Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre VIII

L'EXODE D'UN PEUPLE

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 La maison des Vallées.

À Genève, durant cette période orageuse de l'histoire, la maison de Janavel devint un centre pour le peuple vaudois si durement éprouvé, peut-être le centre le plus important : c'était la véritable maison des Vallées, une petite oasis détachée de la patrie lointaine, dans laquelle chacun des événements de cette époque tragique éveillait un écho et où tous ceux qui avaient pu gagner une terre d'asile retrouvaient la chaleur du foyer perdu.

Dans le courant du mois de janvier 1686, alors que tout était encore en suspens mais que déjà grondait l'orage, on vit arriver, pour quelques jours, le pasteur Henri Arnaud ; il était venu mettre en lieu sûr sa femme, sa fille aînée ainsi que deux fils cadets et, du même coup, préciser, au contact d'hommes expérimentés, l'attitude qu'il aurait à prendre dans le drame imminent. Jusque là, en dehors du modeste et fidèle accomplissement de son ministère, il ne s'était distingué par aucun acte notoire. Mais il était dans la pleine maturité de ses quarante-quatre ans et sa personnalité morale s'avérait semblable à celle de Janavel : Mère, résolue, ardente et pourtant adroite et réfléchie ; sa foi était profonde, son dévouement sans limites. Nous ne savons rien de sa rencontre avec le Capitaine des Vallées. À n'en pas douter, grâce à leurs affinités de caractère, il dut se créer entre eux non seulement des relations de solide amitié, mais aussi un accord complet. Au cours de ses conversations avec le vétéran d'autrefois, Arnaud put se convaincre de la nécessité d'une résistance à tout prix et de l'assurance d'une victoire, à condition que les Vaudois sachent rester unis, fidèles et résolus. À peine de retour à son poste de combat, Arnaud plaida courageusement en faveur d'une résistance opiniâtre, se faisant ainsi l'écho direct des pensées de Janavel. Puis, le jour de la catastrophe finale, il en témoigna par son vivant exemple dans le combat désespéré de Saint-Germain.

Pendant ce temps, à Genève, c'est-à-dire en janvier et février 1686, les allées et venues des Vaudois à la maison de la Madeleine étaient si nombreuses qu'elles éveillèrent l'attention toujours inquiète des informateurs du gouvernement français. Il en reste des traces intéressantes dans les registres du Conseil d'État qui deviennent ainsi les témoins éloquents de l'importance qu'avait alors l'action de Janavel. Vers la fin de février, le résident français remit au premier syndic une lettre du roi Louis XIV en Personne, exprimant son indignation et s'opposant à toute aide quelconque de Genève en faveur des Vaudois des Vallées. C'était indubitablement une allusion au ministère du glorieux banni, car on voit le Conseil, dans la séance du 27 février, traiter sérieusement de ce cas qui semblait gros de dangers pour l'État de Genève. On songea même à l'expulsion du héros de Rora ; ses deux grands amis, François Turrettini et Fabrice Burlamacchi, furent invités à suspendre toute activité portant ombrage à la France. Le premier dut signaler au vieux lutteur cette menace d'expulsion et lui conseilla, pour s'éviter des ennuis, de se faire oublier. Aussi, le quitta-t-il assez déprimé. Nous possédons la réponse de Turrettini au Conseil : « Si l'on fait sortir de la ville le sieur Janavel, il en mourra de regret ; mais que si on le tolère en cette ville, il se ménagera fort... ». En conséquence, l'incriminé dut mettre un frein à son zèle et, grâce à une attitude plus réservée, la Seigneurie ne l'inquiéta point.

Du reste, aux Vallées, les événements se précipitaient. On a vu s'y développer les graves divergences d'opinion et grandir le désarroi des esprits. Les Instructions du vieux capitaine étaient - hélas ! oubliées ; sa voix trop lointaine se perdait dans le tumulte. Toujours avide de nouvelles, Janavel passait tour à tour de la confiance à la crainte, de l'espoir à l'anxiété. Le souvenir des Pâques Piémontaises demeurait si vivant en sa mémoire qu'il pouvait facilement prévoir le sort atroce au devant duquel marchaient ses compatriotes.

C'est aux premiers jours de mai que commencèrent d'arriver dans la cité du Refuge, les tristes épaves du grand naufrage, les malheureux Vaudois échappés aux massacres. Ils étaient dénués de tout et portaient sur leur personne les traces visibles des tourments qu'ils venaient d'endurer. De leur nombre était le pasteur Arnaud, sauvé par miracle après une fuite aventureuse à travers le Dauphiné et la Savoie sous un déguisement fait « d'habit de toile », si l'on en croit un informateur du Duc. On imagine combien furent poignantes de telles rencontres, quels dialogues brisés par les sanglots, quelles lugubres conversations se succédèrent sans trêve ! Longues semaines d'attente désespérée, au cours desquelles le désastre de son peuple se présentait à Janavel dans toute sa tragique horreur.

Les Invincibles.

Septembre 1686. Il fait à Genève un temps d'automne, tiède et doré. Autour du Temple de la Madeleine, les hirondelles tournoient éperdument et les enfants se poursuivent dans les ruelles avec des cris aussi aigus que ceux des oiseaux - les échoppes sont ouvertes, on profite du soleil bienfaisant pour s'établir sur le seuil, observer les passants, bavarder un brin :
- Le Capitaine des Vallées reçoit deux nouveaux amis aujourd'hui, ce me semble.
- Oui, deux hommes qui ont l'air de fameux lurons, fiers et hardis ; moins défaits et déguenillés, en tout cas, que ces pauvres réfugiés qu'il héberge sans cesse.
- Ils sont en grande discussion depuis longtemps déjà : que peuvent-ils bien projeter encore, ces bouillants Vaudois ?...

Janavel, en effet, a vu arriver chez lui deux délégués des Vallées. Dans le sombre logis une immense clarté s'est allumée et, les coudes aux genoux, le vieux capitaine transfiguré écoute le récit des arrivants
- Un certain nombre d'entre nous sont demeurés libres, deux cents environ qui ont échappé au massacre, dit l'un.
- Ce fut une aventure extraordinaire ! ajoute l'autre. Remplis d'une foi inébranlable, nous nous sommes jetés désespérément dans la mêlée.
- Nous avons suivi votre méthode de guerre, capitaine ; nos petits groupes armés descendaient en trombe de la montagne, pour assaillir l'ennemi dans la plaine.
- Oui, nous attaquions en rapides coups de mains, et, en un clin d'oeil, réussissions à saccager, brûler, semer la terreur ; puis nous remontions, vainqueurs et insaisissables, nous réfugier dans nos cachettes inaccessibles aux soldats du Duc.
- Et cela a duré plusieurs mois, continue le premier délégué, la voix vibrante, jusqu'au moment où le souverain, désespérant de nous maîtriser, a suggéré des pourparlers et nous a permis d'émigrer librement en Suisse ; il nous accordait une trêve de deux mois, des vivres en suffisance et cinq otages en garantie de ses promesses.
- Mais, reprend le deuxième envoyé, nous avons fièrement répondu que nous posions aussi nos conditions, celle surtout de la libération de nos frères enfermés dans les prisons piémontaises. Et voilà, capitaine, le Duc résiste ; nous sommes en pleines tractations et nous venons vous demander votre avis. Que faire ?...

Au cours du récit, Janavel peu à peu redresse la tête, son regard s'est fait plus vif ; en imagination il vit ardemment ce que lui content les envoyés ; il y a donc encore des Vaudois libres et saufs, qui savent résister, forts de leur foi et de ses méthodes à lui, le chef de jadis, quel réconfort et quel espoir !... Mais, en même temps, quel amer regret à la pensée du résultat si différent de celui qu'auraient pu arracher au destin trois mille Vaudois armés...

Nous ignorons quelles suggestions ou quelles directions Janavel dut communiquer aux deux envoyés. Mais on peut présumer qu'elles tendaient à une résistance opiniâtre. C'est de cette façon que le vénéré proscrit devint l'inspirateur direct de l'attitude qu'après le retour au pays d'un seul des deux délégués sut prendre le groupe héroïque tous déclarèrent en effet qu'ils préféraient lutter jusqu'au bout plutôt que de céder à l'ennemi : ils rendirent loyalement les otages et reprirent une lutte sans merci.

Deux mois plus tard, dans la maison de la Madeleine, les chefs de cette mémorable épopée rédigèrent le document que voici. Il porte la signature du vieux capitaine, tracée de son écriture irrégulière : rien n'atteste mieux son rôle d'inspirateur et de conseiller :
« Nous sommes » - lit-on dans ce texte -, « de ceux que la Providence divine a tirés de l'embrasement qui a dévoré les églises du Piémont et ceux-là mêmes qu'elle a conservés par des miracles continuels pendant cinq ou six mois que nous avons été exposés à la rage d'une armée formidable d'ennemis... Ayant été obligés de chercher dans une défense naturelle et permise la conservation de notre vie et de notre liberté, nous fûmes si bien soutenus par le bras du Tout-Puissant que nos persécuteurs ont été contraints de nous offrir des sauf-conduits et des otages pour nous retirer en toute sûreté... ».

Mais, entre temps, par l'intermédiaire de leurs représentants, notamment de Bernard de Muralt, le grand ami des Vaudois, les cantons protestants de la Suisse avaient ouvert des négociations à Lucerne avec le comte de Govône, ambassadeur du Duc, dans le but de hâter la délivrance des Vaudois et, le 17 octobre, il en était résulté une convention, selon laquelle tous les survivants, tant les prisonniers que ceux qui se défendaient encore dans les montagnes, seraient transférés en Suisse aux frais et sous la sauvegarde du Duc, en échange de quoi, les Cantons s'engageaient à les éloigner le plus possible de la frontière de Savoie pour empêcher de ce fait toute possibilité de retour. Grâce à cela, un représentant de la cour de Savoie reprit les pourparlers avec les Vaudois combattants ; put leur assurer que tous les prisonniers leur seraient restitués, leur accorda toute garantie comme sauf-conduits et comme otages, puis établit avec eux les conditions de leur départ.

Une première escouade à qui l'on fit les honneurs de la guerre, partit escortée par les troupes ducales et arriva à Genève vers le milieu de novembre. Elle trouva en Janavel non seulement un compatriote et un ami, mais un père. En ces premières semaines, sa maison fut plus que jamais le foyer de tous.

Mais en dépit de la joie que lui apporta ce premier élargissement, il éprouva plus fortement le désir de dérequête à leur puissant ami de Muralt, lui demandant de livrer ses compatriotes enfermés dans les prisons du Piémont. Car elle était restée lettre morte la promesse de libération, solennellement donné par l'ambassadeur Govone aux cantons protestants et catégoriquement renouvelée devant les combattants, afin de hâter leur départ pour la Suisse. Dans leurs geôles, les malheureux Vaudois continuaient à souffrir et à mourir. Groupés autour de Janavel, les exilés se jugèrent trompés et exprimèrent leur vive désillusion. Le vieux lutteur voulut alors faire jouer le seul moyen qui fût à sa portée peu de jours après leur venue à Genève, il réunit les chefs des « Invincibles », Paul Pellenc, David Mondon, Daniel Bertin, Pierre Vigne, Joseph Meille, Étienne Armand, d'autres encore.
Parmi eux se trouvait un de ses neveux, Josué Janavel, fils de Joseph, son frère défunt. Entre eux tous, ils rédigèrent une pourvoir sans tarder à l'envoi d'un délégué des Cantons protestants pour rappeler le gouvernement ducal à la prompte et fidèle exécution du pacte. Ce précieux témoignage de dévouement patriotique existe encore. Il est daté du 22 novembre 1686. Après avoir rapporté les détails que l'on sait sur l'épopée des « Invincibles », il exprime la profonde amertume de ces exilés et, en même temps, leur ferme décision de surmonter toute épreuve, si dure soit-elle. « Au moment des pourparlers engagés aux Vallées (est-il écrit), encore que nous fussions privés de tout secours humain et exposés à des dangers innombrables, nous aurions préféré la mort à la retraite, parce que la vie nous étoit plus amère que le plus cruel trépas, tandis que nos pères et nos mères, nos femmes et nos enfants étoient exposés à une rigoureuse captivité... On avait enfin accepté de cesser la résistance lorsqu'on nous assura que notre retraite les retireroit infailliblement... ».

Puis les « Invincibles » signalaient que la délivrance tardait encore. Peut-être les persécuteurs entendaient-ils traîner les pourparlers en longueur, afin de laisser mourir en prison le plus grand nombre de captifs ; ils insistaient donc pour qu'un ambassadeur fût envoyé d'urgence et obtint au plus tôt l'exécution des promesses. Le document s'achève sur ces mots : « les Vaudois réchappés... » Le premier, Josué Janavel. Suivent les noms que l'on sait.

La longue attente reprit jusqu'au 26 novembre, jour où arriva à Genève, en provenance du Val Saint-Martin un détachement de quatre-vingts combattants. Le 3 décembre, lueur d'espoir : le gouvernement genevois est averti par le duc de Savoie que quatre mille prisonniers vaudois vont être délivrés. On prend d'urgence des mesures pour les recevoir. Mais rien ne se produit. Nouvelle période de douloureuse attente ! Les Vaudois de Genève frémissent d'impatience. Une fois encore, le 28 décembre, plusieurs de leurs chefs se réunissent autour de Janavel, pour adresser à Muralt une nouvelle requête en demandant derechef l'envoi d'un ambassadeur à Turin : d'après leurs informations, ce retard angoissant n'est dû qu'à la volonté des persécuteurs de réduire à l'abjuration les infortunés captifs. Ils prient donc avec instance qu'on les sauve de cet extrême danger. Une fois encore, Josué Janavel signa le premier, en tant que chef et inspirateur de la démarche ; suivaient les noms de Michel Michelin, Pierre Favout, Barthélemy Rivoir, Paul Reynaudin et David Mondon.

Exaucement inespéré, l'année 1687 devait s'ouvrir par une heureuse nouvelle : le 3 janvier, le Duc publia le décret de libération ; ouvertes les prisons ! On sut bientôt que le premier groupe des survivants se préparait à prendre, le chemin de Genève.



GENÈVE - TEMPLE DE LA MADELEINE
À GAUCHE ÉTAIT L'AUBERGE DE LA MULE

Les Exilés.

Ces rescapés arrivèrent le 14 janvier au nombre de soixante-dix. D'autres suivirent de près : deux cent huit le 24 janvier, trois cent quarante le 26 ; le dernier groupe et le plus nombreux (huit cents) ne fut signalé que le 31 août. On comptait au total deux mille cinq cents Vaudois sauvés.
Mais ils étaient tous dans des conditions de santé désastreuses, dues à la sous-alimentation et aux tourments tant physiques que moraux endurés dans les prisons. Rien ne leur avait été épargné, froid, fatigue, privations. Vêtus de haillons, courbés par l'âge ou la maladie, atteints d'anciennes blessures, tous semblaient abattus par l'immense misère. Les plus faibles étaient entassés sur des charrettes, d'autres partageaient la même monture. Ils arrivaient à bout de forces, parfois mourants ; plusieurs expirèrent dès l'arrivée.

Ils furent accueillis par les Genevois avec une cordialité, une affection, une générosité vraiment extraordinaires. Foule de bourgeois les attendaient au pont d'Arve, qui marquait la frontière entre l'État de Genève et la Savoie, les recevant comme des frères et multipliant les manifestations d'entr'aide. Les uns s'empressaient au secours des malades et des blessés, d'autres s'efforçaient de réconforter les plus abattus. D'autres encore prenaient les enfants dans leurs bras ou distribuaient vivres et liquides. Puis ils les conduisaient dans leurs maisons comme des hôtes attendus. Henri Arnaud, qui était présent, dit expressément. « Les Genevois s'entrebattoient à qui amèneroit chez soy les plus misérables, plusieurs même les y portoient dans leurs bras ». Après leur avoir ouvert leurs foyers, ils les habillaient, les nourrissaient, les comblaient de dons.

Au premier rang de ceux qui faisaient le guet au pont d'Arve, on peut supposer Janavel. Avec quel amour fraternel, avec quelle anxieuse sollicitude n'accueillait-il pas ses infortunés compatriotes, les encourageant, les soutenant, les secourant sans cesse ! Aussitôt signalé, salué, entouré, il paraissait à tous l'expression vivante de la patrie. Un informateur rapporte qu'il était « reconnu et vénéré comme le père commun ». Et le même informateur, décrivant le cortège funèbre de quatre-vingts Vaudois qui accompagnaient au cimetière la dépouille mortelle de deux compatriotes morts quelques heures après leur arrivée, ajoute qu'à leur tête figurait Janavel, suivi par ses amis marchant deux par deux : après la cérémonie, on le vit rentrer en ville, dans le même ordre, exprimant ainsi leur unité dans la douleur.

Comme bien on pense, la maison de la Madeleine était devenue le pôle d'attraction de ces pitoyables exilés. Durant toute cette année, ce fut un afflux continuel de ces enfants des Alpes, chacun y retrouvant l'atmosphère des Vallées perdues avant que de se disperser dans les différents cantons qui s'étaient offerts à les hospitaliser. On voyait les chefs s'y réunir pour prendre des décisions relatives à l'établissement des Vaudois expulsés, pour créer entre eux des liens solides et surtout pour préparer l'avenir. C'est là que, la première fois, on fit allusion à un retour éventuel au pays.

En effet, à peine ; les Vaudois arrivés en terre étrangère, ce projet surgit spontanément dans leur pensée. Comme l'observait le Résident de France à Genève, ils étaient « amoureux à la folie de leur pays ». Quoiqu'ils eussent trouvé en Suisse l'habitat, le travail, la liberté religieuse, une ambiance amie, ils s'y sentaient perdus, malheureux, comme en exil ; on les devinait atteints d'une inextinguible nostalgie. Ils se rendaient compte que leurs rudes et ingrates Vallées étaient, malgré tout, la seule terre où ils pussent en tant que peuple, vivre pleinement leur vie matérielle et morale. Henri Arnaud, qui, à cette époque, était devenu un de leurs conducteurs, observait « qu'ils auroient bien eu sujet d'être satisfaits de leur sort si l'envie de revoir leur pays n'avoit incessamment agité leurs esprits. En effet, comptant pour rien la vie s'ils ne la passoient là où ils l'avoient reçue, ils résolurent d'y retourner à quelque prix que ce fût... ».

Ainsi celui qui avait été dans le passé le promoteur d'une résistance opiniâtre contre les ennemis de la foi évangélique devint, dès ce moment, l'organisateur inlassable de la Rentrée. L'une et l'autre entreprise pouvaient apparaître folles à des étrangers ou à des spectateurs superficiels : elles étaient réellement, pour les Vaudois, des tentatives justes, logiques et sacrées, parce qu'elles correspondaient aux nécessités essentielles de leur vie.

Dans cette initiative, Janavel eut en Henri Arnaud un collaborateur infiniment précieux. L'un, selon l'observation de Muston, fut l'âme de l'affaire, l'autre le bras ; l'un, comme l'ajoute Lantaret, devait en être l'initiateur, l'autre l'infatigable artisan ; la rencontre de ces deux hommes, conclut Bosio, peut-être considérée comme providentielle, leurs affinités de tempérament et de caractère leur permettant de travailler ensemble dans une complète harmonie et leurs qualifications différentes se complétant de la façon la plus utile.

Ne nous semble-t-il pas les voir, ces deux animateurs de leur peuple, réunis dans l'humble logis que l'on connait, et vibrant aux mêmes espoirs ? La nuit tombe, Dorothée, la servante, apporte la lampe à huile ; au dehors le clocher voisin s'estompe peu à peu dans le ciel assombri.
- Ah ! soupire Janavel, que ne suis-je encore jeune ! je marcherais avec vous à la tête de nos gens pour reconquérir le pays bien-aimé.
- Capitaine, répond Arnaud, vous serez notre inspirateur ; vous serez Moïse priant sur la montagne, les bras levés, tandis que le peuple combat âprement dans la plaine. Votre foi conquérante, votre enthousiasme inlassable nous stimuleront et je m'efforcerai de vaincre l'ennemi avec vos méthodes, votre ardeur...
- Il faut, oui, il faut que nos Vallées nous soient rendues ; elles ne sont pas seulement notre terre natale mais le lieu que Dieu nous a donné pour accomplir sa mission ; voilà pourquoi nous ne pouvons faire autrement, que d'y retourner ; là, nous le servirons et non pas ailleurs. Heureux serez-vous, Arnaud, d'être celui qui pourvoira au rétablissement de l'Eglise, pour y allumer le flambeau de la vraie lumière de l'Évangile. Au travail !

Et, tête brune contre tête blanche, le futur chef et le vainqueur d'autrefois, se penchent attentivement sur les lettres reçues du pays lointain, sur des plans des Vallées ou des régions du Léman et des Alpes ; ils discutent, préparent des projets précis, à la fois sages ce hardis, unis en leur certitude commune d'une réussite voulue d'En-Haut.
À l'heure où va sonner le couvre-feu, Janavel redresse son dos fatigué, croise les mains et, lentement :
- Assez besogné, frère ! Avant de nous séparer pour la nuit, vaquons maintenant ensemble à la prière. Elle est la force toute puissante à laquelle aucun ennemi ne pourra résister !

L'effort de Janavel pour préparer et assurer le retour des Vaudois aux Vallées commença dès que l'on vit les troupes d'infortunés prisonniers arriver de Savoie, lamentables débris d'un peuple qui semblait à jamais anéanti. Tout en constatant, le coeur déchiré, la situation quasi-désespérée de ses compatriotes, il agit en homme sûr de l'avenir, en homme véritablement invincible et qu'aucune catastrophe ne pouvait abattre, parce qu'il puisait aux sources du plus pur idéal la forte et sereine confiance d'une inaltérable ardeur.

Déjà, le 23 mars 1687, le gouvernement de Genève fut averti par celui de Zurich que les Vaudois complotaient en vue d'un retour. Pressé par les représentants des deux grandes nations voisines, la France et la Savoie, le Conseil d'État redoubla de vigilance. Les incessantes allées et venues qui avaient pour théâtre la maison de Janavel devinrent si manifestes qu'on fut obligé d'agir. Le 10 juin, « pour empêcher la retraite des Vaudois en leur patrie et de peur que l'on ne nous blasme d'y avoir contribué » - lit-on dans le verbal de cette séance, - le Conseil pria les frères Turrettini de persuader les Vaudois de se tenir tranquilles et cita le « Sieur capitaine Janavel » devant les Syndics pour l'inviter à quitter le territoire de l'État. N'était-il pas l'auteur d'une dangereuse agitation ? L'inculpé renouvela sans-doute la prière de bien vouloir tenir compte de ses infirmités et sa promesse de conserver à l'avenir une attitude plus réservée : c'est ainsi qu'une fois encore il réussit à éviter l'expulsion.

Mais l'impatience de plusieurs groupes de Vaudois allait motiver de nouvelles mesures. On parla de nouveau à Genève de complots, d'agitation, voire de coups de mains. Derechef, le canton de Berne adressa des avertissements et des protestations visant directement le proscrit. Ainsi, le 28 juin, le Conseil, « ayant appris que le sieur Janavel étoit en santé, allant et venant par la ville, a mandé le Sautier (1) pour lui signifier un arrest et commandement de se retirer de la ville dans les trois jours prochains, à peine de cent escus et de prison, et ordonné au sieur Major Chouet de visiter cette maison honnestement, s'il n'y a point de provisions d'armes ».

Cette attitude rigoureuse du gouvernement genevois envers les Vaudois en général et Janavel en particulier n'avait point pour cause un esprit d'hostilité à leur égard. De bien des manières, Genève leur avait prouvé sa bienveillance et sa générosité. Mais, à ce moment, la sûreté même du petit État était en jeu. Janavel le comprit. Le 30 juin, il se présenta devant le premier Syndic, pour lui exprimer sa profonde reconnaissance « de tant de support et de bonté qu'il a pour lui de si long temps », et déclarant qu'afin d'éviter à l'État de Genève tout embarras de caractère politique, il partirait le lendemain pour le pays de Vaud, et y resterait « coy et caché ».

Effectivement, il quitta Genève, le 1er juillet, pour se réfugier, non sans tristesse, dans une des petites villes du pays de Vaud, sur les bords du Léman. C'est à ce moment qu'un groupe de trois cents Vaudois se mit à préparer assez imprudemment une expédition dirigée vers les Vallées, qui devait débuter, le 26 juillet, par la traversée du lac entre Ouchy et la Savoie. Une telle tentative s'annonçait malheureuse et destinée à l'insuccès, parce que « faite à l'aventure » - observe Arnaud -, « sans chefs, presque sans armes, sans la participation de ceux qui prenaient soin de leur conduite ». Il fut facile au bailli de Lausanne, agissant au nom du gouvernement de Berne, d'arrêter les Vaudois au moment où ils allaient s'embarquer, de les désarmer pacifiquement et de les renvoyer en leurs demeures.

Deux jours après, Janavel rentrait à Genève. Certainement, il n'avait eu aucun rapport, direct avec eux et ne pouvait. que désapprouver leur malencontreuse initiative. Il se présenta de suite au premier Syndic, et lui fit connaître que « le dessein de quelques-uns des Vallées de retourner en leur patrie a été entièrement dissipé » ; puis il l'assura une fois encore de ses bonnes intentions.

Le troisième message.

Mais le projet interrompu par cette tentative inconsidérée fut bientôt repris avec autant de prudence que d'énergie. À la Madeleine, les chefs des Vaudois, Henri Arnaud, Paul Pellenc, Jean Robert, Daniel Bertin, David Mondon, Philippe Tron-Poulat se groupèrent à nouveau autour de Janavel. On s'occupa de l'achat d'armes, de munitions, de subsistances. On entretint des rapports continuels avec les différents groupes de Vaudois répandus dans tous les cantons protestants et en Allemagne. À tous on transmit de fréquentes informations, de façon à les maintenir unis, vigilants, spirituellement prêts. On chercha à maintenir entre eux le plus de cohésion possible. On encouragea la résistance aux ordres des Cantons qui voulaient les repousser peu à peu en direction de l'Allemagne. On recueillit les fonds indispensables, fournis surtout par Covenant, l'ambassadeur en Suisse de Guillaume III d'Orange, qui, en avril 1688, ouvrit en secret à Genève des négociations avec les chefs des exilés. Enfin, an envoya au pays trois informateurs qualifiés, originaires des trois différentes vallées du Cluson, de Saint-Martin et du Queyras, afin de trouver la route la plus sûre. Ce serait à eux de faire une enquête prudente et complète sur l'état des esprits et les dispositions des Vaudois demeurés sur place, grâce à l'abjuration.

Ces informateurs revinrent sains et saufs à Genève avec un rapport entièrement favorable. Aussi l'expédition fut-elle définitivement arrêtée et rendez-vous pris pour le soir du 23 Juin 1687, dans la plaine de Bex, dernière commune du pays de Vaud dans la Vallée du Rhône, à la frontière du Valais. Le parcours avait été établi par le Grand Saint-Bernard, la haute vallée de la Doire, le Petit Saint-Bernard, la Haute Savoie, le Mont Cenis : on se tiendrait constamment dans la partie supérieure des vallées pour éviter les grands centres, le passage des fleuves et les résistances ennemis.

Tout était prêt, Janavel qui se sentait fortement lié à l'entreprise en raison de l'énergie qu'il avait consacrée à sa préparation, mais qui, d'autre part, était contraint de demeurer à Genève en raison de son âge et du mauvais état de sa santé, voulut encore accompagner spirituellement ses camarades et leur apporter son aide dans un nouveau message qui exprimât ses sentiments de vigilante sollicitude.



GENÈVE - LE PONT SUR L'ARVE QUE FRANCHIRENT LES RÉFUGIÉS VAUDOIS

C'est la troisième de ses Instructions, la plus longue et la plus complète, celle qui réunit les éléments vitaux de sa pensée. Elle est écrite en français. Cette fois encore, il recourut aux services d'un ami qualifié, le même que celui de la précédente Instruction datée de 1685 - on retrouve non seulement son style, mais aussi, çà et là, les mêmes phrases, les mêmes expressions particulières. Le ton du message en est pareil ; il révèle le même désir nostalgique de l'auteur de prendre part à l'entreprise, d'y apporter l'aide de son expérience, le même amour pour les Vallées, le même sentiment d'étroite solidarité qui l'unit à ses compatriotes, la même foi illimitée en Dieu, le même dévouement absolu au but sacré de l'expédition :

« Le Seigneur ne me permettant pas, à cause de mon infirmité, que je vous puisse suivre, à mon grand regret j'ai cru ne devoir rien négliger pour le bien de ma pauvre patrie. C'est pourquoi j'ay fait mettre mes sentiments par écrit touchant la conduite que vous devez tenir tant dans les chemins que dans les attaques et combats, si le Seigneur vous fait la grâce de vous porter dans vos montagnes, comme telle est mon espérance, priant Dieu de tout mon coeur qu'il fasse réussir tous vos efforts à sa gloire pour le rétablissement de son Église... Je vous prie donc de prendre tous en bonne part le contenu de la présente, ainsi que je l'espère, le tout venant de la part d'un de vos serviteurs qui vous est et sera fidèle jusqu'à la mort, moyennant la grâce de Dieu... ».
Paroles toutes simples, faites de piété, d'amour, de dévouement.

Toute une partie du message est nouvelle : c'est celle qui se rapporte non plus à une défense du pays, mais à une expédition, disons mieux à une conquête : on y insiste sur la nécessité de prendre des otages, de s'en servir comme garantie pour la sûreté du passage, de respecter et traiter cordialement la population, de se procurer, par des paiements réguliers, tout ce dont on aura besoin : « Vous vous comporterez aussi sagement que faire se pourra ».

Nouveaux sont aussi les conseils regardant le respect et les soins affectueux dont doivent être entourés les officiers étrangers qui accompagnent l'expédition, puisqu'ils constituent le lien vivant entre eux et les pays protestants amis.

Les dispositions qui se rapportent à la conquête des Vallées sont particulièrement intéressantes au point de vue historique, car on a pu constater, lors de la Rentrée de 1689, qu'elles furent fidèlement observées et l'on en a ainsi démontré l'excellence et l'opportunité. « Il faut avant tout », déclare Janavel, « se fortifier dans des refuges sûrs, protégés par la nature : pour la vallée de Saint-Martin, la Balsille ; pour la vallée du Pellice, les deux gorges sauvages qui débouchent au nord de Bobbio, la Combe de Giaussarand, la Combe de Subiasc avec les rochers de l'Aguglia et de Barmadaut ». On retrouve ici le souvenir des positions où récemment s'étaient établis les deux cents « Invincibles ».
Et Janavel poursuit : « Une vigilance continuelle doit être exercée du haut des cimes, avec de torts corps de garde pour éviter des surprises, les passages sûrs en une vallée et l'autre doivent être tenus libres. Et si l'ennemi déchaîne ses puissantes forces, les Vaudois doivent rester bien groupés et unis, se fortifier dans les positions indiquées, et spécialement à la Balsille ».

Fait à noter, cette position est désignée par des expressions particulièrement heureuses qui font prévoir de façon quasi prophétique le fameux siège de 1689-90: « Vous ne quitterés jamais la Balciglia qu'à l'extrémité et, lorsqu'ils vous menaceront le plus vous craindrés le moins. Ils ne manqueront pas de vous dire que plutôt de n'en venir à bout, toute la France, l'Italie et autres puissances de leur part se banderont contre vous : mais vous leur répondrés que vous ne craignes rien, pas mesme la mort et que quand tout le monde seroit contre vous et vous contre tous, vous ne craindrés que le Tout-Puissant, qui est votre sauvegarde... ».

Au message est ajouté une Instruction pour attaquer les Vallées avec les armes, dans laquelle, avec une parfaite connaissance des lieux et des possibilités, il indique le meilleur moyen de conquérir les parties les plus basses du pays en partant des hauteurs et propose la tactique la plus sûre, avec détails parfois très minutieux. Il prescrit comme nécessaire la destruction impitoyable, par le fer et par le feu, de tout ce qui peut servir à l'ennemi. Il s'attarde à expliquer la manière facile et rapide de livrer aux flammes un village, « fort commodément et avec peu de personnes, en moins d'une heure ». Il désigne les endroits les plus sûrs et les plus opportuns pour y placer le quartier général, l'état major et les pasteurs, d'abord Serre Cruel, puis le Taillarert, enfin le Pra du Tour. Il recommande avec insistance de faire prisonniers des personnages importants et spécialement des ecclésiastiques, afin de pouvoir les échanger avec les Vaudois se trouvant entre les mains de l'ennemi : il s'agit de « sauver la vie à nos pauvres ministres et autres prisonniers », qui souffrent encore dans les prisons du Piémont,

Mais ce qui caractérise spécialement ces Instructions, c'est la pensée religieuse profonde qui les inspire. La foi chrétienne sur laquelle, dès les premières années, s'est fondée la vie de ce belliqueux montagnard, est devenue, à travers les épreuves, les souffrances et les méditations, plus consciente, plus ferme et plus mûre. On y trouve un sentiment très fort de la présence de Dieu, la certitude que notre vie est tout entière une mission sacrée à son service, la persuasion absolue que la terrible entreprise à laquelle les Vaudois se préparent est un acte entièrement religieux et que, plus elle est dangereuse et difficile, plus l'intervention de Dieu y est nécessaire.

Le but que l'expédition se propose (la reconstitution de l'Eglise évangélique dans les Vallées), est répété avec constance : « Voyant que vous estes remplis de zèle et de courage pour allumer le flambeau de la vraie lumière de l'Évangile dans le lieu de vostre naissance, où jamais l'Eglise du Seigneur n'a été réduite à une si grande extrémité, comme à présent... Parce que ç'a toujours esté par petit nombre que l'Eglise du Seigneur s'est maintenue en ces endroits, j'espère que vous serés encore le petit nombre dont Dieu se voudra servir de rechef pour allumer le vray chandelier dans notre patrie... ».

Dieu est donc l'organisateur, le conducteur, le chef de l'entreprise à laquelle les Vaudois se préparent : « Si le Seigneur vous fait la grâce de vous porter dans nos montagnes... L'épée du Seigneur sera toujours avec vous de mesme que sa grâce... ». Le motif revient constamment : si les Vaudois veulent réussir dans leur expédition, ils doivent se mettre entièrement au service de Dieu.
Leur premier devoir est celui de la fidélité aux principes de l'Évangile : « ... Si l'Eglise des Vallées est si durement éprouvée », avait-il dit trente ans plus tôt et reprend-il ici, « nos péchés en sont la véritable cause ; il faut donc s'humilier tous les jours de plus en plus devant Dieu et Luy demander pardon de bon coeur de tant de péchés que nous avons commis et commettons contre Sa Sainte Majesté... ».

Toute la vie morale des Vaudois doit se conformer à de tels principes : être honnête, sobre, équilibrée, austère. Leur devoir est évidemment de se montrer des combattants forts, courageux, tenaces ; de frapper l'ennemi durement, implacablement : « Mais », ajoute-t-il, « vous prendrés bien garde, en tous rencontres et combats, de réserver le sang innocent, soit ceux qui sont incapables de vous faire du mal, de ne vous jamais laisser saizir à la peur et à la colère ni à votre intérêt particulier ». L'unité d'esprit leur est surtout nécessaire : que « l'union, qui est le principal, soit conservée au milieu de vous, vous traitant comme frères en Jésus-Christ, conformément à ce que dit l'Écriture sainte, laquelle ne manquera jamais, étant plus ferme que le ciel et la terre, et que toutes les choses changeront plutost qu'une seule parole de Dieu. Assurés-vous toujours en Lui et soyés assurés qu'il ne vous oubliera jamais, mais qu'il sera une muraille de feu contre vos ennemis... ».

Le message est daté en Suisse, ce moy de juin 1688. Et comme alors Genève ne faisait pas partie de la Suisse, tandis que c'était le cas du pays de Vaud, soumis au canton de Berne, nous en déduisons que Janavel, à la veille de l'expédition, voulut accompagner ses compatriotes pendant une partie du chemin, lorsque tout à coup, comme sur un mot d'ordre, ils quittèrent Genève, se dirigeant sur Bex, à l'autre extrémité de la région du Léman. Le vieux capitaine s'arrêta donc quelques jours dans un des riants villages du bord du lac, pour mettre la dernière main à son message.

Un soir, très tard, car selon l'information d'Arnaud, les Vaudois voyageaient nuitamment par petits groupes, il tint à saluer ses compatriotes, leur remit le document et leur recommanda d'en observer fidèlement le contenu, comme il l'avait fait dans les termes suivants :
« L'auteur de cet écrit, qui est le capitaine Janavel, vous prie d'observer au nom de Dieu tout ce qui vous a esté et sera encore représenté, autant que faire se pourra... ». Puis il les suivit de son regard fatigué, les confiant de toute son âme à la divine Providence, jusqu'au moment où ils disparurent dans l'obscurité.
Sur quoi il s'en retourna seul à Genève.

À travers les pages des trois Instructions, et particulièrement de cette dernière, la personnalité de Josué Janavel apparaît dans toute sa limpide simplicité, dans son total équilibre, dans l'intégrité morale de la pensée, des sentiments et des moeurs. Mieux que n'importe quoi, elles résument les péripéties et les vicissitudes de son existence et pas seulement celles de sa vieillesse mais aussi de son âge mûr. Car, au cours des années, Janavel est demeuré égal à lui-même dans les éléments essentiels de son caractère. Les principes, les sentiments, les intuitions du Capitaine des Vallées à l'automne de sa vie, nous les avons trouvés trente ans plus tôt dans leur plénitude chez le cultivateur-soldat qui, à deux reprises, avait rendu leur patrie aux Vaudois prêts à désespérer.

C'est un mystique, mais non un visionnaire ni un exalté. Ainsi que l'a bien observé Muston, plusieurs peuples ont possédé des conducteurs fanatiques qui poussèrent aux actes impétueux, aux entreprises parfois les plus inconsidérées. Par bonheur, le peuple vaudois n'eut pas de tels chefs. Le prophète qui leur fut donné dans la plus terrible des crises, Josué Janavel, sut réunir à la ferveur de la foi, à la conscience du divin, à la chaleur de l'inspiration, un sens très net des réalités, une vision exacte des circonstances et des nécessités pratiques, un jugement clair et pondéré, un remarquable équilibre de la pensée et de l'action ; c'est bien cet ensemble de vertus qui lui assura auprès, de ses compatriotes une autorité et une influence considérables.

S'il en fallait la preuve, on n'aurait qu'à souligner une forme caractéristique de son équilibre spirituel, savoir son attitude envers l'ennemi, attitude calme, raisonnée, sans passion et sans esprit de vengeance. Dans tous ses actes de guerre, comme dans ses Instructions, on ne trouve aucune trace de haine ni de mépris. Certes, chez ses adversaires, il découvre de l'injustice, de la cruauté, de la traîtrise et il stigmatise leurs sauvages méthodes de persécution et de combat ; mais toujours avec sang-froid il juge ces choses, comme de maux nécessaires qu'il faut avant tout écarter et surmonter. S'il a traité l'ennemi avec une dureté inflexible, il sait considérer la lutte comme l'accomplissement d'un devoir inévitable et non comme le fruit de la haine ou de la vengeance.


(1) Officier communal. 
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