LA VILLE. - SON FONDATEUR. - SA PERFECTION. - LE
GÉANT DIABOLUS ET SA LÉGION. LE
COMPLOT. - L'ATTAQUE DE LA CITÉ. - MORT DES
SEIGNEURS, RÉSISTANCE ET INNOCENCE. -
DÉFECTION DES NOTABLES DE LA VILLE
D'ÂME. - LA REDDITION. DIABOLUS EST
PROCLAMÉ ROI.
Les rebelles s'approchèrent de la Ville
du Roi Shaddaï et se massèrent non loin
de la porte de l'Oreille qui est le lieu d'audience
pour ceux qui sont en dehors de l'enceinte ;
comme la porte de l'Oeil est la place de
surveillance. Diabolus mit une embuscade à
la distance d'un trait de flèche, avec ordre
de tuer le capitaine Résistance. Ses
dispositions prises, le géant
s'avança jusqu'à la porte et sonna de
la trompette, ce qui était la manière
de ce temps-là pour quiconque demandait une
audience. Diabolus avait pris avec lui
« Méchante Pause » qui
lui servait d'orateur lorsqu'il était pris
de court. Les chefs de la Cité : le
Seigneur Innocence, le Seigneur Volonté, le
Seigneur Maire, M. l'Archiviste et le Capitaine
Résistance se présentèrent sur
la muraille pour savoir qui était à
la porte, et ce que désiraient les
visiteurs ? Ce fut le Seigneur Volonté
qui prit la parole et demanda qui était
là ? Pourquoi venait-on déranger
la paisible Cité par les sons
éclatants de la trompette ?
Avec un air plein de douceur et un
discours onctueux, Diabolus répondit comme
suit : « Seigneurs de la fameuse
Cité de l'Âme, il vous est facile de
percevoir que je n'habite pas loin de chez
vous ; je suis un voisin, et j'arrive en
service commandé. Mon roi m'envoie vers vous
pour vous rendre hommage, et pour que je vous serve
dans la mesure de mes moyens. Afin de m'acquitter
fidèlement de mon ambassade, je dois vous
faire une communication importante. Accordez-moi
donc l'audience que je sollicite et
écoutez-moi patiemment. Et pour commencer,
laissez-moi vous dire qu'en l'occurrence je ne
pense pas à moi mais à vous ;
que je ne recherche pas mon avantage, mais le
vôtre ; la chose sera manifeste et vous
apparaîtra telle quand j'aurai exposé
devant vous toute ma pensée :
« Eh bien Messieurs, pour vous
dire vrai, je suis venu pour vous montrer comment
vous pourriez être délivrés de
l'esclavage où vous êtes ; car
vous êtes des esclaves, bien que vous ne vous
en rendiez pas compte. »
[En entendant ces paroles
étranges, les habitants de la Cité
commencèrent à se frotter les
oreilles : Qu'était-ce que ce
discours ? Qu'avait-il dit ? Où
voulait-il en venir ? etc...].
« J'ai quelque peu à
vous dire au sujet de votre Roi, de sa loi et de
vous-mêmes. Votre Roi, je le sais, est grand
et puissant ; cependant tout ce qu'il vous a
dit n'est pas véritable et ne vous est pas
avantageux.
1° Tout ce qu'il a dit pour vous
maintenir dans la crainte n'est pas
véritable, et ce qu'il a annoncé
comme devant survenir si vous enfreignez ses
ordres, n'arrivera pas. Mais si le danger qu'il dit
existait vraiment, quel esclavage que d'être
sous la constante terreur du plus grand des
châtiments, et cela à cause d'un petit
fruit dont il ne faudrait pas manger.
2° J'ajouterai que la loi de votre
Roi n'est pas bonne : elle est
déraisonnable, compliquée,
intolérable. Déraisonnable, car,
comme je viens de le dire, le châtiment n'est
pas proportionné à l'offense. Quelle
différence, quelle disproportion, entre la
vie et une pomme ! Et cependant l'une
répond de l'autre dans le Code de votre
Shaddaï ! je dis encore que sa loi est
compliquée, car vous pouvez manger de tout,
et tout aussitôt une restriction : il ne
faut pas manger de cela.
3° J'ajouterai qu'elle est
intolérable ; car le fruit qui vous est
interdit (si toutefois cette interdiction
existe ?) est celui-là même, et
celui-là seulement, qui, étant
mangé, vous procurerait un grand bienfait
que vous ignorez encore. La chose est patente, et
le nom même de l'arbre donne la preuve de ce
que j'avance. Il est nommé
« l'arbre de la connaissance du bien
et du mal ». Avez-vous cette
connaissance ? Non, n'est-ce pas ; et
vous ne pouvez même pas concevoir combien ce
fruit est excellent, agréable, et combien il
est désirable pour communiquer la sagesse,
aussi longtemps que vous restez en la
dépendance de votre Roi en lui
obéissant. Est-il juste que vous soyez tenus
dans l'ignorance et l'aveuglement ? Pourquoi
vous fermer les portes de la connaissance et de la
sagesse ? Ah ! Pauvres habitants de la
célèbre Cité de l'Âme,
vous n'êtes pas libres ! Vous êtes
dépendants et même vous êtes
esclaves ! Et cela à cause d'une
lamentable menace, d'un ordre donné, sans
qu'aucune raison y soit annexée. Rien !
Sinon le bon plaisir du Roi Shaddaï ;
son : « Je le veux ; que cela
soit ! » N'est-il pas douloureux de
penser que la chose même qui vous est
interdite vous conférerait, si vous pouviez
la faire, et la sagesse, et l'honneur. Car alors,
vos yeux seraient ouverts et vous seriez comme des
dieux. Considérant que les choses sont bien
telles que je les expose, est-il possible
d'imaginer un esclavage plus terrible que le
vôtre, une domination quelconque plus
impitoyable que celle que vous subissez ? On
vous traite en inférieurs, on vous environne
de restrictions ; je crois avoir suffisamment
démontré la chose. Y aurait-il une
servitude plus dure que celle qui résulte de
l'ignorance ? La raison ne vous dit-elle pas
qu'il vaut mieux avoir des yeux que de n'en point
avoir, et qu'il est préférable
d'être libre, plutôt que de demeurer
enfermé en une cave obscure et
malodorante ? »
À l'instant même, et comme
Diabolus prononçait ces paroles, Tisiphone
frappa le Capitaine Résistance qui se tenait
près de la porte ; la tête fut
touchée et, au grand étonnement des
habitants, le Capitaine tomba mort par-dessus la
muraille ; ceci encouragea beaucoup Diabolus.
Voyant son Capitaine mort (il était le seul
homme de guerre dans la ville), la Cité de
l'Âme perdit tout courage ; d'ailleurs
elle n'avait plus le coeur de résister.
C'était bien là ce que voulait
Diabolus. M. Méchante Pause, l'orateur
amené par Diabolus, se leva aussitôt,
et s'adressant aux habitants de la Cité de
l'Anse, dit :
- « Messieurs, mon
maître a aujourd'hui le bonheur de s'adresser
à des gens paisibles et dociles, et nous
espérons bien réussir à vous
faire accepter l'excellent conseil que vous venez
d'entendre. Mon Maître a pour vous un
très grand amour. Il sait bien qu'en vous
parlant comme il vient de le faire, il encourt la
colère du roi Shaddaï ; et
cependant, s'il était besoin, son amour le
pousserait à faire encore davantage. Il est
d'ailleurs inutile de prononcer un mot de plus pour
confirmer ce qu'il a dit ; chaque parole
contient sa preuve. Ainsi le nom seul de l'arbre
suffirait à mettre un terme à la
controverse, si celle-ci se produisait. Je me
permettrai seulement de vous donner un tout petit
avis, avec l'autorisation de mon Seigneur (et ici
Méchante-Pause fit une profonde
révérence à Diabolus).
« Pesez les paroles de mon
Maître ; regardez l'arbre, contemplez
son fruit si plein de promesses, songez que vous ne
savez que bien peu de chose, et que c'est ici le
chemin de la Connaissance. Et si vous
hésitez encore à faire ce que nous
vous disons, si vos raisons d'obéissance
tiennent encore debout, si vous négligez de
suivre le très excellent conseil de mon
Maître, je serai bien obligé de
conclure que vous n'êtes pas les gens
intelligents que je vous crois être, et que
je me suis lourdement
trompé. »
En entendant ces discours, et en
considérant que le fruit de l'arbre
était bon à manger et agréable
à la vue ; que, de plus, il
était propre à élargir le
champ de la connaissance d'après les dires
des visiteurs, les habitants suivirent les
suggestions de l'ennemi, en prirent et en
mangèrent. Mais avant que cet acte fut
consommé, alors que Méchante-Pause
parlait encore, le Seigneur Innocence s'affaissa
comme évanoui. Avait-il été
pris de nausées à l'ouïe de ces
paroles ? Ou bien avait-il été
touché par une flèche ? Ou
encore fut-il asphyxié par l'haleine
empoisonnée de l'infâme
créature ? Je serais enclin à
accepter cette dernière hypothèse.
Hélas ! Malgré tous les efforts
qui furent faits, on ne put le ramener à la
vie. Le Capitaine Résistance et le Seigneur
Innocence étaient morts ! Or ils
étaient tous deux la gloire de la
Cité de l'Âme... Avec eux, toute
noblesse semblait s'être enfuie de la Ville,
car ses habitants oubliant le Roi Shaddaï, se
mirent à suivre les conseils de Diabolus, se
plaçant ainsi sous la domination de l'Ennemi
dont ils devinrent les esclaves et les vassaux,
comme il va être raconté dans la
suite.
À peine avaient-ils mangé
du fruit de l'arbre de la Connaissance du Bien et
du Mal, qu'une étrange ivresse monta au
cerveau des citoyens de la Cité. Oubliant
toute prudence, ils ouvrirent toutes grandes
à Diabolus et à sa suite, la porte de
l'Oreille et celle des Yeux. Leur excellent Roi, sa
Loi, et le châtiment qui devait atteindre
quiconque l'enfreindrait, ils n'y pensaient
plus ! Le passé semblait aboli.
Dès qu'il fut dans la place,
Diabolus se dirigea vers le coeur de la Ville pour
assurer sa conquête. Constatant qu'il avait
gagné les habitants, il jugea prudent de
prononcer un second discours sans plus attendre. -
« Hélas !
gémit-il ; pauvre Cité de
l'Âme ! Je t'ai apporté l'honneur
et la liberté ; mais maintenant
t'abandonnerais-je ? Je ne le puis pas ;
tu dois être mise en état de
défense. Shaddaï sera courroucé
en apprenant que tu as brisé tes entraves,
et rejeté sa Loi. Que vas-tu faire ?
Après avoir goûté de la
liberté, souffrirais-tu qu'on te
retirât tes privilèges ?
Décide toi-même ! »
Alors, d'une seule voix, les habitants dirent
à ce « buisson
épineux » : -
« Toi, tu régneras sur
nous. »
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