RÈGNE DE DIABOLUS. - LE SEIGNEUR
MAIRE : M. INTELLIGENCE EST DESTITUÉ ET
AVEUGLÉ. - LE SEIGNEUR ARCHIVISTE M.
CONSCIENCE EST ENTRAÎNÉ AU MAL, ET SA
PUISSANCE ATROPHIÉE. - SOUMISSION DU
SEIGNEUR VOLONTÉ QUI DEVIENT L'ALTER EGO DE
DIABOLUS. - LA CITÉ DE L'ÂME EST MISE
EN ÉTAT DE DÉFENSE CONTRE TOUTE.
INCURSION POSSIBLE DE SHADDAÏ. - ELLE TOMBE
DANS LA DÉGRADATION ET LA
CORRUPTION.
Diabolus se hâta d'accepter la
royauté offerte et devint roi de la grande
Ville de l'Âme ; on le mit en possession
du Château, et par là, de toutes les
forces de la Cité. Pénétrant
dans le merveilleux palais que Shaddaï avait
élevé pour lui, pour sa joie et son
bonheur, il le transforma en une forteresse qui fut
désormais son repaire : le repaire du
redoutable géant Diabolus.
Alors, comme il craignait encore de perdre
la situation que son astuce avait conquise, il
s'occupa de remanier le personnel occupant les
principaux emplois de la Cité,
élevant celui-ci, abaissant celui-là.
C'est ainsi qu'il s'avisa de destituer purement et
simplement Sa Seigneurie le Maire, dont le nom
était M. Intelligence, et Sa Seigneurie
l'Archiviste : M. Conscience. M. le Maire
avait cependant donné son consentement
à la reddition de la Ville, mais Diabolus le
jugeait dangereux parce que, dans la haute position
qu'il occupait, il pouvait encore discerner bien
des choses. Non content de l'avoir destitué,
Diabolus s'employa à le plonger dans les
ténèbres en construisant tout autour
de son palais une tour massive et très
élevée ; si haute, que les
rayons du soleil ne parvenaient plus jamais
jusqu'aux fenêtres du malheureux captif, et
que son habitation fut plongée dans la nuit.
Séparé de la Lumière, il
devint bientôt semblable à
l'aveugle-né qui n'a jamais contemplé
le jour. Sa demeure devint une prison, dont il ne
devait plus franchir les limites. Comment aurait-il
pu secourir la Cité ? Même s'il
avait eu quelque énergie de reste et quelque
désir de le faire, il se trouvait maintenant
réduit à l'impuissance absolue. Aussi
longtemps que la grande ville de l'Âme
était gouvernée par Diabolus, et elle
devait l'être aussi longtemps qu'elle lui
obéissait, son ancien Maire ne pouvait plus
lui être d'aucun secours ; bien au
contraire.
Quant à m. l'Archiviste, homme ail
jugement sûr, au discours éloquent,
versé dans les lois du Royaume, et qui,
jusqu'au moment de la reddition de la Ville
à laquelle il avait consenti, était
resté fidèle et courageux en toutes
circonstances, Diabolus le haïssait ; il
lui était odieux. Malgré ses efforts,
ses séductions, ses ruses, l'Usurpateur
n'avait pu faire de l'Archiviste (M. Conscience) sa
créature. Certes, sous la domination de
Diabolus, M. Conscience était sensiblement
dégénéré : parmi
les lois nouvellement promulguées, plusieurs
lui plaisaient assez, ainsi que le service de
Diabolus. Et cependant, il arrivait parfois que le
souvenir de Shaddaï remplissait sa
pensée ; alors la terreur de celui
qu'il avait si gravement offensé tombait sur
lui, et il s'élevait avec
véhémence contre Diabolus. Parfois
aussi lorsqu'il avait l'une de ces crises de
repentir (et il en avait de terribles), il
rugissait comme un lion et ses puissantes harangues
faisaient trembler toute la Ville de
l'Âme.
Aussi Diabolus le craignait. Ses paroles,
comme je viens de l'expliquer, éclataient
sur la ville comme le font de soudains orages, et
avaient une violence comparable à celle des
coups de tonnerre. Réfléchissant
qu'il ne pouvait se l'attacher parfaitement et
faire de lui sa créature, le Géant
décida de le débaucher autant que
faire se pouvait : il essaya de
stupéfiants sur la pensée, et
d'endurcir le coeur en l'entraînant sur les
chemins de la vanité. Ici encore Diabolus
réussit partiellement. Peu à peu, il
l'entraîna dans le mal et la
méchanceté, à ce point que M.
Conscience perdit à peu près
complètement le sentiment du
péché. Ne pouvant obtenir davantage,
Diabolus décida d'essayer de persuader aux
habitants de la Cité que M. Conscience
était devenu fou ; inutile donc de
s'inquiéter de lui. À ce propos, il
rappela les terribles crises de M.
Conscience : S'il est alors lui-même,
dit l'Usurpateur, pourquoi n'est-il pas ainsi
toujours ? La vérité, c'est que
tous les fous ont des crises dangereuses, et comme
il est fou, il a les siennes. C'est de cette
façon et par plusieurs autres de cette
nature que Diabolus conduisit Âme d'Homme
à oublier, à négliger et
même à mépriser ce que pouvait
dire M. Conscience. Quand Diabolus
réussissait à étourdir
celui-ci, il ne manquait pas de lui faire nier ce
qu'il affirmait lorsqu'il avait ses terribles
réveils, de telle sorte qu'il le
disqualifiait chaque jour davantage aux yeux des
habitants. Désormais ce n'était plus
librement qu'il élevait la voix en faveur du
roi Shaddaï, mais lorsqu'il y était
contraint. Parfois Il dénonçait sans
ménagements certaines choses, parfois il se
taisait. Il n'agissait plus que de façon
tout à fait spasmodique semblant
profondément endormi ou mort, même
lorsque toute la Cité de l'Âme
s'adonnait à la vanité et aux choses
de néant, dansant à la suite de
Diabolus aux airs qu'il tirait de sa
flûte.
Et s'il arrivait encore que quelque habitant
effrayé par les rares protestations de M.
Conscience vînt trouver l'Usurpateur,
celui-ci calmait ses craintes en affirmant que les
déclarations du « Trouble
fête » n'étaient pas
inspirées par l'amour ou la
pitié ; mais par le seul besoin de
parler et de s'entendre parler. Diabolus apaisait
de cette manière quiconque venait à
lui. Il ajoutait aussi volontiers comme argument
décisif : « 0, Âme
d'homme ! Considérez, constatez que
malgré la rage de ce vieux gentilhomme, et
le bruit que font ses discours, vous n'entendez
jamais rien dire de Shaddaï
lui-même ». Le misérable
menteur savait cependant que les protestations de
M. Conscience étaient la voix même de
Dieu parlant à Conscience pour qu'il
avertît Âme d'homme. Diabolus disait
encore : « Vous voyez bien que
Shaddaï s'inquiète peu de la perte de
la ville de l'Âme et de sa
rébellion ; et qu'il ne se mettra pas
en peine de lui demander compte de sa
défection, parce qu'elle s'est donnée
à moi. Il sait bien que, si vous
étiez à lui, vous êtes
maintenant à moi ; aussi, nous laissant
l'un à l'autre, il ne s'en fait aucun souci.
De plus, souvenez-vous de mes services. J'ai fait
pour vous tout ce que j'ai pu. Les lois que je vous
ai données vous procurent plus de joies et
de satisfactions que le paradis de Shaddaï.
Grâce à moi, vous avez un maximum de
liberté. Vous étiez
parqué ; j'ai brisé vos
barrières plus de lois, plus de contrainte,
plus de jugement pour vous effrayer. Je ne demande
compte à personne de ses actions, si ce
n'est au vieux fou (vous savez qui je
désigne ainsi). De par moi, chacun vit comme
un prince, et comme bon lui semble. Je n'exerce de
contrôle sur personne et je n'admets pas
davantage que personne en exerce sur
moi. »
C'est avec des discours de ce genre que le
misérable imposteur calmait les remords de
la Cité de l'Âme et excitait sa
colère contre M. Conscience. De sorte
qu'à plusieurs reprises les citoyens
songèrent à se défaire de leur
Censeur en le tuant. Ils auraient voulu le savoir
très loin, à des milliers de
kilomètres de leur ville ; le souvenir
de ses paroles les affligeait, sa seule vue les
emplissait d'effroi, bien qu'il fût fort
affaibli et dégénéré.
Mais leurs voeux devaient rester vains et leurs
complots stériles, ce qui semblerait
absolument incompréhensible sans la sagesse
et la puissance infinies de Shaddaï, qui avait
décrété que le Seigneur
Conscience subsisterait, et serait son
témoin parmi les hommes. La maison de M.
l'Archiviste était d'une solidité
à toute épreuve et était
appuyée à l'un des forts de la
ville ; si la populace ou quelque
misérable venaient dans quelque but de
meurtre, M. Conscience n'avait qu'à lever
les écluses pour provoquer une inondation et
faire périr ses adversaires.
Mais laissons maintenant la
personnalité du seigneur Archiviste, aussi
dénommé M. Conscience, et
occupons-nous du seigneur Volonté, l'un des
membres de l'ancienne noblesse de la grande ville
de l'Âme. Il était d'aussi haute
naissance qu'aucun autre dans la Cité, et
homme libre autant et plus que ses concitoyens,
ayant, si j'ai bonne souvenance, des
privilèges spéciaux attachés
à sa personne. Il était doué
d'une très grande énergie, de
beaucoup de décision et de courage, de sorte
que personne ne pouvait le réduire par la
force. Est-ce l'orgueil de son ancienneté,
de sa puissance, de ses privilèges, qui lui
firent rejeter toute idée d'esclavage
possible et l'amenèrent à rechercher
quelque charge, quelque emploi sous le
régime de Diabolus ? La chose est
très probable. Il voulait être
quelqu'un dans la Cité ; et une fois sa
misérable résolution prise, il ne
perdit point de temps pour arriver à ses
fins. Déjà, il avait
été l'un des premiers à se
laisser gagner par le beau discours de Diabolus et
à conseiller qu'on lui ouvrît la
porte. C'était là un service que
l'Usurpateur n'avait eu garde d'oublier et qui
avait fait nommer aussitôt M. Volonté
à un emploi. Puis, discernant la valeur de
son vassal et la solidité de l'attachement
de celui-ci, Diabolus résolut de faire de
lui l'un des grands auxquels il soumettait les
affaires importantes de la Ville.
Il le fit donc appeler, lui exposa ce qu'il
avait au coeur, et il n'eut pas à faire de
longs discours pour persuader son auditeur. M.
Volonté avait été d'avis qu'on
livrât la Cité à Diabolus, et
maintenant il lui plaisait de le servir. Ce que
voyant, l'Usurpateur le nomma commandant de la
forteresse, gouverneur des remparts et gardien des
portes. L'une des clauses de sa charge stipulait
que rien ne pourrait se faire dans la ville sans
son consentement. M. Volonté devenait ainsi
le second de Diabolus et plus rien ne
s'accomplissait qui ne fût selon son bon
plaisir. Mgr Volonté avait un
secrétaire : M. Pensée qui
ressemblait en tous points à son
Maître : en principe, ils ne faisaient
qu'un et dans la pratique ils ne se
séparaient guère. Sous leur
gouvernement, Âme d'Homme fut amenée
à la seule ambition de satisfaire les
convoitises des Seigneurs Volonté et
Pensée.
Jamais ne s'effacera de ma mémoire la
conduite de ce M. Volonté quand le pouvoir
lui échut. Il commença par nier
purement et simplement qu'il devait quoi que ce
soit à son ancien Roi ; puis il
s'engagea par serment et jura
fidélité au grand maître
Diabolus ; enfin, une fois installé
dans ses différentes charges, il
réduisit la grande ville de l'Âme en
un état si misérable qu'on ne saurait
facilement l'imaginer : il faut en avoir
été le témoin.
Et d'abord, il s'attaqua à M.
Conscience, le poursuivant d'une haine à
mort. Il ne pouvait supporter de le rencontrer ou
de l'entendre. S'il l'apercevait, il fermait les
yeux, s'il l'entendait, il se bouchait les
oreilles. Il avait décidé qu'on ne
devait plus voir dans la ville aucun fragment du
Code de Shaddaï. Ainsi, son clerc M. Raison
possédait encore quelques parchemins de la
Loi en mauvais état ; dès que le
Seigneur Volonté les aperçut, il les
jeta derrière son dos. Il est vrai que M.
Conscience conservait en son étude
quelques-unes des lois de l'excellent Shaddaï
; mais elles étaient hors d'atteinte du
Seigneur Volonté. Le nouveau potentat
estimait aussi que les fenêtres de la maison
de l'ancien Maire recevaient encore trop de
lumière ; cela ne valait rien pour la
ville, assurait-il. Même la clarté
d'une chandelle lui semblait de trop.
Désormais plus rien ne plaisait au Seigneur
Volonté qui ne plût d'abord à
Diabolus.
Il n'avait pas son égal pour publier
par les rues de la ville la bravoure, la sagesse,
la grandeur de Diabolus ; il s'abaissait au
niveau des plus abjects pour chanter les louanges
de son « illustre
Maître ». Il n'avait pas besoin de
commandement pour faire le mal, celui-ci
était devenu son compagnon habituel.
Sous ses ordres, le Seigneur Volonté
avait un adjoint dont le nom était
Affection. Lui aussi était fortement
déchu ; oubliant les principes de son
origine, il était tombé dans la
débauche et ne pensait plus qu'aux choses
charnelles, c'est pourquoi on l'avait
surnommé : Vile Affection. Il se trouva
que Vile Affection s'éprit de Convoitise
charnelle, la fille de M. Raison ; ils furent
mariés. Union bien assortie, pensa Diabolus
lorsqu'il l'apprit ; et il dit à cette
occasion : « qui se ressemble
s'assemble ». Le couple eut de nombreux
enfants : Effronterie, Calomnie,
Insubordination. Ainsi que leurs trois
soeurs : Mépris de la
Vérité, Oubli de Dieu, Esprit
vindicatif, ils se marièrent dans la ville
et eurent toute une lignée de mauvais sujets
dont nous ne pouvons énumérer tous
les noms ici...
Par tous les moyens en son pouvoir,
l'Usurpateur s'appliqua à défigurer
toute idée, toute pensée de
Shaddaï dans le coeur d'Âme humaine
rendant l'ancien Roi méconnaissable. C'est
à quoi s'employa tout
particulièrement sous ses ordres un M. Pas
de Vérité qu'il chargea plus
spécialement de cette tâche. Pas de
Vérité avait la double mission de
rendre Shaddaï méconnaissable, de le
travestir, indignement ; 2° d'exalter
Diabolus.
Enfin, Diabolus abrogea tout ce qui
demeurait encore des lois ou des statuts du Roi
Shaddaï, tout ce qui avait trait à la
morale, toutes les lois civiles ou naturelles. Lui
et son second : le Seigneur Volonté,
cherchaient par là à faire descendre
l'Âme au niveau de la brute, à
l'amener à une sensualité bestiale et
à la négation de toute
vérité. Puis Diabolus édicta
ses lois : Toute liberté était
conférée à la convoitise
charnelle, à la convoitise des yeux et
à l'orgueil de la vie.
L'impiété, l'impureté, la
méchanceté étaient
encouragées. En se conformant aux lois de
Diabolus, les habitants de la Cité de
l'Âme auraient la joie, le contentement, le
bonheur, l'allégresse. Et jamais personne ne
leur demanderait compte de n'avoir point agi
autrement.
Se rappelant aussi qu'il avait
destitué l'ancien Maire et l'Archiviste, et
pour n'être pas accusé d'avoir
diminué en rien la grandeur de la
Cité, Diabolus nomma un autre maire en la
personne du Seigneur Convoitise, homme qui en
toutes choses agissait naturellement comme la
brute, et loin de favoriser le bien, ne pouvait
qu'encourager le mal... Quant à
l'Archiviste, ce fut en M. Oublie le Bien, triste
sire qui ne pensait qu'au mal et s'y vautrait avec
délices... A cause de leur situation. et de
leur immoralité, ces deux personnages eurent
une influence des plus néfastes sur les
citoyens. Quand le mauvais exemple vient de haut,
le peuple ne tarde pas à se corrompre.
Toutes les autres nominations de Diabolus
furent de cette sorte. MM.
Incrédulité, Orgueil, Juron,
Impureté, Endurcissement, Cruauté,
Fureur, Mensonge, Fausse-Paix, Ivresse, Tricherie,
Athéisme se virent attribuer des emplois. Il
y eut d'autres nominations de moindre
importance : des baillis, des sergents, des
gendarmes ; je ne puis tous les nommer ;
ce serait trop long.
Enfin, il songea à fortifier la
ville, et fit élever trois forteresses qui
lui parurent inexpugnables : la
première : Défi, commandait
toute la Cité et eut comme gouverneur :
Haine de Dieu. Placée près de la
Porte de l'Oeil, elle devait empêcher les
habitants de connaître leur ancien Roi. La
forteresse dite de Minuit qui s'élevait
près de l'ancien Château pour le
rendre plus obscur, devait garder les citoyens de
toute connaissance d'eux-mêmes. Son
gouverneur fut M. Hait la Lumière. La
troisième forteresse : Douceurs du
péché s'élevait sur la place
du Marché et devait empêcher tout
retour vers le Bien. Son gouverneur était M.
Amour charnel. Haine de Dieu, comme aussi Hait la
Lumière, étaient Diaboloniens et
faisaient partie de l'armée qui avait
aidé Diabolus à s'emparer de la
Cité de l'Âme. Ces forteresses furent
armées comme il convenait.
Et maintenant Diabolus se sentait en
sûreté. Il avait fait tout ce qui
était en son pouvoir pour s'assurer la
possession définitive de la Ville de
l'Âme, et pour la garder contre toute
incursion du bon roi Shaddaï ou de son Fils.
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