Sa préparation.
Une situation aussi confuse, aussi
délicate et tendue ne pouvait plus durer
longtemps. Le jour devait venir où,
fatigués d'une inutile attente, les Vaudois
passeraient à la révolte ouverte,
à moins que les autorités politiques
et militaires, pressées par les pouvoirs
ecclésiastiques, ne décidassent de
recourir à une énergique
répression. L'une et l'autre solution
s'imposèrent lorsqu'en mars 1663, pour
succéder au Sire de Coudré, mort
récemment, le Duc nomma gouverneur du fort
de la Tour le comte Jean-Barthélemy Malingri
de Bagnolo, neveu de ce comte Mario que Janavel
avait si durement battu en 1655. Ennemi
déclaré des Vaudois, le nouvel
élu vint occuper son poste dans le but
avoué d'extirper ce qu'il appelait le
banditisme. Se vantant d'agir seul,
indépendamment d'aucune aide, il recruta des
miliciens sans scrupules, obtint du gouvernement la
grâce de tout les bannis piémontais
qui s'enrôleraient sous son drapeau, puis
établit à Luserne une garnison de
trois cents hommes, aux ordres du capitaine Paul de
Berges, connu pour son intempérance et sa
grossièreté.
Flanqué de tels acolytes, il
inaugura dans les vallées un régime
de dure oppression. À défaut des
« Bannis » qu'il ne pouvait
atteindre directement et sous prétexte de
réprimer le favoritisme, il se mit à
tourmenter la population de mille
manières.. perquisitions, arrestations
arbitraires, violences, blessures, homicides, rien
ne manqua. Les habitants en furent vivement
émus. Le 26 mars, un douloureux incident
devait soulever une violente indignation :
lancés par le gouverneur à la
poursuite de passants qui lui semblaient suspects,
quelques soldats blessèrent si gravement
à coups d'arquebuse un certain
Étienne Chabriol que, transporté au
fort, celui-ci mourut peu après.
L'ère des persécutions sanglantes
était-elle revenue ?
Tous regardèrent à Janavel
comme au libérateur.
Le vaillant capitaine jugea
inévitable la reprise des hostilités.
Tout espoir de conciliation désormais perdu,
il fallait reconquérir de force la
liberté religieuse, assurer la
sécurité de tous, en un mot sauver le
peuple de la ruine. Il se voua sans réserve
à un travail intense de préparation,
organisant militairement, selon sa méthode
personnelle, ses « Bannis » et
les volontaires recrutés dans la
vallée du Pellice ou dans celles du Cluson
et de Saint-Martin. Ainsi lui fut assuré le
concours efficace de quelques centaines d'hommes
armés. Il établit son quartier
général au Charmis et constitua,
autour de sa personne, un petit conseil de guerre
composé de ses plus fidèles
collaborateurs ; à ceux que nous
connaissons déjà s'ajouta Pierre
Massa, commissaire aux finances, aux fortifications
et à l'approvisionnement. C'est ainsi qu'on
fortifia les lieux trop facilement accessibles en
faisant de la haute vallée du Pellice et de
la vallée d'Angrogne un immense camp
retranché où les partisans pourraient
se réfugier et à l'intérieur
duquel ils manoeuvraient librement. À cet
effet fut fermée la vieille porte qui,
à l'entrée du Villar, dominait
l'étroit passage du ravin de Rospart. On la
doubla d'un solide fortin, percé de
meurtrières, pour couper tout passage vers
la haute vallée Les voies d'accès de
val d'Angrogne donnant sur la
colline de Saint-Jean, Rocociamanéut
Cio-de-Maï, les Portes d'Angrogne, les
Sonnaillettes, ne laissèrent pas
d'être mises en état de
défense. Il en fut de même des
Barricades, au débouché du vallon de
Pramol, ouvrage qui protégeait le Val
d'Angrogne vers la vallée du Cluson, alors
occupée par la France. Bien assuré
sur ses arrières, Janavel estima pouvoir
attaquer résolument l'ennemi.
L'objet de la lutte était resté
celui de 1655: obliger le Duc à rendre aux
Vaudois les libertés religieuses et civiles
auxquelles ils avaient droit en vertu des pactes
établis et que seule tendait à
annuler l'inique intervention des adversaires.
D'après un témoignage contemporain,
les « Bannis »
déclaraient couramment :
« Nous accomplirons tant d'insolences que
son Altesse royale (le Duc) sera bien obligé
de faire la paix... ».
Le moment semblait d'autant plus
favorable qu'à Turin, par voie diplomatique,
les cantons protestants de la Suisse agissaient en
leur faveur : la guerre ne ferait que
renforcer l'effet de leurs démarches. Pour
atteindre son but, Janavel crut nécessaire
de reprendre la tactique de 1655, celle de la
guérilla : attaques soudaines sur les
corps de troupes séparées, sur les
villages de la plaine ; assauts rapides et
violents, mises à sac, coups durs et
impitoyables, après lesquels on se retirait
rapidement pour se perdre et disparaître dans
les parties inaccessibles des montagnes ;
à répandre ainsi la terreur dans
l'armée et la population en faisant preuve
d'une énergie
désespérée, on pouvait croire
que, par fatigue ou découragement, le Duc
serait finalement poussé aux
concessions.
Tactique dure et, pénible en
vérité, mais grâce à
laquelle Janavel devait, obtenir la victoire. De
façon générale, la
réalité correspondit à ses
prévisions. Cependant, s'il avait pu juger sans
passion, en se plaçant au-dessus de l'a
mêlée, il aurait vu que, quoique cette
guerre fût dans son but et dans sa forme
analogue à la précédente, les
circonstances la rendaient bien différente.
Tandis que la première - celle de 1655 -
avait consisté en opérations
défensives vis-à-vis d'un envahisseur
cruel, celle-ci, provoquée non par une
agression directe mais par les louches manoeuvres
d'adversaires inavoués, revêtait la
forme de l'offensive, et, de ce fait, apparaissait
comme une révolte contre l'autorité
du souverain. Puis, en ce qui concerne la
population catholique de la plaine contre laquelle
on allait agir, il faut constater qu'elle
était alors tranquille, tandis qu'en 1655
elle avait largement participé aux massacres
et aux pillages dont les Vaudois avaient
été victimes. Ces deux faits, dont
Janavel ne put se rendre compte, devaient
constituer plus tard, au moment de a paix, les
chefs d'accusation les plus graves contre les
Vaudois en général, et, contre lui en
particulier, la raison d'une mesure
sévère.
Cependant, la guerre qui
s'annonçait était
considérée comme une entreprise du
peuple tout entier. Dans le courant d'avril, d'un
commun accord, les pasteurs exhortèrent les
fidèles à soutenir Janavel et ses
« Bannis » dans leur oeuvre de
rédemption vaudoise. Lors du culte de la
Pentecôte, le 13 mai 1663, de vibrants appels
retentirent dans chaque temple. On en
possède des témoignages
significatifs, tel ce court rapport d'une brave
femme de Rora, Jeanne Aghit, qui racontait
« avoir entendu notre ministre,
appelé Monsieur Pastre, dire qu'il fallait
être tous comme des frères, se
soutenir les uns les autres, et soutenir
particulièrement le dit Josué Janavel
et sa troupe, comme défenseurs de ces
Vallées », et celui d'un habitant
du Villar, Barthélemy Stalliat. qui
rapportait « avoir entendu notre ministre,
Monsieur
Bech,
qui nous pria dans son sermon de rester tous unis
comme des frères et de ne pas combattre
contre les « Bannis » parce
qu'ils sont nos gardes et nous défendent
tous... ».
Particulièrement solennel fut, ce
jour-là, le culte au temple du Chabas,
où Janavel lui-même était
présent au milieu des fidèles et
où le pasteur Michelin émut
profondément son auditoire par d'ardentes
invocations à la concorde et à la
collaboration.
Puis, comme sur un mot d'ordre, femmes,
enfants et vieillards de villages situés au
fond de la vallée du Pellice
abandonnèrent leurs maisons pour se
réfugier en lieu sûr. Ceux de
Saint-Jean et de la Tour montèrent aux
hameaux les plus hauts du val d'Angrogne, par
où, à travers le vallon de
Rocheplate, on descendait, au delà du
Cluson, dans les terres dépendant de la
France. De l'autre côté, de longues
files d'habitants de Villar et de Bobbio
remontèrent lentement vers la vallée
du Queyras en franchissant les cols des Alpes. Au
pays, restèrent les hommes valides, qui,
continuant les travaux des champs, gardaient leurs
armes à portée de la main,
prêts à répondre au premier
appel du chef. Quelques femmes plus courageuses
restèrent aussi pour aider les
combattants ; parmi, elles, Magna Gianna, du
Villar, toujours ferme à son poste.
La guerre.
Durant la nuit du 8 au 9 mai, Janavel
entre en campagne.
Surgissant vers Luserne avec une
centaine de « Bannis », il
détruit les ponts pour entraver la venue de
secours éventuels puis tombe sur Lusernette
et la met au pillage sans molester les habitants.
Dans l'après-midi, il s'avance vers Bibiana. Mais
l'arrivée de troupes ennemies l'oblige
à se retirer. Il disparaît alors dans
les gorges profondes du vallon de Rora.
Le 11 mai, nouvelle attaque contre le
fort de la Tour, attaque qu'il répète
le jour suivant, à coup d'arquebuses, ce qui
lui permet de dominer l'ennemi armé de
fusils de moindre portée. Malheureusement,
c'est au cours de cette journée qu'il perdra
son impétueux compagnon, Esaïe
Fina.
Le comte de Bagnolo réagit comme
il peut, détruisant ici ou là les
maisons des rebelles, surprenant, arrêtant,
torturant quelques passants inoffensifs. Le 19 mai,
il communique péremptoirement à tous
les Vaudois l'ordre de réintégrer
leurs habitations dans le délai de trois
jours. Comme de juste, la plupart font la sourde
oreille, car ceux qui se fieront à ses
assurances payeront leur crédulité de
sévices et de violences.
Avec intrépidité, Janavel
continue ses opérations. Le 25 mai, il
assaille hameaux et fermes aux environs de
Bricherasio, emportant du butin, ainsi que du
bétail. Il fait quelques prisonniers qu'il
espère échanger contre les Vaudois
enfermés au fort de la Tour. Au moment du
retour, il est lui-même assailli par les
troupes de Luserne près du village des
Malanots. Au premier abord, inférieurs en
nombre, les Vaudois se retirent lentement du
côté de la colline ; puis,
s'étant ressaisis, ils attaquent l'ennemi,
le refoulent en désordre et lui infligent de
fortes pertes. Le 6 juin, nouvelles incursions dans
la riche campagne, de Bricherasio. Mais non sans
subir aussi des pertes, telles la mort de Joseph
Janavel, frère du chef.
Tout le mois de juin se poursuivra
ainsi : une série ininterrompue
d'incursions et de mises à sac
répandent la ruine et la terreur dans toute
la plaine. L'ordre est d'épargner les
non-combattants ; aussi, parmi la population,
les victimes sont-elles peu nombreuses. Troupes et
milices communales restent prudemment à
l'écart ; quand, pour leur malheur, elles se
heurtent
aux Vaudois, c'est pour elles la dispersion et la
fuite.
Très caractéristique sera,
à la date du 12 juin, le pillage de Luserne.
Dès l'aube, Janavel, survenant à
l'improviste avec six cents hommes, occupe d'un
coup de main la porte, Saint-Marc, située au
midi, vers le vallon de Rora.
Épouvantée, la garnison n'a garde de
bouger et terrorisés, les habitants
s'enferment dans leurs maisons. Aussi les
assaillants peuvent-ils agir à leur guise.
En cette journée, Luserne payera
chèrement ses nombreuses fautes à
l'égard des Vaudois : plusieurs maisons
comtales ou habitations de bourgeois aisés
sont mises à sac, ainsi que la petite
église de la congrégation des
Disciplinés, dite de la Croisée. Les
« Bannis » s'attaquent aux deux
couvents, brisant les portes, saccageant les
églises, les sacristies, les dortoirs,
allant jusqu'à dépendre et emporter
les cloches ainsi que les vêtements qu'ils
peuvent trouver. Aucun tort du reste n'est fait aux
Lusernois. Les moines effarés ont
été tirés de leurs cachettes
et conduits devant Janavel, qui est établi
près de la porte de Saint-Marc. Les
relations contemporaines, de source catholique,
d'où nous tirons ces détails, disent
que les prisonniers, ecclésiastiques et
laïques, défilèrent pleins
d'angoisse, à travers la foule des Vaudois
qui remplissait les rues. « Ils
étaient », rapportent ces textes,
« cinq cents et plus, chacun armé
d'arquebuse, de pistolet et la plupart aussi de
gros couteaux... ». Janavel ne manqua pas
de les traiter avec bienveillance, renvoyant de
suite chez eux moines, femmes et enfants. Les
hommes, il est vrai furent retenus et conduits
ensuite au vallon des
« Bannis ». Mais on les
relâcha le soir même sans leur faire
aucun mal. Sur ces entrefaites, d'autres groupes de
Vaudois mirent au pillage deux moulins appartenant
aux comtes de Luserne, ainsi que les deux grosses
fermes des Eyrals et de Saint-George,
édifiées dans les environs. Enfin, chargés
de butin, ils se retirèrent sans être
troublés par personne.
Exaspéré par ces ravages
et cette suite de revers, le Duc résolut
d'anéantir d'un grand coup la
rébellion. D'une part, le 25 juin, on publia
un nouvel édit par lequel il était
enjoint à tous les Vaudois de rentrer
tranquillement chez eux et de collaborer avec les
troupes à l'élimination des
« Bannis », menaçant au
surplus les transgresseurs des peines les plus
graves ; d'autre part, on dépêcha
à Luserne un officier supérieur, le
marquis de Fleury, pour rétablir par les
armes, l'ordre ainsi troublé.
À l'édit s'ajoutait la
liste des « Bannis »
catalogués, c'est-à dire
désignés comme les vrais coupables.
Ce sont eux que l'on entendait réduire
implacablement. Ils étaient, parmi les plus
courageux et les plus généreux
défenseurs de leur peuple, au nombre de
quarante-quatre, dont trente-quatre
condamnés à mort, six aux
galères à vie et quatre à dix
ans de galères. Au premier rang était
le Modérateur Léger. Le chef des
« Bannis » était
honoré de la peine la plus grave :
Josué Janavel, des Vignes, ban,
confiscation, tenailles. mort et quarts, avec
exposition de la tête en lieu
éminent ; c'est-à dire mise
à ban, avec confiscation des biens,
torturé au moyen des tenailles ardentes,
puis exécution ; enfin après la
mort, écartèlement du corps et
tête exposée aux yeux de tous.
La défaite des troupes ducales.
À peine arrivé à
Luserne, le marquis de Fleury décida de
tenter un assaut général contre le
val d'Angrogne, considéré comme la
forteresse principale des rebelles. Dès
l'aube du 6 juillet, l'attaque fut
déclenchée. À la tête de
plus de quatre mille hommes, Fleury et le marquis
d'Angrogne montèrent de Bricherasio et de
Saint-Second par les pentes des Plans de Prarustin
et de la Ciamugna, vers les Portes d'Angrogne d'où
l'on domine toute la vallée De son
côté, avec des forces tout aussi
nombreuses, le comte de Bagnolo, escalada la
colline de Saint-Jean, convergeant sur
Rocciamanéout. Mais, averti à temps,
Janavel était sur ses gardes.
Déjà, comme on, l'a vu, il avait
renforcé en son temps, au moyen de bastions,
de tranchées, de palissades, les positions
les plus exposées. Il répartit au
mieux les huit cents hommes placés sous ses
ordres, puis en lança une soixantaine dans
les ravins sous les Portes d'Angrogne, avec ordre
de retenir de toutes façons l'ennemi
infiniment supérieur en nombre qui montait
de ce côté-là. Cette
unité, utilisant les ressources naturelles
du terrain, ainsi qu'un fort bastion
préparé d'avance, réussit,
dans un combat désespéré, non
seulement à maintenir les troupes adverses
mais les obligea à se retirer peu à
peu jusqu'aux Plans où elles
s'arrêtèrent pour établir des
remparts de terre avec des tranchées.
Pendant ce temps, Janavel qui avait placé
ses hommes dans les vignes et les bois, opposa
à l'assaillant une résistance tenace,
se retirant lentement vers Rocciamanéout.
« Là », raconte
Léger, « à la faveur des
rochers et de vieilles masures qui s'y rencontrent
et leur servaient de remparts, l'ennemi fut
arrêté tout court et longtemps
lassé. Et, dès qu'il eut vu coucher
par terre deux cents et plus des siens, il
commença à perdre courage et les
Vaudois, à le reprendre ; si bien
qu'ils se mirent en déroute et prirent la
fuite, se jetant à corps perdu par ces
collines ; il en resta encore bon
nombre... ».
La victoire obtenue de ce
côté-là, Janavel réunit
un instant ses hommes pour remercier Dieu, comme il
en avait l'habitude ; puis il se
précipita vers la Ciamugna, où le
petit groupe avait si hardiment combattu. Tous
ensemble, ils se lancèrent à l'assaut
des forces ennemies enserrées dans les
retranchements des Plans. À la
vérité, devant ses
solides bastions, ils furent contraints de
s'immobiliser quelque peu. Mais deux d'entre eux,
originaires de Pramol, ayant rampé à
l'abri d'un rocher, réussirent à
s'approcher sans être vus, puis, au moment
opportun, se jetèrent sur les sentinelles,
les abattirent à coups de poignard, et, d'un
saut, surmontèrent le bastion en
criant : Avance ! avance !
Victoire ! victoire !
Leurs compagnons les suivirent de
près, se précipitant de toutes parts
sur le camp ennemi. À l'aspect de cet
ouragan humain qui semblait devoir tout emporter,
les soldats de Fleury perdirent la tête et,
pris de terreur, se débandèrent,
impétueusement poursuivis par les Vaudois
jusque dans la plaine. Plusieurs centaines d'entre
eux restèrent sur le terrain ; d'autres
centaines - des blessés seulement -
réussirent à grand peine à
sauver leur vie. Au récit de cette victoire,
qui illustre clairement les méthodes de
guerre de Janavel, Léger ajoute ce
commentaire : « C'est ainsi que Dieu
délivre les siens et venge la perfidie de
leurs persécuteurs et que nous pouvons bien
dire que comme l'épée de
l'Éternel a esté autrefois avec
l'épée de Gédéon, ainsi
en plusieurs rencontres et en celle-ci surtout,
l'épée de l'Éternel a
esté avec celle du capitaine
général Josué Janavel et de sa
petite troupe... ».
Durant tout l'été et
l'automne de 1663, le vainqueur de cette rencontre
multiplia ses incursions. Tous les bourgs et les
villages de la plaine entre le Pellice et le
Pô, Sain-Second, Cavour, Bagnolo, Osasco,
Miradolo, et, plusieurs fois encore les centres
plus rapprochés tels que Bricherasio,
Bibiana, Luserne, en subirent durement les
conséquences. C'était une
série d'implacables coups de main et les
troupes du Duc se trouvèrent souvent dans
des conditions particulièrement difficiles.
telle la garnison du fort de Mirabouc, dans la
gorge sauvage du haut vallon du Pellice, où une
soixantaine de mercenaires complètement
isolés furent bloqués par les Vaudois
pendant plusieurs mois, tous les
débouchés ayant été
occupés. De temps à autre, ils
s'ouvraient pour laisser passer de faibles
approvisionnements, car les assiégeants
n'entendaient pas condamner les
assiégés à mourir de faim.
Mais, bientôt après, le cercle de fer
se refermait sur eux.
L'échec de Fleury et ses suites.
De son côté, le comte de
Fleury, lui aussi, se trouvait bloqué avec
ses garnisons de Luserne et de la Tour. En
dépit d'enrôlements nouveaux, les
entreprises de l'insaisissable adversaire le
déconcertaient sans cesse. Le 4 août,
on le vit tenter un nouveau coup :
arrivé de nuit à la Tour, il
assaillit à l'improviste la bourgade de
Sainte-Marguerite, l'incendia et massacra quatre
Vaudois qui, s'étaient laissé
surprendre ; puis, passé le torrent
Billon, il se jeta sur le petit groupe de maisons
de Bouïsses avec le dessein de pousser
jusqu'au Taillaré, centre de la
région. Mais, aussitôt accouru avec
quelques centaines d'hommes, Janavel le rejeta de
l'autre côté du torrent, le
débusqua des ruines de la bourgade qui
flambait encore et, le chassant de maison en
maison, finit par disloquer à fond ses
contingents.
Cette expédition malheureuse fut
la dernière que put tenter Fleury. Car, sans
aucun aménagement, le Duc le remplaça
par le marquis de Saint-Damien et, pour renforcer
la position de ce dernier, publia le 10 août,
un nouvel édit, dans lequel, après
avoir sévèrement rappelé
à l'ordre les Vaudois, il leur enjoignait
une fois encore de se soumettre à sa
volonté et de réintégrer leurs
demeures dans les quinze jours. Faute de quoi,
déclarait-on, la peine de mort serait
appliquée à quiconque
désobéirait ou continuerait à pactiser avec les
« Bannis ». Naturellement, un
ordre donné sous cette forme ne pouvait
avoir d'effet.
À peine arrivé sur les
lieux, Saint-Damien ; essaya d'attirer Janavel
dans une savante embuscade. Tandis que, par de faux
bruits, il le poussait à attaquer le village
de Bibiana, un fort parti de troupes ducales devait
le surprendre en pleine action. En même
temps, il chercha à lui couper la retraite
sur les hauteurs de Rora et envoya le comte de
Bagnolo attaquer ce petit village qui
n'était défendu que par quelques
hommes armés. Mais, avec sa rapidité
habituelle, Janavel sut déjouer le projet.
Son agilité, son sang-froid, sa tranquille
hardiesse lui permirent d'échapper. Seuls
restèrent aux mains de l'ennemi quelques
rares prisonniers. Un épisode de cette
rencontre dépeint le généreux
caractère du chef. Paul de Blosset, seigneur
des Eissarts, officier huguenot au service des
troupes vaudoises, eut, au moment le plus dangereux
de la retraite, la jambe brisée par un
projectile. Pour le sauver, Janavel,
n'hésita pas à le charger sur ses
épaules, jusqu'à ce que, à
bout de forces, il pût le passer à un
compagnon d'armes. Par malheur, l'arrivée
soudaine d'un nouveau contingent ennemi les obligea
tous deux à l'abandonner sur place. Blosset,
fait prisonnier, fut conduit à Turin. C'est
sa déposition, conservée aux archives
de cette ville, qui nous révèle ce
trait. Même au sein du danger le plus grand,
Janavel ne cessait de se préoccuper du sort
des siens : on le savait toujours prêt
à se sacrifier, ce qui lui valait l'absolu
dévouement de tous.
Ainsi, toujours sur le même
rythme, se poursuivit la guerre.
De nombreux protestants
étrangers, des Français surtout,
étaient venus renforcer les troupes
vaudoises, leur apportant leur enthousiasme et
leurs bras. Un document nous fait connaître
qu'objet de l'affectueuse estime de la population,
Janavel se
trouvait,
le 16 août, à Dublon (vallée du
Cluson) précisément pour y rencontrer
une compagnie de cent huguenots accourus au secours
des combattants. Commandée par un capitaine
à cheval, cette, troupe avait la plus belle
apparence.
En vain le comte de Saint-Damien
s'efforçait-il de contrecarrer l'action de
ceux qu'il considérait comme des rebelles.
Une fois encore, le 7 octobre, voulant se venger
d'une attaque contre la Turina, dans le val Cluson
il organisa une expédition pour saccager
Rora, qu'il trouva presque sans défense.
Mais du point de vue militaire, de telles
opérations demeuraient vaines et sans effet.
Conduits par Janavel, les Vaudois entendaient
pousser leurs entreprises jusqu'au bout,
c'est-à-dire jusqu'à la
victoire.
Vers la paix - malgré la
traîtrise !
C'est alors - chose inattendu - qu'on
vit le souverain céder.
Ayant considéré les
énormes pertes en hommes, en matériel
et en argent que lui avait coûté la
guerre contre les Vaudois et les ruines de tout
ordre qu'elle, avait semées,
Charles-Emmanuel put se convaincre qu'en
dépit de tant de sacrifices, jamais ses
sujets des Vallées ne plieraient devant la
force. De tels conflits ne risquaient-ils pas de
nuire au développement
général, et surtout politique de ses
États, développement plus important,
certes, que le châtiment d'une population
montagnarde ? On le vit accéder
volontiers aux prières du roi de Fiance et
aux démarches des cantons protestants de la
Suisse. Il fallait rechercher avec eux une solution
pacifique. N'était-ce pas là le but
que s'était proposé
Janavel ?
Dès les premiers jours de
novembre, deux illustres ambassadeurs
helvétiques arrivèrent à
Turin : c'étaient Jean-Gaspard Hirzel, de
Zurich
et Gabriel Wyss, de Berne, venus dans l'intention
Avouée de s'employer au
rétablissement de la paix. Ils furent
accueillis par le gouvernement de Turin avec une
déférente courtoisie. Mais,
lorsqu'ils eurent exposé l'objet de leur
mission, le Duc se refusa à les accepter
comme arbitres entre lui et ses sujets, car il ne
voyait en ces derniers que des rebelles, ayant
porté atteinte à sa dignité de
souverain. Il accepta cependant, qu'à titre
de simples observateurs, les envoyés de
Zurich et de Berne pussent participer à
l'établissement d'une entente entre ses
représentants et ceux des Vaudois, Dans ce
but, un sauf-conduit fut accordé à
ceux-ci pour venir à Turin ouvrir les
pourparlers de paix. Le secrétaire de
l'ambassade suisse, Jean-Henri Hirzel, s'empressa
de porter cette pièce aux Vallées et
de façon pressante, invita leurs habitants
à donner suite, à ses avances.
On ne saurait contester que, de leur
côté aussi, les Vaudois ne fussent
excédés de la situation difficile que
leur valait une vie aussi anormale. Leurs forces
militaires il est vrai, demeuraient intactes :
grâce à l'habile et heureuse tactique
de Janavel, ils n'avaient perdu, au cours de tant
de combats, qu'une soixantaine d'hommes ;
leurs troupes étaient nombreuses et
aguerries et, grâce à l'appui de leurs
coreligionnaires étrangers, Ils se savaient
en mesure d'affronter n'importe quel adversaire.
Mais, matériellement et moralement
exténué, le peuple ne pouvait que
subir douloureusement les conséquences de la
lutte : travaux agricoles suspendus, champs
dévastés, vignes et vergers
saccagés, maisons pillées, familles
dispersées, récoltes
anéanties, tout y contribuait. Chacun
était las d'une vie errante, agitée,
dangereuse, las de tant de souffrances, de
violences et de combats.
C'est avec terreur qu'on voyait
approcher l'hiver, toujours si dur à la
montagne. Déjà, à la fin de
l'été, une lettre d'un des leurs,
datée du 31 août, dépeignait
comme suit l'état des esprits :
« Ces pauvres gens se
trouvent dans une grande angoisse et ne pourront
plus résister longtemps si Dieu ne pourvoit
pour eux par un miracle... Toutefois, ils sont bien
résolus à ne pas céder avant
d'avoir obtenu la reconnaissance de leurs
libertés religieuses et de leurs droits
essentiels. « Vous admireriez »
(ajoutait l'auteur de cette lettre)
« leur patience parmi tant de
misères ; les petits enfants crient par
les rues qu'ils veulent plutôt aller mourir
dans une caverne que se renier et jouir par ce
moyen des grands avantages qu'on promet aux
apostats, si bien que, grâces à Dieu,
il ne s'en trouve pas un exemple : et quelques
souffrances qu'on ait vues, on a remarqué
tant plus d'ardeur et de confiance, bien loin de
chercher le repos dans le renoncement de la
foi ». Mais, s'il était possible
d'obtenir des conditions de paix telles que leur
conscience en fût apaisée, avec quel
enthousiasme ne les accueillerait-on
pas !
Lorsque leur parvinrent, avec
l'invitation des ambassadeurs suisses, les
saufs-conduits accordés par le Duc, les
Valdesi éprouvèrent d'abord une vive
désillusion et manifestèrent leur
mécontentement. N'y aurait-il pas danger
pour eux à se rendre à Turin,
quartier-général de leurs
persécuteurs, afin d'y traiter dans des
conditions d'évidente
infériorité ? Aucune garantie de
justice, aucune assurance d'y trouver des arbitres
intègres et sûrs ne leur était
officiellement reconnue... Telle était
surtout la crainte de Janavel qui redoutait de
perdre, par un acte imprudent et au moment le plus
délicat, des avantages durement acquis. Tout
d'abord, ils opposèrent à ces
ouvertures un refus catégorique. Mais,
après mûres considérations et
devant l'état déplorable de leurs
Vallées, ils cédèrent aux
conseils des ambassadeurs et, se fiant à la
promesse que leurs représentants seraient
respectés et, leurs droits défendus,
finirent par acquiescer.
La félonie ducale.
Ce fut ainsi que, le 17 décembre
1663, dans le somptueux hôtel de ville de
Turin tout récemment construit, fut ouverte
la nouvelle conférence de la paix.
Dès la première, séance, les
ambassadeurs suisses se trouveront en
présence des représentants du Duc
choisis parmi les plus hauts personnages de
l'État : le marquis de Pianezza, le
comte Jean-Jacques Truchi, premier président
de la chambre des comptes, le comte Benoît de
Grézy, conseiller d'État, le baron
Jean-François Perrachino, sénateur et
intendant général de justice dans les
Vallées vaudoises. Comme jadis à
Pignerol, en face de ces illustres personnages en
habit de cérémonie, huit
délégués des Vaudois, humbles
d'apparence et, vêtus avec modestie se
présentaient conscients de leur
dignité : n'étaient-ils pas les
représentants d'un peuple de martyrs et de
défenseurs de la foi ? On voyait
là les pasteurs Pierre Baile, de
Saint-Germain et David Léger, des Clos, les
agriculteurs Jacques Bastie, de Saint-Jean,
Jean-André Michelin, de la Tour, David
Martinat, de Bobbio, Jacques Jahier, de Pramol,
François et David Laurens, des Clos. Les
quatre représentants du Duc qui, huit ans
auparavant, avaient déjà
participé à l'établissement
des Patentes de Grâce, se montraient
particulièrement hostiles aux Vaudois ;
trois de ces derniers, le pasteur Léger, le
capitaine Jahier et François Laurens se
rappelant, non sans amertume, ces
négociations difficiles, m'étaient
guère rassurés sur l'issue de celles
qui allaient commencer.
Parmi les délégués
vaudois, - on peut le constater ne figurait pas
Janavel. Là, selon lui, n'était point
sa place. Il entendait, une fois de plus, rester
à la tête des troupes, prêt
à intervenir pour la sauvegarde de son
peuple. Une fois de plus aussi
les événements devaient prouver que
ses précautions n'étaient pas
inutiles.
À peine arrivés à
Turin, les Vaudois demandèrent que, durant
les négociations, une trêve d'armes
fût établie. Ils ne reçurent
qu'une réponse ambiguë. Bientôt,
ils en compriment la raison : le 21
décembre, tandis qu'à Turin s'ouvrait
la deuxième séance des
négociation, le marquis de habilement
disposé six mille soldats ducaux,
lança tout à coup un assaut
général contre le val d'Angrogne. Il
escomptait que, confiants en une suspension des
hostilités durant les pourparlers de paix,
les Vaudois seraient pris au dépourvu et
qu'ainsi leur inévitable défaite les
obligerait à se soumettre. Les documents
officiels que nous possédons sur cette
odieuse entreprise nous permettent d'en fixer
exactement la préparation. Au centre, le
marquis Parella, à la tête de quinze
cent soixante-seize fantassins et de cinquante
cavaliers, attaqua la colline de Saint-Jean, du
Chabas aux Sonnaillettes et aux Portes d'Angrogne.
Sur l'aile gauche, le comte de Bagnolo, avec onze
cent dix-huit hommes, non comprises les garnisons
locales, poussa vers la Collette de la Séa
par la pente du Taillaret. Sur l'aile droite, le
marquis de Saint-Damien, fort de dix-huit cent cinq
hommes, monta de Saint-Second, par Prarustin, vers
le vallon de Rocheplate. Enfin, à
l'extrême droite, le comte de Genola,
commandant un dernier corps de troupes, pointa de
la vallée du Cluson vers Rocheplate et
Pramol. Cet assaut général,
très habilement conçu,
témoignait d'autant d'habileté
tactique que de connaissance des lieux ; comme
le centre de la défense vaudoise se trouvait
à Angrogne, celle-ci aurait dû
s'écrouler au premier choc.
Mais, on le sait, prêt à
toute surprise, Janavel vit ses
appréhensions pleinement justifiées
et cette fois encore, témoigna de son
exceptionnelle bravoure. Sur le front entre
Angrogne et la
vallée du Pellice, sa résistance fut
inflexible. On combattit durement toute la
journée au Chabas, à
Rocciamanéut, aux Sonnaillettes, dans le
vallon de la Ciamugna, sur les pentes durcies par
les premiers froids à travers les bois et
autour des rochers dont sont parsemés les
ravins. Partout l'avance de l'ennemi fut
enrayée. Au Taillaret, la défense
Vaudoise, sur le point de chanceler fut renforcer
par l'envoi d'une centaine d'hommes grâce
auxquels là situation devait être
vigoureusement rétablie. Après tant
d'inutiles efforts, les troupes de choc de Parella
et de Bagnolo furent enfin mises et fuite et
pourchassées jusque des la plaine. Au soir
de la journée, les Vaudois comptèrent
six cents cadavres ennemis y compris quatre
officiers supérieurs.
Mais, dans là Vallée du
Cluson, les résultats devaient être
bien différents. Confiante, dans la
trêve annoncée, les Vaudois
chargés de la défense
s'étaient dispersés pour
quérir leur subsistance. Surpris par
l'ennemi félon, qui pénétra
facilement dans les vallons de Pramol et de
Rocheplate, ils laissèrent Massacrer les
quelques habitants restés sur place et
détruire leurs habitations aussi bien que
leurs cultures. Par bonheur, la résistance
du groupé central sauva la situation et
assura la victoire. Là encore, Janavel
préserva son peuple de la ruine.
Ce fut le dernier épisode de
cette guerre.
Quand la nouvelle en parvint à
Turin on entendit, par la voix des ambassadeurs
suisses, les délégués vaudois
protester avec amertume. Aussi, le 27
décembre, une trêve fut-elle
signée que des accords successifs devaient
prolonger jusqu'à la conclusion des pour
parlers.
Le dur salaire de la victoire.
Dès le 17 décembre 1663 et
jusqu'au 21 janvier 1664, la conférence de
Turin ne remplit pas moins de sept séances,
accompagnées et suivies de nombreuses et
orageuses conversations des deux camps avec les
ambassadeurs suisses. On peut constater que ceux-ci
jouèrent à ce propos un rôle
bien plus considérable que ne le comportait
leur situation de simples observateurs. Dans son
ensemble, la Conférence fut très
laborieuse, parfois violente et tumultueuse, au
point de faire craindre une rupture. En plusieurs
occasions, les délégués
vaudois durent éprouver un trouble
réel. Dans cette salle d'apparat, en face
d'aristocrates raffinés, discoureurs
éloquents, rompus aux entretiens
diplomatiques et habiles à trouver des
arguments en leur faveur autant qu'à
réduire l'adversaire par des propos
captieux, les Vaudois étaient en
évidente intériorité, eux,
simples, honnêtes et loyaux montagnards, plus
habitués au langage direct et
spontané de la Bible qu'à la
phraséologie pompeuse et ambiguë des
débats officiels. Certes, ils
s'étaient montrés mains gauches
à manier la bêche dans leurs champs ou
le fusil dans là bataille qu'ils ne devaient
l' être à l'aide de raisonnements
subtils à défendre leurs
intérêts autour d'un tapis vert. Il
fut facile aux astucieux représentants du
Duc d'assimiler l'action dés Vaudois, fruit
d'une situation complexe et douloureuse, à
la mauvaise volonté d'un peuple en
révolte et l'ensemble de la guerre à
une entreprise partisane. Comme on l'a
déjà tait remarquer, les points
faibles de l'entreprise déclenchée
par Janavel, autrement dit l'initiative qu'il prit
de déclarer la guette, les attaques et le
pillages qu'il poursuivit dans la plaint, furent
présentés comme des actes de
rébellion et de brigandage. Pour le prouver
on recourut à une formidable série de
témoignages et de
documents que nous trouvons annexés aux
procès-verbaux de la conférence de
Turin. Le nom de Janavel y apparaît
rarement ; mais, en réalité, la
conférence fut surtout un imposant acte
d'accusation porté contre celui que l'on
considérait, avec ses
« Baninis », comme le grand
responsable de l'insurrection et des
combats.
Néanmoins et de toutes
façons, les délégués
vaudois ne se laissèrent pas
détourner du but essentiel. La justesse de
leur cause autant que la conscience d'être
les défenseurs de la foi
évangélique et de l'existence
même du peuple et de l'Eglise, leur
donnèrent courage, ténacité et
patience. Ne fallait-il pas aboutir à une
conclusion qui fût digne des souffrances et
des sacrifices vaillamment supportés ?
Aussi finirent-ils par avoir gain, de cause sur
l'essentiel autrement dit la reconnaissance de
leurs droits religieux et civils déjà
sanctionnes dans les Patentes de Pignerol de plus,
ils demandèrent et obtinrent l'amnistie
complète pour tous les actes accomplis
pendant la guerre.
Par malheur, ce résultat
considérable comportait trois restrictions
infiniment pénibles. D'abord, on renouvela
l'interdiction d'exercer aucun acte de culte sur le
territoire de Saint-Jean, En second lieu, les
quarante-quatre « Bannis »
catalogués, cités dans l'édit
du 18 juin 1663, furent exclus de l'amnistie, le
premier d'entre eux étant Josué
Janavel Troisième, exigence : le
quartier des Vignes (celui
précisément qu'habitait Janavel et
ses plus fidèles compagnons), devait
être détaché de la commune de
Saint-Jean et ajouté à celle de
Luserne, ce qui contraindrait les familles
vaudoises de cette région à se
transporter ailleurs.
Naturellement, les
délégués vaudois ne
cessèrent de s'élever contre des
conditions aussi injustes, et, tout en les
discutant, cherchèrent à en contester
le bien-fondé. Leur résistance fut
opiniâtre mais sans effet. Les
représentants du Duc se
déclarèrent résolus à
les maintenir coûte que
coûte. En fin de compte, les Vaudois ne
purent que s'incliner.
Depuis plusieurs semaines déjà,
Janavel s'attendait à la chose. Une fois la
trêve déclarée, il avait
réussi à rentrer à Liorato. Sa
femme l'y avait rejoint. On ignore le lieu
où, pendant la guerre, elle s'était
réfugiée : peut-être avec
les femmes du Villar avait-elle passé dans
le Queyras. Dès ce moment, la famille se
reconstitua pour retrouver une fois, encore la vie
normale. C'était l'hiver : la neige et
la glace avaient envahi le vallon solitaire, sur
les monts d'alentour tout n'était que
silence et solitude.
... Tandis qu'elle vaque aux soins du
ménage, Catherine tend l'oreille.
Josué, son mari, est descendu, ce
28 janvier 1664, à l'Envers Pinache :
une assemblée y a été
convoquée pour entendre les
délégués de Turin renseigner
les habitants des Vallées, sur les
résultats obtenus et fixer, par un accord
général, la route à suivre.
Toutes les paroisses y seront
représentées et Janavel a tenu
à s'y rendre. Mais Catherine est soucieuse.
Elle sait que beaucoup de coreligionnaires, rendus
injustes par la peur, la misère, la
souffrance, estiment qu'on peut abandonner
désormais les « Bannis »
et leur chef qu'on accuse d'intempérance et
de violents excès, qu'on veut sacrifier
alors que lui donne sa vie, jour après Jour,
pour la sainte cause de la foi ! Ah ! ces
insinuations malveillantes, ces bruits perfides,
ces accusations injustes qui, goutte à
goutte, se sont répandues, comme l'huile sur
les flots, elles ont atteint au vif le Lion de Rora
et blessent ce coeur ardent...
Soudain, un bruit de sabots
enneigés, dont on frappe le sol pour le
débarrasser de leur charge, tire Catherine
de sa douloureuse rêverie. C'est Josué
qui rentre. À son front soucieux, à
ses épaules courbées, la
fidèle compagne voit de suite que
l'assemblée fut orageuse. En silence, elle
sert à l'époux un
frugal repas, puis écoute en
récit :
J'étais assis dans un coin de la
salle, mon chapeau baissé sur les yeux. Je
n'ai pas dit un seul mot mais j'ai fort
écouté, l'âme amertumée,
tous les propos qui se sont, tenus. Le pasteur
Baile, chef de la délégation
vaudoise, a exposé quelles avaient
été nos requêtes, les
concessions faites par le Duc, les douloureuses
restrictions à nous imposées, bref
tous les débats. Puis il insista très
vivement pour que l'on persiste à demander
au souverain la grâce des
« Bannis ». Mais le pasteur
Bech, du Villar (tu sais, celui qui, il y a six ans
à peine, avait encouragé ses
paroissiens à voir en nous les
défenseurs du peuple et de l'Eglise et qui -
oh ironie des choses ! - leur avait fait lever
solennellement les mains au ciel pour
l'attester) ; eh bien ! ce même
ministre s'est dressé dans
l'assemblée et, avec la même vigueur,
il a soutenu cette fois qu'il serait injuste de
faire dépendre la paix
générale de la grâce
accordée à nous, les
« Bannis ». Il a ajouté
que si nous voulions continuer la guerre, nous
n'avions qu'à la faire pour notre propre
compte, mais qu'il n'était pas juste de
poursuivre la lutte et d'exposer tant de familles
à la souffrance et à la ruine et cela
seulement pour nous complaire !
À la vérité, le
capitaine Jahier n'a pas manqué de parler en
notre faveur demandant que nos biens soient
laissés à, nos familles ; par
malheur, la majorité fut d'avis qu'on ne
devait faire aucune réserve mais au
contraire laisser les délégués
libres de traiter pour le mieux à condition
toutefois de ne pas désarmer avant la
conclusion de la paix. Ah ! Catherine, mieux
veut mettre son appui en Dieu qu'en l'homme
changeant et trompeur !
- Oui, l'Éternel est notre seul
rempart, Josué, reprit Catherine
après un long silence. C'est sur lui qu'il
nous faut nous appuyer, dussions-nous souffrir la
trahison et languir loin du pays ou
séparés les uns des autres !
Une assemblée analogue eut lieu
le 6 février au village de la Sagne,
près de Saint-Germain, dans la partie
inférieure du val Cluson. On y traita de la
nécessité de maintenir dans le
territoire de Saint-Jean l'exercice du culte
réformé, chose à laquelle les
adversaires s'opposaient opiniâtrement. Ce
jour-là, Janavel, que le rapporteur
présent à la réunion, appelle
le Chef des Vallées, déclara
hautement qu'il fallait insister pour que ce point
leur fût en tout cas accordé et ne
cacha pas son désir de voir l'amnistie
étendue aux « Bannis ».
D'autres assistants s'exprimèrent dans le
même sens. Évidemment, leur chef,
quelles que fussent les difficultés de la
situation, persistait à croire qu'à
Turin une victoire complète aurait pu
être obtenue, il eût suffi, selon lui,
d'y conserver une attitude digne, et fière
et, sans négliger la possibilité d'un
recours aux armes, de se raidir en une attitude de
résistance obstinée.
Mais pour cela il aurait fallu l'accord
de toutes les forces vaudoises. Or, dans les
circonstances présentes, ce n'était
plus possible ! Trop grandes étaient
les misères et les angoisses du moment, trop
fortes les craintes pour l'avenir... Pour obtenir
les conditions essentielles au maintien de sa vie
civique et religieuse, la masse était
prête à céder sur tout le
reste.
Aussi bien, revenus à Turin, les
délégués vaudois reprirent-ils
les discussions, pour pénibles qu'elles
fussent ; ils affrontèrent bravement,
dans la mesure de leurs moyens, les laborieux
pourparlers. Mais, liés par l'opinion qui
dominait chez leurs compatriotes, ils durent, en
fin de compte, accepter les clauses d'un contrat
où ; très malheureusement,
étaient maintenues les inexorables
restrictions que l'on sait.
Signé par le Duc, le 14
février 1664, approuvé par
l'assemblée plénière des
Vaudois le 16, enfin ratifié le 18 par le
Sénat de Savoie, le traité de paix
entra immédiatement en
vigueur. En réalité, il constituait,
pour les Vaudois une indéniable
victoire ; en effet, les libertés
religieuses et civiles établies par les
Patentes de Pignerol étaient
expressément reconnues, confirmées
même, à l'exception d'une plus
rigoureuse interdiction de l'exercice du culte
à Saint-Jean de Luserne. L'amnistie
était accordée à tous ceux qui
avaient pris part à la guerre.
Ce traité équivalait pour
les Vaudois à la reprise d'une vie
tranquille et sûre. Mais, pour les
quarante-quatre. « Bannis » et
pour Janavel, leur chef qui, à deux
reprises ; avait conduit son peuple à
la victoire, et en a vu au prix de quelles
souffrances et de quels sacrifices ! -, il
signifiait la mise à ban, la confiscation de
leurs biens, la condamnation à mort ou
l'exil perpétuel.
Le héros vidait jusqu'à la
lie l'amer calice de l'ingratitude et de l'abandon.
Mais on ne surprit sur ses lèvres aucune
plainte, pas même une protestation. C'est
dans le silence qu'il s'enferma. Pour son peuple,
n'avait-il pas obtenu ce qu'il s'était
proposé : une relative
sécurité et la liberté
d'adorer Dieu selon l'Évangile ? Il
devait payer cela de la perte de ses biens et d'un
douloureux exil. Néanmoins, il s'en irait
tranquille et, la tête haute... L'attitude
qu'il sut conserver à cette heure noire de
sa vie proclame, la valeur de ce montagnard homme
de guerre, qui puisait en Dieu la force et
l'inspiration.
Le 17 février 1664 fut le dernier
jour qu'il passa dans sa maison de Liorato.
Nous ne savons rien de ces moments,
durant lesquels le passé et l'avenir
devaient apparaître également sombres,
et où les personnes et les choses qu'il
fallait quitter lui devenaient plus chères.
Sa vaillante femme restait à la ferme pour
défendre les intérêts communs.
Le lendemain matin, jour même de la
publication du traité de paix, fut aussi le jour
du dernier adieu.
Dur
moment que celui-là, tous deux sentaient
alors qu'ils ne se reverraient plus. Puis, Janavel
partit, Il passa le petit col de Rabbi, traversa la
vallée du Pellice, s'arrêta le soir Au
Villar, où quelques amis se réuniront
pour le saluer et où Massa, l'administrateur
des fonds de guerre, lui remit une somme d'argent
pour faciliter son voyage. Le lendemain, il passa
le col Julien, accompagné, d'un groupe de
fidèles, bannis comme lui, parmi lesquels
son lieutenant Étienne Revel, Jean Grass,
Rivet ; puis, à travers la
vallée de Saint Martin, Pragelat, la Savoie,
il prit le chemin de l'exil gagnant l'abri
providentiel qu'était Genève, la,
Cité du Refuge.
Il s'en alla comme un vaincu.
Mais en réalité il
était et se sentait un
vainqueur !
Plus tard Il devait rappeler ainsi, avec
une juste satisfaction, la grande entreprise de sa
vie :
« Il n'existe pas de ville ou
d'endroit au monde qui se soit acquis un tel
honneur comme l'acquirent les Vallées pour
soutenir le nom de Dieu et le Saint Évangile
de notre Seigneur
Jésus-Christ ».
Et malgré l'angoisse due à
l'éloignement de la patrie, celle que l'on
aime dans la mesure où l'en a souffert pour
elle, sa foi si simple et si forte lui inspirait
ces admirables paroles :
« Assurez-vous toujours en
Dieu et soyez assurés qu'Il ne vous oubliera
jamais, mais qu'Il vous sera une muraille de feu
contre vos ennemis... Si tout le monde était
contre vous, et vous contre, tous, ne craignez que
le Tout-Puissant qui est votre
sauvegarde » !
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