Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

La grande Cité de l'Âme

CHAPITRE PREMIER

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LA VILLE. - SON FONDATEUR. - SA PERFECTION. - LE GÉANT DIABOLUS ET SA LÉGION. LE COMPLOT. - L'ATTAQUE DE LA CITÉ. - MORT DES SEIGNEURS, RÉSISTANCE ET INNOCENCE. - DÉFECTION DES NOTABLES DE LA VILLE D'ÂME. - LA REDDITION. DIABOLUS EST PROCLAMÉ ROI.




L'auteur de ces lignes a beaucoup voyagé ; il a porté ses pas en de nombreux pays et contrées, et c'est ainsi que certain jour il atteignit le fameux continent de l'Univers. Cet Univers est immense, spacieux, situé entre les deux pôles, au centre des quatre points cardinaux, coupé de montagnes et de vallées ; bref, il occupe une situation spéciale et privilégiée. Pour autant que j'aie pu m'en rendre compte, il est riche, fertile, bien peuplé, et l'air qu'on y respire est très doux.

Ses habitants n'ont pas tous la même couleur, ni le même langage, non plus que la même religion. Ils diffèrent autant sur tous ces points que les planètes diffèrent l'une de l'autre [à ce qu'on assure]. Les uns ont raison, les autres ont tort ; comme il arrive aussi dans les régions de moindre importance.

Dans ce pays, je viens de le dire, il me fut donné de voyager : je l'ai parcouru en tous sens, et cela longtemps, jusqu'au point de m'initier à la langue maternelle, aux coutumes et aux manières de ceux avec qui je vivais. Et pour dire la vérité, j'éprouvais de grandes jouissances à voir et à entendre ce qui se faisait en cette contrée, de sorte que je m'y serais volontiers fixé tout à fait pour y vivre et y mourir. (Tant j'étais conquis par ses habitants et leur activité) si mon Maître ne m'avait rappelé pour travailler sous ses ordres, et pour me demander compte de mon service.

Or, il existe dans ce noble pays de l'Univers une ville de grande renommée, comparable à un très précieux joyau : une corporation nommée Âme d'homme ; la construction de cette ville est si extraordinaire, sa situation si favorisée, ses privilèges si grands (je pense ici à ses origines) qu'on peut bien lui appliquer ce qui fut dit autrefois du Continent au sein duquel elle s'élève, « qu'elle n'a pas son égale sous les cieux. »

Pour ce qui est de la situation, elle est placée entre deux mondes. D'après les meilleures autorités que j'ai pu consulter, et les sources les plus autorisées, son fondateur et son architecte fut Shaddaï : il la construisit pour son propre plaisir. Il en fit comme le miroir, le centre glorieux de tout ce qu'il avait créé en ce pays, le couronnement de toute son oeuvre. En vérité, cette ville de l'Âme était si belle que, nous disent les auteurs antiques, les fils de Dieu en la contemplant éclatèrent en cantiques de louange.

Non seulement elle était magnifique 'à contempler, mais elle était aussi très puissante, et exerçait l'autorité sur tout le pays environnant. Tous avaient l'ordre de reconnaître Âme d'Homme comme ville métropole, tous devaient lui rendre hommage. Bien plus, la ville elle-même avait reçu de son Roi l'ordre formel et le pouvoir d'exiger de tous service et obéissance, et d'imposer l'un et l'autre à ceux qui, de quelque manière, tenteraient de s'y dérober.

Un palais superbe, magnifique, s'élevait au centre de cette ville. Pour la solidité de ses mitrailles, ce palais valait un château-fort, sa beauté était celle d'un paradis, quant à ses dimensions elles étaient telles qu'elles renfermaient le monde. De par la décision du roi Shaddaï, il devait être le seul habitant de ce palais ; d'abord parce que tel était son bon plaisir ; ensuite pour empêcher que la frayeur des étrangers ne tombât sur la ville. Il s'y trouvait bien une garnison, mais elle était uniquement composée d'hommes de la Cité.

Les murs de la ville elle-même étaient d'une solidité à toute épreuve : ils étaient construits de telle manière que sans le concours des habitants, il était impossible de les ébranler ou de les détruire de façon définitive.
C'est en cela que résidait la suprême sagesse de celui qui avait édifié la cité de l'Âme : ses murs ne pouvaient pas être renversés ou endommagés, même par le plus puissant des adversaires et des potentats, si les hommes de la ville eux-mêmes n'y donnaient leur consentement.

Cette ville célèbre de l'Âme avait cinq portes par lesquelles on pouvait entrer ou sortir : mais elles étaient construites de même façon que les murs, c'est-à-dire qu'on ne pouvait les forcer, et que pour les ouvrir, il fallait le bon vouloir ou l'autorisation des habitants. Voici les noms de ces portes : la Porte de l'Oreille, la Porte de l'Oeil, la Porte de la Bouche, celles du Nez et du Toucher.

La ville de l'Âme jouissait encore de bien d'autres privilèges, ce qui, avec ce que nous avons déjà dit, fait éclater aux yeux de tous sa gloire et sa puissance. Ainsi elle possédait toujours en ses murs tout ce qui lui était nécessaire ; elle avait les lois les meilleures, les plus parfaites, les plus excellentes, qui existassent à l'époque. Dans son enceinte on n'aurait pu trouver ni malfaiteur, ni hypocrite, ni misérable traître ; tous les habitants étaient droits et honnêtes, tous étaient unis ; et vous savez que c'est là le secret de la force. Ajoutez à tout ceci, la faveur et la protection du Roi Shaddaï ; celles-ci étaient assurées à la Cité dont il faisait ses délices, aussi longtemps qu'elle restait loyalement attachée à son Prince.
Mais il arriva que certain jour, Diabolus, un puissant géant, fit l'assaut de la fameuse Cité de l'Âme afin d'en faire son habitation : Ce géant était le roi des Noirs, et un prince des plus ambitieux. Nous dirons d'abord quelques mots de ses origines : puis nous verrons comment il prit la ville.

Ce Diabolus qui est, à la vérité, un prince grand et puissant, est tout à la fois chétif et misérable. Au début, il était l'un des serviteurs du Roi Shaddaï, qui après l'avoir créé, lui avait attribué une haute et puissante situation, en tant que gouverneur de principautés faisant partie de ses meilleurs territoires et possessions. Ce Diabolus fut créé Fils de l'Aurore : situation exaltée lui valant beaucoup d'honneur et de gloire, et un revenu qui aurait dû satisfaire son coeur luciférien, si ce coeur n'avait pas été aussi insatiable et. démesuré que l'enfer même,
Or, se voyant si grand, et entouré de tant d'honneur, il ne pensa plus qu'à une chose : obtenir plus de gloire, atteindre à un état encore supérieur au sien, dominer sur toutes choses comme seul seigneur et exercer lui seul le pouvoir, sous l'autorité suprême de Shaddaï. Or cette situation qu'ambitionnait Diabolus, Shaddaï l'avait déjà conférée à son propre fils. Diabolus se mit à examiner la situation. à la considérer sous toutes ses faces, puis il s'ouvrit à ses projets ambitieux à quelques-uns de ses compagnons qui lui promirent assistance. Bref, ils arrivèrent à cette conclusion qu'il fallait se débarrasser du fils du Roi pour entrer en possession de son héritage. La trahison fut décidée, le moment de la révolte fixé, l'ordre lancé, le rendez-vous assigné aux rebelles, l'attaque livrée.

Le Roi et son Fils ayant l'omniscience connaissaient toutes les avenues qui conduisaient aux possessions royales ; et comme le Roi aimait son Fils autant que soi-même, cette trahison lui déplut et l'offensa souverainement. Alors que fit-Il ? Il prit les coupables sur le fait ; les convainquit de trahison, de rébellion, de conspiration, avec commencement d'exécution, et Diabolus et les siens furent déclarés déchus du pouvoir ; ils furent cassés des postes de confiance, d'honneur et de faveur qu'ils avaient occupés jusque-là, chassés de la Cour et condamnés à être jetés dans l'Abîme en attendant le jugement définitif de leur trahison.

Rejetés de la sorte de leur ancien état, sans bénéfices d'aucune sorte, déshonorés, et sachant bien que la décision du Roi était irrévocable, ils ajoutèrent encore à leur iniquité ; et l'orgueil qui avait provoqué leur perte s'accrut d'une haine sans bornes contre Shaddaï et contre son Fils. C'est ainsi que pleins de rage et de fureur, errants de lieu en lieu à la recherche de quelque chose qui assouvît leur désir de vengeance : par exemple, la destruction de quelque possession du Roi, ils arrivèrent un jour dans la vaste région de l'Univers et s'empressèrent de se diriger vers la ville d'Âme humaine. N'était-ce pas là l'une des principales créations du roi Shaddaï ? Ne faisait-il pas de cette Cité ses délices ? Ah ! ils la tenaient leur vengeance : il fallait à tout prix s'emparer de la Ville. Certes, ils connaissaient bien son légitime propriétaire, puisqu'ils avaient assisté à sa fondation et à son embellissement. Mais c'est justement parce quelle appartenait à Shaddaï que les mécréants voulaient la conquérir. Aussi dès que, de loin, ils aperçurent la ville, ils poussèrent des cris sauvages et rugirent comme le lion qui va bondir sur sa proie. Leur joie était sans bornes : « Voilà le prix, hurlaient-ils. Le voilà le moyen de nous venger du roi Shaddaï pour la manière dont il nous a traités. Un conseil de guerre fut convoqué ; et tous s'assirent pour examiner les voies et moyens auxquels il convenait de recourir pour conquérir la ville fameuse de l'Âme. Quatre manières de procéder furent retenues et examinées :

Primo : Devaient-ils se montrer tous ensemble et laisser voir leurs desseins aux habitants de la Cité de l'Âme ?
Secundo : Fallait-il livrer immédiatement l'assaut et se montrer dans un équipement devenu misérable et loqueteux ?
Tertio : Fallait-il se montrer sous ses vraies couleurs aux habitants de la Cité, et ne leur laisser aucune illusion sur le but poursuivi, ou bien valait-il mieux recourir à la séduction et à la ruse dans les discours et l'action ?
Quarto : Était-il préférable de donner des ordres secrets à quelques-uns du parti et faire tuer ceux des chefs de la ville qui pourraient se montrer ? Ceci les avantagerait-il et les aiderait-il à atteindre le but ?

Ces propositions furent étudiées une à une ; et il fut répondu par la négative à la première. Il ne serait, pas sage de se montrer tous ensemble aux abords de la ville ; l'apparition d'une nombreuse compagnie pourrait alarmer et effrayer les habitants, ce qui ne serait pas à redouter si quelques individus seulement ou même un seul se présentaient. Diabolus prit alors la parole et dit : « Il est impossible que nous nous emparions de la ville par force puisque personne n'y peut entrer sans qu'elle y donne son consentement. Il faut donc n'agir qu'en petit nombre, ou même laisser faire un seul individu. Et si vous le voulez ce sera moi. » Tous tombèrent d'accord sur ce point, et passèrent à l'examen de la seconde proposition.

Se ferait-on voir à la cité de l'Âme en si lamentable équipement ? - À nouveau la réponse fut négative. « Il fallait s'en garder absolument. Bien que la ville d'Âme d'Homme eût reçu, dans le passé, une certaine connaissance de quelques-unes des choses du domaine invisible et même qu'elle eût pris quelque part à certaines d'entre elles, elle n'avait certainement jamais encore vu aucun être du domaine spirituel en si misérable et si triste condition. » Ces paroles furent prononcées par le farouche Alecto. Apollyon dit alors : « L'avis est bon ; il est certain que si l'un ou l'autre d'entre nous se montrait tel qu'il est maintenant, ceci jetterait les habitants de la Cité dans la consternation, la perplexité, et les amènerait à se mettre sur leurs gardes. Et, comme vient de le dire mon seigneur Alecto, c'est bien en vain que nous essaierions alors de prendre la ville. » À son tour, le puissant géant Béelzébub donna un conseil identique.

« Car, dit-il, si les habitants d'Âme d'Homme ont vu autrefois des êtres semblables à ce que nous étions, ils n'ont certainement encore jamais rien vu qui approche de ce que nous sommes. Il est donc préférable, à mon sens, de se présenter à eux sous le déguisement d'un être qui leur est connu et familier. » Tous se rangèrent à cet avis. Mais alors sous quelle forme, quelle couleur, quel déguisement, fallait-il se laisser voir pour essayer de s'emparer de la Cité de l'Âme ? L'un disait d'une façon et l'autre d'une autre. Enfin Lucifer suggéra que Sa Seigneurie ferait bien d'emprunter les dehors de l'une des créatures sur lesquelles dominaient les habitants de la Cité. Étant habitués à voir celles-ci et dominant sur elles, jamais les citoyens de la Cité de l'Âme ne supposeraient qu'elles pussent devenir un danger pour la Ville. Et pour que tous fussent aveuglés, il était désirable d'emprunter l'extérieur de quelque créature surpassant les autres en sagesse. Tous applaudirent à ce conseil et il fut décidé que le géant Diabolus prendrait le déguisement d'un dragon. En ce temps-là, les dragons étaient aussi communs dans la Cité que le sont aujourd'hui les moineaux de nos villes et de nos campagnes. Or, rien ne pouvait exciter l'étonnement ou la suspicion des habitants, de ce qu'ils connaissaient dès l'origine.

Les conspirateurs étudièrent ensuite le troisième point : Devaient-ils laisser voir leurs intentions aux habitants, ou les cacher ? Ils tombèrent d'accord qu'il était préférable d'user de dissimulation pour la même raison déjà donnée précédemment : c'est-à-dire la situation inexpugnable de la ville, ses murs et ses portes imprenables, pour ne rien dire de la forteresse. Enfin il fallait tenir compte de l'impossibilité absolue de venir à bout des habitants à moins d'obtenir leur consentement. - « D'ailleurs, ajouta Légion, s'ils découvraient nos intentions, ils appelleraient aussitôt le Roi à leur secours ; et en ce cas notre compte serait promptement réglé. Recouvrons donc notre attaque d'un manteau de franchise apparente et d'équité ; entassons autant de mensonges, de flatteries, de promesses qu'il nous semblera utile pour dissimuler notre action : feignons de croire à des choses qui n'existent pas, promettons-leur ce que nous ne donnerons jamais. Par ce chemin-là, nous pourrons vaincre la Cité de l'Âme, nous l'amènerons à ouvrir elle-même ses portes, et à souhaiter notre compagnie. Je crois que ce projet est le bon, et voici pourquoi : les habitants de cette Cité sont gens simples et innocents, ils sont tous honnêtes et véridiques ; ils ignorent donc jusqu'ici les attaques du mensonge et de l'hypocrisie, n'ayant jamais eu affaire aux lèvres trompeuses. Donc en nous déguisant de la sorte, nous ne serons pas découverts : nos mensonges seront pour eux vérité, et notre dissimulation, honnêteté. Ils croiront en nous en croyant en nos promesses ; très particulièrement si nous savons envelopper nos dires du vêtement de l'amour et d'un apparent désir désintéressé de travailler à leur avantage et à leur plus grand bien. »

Pas une parole ne s'éleva contre ce discours, qui tombait des lèvres de Légion comme l'eau dévale sur une pente rapide. Et l'on aborda aussitôt le quatrième et dernier point : Ne serait-il pas sage de donner des ordres pour qu'un archer de la Compagnie se chargeât de tuer l'un des principaux de la ville, si cela pouvait aider à atteindre le but ?

Ici la réponse fut affirmative. Oui, cela pourrait faciliter l'action ; et ils décidèrent aussitôt la mort d'un certain M. Résistance, le capitaine de la Cité. Ce Capitaine Résistance était l'une des personnalités les plus en vue de la Ville : le géant Diabolus le redoutait, et son armée le craignait plus que tous les autres habitants réunis. Le meurtre fut donc résolu ; et on tomba d'accord qu'on chargerait Tisiphone, l'une des furies du lac, de le perpétrer.

La séance du Conseil fut alors levée ; et tout aussitôt on passa à l'action. Toute la compagnie s'approcha de la Ville convoitée, mais en veillant à se rendre invisible à l'exception d'un seul membre cependant, et celui-là se présentait sous les dehors d'un dragon, ayant emprunté le corps d'une de ces créatures.


LE SIÈGE DE LA CITÉ

Les rebelles s'approchèrent de la Ville du Roi Shaddaï et se massèrent non loin de la porte de l'Oreille qui est le lieu d'audience pour ceux qui sont en dehors de l'enceinte ; comme la porte de l'Oeil est la place de surveillance. Diabolus mit une embuscade à la distance d'un trait de flèche, avec ordre de tuer le capitaine Résistance. Ses dispositions prises, le géant s'avança jusqu'à la porte et sonna de la trompette, ce qui était la manière de ce temps-là pour quiconque demandait une audience. Diabolus avait pris avec lui « Méchante Pause » qui lui servait d'orateur lorsqu'il était pris de court. Les chefs de la Cité : le Seigneur Innocence, le Seigneur Volonté, le Seigneur Maire, M. l'Archiviste et le Capitaine Résistance se présentèrent sur la muraille pour savoir qui était à la porte, et ce que désiraient les visiteurs ? Ce fut le Seigneur Volonté qui prit la parole et demanda qui était là ? Pourquoi venait-on déranger la paisible Cité par les sons éclatants de la trompette ?

Avec un air plein de douceur et un discours onctueux, Diabolus répondit comme suit : « Seigneurs de la fameuse Cité de l'Âme, il vous est facile de percevoir que je n'habite pas loin de chez vous ; je suis un voisin, et j'arrive en service commandé. Mon roi m'envoie vers vous pour vous rendre hommage, et pour que je vous serve dans la mesure de mes moyens. Afin de m'acquitter fidèlement de mon ambassade, je dois vous faire une communication importante. Accordez-moi donc l'audience que je sollicite et écoutez-moi patiemment. Et pour commencer, laissez-moi vous dire qu'en l'occurrence je ne pense pas à moi mais à vous ; que je ne recherche pas mon avantage, mais le vôtre ; la chose sera manifeste et vous apparaîtra telle quand j'aurai exposé devant vous toute ma pensée :

« Eh bien Messieurs, pour vous dire vrai, je suis venu pour vous montrer comment vous pourriez être délivrés de l'esclavage où vous êtes ; car vous êtes des esclaves, bien que vous ne vous en rendiez pas compte. »
[En entendant ces paroles étranges, les habitants de la Cité commencèrent à se frotter les oreilles : Qu'était-ce que ce discours ? Qu'avait-il dit ? Où voulait-il en venir ? etc...].
« J'ai quelque peu à vous dire au sujet de votre Roi, de sa loi et de vous-mêmes. Votre Roi, je le sais, est grand et puissant ; cependant tout ce qu'il vous a dit n'est pas véritable et ne vous est pas avantageux.

1° Tout ce qu'il a dit pour vous maintenir dans la crainte n'est pas véritable, et ce qu'il a annoncé comme devant survenir si vous enfreignez ses ordres, n'arrivera pas. Mais si le danger qu'il dit existait vraiment, quel esclavage que d'être sous la constante terreur du plus grand des châtiments, et cela à cause d'un petit fruit dont il ne faudrait pas manger.

2° J'ajouterai que la loi de votre Roi n'est pas bonne : elle est déraisonnable, compliquée, intolérable. Déraisonnable, car, comme je viens de le dire, le châtiment n'est pas proportionné à l'offense. Quelle différence, quelle disproportion, entre la vie et une pomme ! Et cependant l'une répond de l'autre dans le Code de votre Shaddaï ! je dis encore que sa loi est compliquée, car vous pouvez manger de tout, et tout aussitôt une restriction : il ne faut pas manger de cela.

3° J'ajouterai qu'elle est intolérable ; car le fruit qui vous est interdit (si toutefois cette interdiction existe ?) est celui-là même, et celui-là seulement, qui, étant mangé, vous procurerait un grand bienfait que vous ignorez encore. La chose est patente, et le nom même de l'arbre donne la preuve de ce que j'avance. Il est nommé « l'arbre de la connaissance du bien et du mal ». Avez-vous cette connaissance ? Non, n'est-ce pas ; et vous ne pouvez même pas concevoir combien ce fruit est excellent, agréable, et combien il est désirable pour communiquer la sagesse, aussi longtemps que vous restez en la dépendance de votre Roi en lui obéissant. Est-il juste que vous soyez tenus dans l'ignorance et l'aveuglement ? Pourquoi vous fermer les portes de la connaissance et de la sagesse ? Ah ! Pauvres habitants de la célèbre Cité de l'Âme, vous n'êtes pas libres ! Vous êtes dépendants et même vous êtes esclaves ! Et cela à cause d'une lamentable menace, d'un ordre donné, sans qu'aucune raison y soit annexée. Rien ! Sinon le bon plaisir du Roi Shaddaï ; son : « Je le veux ; que cela soit ! » N'est-il pas douloureux de penser que la chose même qui vous est interdite vous conférerait, si vous pouviez la faire, et la sagesse, et l'honneur. Car alors, vos yeux seraient ouverts et vous seriez comme des dieux. Considérant que les choses sont bien telles que je les expose, est-il possible d'imaginer un esclavage plus terrible que le vôtre, une domination quelconque plus impitoyable que celle que vous subissez ? On vous traite en inférieurs, on vous environne de restrictions ; je crois avoir suffisamment démontré la chose. Y aurait-il une servitude plus dure que celle qui résulte de l'ignorance ? La raison ne vous dit-elle pas qu'il vaut mieux avoir des yeux que de n'en point avoir, et qu'il est préférable d'être libre, plutôt que de demeurer enfermé en une cave obscure et malodorante ? »

À l'instant même, et comme Diabolus prononçait ces paroles, Tisiphone frappa le Capitaine Résistance qui se tenait près de la porte ; la tête fut touchée et, au grand étonnement des habitants, le Capitaine tomba mort par-dessus la muraille ; ceci encouragea beaucoup Diabolus. Voyant son Capitaine mort (il était le seul homme de guerre dans la ville), la Cité de l'Âme perdit tout courage ; d'ailleurs elle n'avait plus le coeur de résister. C'était bien là ce que voulait Diabolus. M. Méchante Pause, l'orateur amené par Diabolus, se leva aussitôt, et s'adressant aux habitants de la Cité de l'Anse, dit :
- « Messieurs, mon maître a aujourd'hui le bonheur de s'adresser à des gens paisibles et dociles, et nous espérons bien réussir à vous faire accepter l'excellent conseil que vous venez d'entendre. Mon Maître a pour vous un très grand amour. Il sait bien qu'en vous parlant comme il vient de le faire, il encourt la colère du roi Shaddaï ; et cependant, s'il était besoin, son amour le pousserait à faire encore davantage. Il est d'ailleurs inutile de prononcer un mot de plus pour confirmer ce qu'il a dit ; chaque parole contient sa preuve. Ainsi le nom seul de l'arbre suffirait à mettre un terme à la controverse, si celle-ci se produisait. Je me permettrai seulement de vous donner un tout petit avis, avec l'autorisation de mon Seigneur (et ici Méchante-Pause fit une profonde révérence à Diabolus). « Pesez les paroles de mon Maître ; regardez l'arbre, contemplez son fruit si plein de promesses, songez que vous ne savez que bien peu de chose, et que c'est ici le chemin de la Connaissance. Et si vous hésitez encore à faire ce que nous vous disons, si vos raisons d'obéissance tiennent encore debout, si vous négligez de suivre le très excellent conseil de mon Maître, je serai bien obligé de conclure que vous n'êtes pas les gens intelligents que je vous crois être, et que je me suis lourdement trompé. »

En entendant ces discours, et en considérant que le fruit de l'arbre était bon à manger et agréable à la vue ; que, de plus, il était propre à élargir le champ de la connaissance d'après les dires des visiteurs, les habitants suivirent les suggestions de l'ennemi, en prirent et en mangèrent. Mais avant que cet acte fut consommé, alors que Méchante-Pause parlait encore, le Seigneur Innocence s'affaissa comme évanoui. Avait-il été pris de nausées à l'ouïe de ces paroles ? Ou bien avait-il été touché par une flèche ? Ou encore fut-il asphyxié par l'haleine empoisonnée de l'infâme créature ? Je serais enclin à accepter cette dernière hypothèse. Hélas ! Malgré tous les efforts qui furent faits, on ne put le ramener à la vie. Le Capitaine Résistance et le Seigneur Innocence étaient morts ! Or ils étaient tous deux la gloire de la Cité de l'Âme... Avec eux, toute noblesse semblait s'être enfuie de la Ville, car ses habitants oubliant le Roi Shaddaï, se mirent à suivre les conseils de Diabolus, se plaçant ainsi sous la domination de l'Ennemi dont ils devinrent les esclaves et les vassaux, comme il va être raconté dans la suite.

À peine avaient-ils mangé du fruit de l'arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, qu'une étrange ivresse monta au cerveau des citoyens de la Cité. Oubliant toute prudence, ils ouvrirent toutes grandes à Diabolus et à sa suite, la porte de l'Oreille et celle des Yeux. Leur excellent Roi, sa Loi, et le châtiment qui devait atteindre quiconque l'enfreindrait, ils n'y pensaient plus ! Le passé semblait aboli.

Dès qu'il fut dans la place, Diabolus se dirigea vers le coeur de la Ville pour assurer sa conquête. Constatant qu'il avait gagné les habitants, il jugea prudent de prononcer un second discours sans plus attendre. - « Hélas ! gémit-il ; pauvre Cité de l'Âme ! Je t'ai apporté l'honneur et la liberté ; mais maintenant t'abandonnerais-je ? Je ne le puis pas ; tu dois être mise en état de défense. Shaddaï sera courroucé en apprenant que tu as brisé tes entraves, et rejeté sa Loi. Que vas-tu faire ? Après avoir goûté de la liberté, souffrirais-tu qu'on te retirât tes privilèges ? Décide toi-même ! » Alors, d'une seule voix, les habitants dirent à ce « buisson épineux » : - « Toi, tu régneras sur nous. »

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