Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre VI

L'EXIL D'UN HÉROS

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 À Genève.

Arrivé sain et sauf à Genève, Josué Janavel y fut l'objet d'un affectueux et généreux accueil. La cité de Calvin s'était victorieusement défendue contre ses ennemis, tant extérieurs qu'intérieurs. Ayant édifié sa constitution politique et ecclésiastique sur le roc de la foi, elle était considérée comme la terre d'asile de tous les protestants persécutés. Ils accouraient par milliers de France, d'Italie, des Flandres où des pays germaniques. Depuis plus d'un siècle les réfugiés y affluaient sans trêve et, cependant, l'hospitalité des Genevois ne cessait de s'exercer à leur endroit. Bien que la ville fût souvent surpeuplée et qu'à certains moments sa situation économique en ait subi le contre-coup, les nouveaux venus n'en étaient pas moins reçus comme des frères.
Ce fut le cas pour Janavel et ses compagnons.

À vrai dire, ses expéditions libératrices l'avaient fait connaître en dehors des Vallées. Il fut, de ce fait, entouré de respect et de cordialité. On saluait en lui le « Capitaine des Vaudois ». Un subside régulier (« une pension considérable », nous assure un contemporain), fût accordé aux « Bannis » et principalement à leur chef. Janavel élut domicile chez un maître du Collège de Calvin. Dans l'un de ses rapports, l'informateur du duc de Savoie donne à ce dernier le nom de Plan qui ne figure pas dans la liste des maîtres. En revanche, on y trouve un Jacques Planchan, lequel, domicilié rue Verdaine, à peu de distance du Collège, habitait l'une des maisons que les autorités réservaient aux maîtres, après les avoir autorisés à arrondir leur maigre traitement en recevant des pensionnaires. C'est là sans doute que vécut Janavel, jusqu'en 1667, date de la mort de Planchamp. Puis, il fixa ses pénates à peu de distance, dans une maison du quartier de la Madeleine où s'écoulèrent les vingt-quatre dernières années de sa vie.

Bien qu'elle ait subi, à travers les siècles, d'inévitables transformations, cette place de la Madeleine qui existait, à l'époque romaine comme entrepôt du port, devint plus tard le bourg de Villeneuve et fut reconstituée au XIIe siècle, conserve encore le caractère de simplicité propre au milieu dans lequel vécut le proscrit. L'église dite de la Madeleine dresse du côté est sa sobre façade de pierre et son portail gothique surmonté d'une grande rosace circulaire. À gauche et à droite couraient deux étroites ruelles aux noms pittoresques, la rue d'Enfer, et la rue du Purgatoire, que rejoignaient la rue Toutes Âmes et celle du Paradis. Du côté de l'abside un clocher quadrangulaire, l'un des plus anciens de la ville. Autour de la petite place, les maisons hautes, étroites et nues, brunies par le temps, au rez-de-chaussée desquelles alternaient échoppes et auberges. Parmi celles-ci, droit en face de l'église, la célèbre Auberge de la Mule que la tradition faisait remonter à l'an mille. Tel était le milieu modeste et populaire dans lequel vivrait désormais le « Capitaine des Vallées ».

C'est dans l'une de ces obscures et profondes boutiques qu'il avait installé un petit commerce d'eau-de-vie pour compléter la modeste pension que continuait à lui verser la Seigneurie. Il fournissait sans doute les auberges du quartier, non seulement la Mule, mais aussi le Chamois, et même le Croissant, où d'autres exilés avaient trouvé logis. Mais un informateur rapporte que sa tenue n'avait plus rien de celle d'un soldat : « Il était vêtu de gentilhomme, portait perruque et la barbe bien mise ». Encore qu'entouré de l'estime de tous, Janavel frayait peu avec la population, ce que confirme le même informateur qui continuait à le surveiller de près : « Car », mandait-il au gouvernement de Turin « ceux de la ville lui font caresses et particulièrement les ministres, mais il apparaît rarement par la ville... ».



GENÈVE - LA PLACE DE LA MADELEINE

Dans une lettre datée du 15 septembre 1667 Janavel écrivait aux siens :
« Je suis en bonne santé, j'en loue Dieu... mais, pour ce qui me regarde, je languis profondément où je me trouve »... Communiant avec ses compatriotes dans la bonne et la mauvaise fortune, il les suivait en pensée et constamment gardait avec eux de multiples relations épistolaires. Il recevait chez lui, pour les réconforter, tous ceux qui passaient à Genève. Chose remarquable, il ne donna jamais cours à, l'amertume ou au ressentiment lorsqu'on faisait allusion à l'égoïste froideur avec laquelle ses compatriotes l'avaient laissé partir pour l'exil. Dans l'éloignement, toute considération personnelle disparaissait devant le devoir de la solidarité patriotique.

Dans cette vie sédentaire et strictement vouée au travail, le culte domestique devait prendre une place considérable. En bon Vaudois habitué aux deux ou trois prêches par semaine que réclamait l'entretien de sa vie spirituelle, on le voyait fréquenter assidûment les services religieux de la Madeleine, où le 22 juillet 1535, l'impétueux réformateur Farel avait célébré pour la première fois le culte réformé. Mais peut-être lui préférait-il le culte italien que de nombreux compatriotes, accourus de toutes les régions de la Péninsule, aimaient à suivre tous ensemble. À cet effet, au sortir de la place de la Madeleine, il gravissait la colline par l'étroit et rapide passage des Barrières qui débouche près de la Cour Saint-Pierre. Passant, sans y entrer, devant la cathédrale, dont la beauté n'était pas sans l'impressionner quelque peu, lui, l'humble montagnard, il trouvait, à l'autre extrémité de la place, le petit temple de l'Auditoire où, sous les voûtes éclairées par trois fenêtres en ogives, se groupaient ses compatriotes, les Turrettini, les Burlamaqui, les Micheli, les Diodati, gens de haute naissance, ainsi que les nombreux Vaudois, de plus modeste origine, qu'unissaient étroitement les liens de la foi et les souffrances de l'exil. Janavel se sentait à l'aise ici comme il l'aurait été dans l'un des temples des Vallées. Du haut de l'antique chaire placée au centre de la nef, Calvin et Théodore de Bèze avaient exposé leurs doctrines. Des pasteurs chers à son coeur s'y étaient également fait entendre tel le Vaudois Antoine Léger, oncle du Modérateur, mort en 1661.

Au sortir de l'Auditoire, il suffisait de quelques pas pour arriver, à travers la Taconnerie, à la maison du pasteur et professeur François Turrettini que les documents nous désignent comme son ami et protecteur. Le grand-père de François Turrettini était originaire de Lucques en Toscane. Industriel riche et cultivé, il avait dû, pour rester fidèle à sa foi, abandonner sa ville natale en 1574 pour s'établir à Genève et y fonder une florissante industrie de la soie. Reçu citoyen, il était devenu le généreux banquier de l'État et l'un des soutiens de l'Eglise réformée. François Turrettini, son petit-fils, avait hérité de son caractère : c'était un protestant convaincu, d'une vaste culture et inspiré d'une foi ardente. Devenu l'un des pasteurs et professeurs de théologie les plus renommés de Genève, ce grand ami des Vaudois avait témoigné à ceux-ci, après le massacre des Pâques Piémontaises, un très vif intérêt et avait fait preuve à leur endroit d'une générosité telle que la Seigneurie n'hésita pas à lui confier les fonds considérables recueillis en Hollande et en Angleterre en faveur des persécutés. Lui-même, aidé du pasteur Antoine Léger, son collègue dans l'enseignement de la théologie, avait pourvu à la distribution, de ces subsides, apportant à ce peuple malheureux l'aide matérielle et morale la plus large. Comment aurait-il pu ignorer les exploits de Josué Janavel ? Aussi l'accueillit-il avec une affection toute fraternelle. Tous deux devinrent amis et cette intimité régnant entre le docte et opulent pasteur et le simple paysan-soldat revêt une haute signification. N'étaient-ils pas unis par les liens solides d'une piété commune, d'une absolue consécration à l'idéal chrétien, d'une profonde connaissance de la Parole de Dieu et surtout par un indéfectible amour de la patrie lointaine ?

En quittant parfois l'humble quartier de la Madeleine, Janavel devait éprouver une joie bien naturelle à pénétrer, rue de l'Hôtel-de-Ville, dans l'une des plus belles demeures privées de l'ancienne Genève : c'était un hôtel, édifié dans le style de la Renaissance toscane, qu'ornaient un porche cintré à double colonne, des fenêtres encadrées de délicates sculptures décoratives et une cour intérieure semblable à celles qui caractérisent les demeures aristocratiques de la Péninsule. Tout y rappelait les lignes simples et harmonieuses d'un palais italien du Quattrocento. Au sommet du porche se lit encore l'inscription - Via, Veritas, Vita, et, au-dessous, cette parole de l'Évangile de St-Jean : In domo Patris mei multae mansiones sunt (1). Quiconque passera dans cette rue de la haute ville admirera cette demeure, témoin des temps où la foi était vive non sans évoquer, par la pensée, la robuste carrure de Janavel qui, s'étant approché, relit au-dessus de la porte les paroles de Jésus, s'arrête comme pour y réfléchir un instant, puis entre sans hésitation dans la maison amie.
Au seuil du vestibule vitré, quelqu'un s'avance, mains tendues : c'est le maître de céans, François Turrettini :
- Ah ! vous voilà, ami Janavel ! Quel bon vent vous amène ?
- Une fois de plus, Monsieur, c'est une requête à vous adresser.
- Parlez donc ! Il s'agit de vos amis vaudois sans doute...
- Oui ; j'ai reçu des nouvelles des Vallées. À chaque message, mon coeur se serre : je me sens loin d'eux tous et si peu utile à notre cause...
- Voyons ! Et cette pension de cent écus à laquelle vous renoncez pour venir en aide à ceux de là-bas ?
- Bah ! je n'ai guère besoin de cet argent ; que je vive en pauvreté pourvu que Dieu soit servi !
- Et ces malheureux auxquels vous offrez la plus large hospitalité en votre logis de la Madeleine ?
- C'est à ce propos, Monsieur, que je vous demande une faveur. Quatre de nos chers compagnons exilés en Hollande viennent d'arriver à Genève sous la conduite du ministre : Guérin (2). J'ai hâte de les amener auprès de vous sitôt qu'ils se seront restaurés. Consentiriez-vous à nous réunir sous votre toit cet après-midi ?
- Bien entendu, cher ami, je vous attendrai tous et avec joie. Nous feuilletterons ensemble les volumes récemment parus de Morland et Jean Léger : nous évoquerons le passé et... des projets s'échafauderont, n'est-il pas vrai ?
- J'ai besoin de ces projets, Monsieur, sinon je languirais trop. Ma santé a beau être bonne, je me sens toujours le coeur oppressé et je vis davantage là-bas qu'ici-même !
- Oui, Capitaine des Vallées, je le comprends et de tout coeur vous admire de rester si vaillant au cours de ce long exil. Mais encore, que savez-vous de votre compagne et de Liorato ?
- Ma femme veille toujours sur notre maisonnette, à la fois pour y sauvegarder nos intérêts et pour vivre de notre terre. C'est miracle que ce modeste clos ne lui soit pas confisqué comme le furent les biens des « Bannis » ! Par bonheur, le comte Louis Compans de Brichanteau, gouverneur des Vallées et le marquis d'Angrogne, Amédée Manfredi de Luserne, revendiquent tous deux le droit d'occuper cette parcelle, de même que les habitants du Quartier des Vignes...
- Et Dieu se sert de leur querelle pour favoriser ses enfants ! J'en suis bien heureux pour Madame Janavel, si courageuse et prudente !
- Certes, elle est vaillante. Je connais sa forte volonté, sa patience et sa perspicacité.

Se levant alors et prenant une lettre sur son bureau, Turrettini la place sous les yeux de Janavel :
- Regardez ce que j'étais en train d'écrire au moment où l'on vous annonça.. « Je dois lui rendre ce témoignage que, quoiqu'il soit loin des Vallées, il ne laisse pas de rendre aux Vaudois continuellement tous les services qu'il peut et sa maison a esté comme la retraite et le refuge de quantité de ces misérables qui sont venus ici, auxquels il a toujours fait beaucoup de charité... »
- Quel fidèle et précieux appui je trouve en vous, Monsieur Turrettini ! articule avec émotion l'exilé. Si je n'avais de tels amis à Genève, ma vie serait singulièrement dépouillée.
- Allons, allons ! Votre cause, vos amis et vous-même méritez bien qu'on vous aime et soutienne ! Il me tarde de voir nos hôtes de passage et de parler avec eux de tout ce qui nous tient à coeur. À cet après-midi, capitaine !...

La nostalgie des Vallées.

Rien d'étonnant à ce que Janavel recherchât toute occasion de revoir les siens. Déjà, le 14 juin 1664, quelques semaines après son arrivée à Genève, l'informateur habituel du duc de Savoie écrivait à son sujet : « Il prétend retourner bientôt aux Vallées... ». En effet, un an après, en juin 1665, poussé par une nostalgie irrésistible, il y rentra, affrontant de mortels dangers. Dans un rapport daté du 15 juin, le gouverneur Compans de Brichanteau en informa le Duc. Il fut même arrêté en Savoie par les officiers de santé et relâché sans être reconnu, après avoir passé par des moments de terrible anxiété. Arrivé à Massel (vallée de la Germanasca) il put visiter la Balsille et se rendre compte en personne de la formidable position stratégique que constituait cette montagne. Aussi le rappellera-t-il dans ses Instructions. Puis il s'entretint avec le pasteur David Léger, de Villesèche, et se rendit à Villaret chez le pasteur Guérin qui avait été son hôte à Genève. Quoique le rapport déjà cité n'y fasse pas allusion il poussa certainement jusqu'à Liorato, y retrouvant sa femme ses enfants, y respirant de nouveau à pleins poumons l'air de son vallon natal. Instants trop courts d'anxieuse et profonde joie ! Fait admirable, il réussit à rentrer sain et sauf à Genève.

Au retour, il eut sans doute pour compagnon de voyage son propre fils, qui, pendant quelque temps, resta avec lui dans la maison de la Madeleine afin d'adoucir la tristesse de son exil. De ce jeune homme (à ce moment il devait avoir à peu près dix-huit ans) nous savons si peu de chose qu'il est à peine possible d'en imaginer l'apparence : sa fuite aventureuse au val Queyras, en 1655, le voyage à Genève dont il vient d'être question, un message du père dans la tragique année 1685, telles sont, en ce qui le concerne, trois données assez vagues. Modeste agriculteur dominé par l'ombre du père, il connut cependant, lui aussi, les tempêtes de cet âge tragique. On sait seulement qu'en 1667, à son retour aux Vallées, il habitait à Rora la maison d'un oncle, nommé Rivet ; on sait aussi que le gouverneur Compans de Brichanteau le cita pour l'interroger sur les allées et venues de son père ; on sait enfin que ce dernier, longtemps privé de nouvelles, exprimait à son sujet, dans une lettre à son beau-frère, la plus affectueuse inquiétude. Rien d'autre. Mais dans ces quelques traits apparaît cependant toute la sollicitude paternelle du lion de Rora.

Comme bien on pense, ses rapports répétés avec les Vallées, ses voyages, ses préoccupations constantes au sujet de ses compatriotes devaient avoir de fâcheuses conséquences en éveillant l'attention de ses persécuteurs. Ceux-ci, qui n'ignoraient rien de son indomptable énergie, de son courage, de son amour du terroir, de l'autorité dont il continuait à jouir parmi ses coreligionnaires, l'accusèrent de préparer on ne sait quelle atteinte à la sûreté de l'État et, de près comme de loin, continuèrent à le surveiller de plus en plus étroitement. Pis que cela, ils cherchèrent à s'en débarrasser par traîtrise. Un historien récent, Arthur Pascal, observe que, « de nombreux espions veillaient partout, sur la terre d'exil, sur les routes de la Savoie, aux voies d'accès du Piémont, pour arrêter Janavel ou ses mandataires présumés, et chaque lettre venant de Genève était anxieusement recherchée, retenue, déchiffrée, de peur qu'elle ne cachât quelque manoeuvre insidieuse... ».



GENÈVE PORTE D'ENTRÉE DE LA MAISON TURRETTINI

Une intéressante correspondance, remontant à l'automne 1667, entre Compans de Brichanteau et le comte de Buttigliera, adjudant de la suite du Duc, a été publiée à ce propos. Le premier, chargé de trouver quelque moyen de faire disparaître Janavel, proposait au second de présenter au Duc un sicaire, prêt, moyennant une forte récompense, à tuer le capitaine Janavel d'un coup d'arquebuse, à Genève même. Compans faisait à ce sujet la remarque suivante : « Il lui est plus facile qu'à aucun autre parce qu'il est fort familier avec lui ». C'est ainsi que Janavel était menacé de bien près. Pour une raison demeurée inconnue, le complot échoua. Mais, trois ans plus tard, Compans revenait à la charge, proposant de rechef la louche intervention de deux Savoyards, qui garantissaient remettre Janavel mort ou vif entre les mains du Duc.

Bien qu'ignorant dans le détail les manoeuvres de ses ennemis, l'exilé se rendit parfaitement compte de leur persistante hostilité et des dangers auxquels il était exposé. Il n'en aura cure ! N'était-il pas robuste encore, agile et dans la pleine vigueur de ses cinquante ans ? Avait-il jamais craint le danger ? Ah ! dans ce cadre limité de la Madeleine au milieu de ses occupations de petit bourgeois, comme il se sentait souvent oppressé ! À lui il aurait fallu les vastes horizons de ses Alpes, les cimes neigeuses, l'air vivifiant, les libres travaux de la montagne ! C'est ainsi que, dans les années qui suivirent, il renouvela plusieurs fois l'aventure d'un voyage aux Vallées. Et chaque fois avec le même succès !

La paix de l'exil.

Les premiers mois de 1670, on vit aboutir les langues et multiples opérations relatives à la confiscation et à la liquidation de ses biens à Liorato. Ils furent finalement attribués au gouverneur Compans de Brichanteau. Tandis que les Vaudois des Vignes étaient dispersés dans d'autres parties des Vallées, Catherine Janavel, qui avait obtenu non sans peine, le remboursement de sa dot, abandonna l'humble demeure, jadis berceau de son bonheur, témoin fidèle de tant de joies et de tant de douleurs...

La ferme fut occupée par une famille d'agriculteurs catholiques de Bagnolo. Puis elle passa de main en main. Mais l'empreinte de Janavel ne pouvait en être effacée. Le souvenir de l'énergique capitaine demeura gravé perpétuellement sur les murs et dans la terre de Liorato et tout autant dans l'esprit des habitants. Son nom prit forme de légende et c'est précisément pour cela que le nom de Liorato tomba peu à peu dans l'oubli, pour faire place à celui de Gianavella, que le lieu a conservé jusqu'à ce jour. C'est là un monument spontané et indestructible élevé à la mémoire du héros.

Après six ans de séparation, à peine interrompus par de rares et passagères visites, Catherine Janavel rejoignit enfin son mari. Malheureusement, ce fut dans la vie de l'exilé, un bonheur de bien courte durée, car cette épouse ferme et fidèle s'éteignit bientôt, on ne sait dans quelles circonstances, le laissant d'autant plus seul qu'il avait cru reconstituer durablement son foyer.

Jusqu'en 1685, son existence se déroula sans incidents nouveaux, dans le rythme monotone des occupations quotidiennes. Par la pensée, il continuait à vivre au pays natal et sa maison était toujours le centre des Vaudois de passage. Plus rassurantes étaient les nouvelles qui lui parvenaient des Vallées : bonnes récoltes, travaux satisfaisants, ambiance paisible, bienveillance du souverain. On louait avec raison la fidélité, la bravoure des troupes vaudoises entrées au service du Duc. On, sait qu'à cette époque, la Duchesse-régente, Marie-Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours, répondit négativement à une requête du Pape tendant à reprendre la persécution contre les Vaudois. Elle lui fit savoir que « si l'on n'avait égard qu'à la seule politique et à l'intérêt temporel, il conviendrait aux Altesses royales de laisser se répandre et se multiplier les hommes des Vallées, qui sont fidèles, affectionnés, travailleurs et utiles au pays ». Janavel pouvait donc se convaincre que son sacrifice n'avait pas été vain.

Malheureusement, ses dernières années devaient être assombries par des infirmités, telles que maladie de coeur et hydropisie, signes précurseurs de la vieillesse. Obligé de renoncer à son négoce, il obtint, grâce à l'affectueux intérêt de son ami Turrettini, la pension annuelle de cent écus (versés par les cantons protestants de la Suisse) à laquelle, jusqu'alors, il avait renoncé en faveur de ses compatriotes indigents. De temps en temps, des soins lui étaient accordés par l'un ou l'autre des membres de sa famille. En 1685, on vit s'établir chez lui un neveu qui portait intégralement son nom : Josué Janavel. Et l'on sait aussi qu'une fidèle domestique, Dorothée Malblanc, lui tenait sa maison.


(1) « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ». 

(2) L'informateur habituel de la cour ducale écrivait à Turin le 14 juin 1665: « Janavel reçoit des nouvelles fort fréquentes des Vallées... ; et il ajoutait que « son compagnon qui se dit son lieutenant (*) parti le 14 du courant à dessein de s'en aller aux Vallées avec deux autres : quatre de ceux qui étaient allés en Hollande sont revenus avec deux autres à Genève sous la conduite du ministre Guérin (**) pour rejoindre le dit Janavel, lequel, après les avoir caressés et défrayés durant ces jours, en conduisit trois jusqu'à la porte de Rive, ayant gardé avec lui le quatrième ». Le même informateur fait allusion ailleurs à d'autres passages de Vaudois à Genève et observe « qu'ils font des assemblées de temps en temps à la maison du Régent du Collège nommé Plan (Planchan) en laquelle habite Janavel et encore chez le ministre Turrettini ».

(*) Étienne Revel son plus fidèle camarade.
(**) Le pasteur de Roure, en val Cluson.
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