujourd'hui ? » Après avoir
fait une profonde révérence,
Incrédulité raconta ce qui avait
été dit et la réponse qu'il
avait faite. Alors Diabolus fit l'éloge de
son fidèle serviteur :
Incrédulité. Que de fois il avait eu
recours à ses services et toujours avec les
mêmes résultats ! Jamais
Incrédulité n'avait fait
défaut. Ah ! s'ils remportaient une
victoire définitive,
Incrédulité serait promu aux plus
grands honneurs, et aurait une situation bien
supérieure à celle du présent.
Gouverneur de l'Univers, Incrédulité
dominerait sur toutes les nations ; et si lui,
Diabolus, devenait le premier,
Incrédulité serait son second.
L'entrevue terminée, le Seigneur
Incrédulité regagna sa demeure en se
rengorgeant d'orgueil au souvenir des flatteuses
paroles qu'il venait d'entendre, se
considérant comme l'objet d'un grand
honneur. En réalité Diabolus l'avait
gorgé d'espérances, espérances
bien problématiques pour ne pas dire
chimériques.
Pendant l'entrevue du Palais, le peuple
discutait dans la Ville ce qui venait de se
passer ; et la réponse faite par le
maire Incrédulité aux vaillants
capitaines de Shaddaï était
blâmée. L'ancien maire M.
Intelligence, et l'ex-archiviste M. Conscience, mis
au courant de l'attitude et du discours
d'Incrédulité, allèrent au
peuple, lui démontrant que les demandes des
Chefs étaient fort raisonnables. Mais
qu'attendre encore, après le discours
d'Incrédulité ! Celui-ci mettait
la ville en bien mauvaise posture devant les
messagers du Roi : les paroles en
étaient irrespectueuses ;
Incrédulité accusait les Chefs ainsi
que leur Roi de fausseté et de fourberie,
car c'était bien cela qui ressortait de son
discours, de cette supposition de destruction,
alors que le Chef avait parlé de
clémence et de pardon à plusieurs
reprises. »
Convaincue d'avoir été
desservie par son Maire, la foule commença
de se rassembler sur les places et dans les rues.
Les gens murmurèrent d'abord, puis
parlèrent ouvertement, puis se mirent
à aller de ci, de là en chantant la
louange des Chefs de l'Armée royale. Ah
s'ils étaient seulement gouvernés par
de telles personnalités et par
Shaddaï »
Quand le Seigneur
Incrédulité entendit dire que
l'émeute grondait dans la ville, il se
hâta de sortir pensant apaiser les citoyens
avec la seule majesté de sa présence.
Mais quand on l'aperçut, on se
précipita sur lui et on lui aurait sans
doute fait passer un mauvais quart d'heure, s'il ne
s'était réfugié dans une
maison. Les insurgés essayèrent
d'abattre celle-ci, mais elle était trop
solide et ils n'y purent réussir.
Rassemblant son courage, M.
Incrédulité s'avança à
une fenêtre et s'adressa au peuple pour
connaître la raison de la
révolte ?
Le Seigneur Intelligence répondit
qu'elle provenait de son attitude envers les braves
officiers de Shaddaï. Il avait commis trois
fautes :
1° En n'admettant ni M. Conscience
ni lui-même à l'entretien avec le
messager du Roi ;
2° En faisant des ouvertures
absolument inacceptables, réclamant pour la
Cité de l'Âme la possibilité de
continuer à' vivre dans la dissolution et la
vanité ; il offrait ainsi à
Shaddaï une situation subalterne : Prince
de nom, tandis que Diabolus restait le
véritable Roi ;
3° En empêchant par son
insolent discours la clémence de s'exercer
en faveur de la Cité. »
Dès que M. Intelligence eût
achevé de parler, Incrédulité
cria : « Trahison, Trahison !
Aux armes ! Aux armes ! Vous les
fidèles sujets de Diabolus dans la
Cité, à
moi ! »
Donnez à mes paroles le sens que
vous voulez, répondit Intelligence, mais
j'affirme que les officiers d'un si grand Roi
méritaient d'être plus civilement
traités.
Cela ne va guère mieux,
répondit Incrédulité. Moi,
quand j'ai parlé, j'ai parlé pour mon
Prince, pour son gouvernement, pour le peuple que,
maintenant, vous excitez à la
révolte.
M. Conscience intervint alors pour
reprocher à Incrédulité sa
manière de répondre à M.
Intelligence. Il était évident que ce
dernier avait dit la vérité, et
qu'Incrédulité était un ennemi
de la Ville de l'Âme ; soyez certain que
votre discours impertinent a fait du mal à
la ville, et qu'il a attristé les chefs de
Shaddaï. Si vous aviez accepté leurs
conditions, nous n'aurions plus à redouter
le son de la trompette et les frayeurs de la
guerre ; celle-ci aurait cessé. Mais ce
terrible bruit de la trompette continue, et le
manque de sagesse de votre discours en est la
cause.
Si je vis, dit
Incrédulité, je transmettrai votre
message à Diabolus, Monsieur ; et c'est
lui qui vous répondra. En attendant, nous
cherchons le bien de la ville et nous ne demandons
pas vos conseils.
Vous et votre Prince, vous êtes
des étrangers dans la Cité de
l'Âme, dit Intelligence. Sommes-nous certains
que votre gouvernement ne va pas nous conduire en
de plus grandes épreuves et nous
réduire en une plus grande
extrémité ? Puis quand vous
verrez la partie perdue, qui nous garantit que vous
ne nous abandonnerez pas, ne songeant qu'à
votre seule sécurité. Peut-être
recourrez-vous à la fuite en incendiant la
ville et en profitant de la fumée ou de la
flamme de son embrasement, qui nous réduira
en un monceau de ruines et de cendres.
Vous oubliez Monsieur que je suis le
Gouverneur, répondit
Incrédulité, que vous n'êtes
que sujet, et que votre conduite est inconvenante.
Monseigneur Diabolus ne vous saura point gré
de vos prétendus soucis. »
Alors que cet échange de propos
se faisait, le seigneur Volonté survint
accompagné de M. Prévention, de
Méchante Pause, de quelques conseillers et
bourgeois nouvellement créés, et ils
s'enquirent de la raison du tumulte. Tout le monde
répondait à la fois, et ordre fut
donné de faire silence. Alors le vieux
renard
« Incrédulité »
se hâta de prendre la parole :
« Monseigneur, dit-il en s'adressant
à Volonté et en désignant
Intelligence et Conscience, ces deux impertinents
personnages donnant cours à leurs
méchantes dispositions et sous l'influence
de M. Mécontentement, ont assemblé le
peuple contre moi, et essayé de
l'entraîner à des actes de
rébellion contre notre
Prince. »
Alors tous les Diaboloniens
présents affirmèrent que le rapport
d'Incrédulité était exact.
Quand les indigènes virent que les seigneurs
Intelligence et Conscience étaient en
péril, la force étant contre eux, ils
entourèrent aussitôt ceux-ci, et deux
puissants partis se formèrent. Les
Diaboloniens voulaient qu'on mît en prison
Intelligence et Conscience ; le parti adverse
s'y opposait. Les uns chantaient les louanges
d'Incrédulité, d'Ingratitude [de
nouveaux conseillers] et du grand Diabolus ;
les autres célébraient Shaddaï,
ses lois, sa miséricorde, faisaient les
éloges de ses capitaines, de leurs
conditions et de leur conduite. Des paroles on en
vint aux mains. Les coups pleuvaient dans toutes
les directions. Le cher vieux gentilhomme M.
Conscience fut à deux reprises jeté
par terre par un diabolonien :
« Engourdissement » ; M.
Intelligence risqua d'être tué d'un
coup d'arquebuse, mais le diabolonien qui le visait
mit à côté.
L'autre parti fut aussi
sérieusement touché : M. Raison
démolit le cerveau de M. Tête
imprudente, un diabolonien ; et je ne pus
m'empêcher de rire en voyant comment M.
Prévention était frappé et
roulé dans la boue. Bien qu'il eût
été promu capitaine et mis à
la tête d'une compagnie de Diaboloniens pour
le plus grand dommage de la Ville d'Âme, je
vis que ses propres troupes le piétinaient,
et que le parti de M. Intelligence ne
l'épargnait pas davantage. M. N'importe quoi
fut aussi fort malmené par les deux partis
malgré sa brillante conduite, car il
n'était fidèle à personne. Il
eut une jambe cassée, et celui qui fit cet
exploit regretta que ce ne fût pas le cou
plutôt qu'une jambe. Il y eut bien d'autres
blessés de part et d'autre mais ce qui
étonna beaucoup, ce fut de voir l'inaction
de M. Volonté. Il semblait
indifférent à ce qui se
passait ; on s'aperçut même qu'il
souriait en voyant Prévention recevoir des
horions de tous côtés ; et il ne
donna aucune attention à son Capitaine
N'importe quoi.
Quand l'émeute fut calmée,
Diabolus fit saisir les Seigneurs Intelligence et
Conscience, comme ayant provoqué le
désordre et les fit jeter en prison
où ils furent durement traités. Il
aurait bien voulu s'en défaire tout à
fait, mais les circonstances étaient
défavorables : la guerre
sévissait à toutes les portes de la
Cité.
Une fois de retour au camp, les
capitaines de Shaddaï avaient convoqué
un Conseil de guerre pour décider ce qu'il y
avait lieu de faire. Les uns conseillaient de
tomber sur la ville et de l'attaquer de toutes
parts ; d'autres, le plus grand nombre,
conseillaient une nouvelle sommation ; il leur
semblait pour autant qu'ils avaient pu s'en rendre
compte que la Cité de l'Âme
était plus favorable à leurs
ouvertures qu'au début. Une action
précipitée pourrait faire dissiper
ces sentiments naissants ; mieux valait user
encore de mansuétude. On décida donc
d'envoyer un nouveau messager à la ville.
Celui-ci fut appelé ; on lui dit
exactement ce qu'il devait prononcer, puis on
l'envoya en lui souhaitant la
bénédiction de Dieu. Peu d'heures
après, il se mettait en route. Une fois
arrivé à la porte de l'Oreille, il
sonna de la trompette et quand ceux de
l'intérieur furent venus, il prononça
ces paroles :
« Malheureuse ville de
l'Âme, au coeur endurci, combien de temps
encore t'attacheras-tu au péché,
combien de temps, dans ta simplicité,
prendras-tu tes délices dans le
mépris, et refuseras-tu les offres de paix
et de délivrance ? Combien de temps
refuseras-tu l'or des promesses de Shaddaï
pour t'attacher aux mensonges et à
l'hypocrisie de Diabolus ? Quand Shaddaï
aura remporté la victoire, penses-tu que tu
ne seras pas malheureuse en te souvenant de ton
attitude actuelle ? Penses-tu l'effrayer comme
tu effrayerais une fourmi ? Ta force
surpasserait-elle la sienne ? Lève les
yeux ; considère les
étoiles ; mesure leur hauteur !
Arrêterais-tu le soleil dans sa course ?
Empêcherais-tu la lune de répandre sa
lumière ? Peux-tu compter les
étoiles, ou fermer les écluses des
cieux ? Peux-tu appeler les eaux de la mer et
en couvrir la terre ? Peux-tu voir les
orgueilleux et les abaisser, et les lier en
secret ? Telles sont quelques-unes des oeuvres
du Roi au nom duquel nous nous adressons à
toi en ce jour, afin de t'amener sous son
autorité. En son Nom, nous te sommons
à nouveau de te rendre à ses
capitaines. »
À l'ouïe de ces paroles, les
habitants de la Cité de l'Âme (les
indigènes) ne surent que dire. C'est
pourquoi Diabolus se présenta pour
répondre lui-même, ce qu'il fit en
s'adressant à ses sujets :
« Messieurs, dit-il, si tout ce que nous
venons d'entendre est vrai, la grandeur de
Shaddaï est écrasante. La terreur que
vous auriez de lui vous réduirait en
esclavage ; vous ramperiez devant lui.
Maintenant, à distance, la pensée de
sa puissance vous écrase, comment
pourriez-vous supporter sa Présence ?
Avec moi, votre Prince, vous pouvez vous amuser
comme avec une fourmi. Considérez donc bien
ce qui vous est le plus profitable et souvenez-vous
des immunités que je vous ai
conférées.
« De plus, si tout ce que ce
messager a dit est vrai, comment se fait-il que
tous les sujets de Shaddaï soient tellement
asservis en quelque lieu qu'ils se trouvent ?
Dans tout l'Univers, personne n'est plus malheureux
ni plus écrasé qu'ils ne le
sont.
« Réfléchis
bien, Cité de l'Âme. Je voudrais que
tu redoutasses de m'abandonner, autant que moi je
crains d'avoir à le faire.
Réfléchis ; le boulet est encore
à ton pied ; tu as la liberté si
tu sais t'en servir. Tu as aussi un roi si tu veux
l'aimer et lui obéir. »
Ce discours ne fit qu'endurcir encore le
coeur de la malheureuse Cité : la
grandeur de Shaddaï l'écrasait
effectivement, et le sentiment de sa
sainteté la jetait dans le désespoir.
Alors les Diaboloniens, après avoir tenu
conseil, firent dire au messager des Capitaines que
pour ce qui les concernait, ils resteraient
fidèles à Diabolus, que jamais ils ne
capituleraient devant Shaddaï, qu'il
était donc bien inutile de leur envoyer de
nouvelles sommations. Plutôt que de se
rendre, ils mourraient sur place. »
L'horizon s'obscurcissait de plus en plus ; il
semblait qu'Âme humaine fût
irrémédiablement perdue. Cependant
les Capitaines connaissaient les ressources royales
et refusaient la défaite. Ils
envoyèrent donc d'autres sommations dont la
teneur était toujours plus
sévère. Mais plus Âme humaine
était pressée de se donner à
Shaddaï, plus elle s'éloignait de
lui.
Devant cette attitude, les Capitaines
résolurent de cesser les sommations et de
recourir à un autre moyen. Réunis en
conseil, ils examinèrent ce qui pourrait le
mieux atteindre le but : conquérir la
Cité de l'Âme et l'arracher à
la tyrannie de Diabolus. Après plusieurs
autres, le Capitaine Conviction se leva pour
parler : « A son avis, il fallait
continuer de harceler la ville jour et nuit, ce qui
abattrait son esprit de rébellion ;
2° Il lui semblait nécessaire d'envoyer
une pétition au Roi Shaddaï qui
relaterait les faits de guerre, les sommations,
leur résultat, l'état de
rébellion où Âme d'Homme
était encore. L'épître
s'achevait ainsi : « Qu'il te plaise
ô Roi des Rois de pardonner
l'inutilité de nos efforts ; qu'Il te
plaise aussi de nous envoyer de nouvelles troupes
et un Chef capable, lequel serait tout à la
fois aimé et craint des citoyens de la ville
rebelle. Ce n'est pas que nous voulions abandonner
notre poste ; nous sommes prêts à
mourir sous les murs de la Cité, mais il
nous tarde que tu rentres en possession de la
Cité de l'Âme, et de pouvoir te servir
en quelque autre lieu que tu
décideras. » Une fois la
pétition rédigée,
écrite, scellée, elle fut
expédiée en toute hâte au Roi
Shaddaï par un courrier très
sûr : « Amour des
Âmes ».
Le prince Emmanuel reçut la
pétition des mains du messager, il en prit
connaissance, l'amenda sur certains points, y
ajouta quelques lignes puis la porta lui-même
au Roi.
Le Roi fut heureux de lire le message de
ses Capitaines, combien plus en constatant que son
fils l'appuyait. Le Roi fit donc appeler Emmanuel
qui répondit aussitôt :
« Me voici ô
Père ! » Le Roi et son Fils
parlèrent des conditions de la Ville, des
desseins royaux pour la Cité, du rachat
opéré par Emmanuel. « Et
maintenant va jusqu'au Camp, ajouta
Shaddaï : tu réussiras, tu
prévaudras, tu vaincras la grande ville de
l'Âme. » Emmanuel
répondit : « Ta loi est
écrite en mon coeur, ô Dieu je prends
mes délices à faire ta
volonté... J'ai longtemps
désiré ce jour... Revêts-moi de
la force et de la sagesse nécessaires pour
accomplir l'oeuvre que tu me donnes à faire.
Rien ne me coûtera trop pour la Cité
de l'Âme, je te bénis mon Père
de ce que tu m'as choisi pour être le
Capitaine de son salut. »
La nouvelle du départ d'Emmanuel
pour la conquête d'Aine d'Homme se
répandit à la cour de Shaddaï
avec la rapidité de l'éclair ;
tous parlaient des desseins royaux ; tous, du
plus puissant au plus humble auraient aussi voulu
partir sous les ordres d'Emmanuel.
Il avait été
décidé qu'on enverrait au camp la
nouvelle de la venue du Prince Lui-même.
Lorsque les Chefs et l'Armée reçurent
le message ils poussèrent de tels cris de
joie que la terre en trembla. Les montagnes firent
écho à cette explosion
d'allégresse et Diabolus manqua d'en perdre
l'équilibre dans son palais. Ses espions qui
parcouraient l'Univers vinrent lui annoncer la
venue d'Emmanuel, et il en fut rempli d'effroi, car
il ne redoutait personne autant que le Prince.
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