Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre VII

LA PLUME APRÈS L'ÉPÉE

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 Le premier message.

En 1685, vingt ans après l'arrivée de Janavel à Genève, l'existence apparemment paisible que l'on vient de décrire, devait être agitée par une nouvelle tempête : le drame qui bouleversait la France allait réveiller chez Janavel l'attachement passionné qu'il avait toujours éprouvé pour son pays et pour la liberté.

Après avoir longtemps harcelé les Huguenots par des mesures toujours plus draconiennes, le roi Louis XIV venait de révoquer, le 13 octobre, l'Édit de Nantes accordé par Henri IV à ses sujets protestants. À dater de ce jour, le culte réformé cessait d'être autorisé. Des centaines de milliers de ses sujets les plus capables et les plus fidèles étaient condamnés à la ruine, à l'exil ou au martyre. D'innombrables cohortes de proscrits, lamentables victimes de l'immense tragédie, prirent à nouveau le chemin de Genève, de la Suisse et des pays protestants.
Janavel en fut profondément ému.

Dans le flot des réfugiés, il avait certainement reconnu plusieurs Vaudois de la vallée du Cluson (qui appartenait alors à la France), du Pragelat, de Fénestrelle, de Pérouse, de ce Pinache qui, trente ans auparavant, s'était ouvert à lui comme un refuge providentiel. Informé par eux de la catastrophe, il entrevit aussitôt le danger que couraient ses chères Vallées, car on sait combien étroites étaient les relations de famille et d'alliance politique unissant le Roi-Soleil et le jeune duc Victor Amédée II de Savoie.

Bientôt commencèrent à lui parvenir des nouvelles directes de ses compatriotes, qui n'étaient pas sans inquiétude à la vue de leurs coreligionnaires fuyant le val Cluson. Craignant pour eux-mêmes une agression des troupes françaises, les habitants des basses Vallées, pris soudain de terreur, avaient en désordre gagné les hautes régions du pays. C'est du moins ce que rapporte un de leurs pasteurs, Sidrac Bastie, de Saint-Jean, qui fut témoin de cet exode dû à un effroi irraisonné. Peu à peu, constatant qu'aucune entreprise du souverain légitime ne les menaçait, les esprits s'étaient calmés. Par un décret daté du 4 novembre, tout en interdisant aux Vaudois, pour des raisons d'ordre politique, de venir en aide aux réfugiés français, le Duc laissait intactes leurs libertés civiles et religieuses. Naturellement, préoccupations et soucis ne cessèrent pas pour autant. L'avenir apparaissait non seulement incertain, mais redoutable.

À Genève, Janavel ne laissait pas de participer ardemment à tant d'inquiétudes. C'est en ces heures troublées qu'il sentit se renforcer encore les liens qui l'unissaient profondément à la population des Vallées. Les souvenirs des dures expériences subies depuis plus de trente ans lui revenaient sans cesse à la mémoire : ils lui rendaient d'autant plus clair le sens des nouvelles menaces. Poussé par la vigueur de sa volonté et par l'ardeur du sentiment, qui chez lui étaient restés jeunes, il aurait désiré de toute son âme reprendre immédiatement la route de la Savoie et sa part des dangers menaçant ses coreligionnaires. Rien ne lui semblait plus désirable que de leur apporter le secours de son expérience et de son affection. Mais hélas ! cela ne lui était plus possible. Il se sentait définitivement lié à la terre d'exil par le fardeau de l'âge et plus encore par la dure entrave des infirmités. L'esprit demeurait prompt, mais l'être physique ne pouvait suivre. Souffrant avec intensité de ce conflit entre des forces spirituelles restées intactes et les faiblesses d'un corps usé par la lutte, il résolut d'envoyer aux Vaudois un message leur exprimant l'assurance de sa compréhensive sympathie dans les tourments qu'il endurait avec eux.

De ce contraste est né la première de ses Instructions, document extraordinairement intéressant, parce que, comme l'observe l'historien A. Pascal qui l'a découvert et publié, c'est là peut-être l'unique, écrit quelque peu important qui nous soit parvenu de la main de Janavel. Il est libellé en italien, langue dont, en dépit d'un quart de siècle de vie à Genève, Janavel usait avec le plus de facilité. La forme et l'orthographe sont assez incorrectes. Nous savons en effet que Janavel n'avait appris à écrire qu'assez tard, à l'âge adulte, et qu'il conserva toujours une écriture de novice, lente, incertaine, inégale. En matière de style, on peut constater qu'aux formes dialectales qui lui avaient été habituelles, le héros vaudois entremêlait bon nombre de gallicismes, ou même de phrases entièrement françaises. À celles-ci il donna une forme italienne : exemples, larme pour lagrime (larmes), regreto pour rincrescimento (regret), autore pour altezza (hauteur), assaglenti pour assalitori (assaillants), et ainsi de suite.

Si, à cela, on ajoute la forme incorrecte de la phrase et l'absence de ponctuation, il résulte une langue grossière, irrégulière, torteuse, qui pourtant, sous la plume du vieux soldat, devient un outil étonnamment efficace pour l'expression spontanée de sa pensée. Mais c'est le contenu du message qui est surtout intéressant. Si forte était l'émotion ressentie par Janavel, si pressant son désir d'apporter son aide, que les pensées y sont jetées pêle-mêle, sans aucun ordre logique. Au fur et à mesure qu'elles se présentent à son esprit, elles se confondent, se pressent les unes les autres, s'interrompent pour reprendre plus loin, comme poussées par la passion débordante qui les anime. Quelles que soient les irrégularités de la langue au de la phrase, ces réflexions sont exprimées clairement, avec vivacité, comme jaillissant d'un esprit qui, avant de les formuler, les a profondément vécues. Pour pouvoir en apprécier la valeur, à la fois idéale et pratique, il est nécessaire de les reclasser logiquement.

Le message est adressé au Carissimo figliuol, au très cher fils, qui avait à ce moment atteint la quarantaine et qui ne nous est connu, on l'a déjà noté, que par les quelques allusions dues à l'affection du père. Il lui est recommandé de communiquer de suite ce message aux pasteurs, aux parents, à tous ceux qu'il peut intéresser. Pour compléter ses indications et ses suggestions, il l'invite à s'adresser à un réfugié français, un certain Messer Desmoulins (Jacques-Charles Desmoulins), auquel lui-même, à Genève il a eu l'occasion de donner de vive voix des informations et conseils importants. « Il vous dira », ajoute Janavel, « ce que je lui ai recommandé, bien que je ne doute pas qu'il n'ait fait son devoir ». Or, notre coeur se serre en apprenant que ce même Desmoulins, qui quelques années auparavant, avait été capitaine des milices vaudoises, dans l'expédition de Mondovi, lui que les hommes des Vallées considéraient comme un des leurs et comme « personne d'honneur », lui qui, de plus, était dépositaire des précieuses, Instructions de Janavel, se comportait en ce moment en véritable traître, communiquant au chevalier Vercellis, commandant du fort de la Tour, des informations importantes sur l'attitude et les mouvements des Vaudois. Nous le savons aujourd'hui grâce aux rapports secrets que l'inexorable méthode historique a découverts, dans les archives d'État de Turin !



GENÈVE - LA HAUTE VILLE - LA MAISON TURRETTINI

Le message ne porte pas de date, mais le contenu nous fait croire qu'il fut écrit dans le courant du mois de décembre 1685 : on y constate que Janavel connaît la Révocation de l'Édit de Nantes, qu'il est informé du fait que le Duc de Savoie maintient jusqu'à ce jour intactes les libertés religieuses et civiles des Vaudois et que à cause de cela, le roi de France lui est hostile et lui adresse des menaces. Janavel est également informé, à son « grand chagrin », que dans de telles circonstances « les pauvres Vallées sont furieusement menacées ». De tout son coeur, il aimerait à s'y trouver, pour collaborer à leur défense, et il exprime son inquiétude angoissée : « Je baigne » - dit-il - « mon oreiller des larmes de mes yeux du regret de ne pas être avec vous ». Mais en effet il ne le peut pas.

Il envoie donc son message passionné, espérant que ses compatriotes suivront ses traces. Il est certain de l'hostilité du puissant Louis XIV à l'égard du Duc de Savoie : « le roi de France cherche la ruine totale de notre prince souverain ». La persécution religieuse contre les Vaudois n'est qu'un prétexte, « pour ajouter les Vallées à sa domination, pour renforcer son pouvoir ». Il prévoit une attaque pour l'hiver qui vient ; c'est pour cela qu'il recommande aux Vaudois un respect absolu à l'endroit du Duc : « Il vaudrait mieux perdre tous votre vie que d'abandonner votre souverain ». Il sait que les cantons suisses et la Hollande exercent une vigoureuse action sur le Duc en leur faveur. N'a-t-il pas en effet vu de ses yeux la copie d'une lettre écrite par eux dans ce but : « On ne peut rien voir de mieux fait ni de mieux composé ; j'espère que cela adoucira le coeur de son Altesse et des Autorités supérieures, S'il plaît à Dieu... ».

Si donc on considère la situation à ce point de vue, le conseil qu'il répète avec instance de se mettre d'accord avec les catholiques de la plaire pour la défense commune se trouve entièrement justifié. Et il est curieux et significatif de voir qu'il désigne pour réaliser l'entente, en vue, d'une « étroite alliance », précisément les localités qui, trente ans auparavant, s'étaient montrées les plus hostiles aux Vaudois et qu'il avait lui-même le plus durement frappées : Bricheraisio, Saint-Second, Bibiana, Bagnolo, jusqu'à Crissolo et aux communes de la Vallée du Pô. Il recommande d'éviter « tout froissement avec les voisins papistes», même s'il en coûte quelque sacrifice. Patience ! Il conseille à tel effet de mettre des hommes de garde aux couvents qui se sont dernièrement établis dans les Vallées, au Villar, à Angrogne, à Saint-Germain, au Perrier, afin de « garder messieurs les moines pour qu'il ne leur soit fait aucun tort... ».

Mais, dans son anxieuse sollicitude, Janavel prévoit aussi le pire ; trop d'amères expériences d'antan lui rappellent « qu'il ne faut pas se fier à quiconque ». Aussi suggère-t-il à ses compatriotes une série d'indications utiles en vue de la défense du pays. Il désigne les lieux les plus favorables à des fortifications et conseille d'élever un bastion du fond de la vallée jusqu'à la crête. Il donne des renseignements sur la façon de le construire et insiste sur de menus détails techniques. En ce qui regarde le combat, il propose des moyens pour que le tir soit efficace et frappe spécialement les officiers. Il préconise l'achat d'arquebuses, « car - dit-il - vingt pièces d'arquebuses vous vaudront autant que cinquante hommes de secours ». En ce qui touche les pourparlers éventuels avec l'ennemi, il n'a garde d'oublier les tromperies dont les Vaudois ont autrefois souffert, aussi recommande-t-il la plus grande circonspection : « Que es délégués vaudois ne se laissent jamais conduire en un lieu fermé ». Puis considérant combien les pasteurs sont nécessaires à la vie du peuple, il invite ses compatriotes à ne pas les abandonner aux mains de l'ennemi. « Vous ne les laisserez plus sortir des Vallées ni pour promesses ni pour belles paroles qu'ils (les ennemis) sachent dire... ».

Enfin, il recommande à plusieurs reprises de « tenir ferme », « de veiller à l'union », ci de prendre courage », rappelant l'exemple des ancêtres, qui « avaient bien réussi » dans la défense des Vallées, « quoiqu'elles ne fussent pas en aussi bon état qu'elles le sont à présent ». En conclusion, il élève l'âme vers Celui qui est la forteresse inébranlable des Vaudois : « Au nom de Dieu, prenez courage et je vous informe que petits et grands ici prient pour vous ; et nous vous déclarons qu'il n'y a jamais eu ville ni lieu au monde qui se soit acquis un honneur tel que les Vallées pour soutenir le nom de Dieu et le Saint Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ... ».

Tel est, dans sa forme rude et inculte, le contenu du premier message de Janavel. Le caractère de l'homme qui l'écrivit s'y révèle clairement : simplicité, courage, loyauté, fermeté, foi en Dieu, dévouement à la patrie et solidarité avec ses compatriotes. Le message partit de Genève et parvint aux Vallées. On le reçut et on le lut. Il constitua certainement pour les Vaudois un élément précieux de la résistance à laquelle on se préparait.

Le second message.

Janavel continua d'attendre avec anxiété les nouvelles des Vallées. Elles arrivaient sans cesse. Un informateur, nommé Martin, étudiant allemand, qui se trouvait à Genève à ce moment et eut l'occasion de se rencontrer avec le vieux combattant chez un pasteur ami, rapporte que « durant les quinze jours qu'il s'arrêta en cette ville, il ne s'en passa aucun qu'il n'arrivât ou courrier ou estaffette de la part des Vallées de Luserne, tant pour demander aide et conseil que pour avoir avec eux le capitaine Janavel ». Celui-ci quoique éloigné, pouvait donc suivre en pensée ses frères dans la détresse, presque vivre avec eux.
Toujours davantage s'assombrissait l'horizon.

Les Vaudois n'étaient pas à même de connaître la forte pression exercée, dès le mois d'octobre, par le roi de France sur le Duc de Savoie : Louis XIV n'avait-il pas été jusqu'à lui offrir le concours de ses trouves, afin qu'à son exemple, Victor-Amédée Il se décidât à supprimer par la violence « la religion prétendue réformée » ! Ils ne pouvaient savoir que le Duc, après une résistance de trois longs mois, allait être obligé de céder, car la pression se transformait graduellement en menaces et les menaces en ordres péremptoires vis-à-vis desquels il n'était malheureusement pas d'autre issue que la soumission. Mais, à bien des signes, les Vaudois voyaient empirer leur situation : requêtes et députations n'obtenaient à Turin que des réponses ambiguës ; à leur endroit, mesures restrictives et vexatoires ne cessaient d'être prises : aux Vallées, les garnisons ducales étaient renforcées. Bien que vagues encore, des bruits circulaient de persécutions prochaines. L'agitation ne faisait qu'augmenter.

Aussi bien, les Valdesi commençaient-ils à éprouver le besoin de s'organiser, de faire face au danger ; mais sans idées nettes sur l'attitude qu'ils devraient observer, on les sentait déprimés et anxieux. Leur état d'âme est ainsi résumé par A. Pascal : « perplexité et inquiétude sur leur sort, indécision et discordances, sur la voie à suivre ». Ils ressentaient surtout la nécessité d'avoir quelqu'un qui les guidât, qui sût leur donner unité de décision et d'action, et comme nul ne s'imposait par ses qualités et son autorité, ce fut au capitaine exilé qu'ils s'adressèrent, car auprès d'eux son prestige, était demeuré grand. Josué Janavel était le seul homme qui pût s'imposer à eux et les diriger dans ces circonstances difficiles. C'est pourquoi, dès avant la fin de l'année, lui parvinrent, non seulement de multiples consultations, mais aussi d'instantes requêtes : on le suppliait de retourner lui-même aux Vallées, pour redevenir le Chef.

Très malheureusement, son mauvais état de santé ne pouvait qu'entraîner un nouveau refus. Il se sentit appelé a rédiger pour ses compatriotes un second message, plus général et plus complet, qui, outre les dispositions pratiques dictées par les circonstances, leur apportât le témoignage de son affection et de sa sollicitude fraternelle.
« ... Ces peu de mots », écrit-il, « sont pour vous saluer de tout mon coeur et vous donner des témoignages de l'amour que je vous porte : vous ne serez pas fâchés de savoir mes sentiments sur plusieurs choses qui vous regardent. C'est que si Dieu vouloit mettre votre foi à l'épreuve comme l'on dit et comme l'on croit, je vous prie de prendre en bonne part ce que vous apprendra la présente... ».

Tel est le but de la seconde de ses Instructions. Cette fois, celles-ci sont en français. un français populaire mais correct, écrit par une personne habitude à rédiger, par l'un de ses amis genevois, qui, lui servant de secrétaire, exprime pour lui ses pensées avec ordre. Mais l'inspiration impétueuse, passionnée même, est vraiment de Janavel. Un post-scriptum de onze lignes, remarque Muston, est écrit de sa main, également en français ; c'est un, conseil important ajouté à la hâte et au dernier moment.

Cette Instruction est adressée non plus à une personne en particulier, mais à tous les Vaudois engagés dans la lutte, « aux très chers amis et frères en Christ » et, déjà dans cette introduction, vibre le sentiment de solidarité, d'affection et de consécration religieuse qui inspire tout l'écrit.

Il ne porte pas de date, mais le contenu permet de le rapporter aux premières semaines de l'hiver, entre la fin de l'année 1685 et le commencement de 1686, alors que le Duc n'a pas encore pris de décision ; le danger approche, se précise, rend nécessaire une ferme attitude d'esprit, une préparation matérielle et spirituelle sûre.

C'est un message long et mûri, dans lequel est exposé tout un plan d'action pratique on y trouve, inspiré de l'élément religieux, un règlement pour l'organisation de la troupe, un plan pour les fortifications et les dispositions du terrain, une méthode de combat, des ordres pour la défense, la résistance et les négociations avec l'ennemi. L'exposé est suivi de notes ajoutées ça et là :
« J'avois oublié de vous dire... ».

Ce sont là des conseils, des suggestions, des avertissements, non sans valeur, qui traversent l'esprit de Janavel et lui paraissent nécessaires à l'ensemble du tableau.
Mais, ce qui surtout caractérise le message, c'est le souvenir continuel des expériences vécues. À plusieurs reprises, l'auteur se reporte aux faits du passé :
« Souvenez-vous du massacre de l'année 1655... ».
« L'année 1655, nous battîmes l'ennemi avec peu d'hommes... ».
« Ceux de Saint-Jean, qui avoient discouvert leurs maisons selon mon advis... ».

Développant de telles pensées dans l'isolement de sa chambre de malade, Janavel évoque sa bouillante activité de guerre, ses habiles mouvements tactiques, son dévouement passionné pour la religion et la patrie ; sa noble personnalité revit toute entière, forte, hardie, généreuse. Son message devient une admirable tranche de vie.
Examinons-en rapidement les points essentiels.

Trois principes fondamentaux sont nécessaires au peuple vaudois, pour résister et vaincre.
D'abord la solidarité :
« La première chose que vous avez à faire est d'être tous bien unis... ».

Puis la présence et l'aide, de Dieu :
« Des hommes qui craignent Dieu et combattent pour sa cause... Le Seigneur vous donne l'esprit de conseil et la crainte de Son nom ».

La conduite honnête, sérieuse, austère de la vie :
« Ainsi faisant », conclut-il, « vous verrès que l'épée de l'Éternel nostre Dieu sera de vostre costé ».

Parmi le peuple appelé à combattre, une tâche particulièrement importante est assignée aux pasteurs, qui sont « les serviteurs du Seigneur sur la terre », pour maintenir le sentiment de Dieu, l'union, l'honnêteté de la conduite. Il faut donc les entourer de respect et d'honneur, les sauver des dangers du combat. En ces temps de guerre si sérieux, les tâches des pasteurs sont indiquées avec précision : « Suivre leur peuple jour et nuict, donner courage aux combattants, consoler les mourans, faire mettre en lieu de seureté les blessés et les povres familles ». C'est eux qui convoqueront le peuple en de grandes assemblées et, « après les exhortations nécessaires, selon la parole de Dieu, ils obligeront grands et petits de lever leur main à Dieu et de luy jurer fidélité et à son église et à leur patrie, quand même il s'agiroit de la dernière goutte de leur sang et du dernier soupir de leur vie ». C'est le souvenir des assemblées solennelles de la Pentecôte de 1663 qui revient à la pensée du vieux capitaine ; et l'on a là comme une vision prophétique du serment de Sibaud.

En second lieu, après l'obéissance à Dieu, Janavel recommande la fidélité au souverain : « il n'y a point d'autre après Dieu que luy sur la terre ». Et dans la situation actuelle toujours si grave : « la première chose que j'ay à vous dire », - écrit-il - « c'est de présenter des requêtes à votre souverain, les plus humbles qu'il se pourra... ».

Mais, de toutes façons, il faut veiller et être prêt. Pendant les pourparlers, des hommes doivent être placés de façon à surveiller les tentatives de violence ou de trahison de l'ennemi. Qu'on ne se laisse pas prendre ou attendrir par des assurances de paix, par des menaces ou des promesses. « Lorsqu'on vous menace le plus, c'est alors qu'il faut craindre le moins ». Qu'on n'admette à aucune condition des garnisons militaires dans les Vallées, « autrement vous estes asseurément perdus. Souvenez-vous du massacre de l'année 1655 et de toutes les perfidies dont on sa sert aujourd'hui : tout cela vous doit servir d'exemple... ».

En troisième lieu, Janavel trace un règlement pour l'organisation des troupes, la construction et la disposition des fortifications, ainsi que pour la conduite de la guerre. C'est le valeureux capitaine de 1655 et de 1663 qui revit ici, clair et précis dans son jugement, prompt dans l'action, et habile à obtenir d'heureux résultats. Il s'y montre mûri par sa connaissance profonde des hommes et des lieux, par les dures expériences du passé, par les longues méditations de l'exil. Dans ces Instructions, c'est bien le manuel de la guerre vaudoise qui se trouve définitivement formulé.

En ce qui touche la tactique, Janavel ne s'étend guère : les indications très sobres qu'il ordonne s'appuient sur ses propres expériences, dont l'issue favorable a pleinement démontré la justesse. Pour l'attaque, il conseille d'assaillir l'ennemi le soir, afin de profiter des avantages de la nuit ; dans la poursuite, de procéder avec élan en divisant la troupe « en deux bandes, l'une par flanc et l'autre par pointe, afin de vous garantir des embûches ». Pour le tir, il faut attendre que l'ennemi approche, et viser surtout les officiers, reconnaissables à leurs insignes distinctifs ; « eux abattus, la troupe est perdue ». Ne jamais commander la retraite, qui encourage l'adversaire et décourage les nôtres. Ne jamais craindre l'ennemi : quelque formidable que soient ses artifices de guerre, il sera certainement arrêté et vaincu par des hommes craignant Dieu et combattant en Son Nom... ».

Ce second message, expression de l'âme même de Janavel, partit, comme le premier, de Genève. Comme le premier, il arriva aux Vallées. Comme le premier, on le lut.
Mais nous ne possédons aucun témoignage direct de l'impression qu'il produisit là-bas : nul rapport du temps n'y fait allusion. Toutefois, deux constatations très intéressantes nous permettent d'en attester non seulement l'existence mais les résultats : la première est le fait qu'un exemplaire du message repose aux Archives de Turin, muni de l'annotation que nous traduisons de l'italien : Mémoires et avis donnés aux Religionnaires pour se défendre en cas d'attaque. On aimerait reconstruire l'histoire de ce manuscrit pas mal détérioré, certainement parvenu chez des Vaudois. et consulté par eux dans les premiers mois de l'année 1686, puis dérobé par un persécuteur lors du massacre d'avril ou durant la débâcle de mai, enfin porté à Turin comme une preuve de la soi-disant révolte du peuple persécuté.

La seconde constatation est de nature bien différente : elle résulte de l'attitude particulière du peuple vaudois ainsi que de son comportement entre janvier et mars de cette même année, lorsque, précisément, il put prendre connaissance du dit message. Cette attitude et cette manière d'agir semblent répondre de façon si impressionnante aux Instructions de Janavel qu'on ne peut croire à une simple coïncidence.

A. Pascal constate en effet que les Vaudois qui, dans les dernières semaines de l'année 1685, s'étaient montrés hésitants et timorés, adoptèrent au contraire, dès le mois de janvier de l'année suivante, une position infiniment plus ferme et se préparèrent courageusement à la défense, comme s'ils eussent subi l'effet d'une inspiration éminemment tonique. C'est ainsi qu'ils firent preuve d'une réelle vaillance lorsque parut l'édit du 31 janvier 1686, publié dans les Vallées le 7 février, édit par lequel leur religion était officiellement interdite et impitoyablement supprimée : aucun désordre, nulle panique, mais un accueil plein de froideur et de dignité, venant d'hommes qui, ayant prévu le danger, ont clairement établi leur ligne de conduite. Et c'est précisément en cela qu'apparaît la conformité de leur attitude avec les Instructions de Janavel.

Un peuple apparemment anéanti.

Comme le chef avait recommandé une fidélité absolue à Dieu et à la Parole de l'Évangile, ils se montrèrent inflexibles devant toute tentative visant à faire taire la voix de leur conscience. Leurs actes publics le démontrent nettement, Preuve en soit un certain Malanot, personnage important de la vallée de Saint-Martin, qu'on vit s'entretenir sur la place de Luserne avec le commandant De la Roche et lui déclarer tout uniment « qu'ils étoient résolus de périr tous plustost que de changer de religion ».

Aussi le gouverneur Morozzo pouvait-il écrire au Duc :
« Ces hérétiques sont obstinés et parlent entre eux hardiment ; ils déclarent de vouloir plus tôt perdre la vie que la religion... ».

Comme Janavel l'avait conseillé, ils cherchèrent avec une insistance toute particulière à retenir les pasteurs auprès d'eux en réclamant les secours de leur ministère : « Les ministres sont encore tous dans les Vallées », écrivait Morozzo, le 17 février, « retenus, comme on le suppose, par force par les hérétiques » (il ne pouvait naturellement pas croire qu'ils pussent demeurer là par devoir), « lesquels prétendent ne pas pouvoir vivre sans ceux qui leur prêchent leurs faux dogmes et leur administrent leurs prétendus sacrements ».

Également comme Janavel l'avait recommandé, après avoir adressé au peuple de chaleureuses exhortations, les pasteurs demandèrent à celui-ci d'une façon solennelle, le dimanche 6 mars, la promesse d'une absolue fidélité à la religion et à la patrie. De la Roche, dans une lettre datée du 7, signale particulièrement le pasteur Jean Giraud, de la Tour qui, dans le Temple des Coppiers, alors qu'il invitait ses paroissiens au serment, serrait avec fierté dans sa main une épée nue. La foule assistait sérieuse, recueillie, unanime, toute armée et prête à la résistance.

Encore comme Janavel l'avait suggéré, les Vaudois envoyèrent immédiatement au Duc une délégation chargée d'une requête dans laquelle, après avoir exprimé leur dévouement et leur fidélité au souverain, ils imploraient sa protection et en même temps le priaient ouvertement de révoquer l'édit. N'avant obtenu aucune réponse favorable, ils envoyèrent avec constance le mois suivant deux autres requêtes analogues.

Et toujours, comme Janavel l'avait prescrit, ils renforcèrent la surveillance du pays, afin de prévenir une surprise de l'ennemi : tous les accès, de la plaine aux hauteurs, furent contrôlés et pourvus de corps de gardes armés. Les habitants du fond de la vallée abandonnèrent leurs maisons et se retirèrent dans les montagnes avec tout ce qu'ils pouvaient transporter. Rora fut complètement délaissée, selon les indications de celui qui avait si héroïquement défendu ce haut village.



AUX VALLÉES : LE TEMPLE DE ROCHEPLATE

Ils se mirent à construire des fortifications aux lieux mêmes indiqués par Janavel et s'efforcèrent d'y accumuler vivres et munitions. « Ce ne sont tout autour d'Angrogne, aux Geymets, au col du Taillaret, et, pour la vallée de Saint-Martin, au pont de la Tour », écrivait Morozzo le 24 février, « que murailles de pierre sèche de la hauteur d'un homme, avec fosse derrière, murailles de pierre et de terre, fournies d'ouvertures, et fossés en forme de tranchées ». Bon gré mal gré, la population catholique dut s'éloigner de divers points des hautes Vallées.

Enfin, et toujours sur le conseil de Janavel, les Valdesi distribuèrent leurs hommes d'armes en compagnies légères, agiles, bien préparées, avec capitaines et subalternes. Ainsi le commandant De la Roche en informât-il le Duc, dans une lettre datée du 4 mars. L'effectif total des troupes vaudoises pouvait s'élever à quelque deux mille cinq cents ou trois mille hommes, tous prêts et résolus. Le 6 mars, par un heureux coup de main, ils firent prisonniers un groupe de catholiques entre la Tour et le Villar et s'emparèrent de leurs armes.

Les Instructions du Capitaine des Vallées furent ainsi suivies avec une fidélité scrupuleuse, comme si lui-même avait été présent. Et pour en rendre le contenu plus clair et plus précis, ses subordonnés le résumèrent en un Règlement, admirable dans son austère simplicité et son inflexible rigueur. Il nous plaît d'en rapporter l'introduction telle qu'elle est citée par Muston : « Puisque la guerre que l'on intente contre nous est un effet de la haine contre notre religion et que nos péchés en sont la cause, il faut que chacun s'amende et que les officiers aient soin de faire lire de bons livres dans les corps de garde à ceux qui demeurent en repos, et de faire dire la prière soir et matin... ».

C'est ainsi Janavel qui parle en personne, dans les Vallées livrées aux tourments, et c'est sa pensée qui, comme trente ans auparavant, va guider et inspirer les combattants.
Malheureusement il manqua à ces dernier chef qui les réunit tous sous une seule volonté, qui les dirigeât en, une action unique. Ils en avaient pleinement conscience. Personne à ce moment-là ne pouvait remplacer le chef d'autrefois. Cette carence devait fatalement produire au moment de la crise, la désunion et la ruine.

Or, chose étrange, la crise fut provoquée par l'intervention même des ambassadeurs des cantons protestants de la Suisse, Gaspard et Bernard de Muralt, qui, chargés de la défense des Vaudois auprès de la Cour de Turin, se rendirent compte que rien ne pouvait sauver les Vallées d'une ruine complète. Ils obtinrent donc du Duc l'autorisation de proposer aux Vaudois une émigration générale. Ce projet fut présenté, le 23 mars, par leurs auteurs au cours d'une grande assemblée dans le temple du Chabas. Les Vaudois en furent d'abord consternés, presque offensés : n'étaient-ils pas prêts à lutter jusqu'au bout pour conserver leur Église et leur patrie ? Or, la chose qu'avec les intentions les plus généreuses, on venait leur proposer, ce n'était rien moins que la perte de cette patrie, la ruine de l'Eglise, la fin de leur peuple !

Leur premier mouvement fut un refus catégorique. Mais à la suite de longues et pénibles délibérations qui remplirent plusieurs assemblées consécutives, l'argumentation pressante des représentants de la Suisse finit par convaincre une partie d'entre eux. On accepta l'exil. Hélas ! des divisions, des scissions en résultèrent ; on perdit la belle ardeur des jours précédents, la foi dans la résistance armée et dans la force de la solidarité.

Survint alors le deuxième édit, daté du 9 avril, où le Duc de Savoie établissait définitivement les modalités de l'émigration et fixait l'échéance entre le 21 et le 23 avril. Ces conditions parurent inacceptables aux Vaudois, principalement l'ordre d'abandonner leurs armes avant le départ. Une assemblée générale, réunie le 14 avril au Temple de Rocheplate, se montra unanime à repousser l'offre d'émigration et décida de résister jusqu'au bout. On le devait surtout à l'intervention passionnée du pasteur Henri Arnaud. Malheureusement, cette unanimité ne fut qu'éphémère. Privés de l'autorité d'un chef unique capable de réunir toutes les forces du peuple en un seul bloc, chaque vallée, chaque commune ou peu s'en faut, voulut agir par elle-même. Un dernier appel des ambassadeurs (qui présentaient l'exil comme l'unique moyen d'échapper à l'extermination) contribua à diviser davantage les esprits. Bien que, le 19 avril, une nouvelle assemblée convoquée à Rocheplate ait confirmé la décision du 14 tendant à la résistance opiniâtre, nombre d'assistants manifestèrent une opinion contraire. Les débats se prolongèrent, mais lorsque les habitants du Val Saint-Martin se furent déclarés prêts au départ, il n'était déjà plus temps...

Le 22 avril, les puissantes armées des souverains de Savoie et de France se lancèrent à l'assaut de cette poignée de montagnards irrésolus et désunis. Ils n'eurent pas de peine à anéantir de rares foyers de résistance. En quelques jours, les Vaudois écrasés subirent le sort fatal ; les survivants furent dispersés dans les prisons du Piémont et les Vallées vendues aux enchères à des étrangers.

Apparemment, tout semblait perdu et le peuple vaudois à jamais anéanti.

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