Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

-------

RÈGNE DE DIABOLUS. - LE SEIGNEUR MAIRE : M. INTELLIGENCE EST DESTITUÉ ET AVEUGLÉ. - LE SEIGNEUR ARCHIVISTE M. CONSCIENCE EST ENTRAÎNÉ AU MAL, ET SA PUISSANCE ATROPHIÉE. - SOUMISSION DU SEIGNEUR VOLONTÉ QUI DEVIENT L'ALTER EGO DE DIABOLUS. - LA CITÉ DE L'ÂME EST MISE EN ÉTAT DE DÉFENSE CONTRE TOUTE. INCURSION POSSIBLE DE SHADDAÏ. - ELLE TOMBE DANS LA DÉGRADATION ET LA CORRUPTION.



Diabolus se hâta d'accepter la royauté offerte et devint roi de la grande Ville de l'Âme ; on le mit en possession du Château, et par là, de toutes les forces de la Cité. Pénétrant dans le merveilleux palais que Shaddaï avait élevé pour lui, pour sa joie et son bonheur, il le transforma en une forteresse qui fut désormais son repaire : le repaire du redoutable géant Diabolus.

Alors, comme il craignait encore de perdre la situation que son astuce avait conquise, il s'occupa de remanier le personnel occupant les principaux emplois de la Cité, élevant celui-ci, abaissant celui-là. C'est ainsi qu'il s'avisa de destituer purement et simplement Sa Seigneurie le Maire, dont le nom était M. Intelligence, et Sa Seigneurie l'Archiviste : M. Conscience. M. le Maire avait cependant donné son consentement à la reddition de la Ville, mais Diabolus le jugeait dangereux parce que, dans la haute position qu'il occupait, il pouvait encore discerner bien des choses. Non content de l'avoir destitué, Diabolus s'employa à le plonger dans les ténèbres en construisant tout autour de son palais une tour massive et très élevée ; si haute, que les rayons du soleil ne parvenaient plus jamais jusqu'aux fenêtres du malheureux captif, et que son habitation fut plongée dans la nuit. Séparé de la Lumière, il devint bientôt semblable à l'aveugle-né qui n'a jamais contemplé le jour. Sa demeure devint une prison, dont il ne devait plus franchir les limites. Comment aurait-il pu secourir la Cité ? Même s'il avait eu quelque énergie de reste et quelque désir de le faire, il se trouvait maintenant réduit à l'impuissance absolue. Aussi longtemps que la grande ville de l'Âme était gouvernée par Diabolus, et elle devait l'être aussi longtemps qu'elle lui obéissait, son ancien Maire ne pouvait plus lui être d'aucun secours ; bien au contraire.

Quant à m. l'Archiviste, homme ail jugement sûr, au discours éloquent, versé dans les lois du Royaume, et qui, jusqu'au moment de la reddition de la Ville à laquelle il avait consenti, était resté fidèle et courageux en toutes circonstances, Diabolus le haïssait ; il lui était odieux. Malgré ses efforts, ses séductions, ses ruses, l'Usurpateur n'avait pu faire de l'Archiviste (M. Conscience) sa créature. Certes, sous la domination de Diabolus, M. Conscience était sensiblement dégénéré : parmi les lois nouvellement promulguées, plusieurs lui plaisaient assez, ainsi que le service de Diabolus. Et cependant, il arrivait parfois que le souvenir de Shaddaï remplissait sa pensée ; alors la terreur de celui qu'il avait si gravement offensé tombait sur lui, et il s'élevait avec véhémence contre Diabolus. Parfois aussi lorsqu'il avait l'une de ces crises de repentir (et il en avait de terribles), il rugissait comme un lion et ses puissantes harangues faisaient trembler toute la Ville de l'Âme.

Aussi Diabolus le craignait. Ses paroles, comme je viens de l'expliquer, éclataient sur la ville comme le font de soudains orages, et avaient une violence comparable à celle des coups de tonnerre. Réfléchissant qu'il ne pouvait se l'attacher parfaitement et faire de lui sa créature, le Géant décida de le débaucher autant que faire se pouvait : il essaya de stupéfiants sur la pensée, et d'endurcir le coeur en l'entraînant sur les chemins de la vanité. Ici encore Diabolus réussit partiellement. Peu à peu, il l'entraîna dans le mal et la méchanceté, à ce point que M. Conscience perdit à peu près complètement le sentiment du péché. Ne pouvant obtenir davantage, Diabolus décida d'essayer de persuader aux habitants de la Cité que M. Conscience était devenu fou ; inutile donc de s'inquiéter de lui. À ce propos, il rappela les terribles crises de M. Conscience : S'il est alors lui-même, dit l'Usurpateur, pourquoi n'est-il pas ainsi toujours ? La vérité, c'est que tous les fous ont des crises dangereuses, et comme il est fou, il a les siennes. C'est de cette façon et par plusieurs autres de cette nature que Diabolus conduisit Âme d'Homme à oublier, à négliger et même à mépriser ce que pouvait dire M. Conscience. Quand Diabolus réussissait à étourdir celui-ci, il ne manquait pas de lui faire nier ce qu'il affirmait lorsqu'il avait ses terribles réveils, de telle sorte qu'il le disqualifiait chaque jour davantage aux yeux des habitants. Désormais ce n'était plus librement qu'il élevait la voix en faveur du roi Shaddaï, mais lorsqu'il y était contraint. Parfois Il dénonçait sans ménagements certaines choses, parfois il se taisait. Il n'agissait plus que de façon tout à fait spasmodique semblant profondément endormi ou mort, même lorsque toute la Cité de l'Âme s'adonnait à la vanité et aux choses de néant, dansant à la suite de Diabolus aux airs qu'il tirait de sa flûte.

Et s'il arrivait encore que quelque habitant effrayé par les rares protestations de M. Conscience vînt trouver l'Usurpateur, celui-ci calmait ses craintes en affirmant que les déclarations du « Trouble fête » n'étaient pas inspirées par l'amour ou la pitié ; mais par le seul besoin de parler et de s'entendre parler. Diabolus apaisait de cette manière quiconque venait à lui. Il ajoutait aussi volontiers comme argument décisif : « 0, Âme d'homme ! Considérez, constatez que malgré la rage de ce vieux gentilhomme, et le bruit que font ses discours, vous n'entendez jamais rien dire de Shaddaï lui-même ». Le misérable menteur savait cependant que les protestations de M. Conscience étaient la voix même de Dieu parlant à Conscience pour qu'il avertît Âme d'homme. Diabolus disait encore : « Vous voyez bien que Shaddaï s'inquiète peu de la perte de la ville de l'Âme et de sa rébellion ; et qu'il ne se mettra pas en peine de lui demander compte de sa défection, parce qu'elle s'est donnée à moi. Il sait bien que, si vous étiez à lui, vous êtes maintenant à moi ; aussi, nous laissant l'un à l'autre, il ne s'en fait aucun souci. De plus, souvenez-vous de mes services. J'ai fait pour vous tout ce que j'ai pu. Les lois que je vous ai données vous procurent plus de joies et de satisfactions que le paradis de Shaddaï. Grâce à moi, vous avez un maximum de liberté. Vous étiez parqué ; j'ai brisé vos barrières plus de lois, plus de contrainte, plus de jugement pour vous effrayer. Je ne demande compte à personne de ses actions, si ce n'est au vieux fou (vous savez qui je désigne ainsi). De par moi, chacun vit comme un prince, et comme bon lui semble. Je n'exerce de contrôle sur personne et je n'admets pas davantage que personne en exerce sur moi. »

C'est avec des discours de ce genre que le misérable imposteur calmait les remords de la Cité de l'Âme et excitait sa colère contre M. Conscience. De sorte qu'à plusieurs reprises les citoyens songèrent à se défaire de leur Censeur en le tuant. Ils auraient voulu le savoir très loin, à des milliers de kilomètres de leur ville ; le souvenir de ses paroles les affligeait, sa seule vue les emplissait d'effroi, bien qu'il fût fort affaibli et dégénéré. Mais leurs voeux devaient rester vains et leurs complots stériles, ce qui semblerait absolument incompréhensible sans la sagesse et la puissance infinies de Shaddaï, qui avait décrété que le Seigneur Conscience subsisterait, et serait son témoin parmi les hommes. La maison de M. l'Archiviste était d'une solidité à toute épreuve et était appuyée à l'un des forts de la ville ; si la populace ou quelque misérable venaient dans quelque but de meurtre, M. Conscience n'avait qu'à lever les écluses pour provoquer une inondation et faire périr ses adversaires.

Mais laissons maintenant la personnalité du seigneur Archiviste, aussi dénommé M. Conscience, et occupons-nous du seigneur Volonté, l'un des membres de l'ancienne noblesse de la grande ville de l'Âme. Il était d'aussi haute naissance qu'aucun autre dans la Cité, et homme libre autant et plus que ses concitoyens, ayant, si j'ai bonne souvenance, des privilèges spéciaux attachés à sa personne. Il était doué d'une très grande énergie, de beaucoup de décision et de courage, de sorte que personne ne pouvait le réduire par la force. Est-ce l'orgueil de son ancienneté, de sa puissance, de ses privilèges, qui lui firent rejeter toute idée d'esclavage possible et l'amenèrent à rechercher quelque charge, quelque emploi sous le régime de Diabolus ? La chose est très probable. Il voulait être quelqu'un dans la Cité ; et une fois sa misérable résolution prise, il ne perdit point de temps pour arriver à ses fins. Déjà, il avait été l'un des premiers à se laisser gagner par le beau discours de Diabolus et à conseiller qu'on lui ouvrît la porte. C'était là un service que l'Usurpateur n'avait eu garde d'oublier et qui avait fait nommer aussitôt M. Volonté à un emploi. Puis, discernant la valeur de son vassal et la solidité de l'attachement de celui-ci, Diabolus résolut de faire de lui l'un des grands auxquels il soumettait les affaires importantes de la Ville.

Il le fit donc appeler, lui exposa ce qu'il avait au coeur, et il n'eut pas à faire de longs discours pour persuader son auditeur. M. Volonté avait été d'avis qu'on livrât la Cité à Diabolus, et maintenant il lui plaisait de le servir. Ce que voyant, l'Usurpateur le nomma commandant de la forteresse, gouverneur des remparts et gardien des portes. L'une des clauses de sa charge stipulait que rien ne pourrait se faire dans la ville sans son consentement. M. Volonté devenait ainsi le second de Diabolus et plus rien ne s'accomplissait qui ne fût selon son bon plaisir. Mgr Volonté avait un secrétaire : M. Pensée qui ressemblait en tous points à son Maître : en principe, ils ne faisaient qu'un et dans la pratique ils ne se séparaient guère. Sous leur gouvernement, Âme d'Homme fut amenée à la seule ambition de satisfaire les convoitises des Seigneurs Volonté et Pensée.

Jamais ne s'effacera de ma mémoire la conduite de ce M. Volonté quand le pouvoir lui échut. Il commença par nier purement et simplement qu'il devait quoi que ce soit à son ancien Roi ; puis il s'engagea par serment et jura fidélité au grand maître Diabolus ; enfin, une fois installé dans ses différentes charges, il réduisit la grande ville de l'Âme en un état si misérable qu'on ne saurait facilement l'imaginer : il faut en avoir été le témoin.

Et d'abord, il s'attaqua à M. Conscience, le poursuivant d'une haine à mort. Il ne pouvait supporter de le rencontrer ou de l'entendre. S'il l'apercevait, il fermait les yeux, s'il l'entendait, il se bouchait les oreilles. Il avait décidé qu'on ne devait plus voir dans la ville aucun fragment du Code de Shaddaï. Ainsi, son clerc M. Raison possédait encore quelques parchemins de la Loi en mauvais état ; dès que le Seigneur Volonté les aperçut, il les jeta derrière son dos. Il est vrai que M. Conscience conservait en son étude quelques-unes des lois de l'excellent Shaddaï ; mais elles étaient hors d'atteinte du Seigneur Volonté. Le nouveau potentat estimait aussi que les fenêtres de la maison de l'ancien Maire recevaient encore trop de lumière ; cela ne valait rien pour la ville, assurait-il. Même la clarté d'une chandelle lui semblait de trop. Désormais plus rien ne plaisait au Seigneur Volonté qui ne plût d'abord à Diabolus.
Il n'avait pas son égal pour publier par les rues de la ville la bravoure, la sagesse, la grandeur de Diabolus ; il s'abaissait au niveau des plus abjects pour chanter les louanges de son « illustre Maître ». Il n'avait pas besoin de commandement pour faire le mal, celui-ci était devenu son compagnon habituel.

Sous ses ordres, le Seigneur Volonté avait un adjoint dont le nom était Affection. Lui aussi était fortement déchu ; oubliant les principes de son origine, il était tombé dans la débauche et ne pensait plus qu'aux choses charnelles, c'est pourquoi on l'avait surnommé : Vile Affection. Il se trouva que Vile Affection s'éprit de Convoitise charnelle, la fille de M. Raison ; ils furent mariés. Union bien assortie, pensa Diabolus lorsqu'il l'apprit ; et il dit à cette occasion : « qui se ressemble s'assemble ». Le couple eut de nombreux enfants : Effronterie, Calomnie, Insubordination. Ainsi que leurs trois soeurs : Mépris de la Vérité, Oubli de Dieu, Esprit vindicatif, ils se marièrent dans la ville et eurent toute une lignée de mauvais sujets dont nous ne pouvons énumérer tous les noms ici...

Par tous les moyens en son pouvoir, l'Usurpateur s'appliqua à défigurer toute idée, toute pensée de Shaddaï dans le coeur d'Âme humaine rendant l'ancien Roi méconnaissable. C'est à quoi s'employa tout particulièrement sous ses ordres un M. Pas de Vérité qu'il chargea plus spécialement de cette tâche. Pas de Vérité avait la double mission de rendre Shaddaï méconnaissable, de le travestir, indignement ; 2° d'exalter Diabolus.

Enfin, Diabolus abrogea tout ce qui demeurait encore des lois ou des statuts du Roi Shaddaï, tout ce qui avait trait à la morale, toutes les lois civiles ou naturelles. Lui et son second : le Seigneur Volonté, cherchaient par là à faire descendre l'Âme au niveau de la brute, à l'amener à une sensualité bestiale et à la négation de toute vérité. Puis Diabolus édicta ses lois : Toute liberté était conférée à la convoitise charnelle, à la convoitise des yeux et à l'orgueil de la vie. L'impiété, l'impureté, la méchanceté étaient encouragées. En se conformant aux lois de Diabolus, les habitants de la Cité de l'Âme auraient la joie, le contentement, le bonheur, l'allégresse. Et jamais personne ne leur demanderait compte de n'avoir point agi autrement.

Se rappelant aussi qu'il avait destitué l'ancien Maire et l'Archiviste, et pour n'être pas accusé d'avoir diminué en rien la grandeur de la Cité, Diabolus nomma un autre maire en la personne du Seigneur Convoitise, homme qui en toutes choses agissait naturellement comme la brute, et loin de favoriser le bien, ne pouvait qu'encourager le mal... Quant à l'Archiviste, ce fut en M. Oublie le Bien, triste sire qui ne pensait qu'au mal et s'y vautrait avec délices... A cause de leur situation. et de leur immoralité, ces deux personnages eurent une influence des plus néfastes sur les citoyens. Quand le mauvais exemple vient de haut, le peuple ne tarde pas à se corrompre.
Toutes les autres nominations de Diabolus furent de cette sorte. MM. Incrédulité, Orgueil, Juron, Impureté, Endurcissement, Cruauté, Fureur, Mensonge, Fausse-Paix, Ivresse, Tricherie, Athéisme se virent attribuer des emplois. Il y eut d'autres nominations de moindre importance : des baillis, des sergents, des gendarmes ; je ne puis tous les nommer ; ce serait trop long.

Enfin, il songea à fortifier la ville, et fit élever trois forteresses qui lui parurent inexpugnables : la première : Défi, commandait toute la Cité et eut comme gouverneur : Haine de Dieu. Placée près de la Porte de l'Oeil, elle devait empêcher les habitants de connaître leur ancien Roi. La forteresse dite de Minuit qui s'élevait près de l'ancien Château pour le rendre plus obscur, devait garder les citoyens de toute connaissance d'eux-mêmes. Son gouverneur fut M. Hait la Lumière. La troisième forteresse : Douceurs du péché s'élevait sur la place du Marché et devait empêcher tout retour vers le Bien. Son gouverneur était M. Amour charnel. Haine de Dieu, comme aussi Hait la Lumière, étaient Diaboloniens et faisaient partie de l'armée qui avait aidé Diabolus à s'emparer de la Cité de l'Âme. Ces forteresses furent armées comme il convenait.

Et maintenant Diabolus se sentait en sûreté. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour s'assurer la possession définitive de la Ville de l'Âme, et pour la garder contre toute incursion du bon roi Shaddaï ou de son Fils.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant