Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre V

LA GUERRE DES « BANNIS »

-------

Sa préparation.

Une situation aussi confuse, aussi délicate et tendue ne pouvait plus durer longtemps. Le jour devait venir où, fatigués d'une inutile attente, les Vaudois passeraient à la révolte ouverte, à moins que les autorités politiques et militaires, pressées par les pouvoirs ecclésiastiques, ne décidassent de recourir à une énergique répression. L'une et l'autre solution s'imposèrent lorsqu'en mars 1663, pour succéder au Sire de Coudré, mort récemment, le Duc nomma gouverneur du fort de la Tour le comte Jean-Barthélemy Malingri de Bagnolo, neveu de ce comte Mario que Janavel avait si durement battu en 1655. Ennemi déclaré des Vaudois, le nouvel élu vint occuper son poste dans le but avoué d'extirper ce qu'il appelait le banditisme. Se vantant d'agir seul, indépendamment d'aucune aide, il recruta des miliciens sans scrupules, obtint du gouvernement la grâce de tout les bannis piémontais qui s'enrôleraient sous son drapeau, puis établit à Luserne une garnison de trois cents hommes, aux ordres du capitaine Paul de Berges, connu pour son intempérance et sa grossièreté.

Flanqué de tels acolytes, il inaugura dans les vallées un régime de dure oppression. À défaut des « Bannis » qu'il ne pouvait atteindre directement et sous prétexte de réprimer le favoritisme, il se mit à tourmenter la population de mille manières.. perquisitions, arrestations arbitraires, violences, blessures, homicides, rien ne manqua. Les habitants en furent vivement émus. Le 26 mars, un douloureux incident devait soulever une violente indignation : lancés par le gouverneur à la poursuite de passants qui lui semblaient suspects, quelques soldats blessèrent si gravement à coups d'arquebuse un certain Étienne Chabriol que, transporté au fort, celui-ci mourut peu après. L'ère des persécutions sanglantes était-elle revenue ?
Tous regardèrent à Janavel comme au libérateur.

Le vaillant capitaine jugea inévitable la reprise des hostilités. Tout espoir de conciliation désormais perdu, il fallait reconquérir de force la liberté religieuse, assurer la sécurité de tous, en un mot sauver le peuple de la ruine. Il se voua sans réserve à un travail intense de préparation, organisant militairement, selon sa méthode personnelle, ses « Bannis » et les volontaires recrutés dans la vallée du Pellice ou dans celles du Cluson et de Saint-Martin. Ainsi lui fut assuré le concours efficace de quelques centaines d'hommes armés. Il établit son quartier général au Charmis et constitua, autour de sa personne, un petit conseil de guerre composé de ses plus fidèles collaborateurs ; à ceux que nous connaissons déjà s'ajouta Pierre Massa, commissaire aux finances, aux fortifications et à l'approvisionnement. C'est ainsi qu'on fortifia les lieux trop facilement accessibles en faisant de la haute vallée du Pellice et de la vallée d'Angrogne un immense camp retranché où les partisans pourraient se réfugier et à l'intérieur duquel ils manoeuvraient librement. À cet effet fut fermée la vieille porte qui, à l'entrée du Villar, dominait l'étroit passage du ravin de Rospart. On la doubla d'un solide fortin, percé de meurtrières, pour couper tout passage vers la haute vallée Les voies d'accès de val d'Angrogne donnant sur la colline de Saint-Jean, Rocociamanéut Cio-de-Maï, les Portes d'Angrogne, les Sonnaillettes, ne laissèrent pas d'être mises en état de défense. Il en fut de même des Barricades, au débouché du vallon de Pramol, ouvrage qui protégeait le Val d'Angrogne vers la vallée du Cluson, alors occupée par la France. Bien assuré sur ses arrières, Janavel estima pouvoir attaquer résolument l'ennemi.



LE PETIT TEMPLE DU CHARMIS

L'objet de la lutte était resté celui de 1655: obliger le Duc à rendre aux Vaudois les libertés religieuses et civiles auxquelles ils avaient droit en vertu des pactes établis et que seule tendait à annuler l'inique intervention des adversaires. D'après un témoignage contemporain, les « Bannis » déclaraient couramment : « Nous accomplirons tant d'insolences que son Altesse royale (le Duc) sera bien obligé de faire la paix... ».

Le moment semblait d'autant plus favorable qu'à Turin, par voie diplomatique, les cantons protestants de la Suisse agissaient en leur faveur : la guerre ne ferait que renforcer l'effet de leurs démarches. Pour atteindre son but, Janavel crut nécessaire de reprendre la tactique de 1655, celle de la guérilla : attaques soudaines sur les corps de troupes séparées, sur les villages de la plaine ; assauts rapides et violents, mises à sac, coups durs et impitoyables, après lesquels on se retirait rapidement pour se perdre et disparaître dans les parties inaccessibles des montagnes ; à répandre ainsi la terreur dans l'armée et la population en faisant preuve d'une énergie désespérée, on pouvait croire que, par fatigue ou découragement, le Duc serait finalement poussé aux concessions.

Tactique dure et, pénible en vérité, mais grâce à laquelle Janavel devait, obtenir la victoire. De façon générale, la réalité correspondit à ses prévisions. Cependant, s'il avait pu juger sans passion, en se plaçant au-dessus de l'a mêlée, il aurait vu que, quoique cette guerre fût dans son but et dans sa forme analogue à la précédente, les circonstances la rendaient bien différente. Tandis que la première - celle de 1655 - avait consisté en opérations défensives vis-à-vis d'un envahisseur cruel, celle-ci, provoquée non par une agression directe mais par les louches manoeuvres d'adversaires inavoués, revêtait la forme de l'offensive, et, de ce fait, apparaissait comme une révolte contre l'autorité du souverain. Puis, en ce qui concerne la population catholique de la plaine contre laquelle on allait agir, il faut constater qu'elle était alors tranquille, tandis qu'en 1655 elle avait largement participé aux massacres et aux pillages dont les Vaudois avaient été victimes. Ces deux faits, dont Janavel ne put se rendre compte, devaient constituer plus tard, au moment de a paix, les chefs d'accusation les plus graves contre les Vaudois en général, et, contre lui en particulier, la raison d'une mesure sévère.

Cependant, la guerre qui s'annonçait était considérée comme une entreprise du peuple tout entier. Dans le courant d'avril, d'un commun accord, les pasteurs exhortèrent les fidèles à soutenir Janavel et ses « Bannis » dans leur oeuvre de rédemption vaudoise. Lors du culte de la Pentecôte, le 13 mai 1663, de vibrants appels retentirent dans chaque temple. On en possède des témoignages significatifs, tel ce court rapport d'une brave femme de Rora, Jeanne Aghit, qui racontait « avoir entendu notre ministre, appelé Monsieur Pastre, dire qu'il fallait être tous comme des frères, se soutenir les uns les autres, et soutenir particulièrement le dit Josué Janavel et sa troupe, comme défenseurs de ces Vallées », et celui d'un habitant du Villar, Barthélemy Stalliat. qui rapportait « avoir entendu notre ministre, Monsieur Bech, qui nous pria dans son sermon de rester tous unis comme des frères et de ne pas combattre contre les « Bannis » parce qu'ils sont nos gardes et nous défendent tous... ».



LE TEMPLE DU CHABAS

Particulièrement solennel fut, ce jour-là, le culte au temple du Chabas, où Janavel lui-même était présent au milieu des fidèles et où le pasteur Michelin émut profondément son auditoire par d'ardentes invocations à la concorde et à la collaboration.

Puis, comme sur un mot d'ordre, femmes, enfants et vieillards de villages situés au fond de la vallée du Pellice abandonnèrent leurs maisons pour se réfugier en lieu sûr. Ceux de Saint-Jean et de la Tour montèrent aux hameaux les plus hauts du val d'Angrogne, par où, à travers le vallon de Rocheplate, on descendait, au delà du Cluson, dans les terres dépendant de la France. De l'autre côté, de longues files d'habitants de Villar et de Bobbio remontèrent lentement vers la vallée du Queyras en franchissant les cols des Alpes. Au pays, restèrent les hommes valides, qui, continuant les travaux des champs, gardaient leurs armes à portée de la main, prêts à répondre au premier appel du chef. Quelques femmes plus courageuses restèrent aussi pour aider les combattants ; parmi, elles, Magna Gianna, du Villar, toujours ferme à son poste.

La guerre
.

Durant la nuit du 8 au 9 mai, Janavel entre en campagne.
Surgissant vers Luserne avec une centaine de « Bannis », il détruit les ponts pour entraver la venue de secours éventuels puis tombe sur Lusernette et la met au pillage sans molester les habitants. Dans l'après-midi, il s'avance vers Bibiana. Mais l'arrivée de troupes ennemies l'oblige à se retirer. Il disparaît alors dans les gorges profondes du vallon de Rora.

Le 11 mai, nouvelle attaque contre le fort de la Tour, attaque qu'il répète le jour suivant, à coup d'arquebuses, ce qui lui permet de dominer l'ennemi armé de fusils de moindre portée. Malheureusement, c'est au cours de cette journée qu'il perdra son impétueux compagnon, Esaïe Fina.

Le comte de Bagnolo réagit comme il peut, détruisant ici ou là les maisons des rebelles, surprenant, arrêtant, torturant quelques passants inoffensifs. Le 19 mai, il communique péremptoirement à tous les Vaudois l'ordre de réintégrer leurs habitations dans le délai de trois jours. Comme de juste, la plupart font la sourde oreille, car ceux qui se fieront à ses assurances payeront leur crédulité de sévices et de violences.

Avec intrépidité, Janavel continue ses opérations. Le 25 mai, il assaille hameaux et fermes aux environs de Bricherasio, emportant du butin, ainsi que du bétail. Il fait quelques prisonniers qu'il espère échanger contre les Vaudois enfermés au fort de la Tour. Au moment du retour, il est lui-même assailli par les troupes de Luserne près du village des Malanots. Au premier abord, inférieurs en nombre, les Vaudois se retirent lentement du côté de la colline ; puis, s'étant ressaisis, ils attaquent l'ennemi, le refoulent en désordre et lui infligent de fortes pertes. Le 6 juin, nouvelles incursions dans la riche campagne, de Bricherasio. Mais non sans subir aussi des pertes, telles la mort de Joseph Janavel, frère du chef.

Tout le mois de juin se poursuivra ainsi : une série ininterrompue d'incursions et de mises à sac répandent la ruine et la terreur dans toute la plaine. L'ordre est d'épargner les non-combattants ; aussi, parmi la population, les victimes sont-elles peu nombreuses. Troupes et milices communales restent prudemment à l'écart ; quand, pour leur malheur, elles se heurtent aux Vaudois, c'est pour elles la dispersion et la fuite.



TORRE PELLICE AU XVIIIe SIÈCLE

Très caractéristique sera, à la date du 12 juin, le pillage de Luserne. Dès l'aube, Janavel, survenant à l'improviste avec six cents hommes, occupe d'un coup de main la porte, Saint-Marc, située au midi, vers le vallon de Rora. Épouvantée, la garnison n'a garde de bouger et terrorisés, les habitants s'enferment dans leurs maisons. Aussi les assaillants peuvent-ils agir à leur guise. En cette journée, Luserne payera chèrement ses nombreuses fautes à l'égard des Vaudois : plusieurs maisons comtales ou habitations de bourgeois aisés sont mises à sac, ainsi que la petite église de la congrégation des Disciplinés, dite de la Croisée. Les « Bannis » s'attaquent aux deux couvents, brisant les portes, saccageant les églises, les sacristies, les dortoirs, allant jusqu'à dépendre et emporter les cloches ainsi que les vêtements qu'ils peuvent trouver. Aucun tort du reste n'est fait aux Lusernois. Les moines effarés ont été tirés de leurs cachettes et conduits devant Janavel, qui est établi près de la porte de Saint-Marc. Les relations contemporaines, de source catholique, d'où nous tirons ces détails, disent que les prisonniers, ecclésiastiques et laïques, défilèrent pleins d'angoisse, à travers la foule des Vaudois qui remplissait les rues. « Ils étaient », rapportent ces textes, « cinq cents et plus, chacun armé d'arquebuse, de pistolet et la plupart aussi de gros couteaux... ». Janavel ne manqua pas de les traiter avec bienveillance, renvoyant de suite chez eux moines, femmes et enfants. Les hommes, il est vrai furent retenus et conduits ensuite au vallon des « Bannis ». Mais on les relâcha le soir même sans leur faire aucun mal. Sur ces entrefaites, d'autres groupes de Vaudois mirent au pillage deux moulins appartenant aux comtes de Luserne, ainsi que les deux grosses fermes des Eyrals et de Saint-George, édifiées dans les environs. Enfin, chargés de butin, ils se retirèrent sans être troublés par personne.

Exaspéré par ces ravages et cette suite de revers, le Duc résolut d'anéantir d'un grand coup la rébellion. D'une part, le 25 juin, on publia un nouvel édit par lequel il était enjoint à tous les Vaudois de rentrer tranquillement chez eux et de collaborer avec les troupes à l'élimination des « Bannis », menaçant au surplus les transgresseurs des peines les plus graves ; d'autre part, on dépêcha à Luserne un officier supérieur, le marquis de Fleury, pour rétablir par les armes, l'ordre ainsi troublé.

À l'édit s'ajoutait la liste des « Bannis » catalogués, c'est-à dire désignés comme les vrais coupables. Ce sont eux que l'on entendait réduire implacablement. Ils étaient, parmi les plus courageux et les plus généreux défenseurs de leur peuple, au nombre de quarante-quatre, dont trente-quatre condamnés à mort, six aux galères à vie et quatre à dix ans de galères. Au premier rang était le Modérateur Léger. Le chef des « Bannis » était honoré de la peine la plus grave : Josué Janavel, des Vignes, ban, confiscation, tenailles. mort et quarts, avec exposition de la tête en lieu éminent ; c'est-à dire mise à ban, avec confiscation des biens, torturé au moyen des tenailles ardentes, puis exécution ; enfin après la mort, écartèlement du corps et tête exposée aux yeux de tous.


La défaite des troupes ducales.

À peine arrivé à Luserne, le marquis de Fleury décida de tenter un assaut général contre le val d'Angrogne, considéré comme la forteresse principale des rebelles. Dès l'aube du 6 juillet, l'attaque fut déclenchée. À la tête de plus de quatre mille hommes, Fleury et le marquis d'Angrogne montèrent de Bricherasio et de Saint-Second par les pentes des Plans de Prarustin et de la Ciamugna, vers les Portes d'Angrogne d'où l'on domine toute la vallée De son côté, avec des forces tout aussi nombreuses, le comte de Bagnolo, escalada la colline de Saint-Jean, convergeant sur Rocciamanéout. Mais, averti à temps, Janavel était sur ses gardes. Déjà, comme on, l'a vu, il avait renforcé en son temps, au moyen de bastions, de tranchées, de palissades, les positions les plus exposées. Il répartit au mieux les huit cents hommes placés sous ses ordres, puis en lança une soixantaine dans les ravins sous les Portes d'Angrogne, avec ordre de retenir de toutes façons l'ennemi infiniment supérieur en nombre qui montait de ce côté-là. Cette unité, utilisant les ressources naturelles du terrain, ainsi qu'un fort bastion préparé d'avance, réussit, dans un combat désespéré, non seulement à maintenir les troupes adverses mais les obligea à se retirer peu à peu jusqu'aux Plans où elles s'arrêtèrent pour établir des remparts de terre avec des tranchées. Pendant ce temps, Janavel qui avait placé ses hommes dans les vignes et les bois, opposa à l'assaillant une résistance tenace, se retirant lentement vers Rocciamanéout. « Là », raconte Léger, « à la faveur des rochers et de vieilles masures qui s'y rencontrent et leur servaient de remparts, l'ennemi fut arrêté tout court et longtemps lassé. Et, dès qu'il eut vu coucher par terre deux cents et plus des siens, il commença à perdre courage et les Vaudois, à le reprendre ; si bien qu'ils se mirent en déroute et prirent la fuite, se jetant à corps perdu par ces collines ; il en resta encore bon nombre... ».

La victoire obtenue de ce côté-là, Janavel réunit un instant ses hommes pour remercier Dieu, comme il en avait l'habitude ; puis il se précipita vers la Ciamugna, où le petit groupe avait si hardiment combattu. Tous ensemble, ils se lancèrent à l'assaut des forces ennemies enserrées dans les retranchements des Plans. À la vérité, devant ses solides bastions, ils furent contraints de s'immobiliser quelque peu. Mais deux d'entre eux, originaires de Pramol, ayant rampé à l'abri d'un rocher, réussirent à s'approcher sans être vus, puis, au moment opportun, se jetèrent sur les sentinelles, les abattirent à coups de poignard, et, d'un saut, surmontèrent le bastion en criant : Avance ! avance ! Victoire ! victoire !

Leurs compagnons les suivirent de près, se précipitant de toutes parts sur le camp ennemi. À l'aspect de cet ouragan humain qui semblait devoir tout emporter, les soldats de Fleury perdirent la tête et, pris de terreur, se débandèrent, impétueusement poursuivis par les Vaudois jusque dans la plaine. Plusieurs centaines d'entre eux restèrent sur le terrain ; d'autres centaines - des blessés seulement - réussirent à grand peine à sauver leur vie. Au récit de cette victoire, qui illustre clairement les méthodes de guerre de Janavel, Léger ajoute ce commentaire : « C'est ainsi que Dieu délivre les siens et venge la perfidie de leurs persécuteurs et que nous pouvons bien dire que comme l'épée de l'Éternel a esté autrefois avec l'épée de Gédéon, ainsi en plusieurs rencontres et en celle-ci surtout, l'épée de l'Éternel a esté avec celle du capitaine général Josué Janavel et de sa petite troupe... ».

Durant tout l'été et l'automne de 1663, le vainqueur de cette rencontre multiplia ses incursions. Tous les bourgs et les villages de la plaine entre le Pellice et le Pô, Sain-Second, Cavour, Bagnolo, Osasco, Miradolo, et, plusieurs fois encore les centres plus rapprochés tels que Bricherasio, Bibiana, Luserne, en subirent durement les conséquences. C'était une série d'implacables coups de main et les troupes du Duc se trouvèrent souvent dans des conditions particulièrement difficiles. telle la garnison du fort de Mirabouc, dans la gorge sauvage du haut vallon du Pellice, où une soixantaine de mercenaires complètement isolés furent bloqués par les Vaudois pendant plusieurs mois, tous les débouchés ayant été occupés. De temps à autre, ils s'ouvraient pour laisser passer de faibles approvisionnements, car les assiégeants n'entendaient pas condamner les assiégés à mourir de faim. Mais, bientôt après, le cercle de fer se refermait sur eux.


L'échec de Fleury et ses suites.

De son côté, le comte de Fleury, lui aussi, se trouvait bloqué avec ses garnisons de Luserne et de la Tour. En dépit d'enrôlements nouveaux, les entreprises de l'insaisissable adversaire le déconcertaient sans cesse. Le 4 août, on le vit tenter un nouveau coup : arrivé de nuit à la Tour, il assaillit à l'improviste la bourgade de Sainte-Marguerite, l'incendia et massacra quatre Vaudois qui, s'étaient laissé surprendre ; puis, passé le torrent Billon, il se jeta sur le petit groupe de maisons de Bouïsses avec le dessein de pousser jusqu'au Taillaré, centre de la région. Mais, aussitôt accouru avec quelques centaines d'hommes, Janavel le rejeta de l'autre côté du torrent, le débusqua des ruines de la bourgade qui flambait encore et, le chassant de maison en maison, finit par disloquer à fond ses contingents.

Cette expédition malheureuse fut la dernière que put tenter Fleury. Car, sans aucun aménagement, le Duc le remplaça par le marquis de Saint-Damien et, pour renforcer la position de ce dernier, publia le 10 août, un nouvel édit, dans lequel, après avoir sévèrement rappelé à l'ordre les Vaudois, il leur enjoignait une fois encore de se soumettre à sa volonté et de réintégrer leurs demeures dans les quinze jours. Faute de quoi, déclarait-on, la peine de mort serait appliquée à quiconque désobéirait ou continuerait à pactiser avec les « Bannis ». Naturellement, un ordre donné sous cette forme ne pouvait avoir d'effet.

À peine arrivé sur les lieux, Saint-Damien ; essaya d'attirer Janavel dans une savante embuscade. Tandis que, par de faux bruits, il le poussait à attaquer le village de Bibiana, un fort parti de troupes ducales devait le surprendre en pleine action. En même temps, il chercha à lui couper la retraite sur les hauteurs de Rora et envoya le comte de Bagnolo attaquer ce petit village qui n'était défendu que par quelques hommes armés. Mais, avec sa rapidité habituelle, Janavel sut déjouer le projet. Son agilité, son sang-froid, sa tranquille hardiesse lui permirent d'échapper. Seuls restèrent aux mains de l'ennemi quelques rares prisonniers. Un épisode de cette rencontre dépeint le généreux caractère du chef. Paul de Blosset, seigneur des Eissarts, officier huguenot au service des troupes vaudoises, eut, au moment le plus dangereux de la retraite, la jambe brisée par un projectile. Pour le sauver, Janavel, n'hésita pas à le charger sur ses épaules, jusqu'à ce que, à bout de forces, il pût le passer à un compagnon d'armes. Par malheur, l'arrivée soudaine d'un nouveau contingent ennemi les obligea tous deux à l'abandonner sur place. Blosset, fait prisonnier, fut conduit à Turin. C'est sa déposition, conservée aux archives de cette ville, qui nous révèle ce trait. Même au sein du danger le plus grand, Janavel ne cessait de se préoccuper du sort des siens : on le savait toujours prêt à se sacrifier, ce qui lui valait l'absolu dévouement de tous.
Ainsi, toujours sur le même rythme, se poursuivit la guerre.

De nombreux protestants étrangers, des Français surtout, étaient venus renforcer les troupes vaudoises, leur apportant leur enthousiasme et leurs bras. Un document nous fait connaître qu'objet de l'affectueuse estime de la population, Janavel se trouvait, le 16 août, à Dublon (vallée du Cluson) précisément pour y rencontrer une compagnie de cent huguenots accourus au secours des combattants. Commandée par un capitaine à cheval, cette, troupe avait la plus belle apparence.

En vain le comte de Saint-Damien s'efforçait-il de contrecarrer l'action de ceux qu'il considérait comme des rebelles. Une fois encore, le 7 octobre, voulant se venger d'une attaque contre la Turina, dans le val Cluson il organisa une expédition pour saccager Rora, qu'il trouva presque sans défense. Mais du point de vue militaire, de telles opérations demeuraient vaines et sans effet. Conduits par Janavel, les Vaudois entendaient pousser leurs entreprises jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la victoire.


Vers la paix - malgré la traîtrise !

C'est alors - chose inattendu - qu'on vit le souverain céder.
Ayant considéré les énormes pertes en hommes, en matériel et en argent que lui avait coûté la guerre contre les Vaudois et les ruines de tout ordre qu'elle, avait semées, Charles-Emmanuel put se convaincre qu'en dépit de tant de sacrifices, jamais ses sujets des Vallées ne plieraient devant la force. De tels conflits ne risquaient-ils pas de nuire au développement général, et surtout politique de ses États, développement plus important, certes, que le châtiment d'une population montagnarde ? On le vit accéder volontiers aux prières du roi de Fiance et aux démarches des cantons protestants de la Suisse. Il fallait rechercher avec eux une solution pacifique. N'était-ce pas là le but que s'était proposé Janavel ?

Dès les premiers jours de novembre, deux illustres ambassadeurs helvétiques arrivèrent à Turin : c'étaient Jean-Gaspard Hirzel, de Zurich et Gabriel Wyss, de Berne, venus dans l'intention Avouée de s'employer au rétablissement de la paix. Ils furent accueillis par le gouvernement de Turin avec une déférente courtoisie. Mais, lorsqu'ils eurent exposé l'objet de leur mission, le Duc se refusa à les accepter comme arbitres entre lui et ses sujets, car il ne voyait en ces derniers que des rebelles, ayant porté atteinte à sa dignité de souverain. Il accepta cependant, qu'à titre de simples observateurs, les envoyés de Zurich et de Berne pussent participer à l'établissement d'une entente entre ses représentants et ceux des Vaudois, Dans ce but, un sauf-conduit fut accordé à ceux-ci pour venir à Turin ouvrir les pourparlers de paix. Le secrétaire de l'ambassade suisse, Jean-Henri Hirzel, s'empressa de porter cette pièce aux Vallées et de façon pressante, invita leurs habitants à donner suite, à ses avances.



RORA, LE TEMPLE ACTUEL

On ne saurait contester que, de leur côté aussi, les Vaudois ne fussent excédés de la situation difficile que leur valait une vie aussi anormale. Leurs forces militaires il est vrai, demeuraient intactes : grâce à l'habile et heureuse tactique de Janavel, ils n'avaient perdu, au cours de tant de combats, qu'une soixantaine d'hommes ; leurs troupes étaient nombreuses et aguerries et, grâce à l'appui de leurs coreligionnaires étrangers, Ils se savaient en mesure d'affronter n'importe quel adversaire. Mais, matériellement et moralement exténué, le peuple ne pouvait que subir douloureusement les conséquences de la lutte : travaux agricoles suspendus, champs dévastés, vignes et vergers saccagés, maisons pillées, familles dispersées, récoltes anéanties, tout y contribuait. Chacun était las d'une vie errante, agitée, dangereuse, las de tant de souffrances, de violences et de combats.
C'est avec terreur qu'on voyait approcher l'hiver, toujours si dur à la montagne. Déjà, à la fin de l'été, une lettre d'un des leurs, datée du 31 août, dépeignait comme suit l'état des esprits : « Ces pauvres gens se trouvent dans une grande angoisse et ne pourront plus résister longtemps si Dieu ne pourvoit pour eux par un miracle... Toutefois, ils sont bien résolus à ne pas céder avant d'avoir obtenu la reconnaissance de leurs libertés religieuses et de leurs droits essentiels. « Vous admireriez » (ajoutait l'auteur de cette lettre) « leur patience parmi tant de misères ; les petits enfants crient par les rues qu'ils veulent plutôt aller mourir dans une caverne que se renier et jouir par ce moyen des grands avantages qu'on promet aux apostats, si bien que, grâces à Dieu, il ne s'en trouve pas un exemple : et quelques souffrances qu'on ait vues, on a remarqué tant plus d'ardeur et de confiance, bien loin de chercher le repos dans le renoncement de la foi ». Mais, s'il était possible d'obtenir des conditions de paix telles que leur conscience en fût apaisée, avec quel enthousiasme ne les accueillerait-on pas !

Lorsque leur parvinrent, avec l'invitation des ambassadeurs suisses, les saufs-conduits accordés par le Duc, les Valdesi éprouvèrent d'abord une vive désillusion et manifestèrent leur mécontentement. N'y aurait-il pas danger pour eux à se rendre à Turin, quartier-général de leurs persécuteurs, afin d'y traiter dans des conditions d'évidente infériorité ? Aucune garantie de justice, aucune assurance d'y trouver des arbitres intègres et sûrs ne leur était officiellement reconnue... Telle était surtout la crainte de Janavel qui redoutait de perdre, par un acte imprudent et au moment le plus délicat, des avantages durement acquis. Tout d'abord, ils opposèrent à ces ouvertures un refus catégorique. Mais, après mûres considérations et devant l'état déplorable de leurs Vallées, ils cédèrent aux conseils des ambassadeurs et, se fiant à la promesse que leurs représentants seraient respectés et, leurs droits défendus, finirent par acquiescer.


La félonie ducale.

Ce fut ainsi que, le 17 décembre 1663, dans le somptueux hôtel de ville de Turin tout récemment construit, fut ouverte la nouvelle conférence de la paix. Dès la première, séance, les ambassadeurs suisses se trouveront en présence des représentants du Duc choisis parmi les plus hauts personnages de l'État : le marquis de Pianezza, le comte Jean-Jacques Truchi, premier président de la chambre des comptes, le comte Benoît de Grézy, conseiller d'État, le baron Jean-François Perrachino, sénateur et intendant général de justice dans les Vallées vaudoises. Comme jadis à Pignerol, en face de ces illustres personnages en habit de cérémonie, huit délégués des Vaudois, humbles d'apparence et, vêtus avec modestie se présentaient conscients de leur dignité : n'étaient-ils pas les représentants d'un peuple de martyrs et de défenseurs de la foi ? On voyait là les pasteurs Pierre Baile, de Saint-Germain et David Léger, des Clos, les agriculteurs Jacques Bastie, de Saint-Jean, Jean-André Michelin, de la Tour, David Martinat, de Bobbio, Jacques Jahier, de Pramol, François et David Laurens, des Clos. Les quatre représentants du Duc qui, huit ans auparavant, avaient déjà participé à l'établissement des Patentes de Grâce, se montraient particulièrement hostiles aux Vaudois ; trois de ces derniers, le pasteur Léger, le capitaine Jahier et François Laurens se rappelant, non sans amertume, ces négociations difficiles, m'étaient guère rassurés sur l'issue de celles qui allaient commencer.

Parmi les délégués vaudois, - on peut le constater ne figurait pas Janavel. Là, selon lui, n'était point sa place. Il entendait, une fois de plus, rester à la tête des troupes, prêt à intervenir pour la sauvegarde de son peuple. Une fois de plus aussi les événements devaient prouver que ses précautions n'étaient pas inutiles.

À peine arrivés à Turin, les Vaudois demandèrent que, durant les négociations, une trêve d'armes fût établie. Ils ne reçurent qu'une réponse ambiguë. Bientôt, ils en compriment la raison : le 21 décembre, tandis qu'à Turin s'ouvrait la deuxième séance des négociation, le marquis de habilement disposé six mille soldats ducaux, lança tout à coup un assaut général contre le val d'Angrogne. Il escomptait que, confiants en une suspension des hostilités durant les pourparlers de paix, les Vaudois seraient pris au dépourvu et qu'ainsi leur inévitable défaite les obligerait à se soumettre. Les documents officiels que nous possédons sur cette odieuse entreprise nous permettent d'en fixer exactement la préparation. Au centre, le marquis Parella, à la tête de quinze cent soixante-seize fantassins et de cinquante cavaliers, attaqua la colline de Saint-Jean, du Chabas aux Sonnaillettes et aux Portes d'Angrogne. Sur l'aile gauche, le comte de Bagnolo, avec onze cent dix-huit hommes, non comprises les garnisons locales, poussa vers la Collette de la Séa par la pente du Taillaret. Sur l'aile droite, le marquis de Saint-Damien, fort de dix-huit cent cinq hommes, monta de Saint-Second, par Prarustin, vers le vallon de Rocheplate. Enfin, à l'extrême droite, le comte de Genola, commandant un dernier corps de troupes, pointa de la vallée du Cluson vers Rocheplate et Pramol. Cet assaut général, très habilement conçu, témoignait d'autant d'habileté tactique que de connaissance des lieux ; comme le centre de la défense vaudoise se trouvait à Angrogne, celle-ci aurait dû s'écrouler au premier choc.

Mais, on le sait, prêt à toute surprise, Janavel vit ses appréhensions pleinement justifiées et cette fois encore, témoigna de son exceptionnelle bravoure. Sur le front entre Angrogne et la vallée du Pellice, sa résistance fut inflexible. On combattit durement toute la journée au Chabas, à Rocciamanéut, aux Sonnaillettes, dans le vallon de la Ciamugna, sur les pentes durcies par les premiers froids à travers les bois et autour des rochers dont sont parsemés les ravins. Partout l'avance de l'ennemi fut enrayée. Au Taillaret, la défense Vaudoise, sur le point de chanceler fut renforcer par l'envoi d'une centaine d'hommes grâce auxquels là situation devait être vigoureusement rétablie. Après tant d'inutiles efforts, les troupes de choc de Parella et de Bagnolo furent enfin mises et fuite et pourchassées jusque des la plaine. Au soir de la journée, les Vaudois comptèrent six cents cadavres ennemis y compris quatre officiers supérieurs.
Mais, dans là Vallée du Cluson, les résultats devaient être bien différents. Confiante, dans la trêve annoncée, les Vaudois chargés de la défense s'étaient dispersés pour quérir leur subsistance. Surpris par l'ennemi félon, qui pénétra facilement dans les vallons de Pramol et de Rocheplate, ils laissèrent Massacrer les quelques habitants restés sur place et détruire leurs habitations aussi bien que leurs cultures. Par bonheur, la résistance du groupé central sauva la situation et assura la victoire. Là encore, Janavel préserva son peuple de la ruine.
Ce fut le dernier épisode de cette guerre.

Quand la nouvelle en parvint à Turin on entendit, par la voix des ambassadeurs suisses, les délégués vaudois protester avec amertume. Aussi, le 27 décembre, une trêve fut-elle signée que des accords successifs devaient prolonger jusqu'à la conclusion des pour parlers.


Le dur salaire de la victoire.

Dès le 17 décembre 1663 et jusqu'au 21 janvier 1664, la conférence de Turin ne remplit pas moins de sept séances, accompagnées et suivies de nombreuses et orageuses conversations des deux camps avec les ambassadeurs suisses. On peut constater que ceux-ci jouèrent à ce propos un rôle bien plus considérable que ne le comportait leur situation de simples observateurs. Dans son ensemble, la Conférence fut très laborieuse, parfois violente et tumultueuse, au point de faire craindre une rupture. En plusieurs occasions, les délégués vaudois durent éprouver un trouble réel. Dans cette salle d'apparat, en face d'aristocrates raffinés, discoureurs éloquents, rompus aux entretiens diplomatiques et habiles à trouver des arguments en leur faveur autant qu'à réduire l'adversaire par des propos captieux, les Vaudois étaient en évidente intériorité, eux, simples, honnêtes et loyaux montagnards, plus habitués au langage direct et spontané de la Bible qu'à la phraséologie pompeuse et ambiguë des débats officiels. Certes, ils s'étaient montrés mains gauches à manier la bêche dans leurs champs ou le fusil dans là bataille qu'ils ne devaient l' être à l'aide de raisonnements subtils à défendre leurs intérêts autour d'un tapis vert. Il fut facile aux astucieux représentants du Duc d'assimiler l'action dés Vaudois, fruit d'une situation complexe et douloureuse, à la mauvaise volonté d'un peuple en révolte et l'ensemble de la guerre à une entreprise partisane. Comme on l'a déjà tait remarquer, les points faibles de l'entreprise déclenchée par Janavel, autrement dit l'initiative qu'il prit de déclarer la guette, les attaques et le pillages qu'il poursuivit dans la plaint, furent présentés comme des actes de rébellion et de brigandage. Pour le prouver on recourut à une formidable série de témoignages et de documents que nous trouvons annexés aux procès-verbaux de la conférence de Turin. Le nom de Janavel y apparaît rarement ; mais, en réalité, la conférence fut surtout un imposant acte d'accusation porté contre celui que l'on considérait, avec ses « Baninis », comme le grand responsable de l'insurrection et des combats.

Néanmoins et de toutes façons, les délégués vaudois ne se laissèrent pas détourner du but essentiel. La justesse de leur cause autant que la conscience d'être les défenseurs de la foi évangélique et de l'existence même du peuple et de l'Eglise, leur donnèrent courage, ténacité et patience. Ne fallait-il pas aboutir à une conclusion qui fût digne des souffrances et des sacrifices vaillamment supportés ? Aussi finirent-ils par avoir gain, de cause sur l'essentiel autrement dit la reconnaissance de leurs droits religieux et civils déjà sanctionnes dans les Patentes de Pignerol de plus, ils demandèrent et obtinrent l'amnistie complète pour tous les actes accomplis pendant la guerre.

Par malheur, ce résultat considérable comportait trois restrictions infiniment pénibles. D'abord, on renouvela l'interdiction d'exercer aucun acte de culte sur le territoire de Saint-Jean, En second lieu, les quarante-quatre « Bannis » catalogués, cités dans l'édit du 18 juin 1663, furent exclus de l'amnistie, le premier d'entre eux étant Josué Janavel Troisième, exigence : le quartier des Vignes (celui précisément qu'habitait Janavel et ses plus fidèles compagnons), devait être détaché de la commune de Saint-Jean et ajouté à celle de Luserne, ce qui contraindrait les familles vaudoises de cette région à se transporter ailleurs.

Naturellement, les délégués vaudois ne cessèrent de s'élever contre des conditions aussi injustes, et, tout en les discutant, cherchèrent à en contester le bien-fondé. Leur résistance fut opiniâtre mais sans effet. Les représentants du Duc se déclarèrent résolus à les maintenir coûte que coûte. En fin de compte, les Vaudois ne purent que s'incliner.



LA GIANAVELLA D'EN BAS (INTÉRIEUR)

Depuis plusieurs semaines déjà, Janavel s'attendait à la chose. Une fois la trêve déclarée, il avait réussi à rentrer à Liorato. Sa femme l'y avait rejoint. On ignore le lieu où, pendant la guerre, elle s'était réfugiée : peut-être avec les femmes du Villar avait-elle passé dans le Queyras. Dès ce moment, la famille se reconstitua pour retrouver une fois, encore la vie normale. C'était l'hiver : la neige et la glace avaient envahi le vallon solitaire, sur les monts d'alentour tout n'était que silence et solitude.
... Tandis qu'elle vaque aux soins du ménage, Catherine tend l'oreille.
Josué, son mari, est descendu, ce 28 janvier 1664, à l'Envers Pinache : une assemblée y a été convoquée pour entendre les délégués de Turin renseigner les habitants des Vallées, sur les résultats obtenus et fixer, par un accord général, la route à suivre. Toutes les paroisses y seront représentées et Janavel a tenu à s'y rendre. Mais Catherine est soucieuse. Elle sait que beaucoup de coreligionnaires, rendus injustes par la peur, la misère, la souffrance, estiment qu'on peut abandonner désormais les « Bannis » et leur chef qu'on accuse d'intempérance et de violents excès, qu'on veut sacrifier alors que lui donne sa vie, jour après Jour, pour la sainte cause de la foi ! Ah ! ces insinuations malveillantes, ces bruits perfides, ces accusations injustes qui, goutte à goutte, se sont répandues, comme l'huile sur les flots, elles ont atteint au vif le Lion de Rora et blessent ce coeur ardent...

Soudain, un bruit de sabots enneigés, dont on frappe le sol pour le débarrasser de leur charge, tire Catherine de sa douloureuse rêverie. C'est Josué qui rentre. À son front soucieux, à ses épaules courbées, la fidèle compagne voit de suite que l'assemblée fut orageuse. En silence, elle sert à l'époux un frugal repas, puis écoute en récit :
J'étais assis dans un coin de la salle, mon chapeau baissé sur les yeux. Je n'ai pas dit un seul mot mais j'ai fort écouté, l'âme amertumée, tous les propos qui se sont, tenus. Le pasteur Baile, chef de la délégation vaudoise, a exposé quelles avaient été nos requêtes, les concessions faites par le Duc, les douloureuses restrictions à nous imposées, bref tous les débats. Puis il insista très vivement pour que l'on persiste à demander au souverain la grâce des « Bannis ». Mais le pasteur Bech, du Villar (tu sais, celui qui, il y a six ans à peine, avait encouragé ses paroissiens à voir en nous les défenseurs du peuple et de l'Eglise et qui - oh ironie des choses ! - leur avait fait lever solennellement les mains au ciel pour l'attester) ; eh bien ! ce même ministre s'est dressé dans l'assemblée et, avec la même vigueur, il a soutenu cette fois qu'il serait injuste de faire dépendre la paix générale de la grâce accordée à nous, les « Bannis ». Il a ajouté que si nous voulions continuer la guerre, nous n'avions qu'à la faire pour notre propre compte, mais qu'il n'était pas juste de poursuivre la lutte et d'exposer tant de familles à la souffrance et à la ruine et cela seulement pour nous complaire !

À la vérité, le capitaine Jahier n'a pas manqué de parler en notre faveur demandant que nos biens soient laissés à, nos familles ; par malheur, la majorité fut d'avis qu'on ne devait faire aucune réserve mais au contraire laisser les délégués libres de traiter pour le mieux à condition toutefois de ne pas désarmer avant la conclusion de la paix. Ah ! Catherine, mieux veut mettre son appui en Dieu qu'en l'homme changeant et trompeur !
- Oui, l'Éternel est notre seul rempart, Josué, reprit Catherine après un long silence. C'est sur lui qu'il nous faut nous appuyer, dussions-nous souffrir la trahison et languir loin du pays ou séparés les uns des autres !

Une assemblée analogue eut lieu le 6 février au village de la Sagne, près de Saint-Germain, dans la partie inférieure du val Cluson. On y traita de la nécessité de maintenir dans le territoire de Saint-Jean l'exercice du culte réformé, chose à laquelle les adversaires s'opposaient opiniâtrement. Ce jour-là, Janavel, que le rapporteur présent à la réunion, appelle le Chef des Vallées, déclara hautement qu'il fallait insister pour que ce point leur fût en tout cas accordé et ne cacha pas son désir de voir l'amnistie étendue aux « Bannis ». D'autres assistants s'exprimèrent dans le même sens. Évidemment, leur chef, quelles que fussent les difficultés de la situation, persistait à croire qu'à Turin une victoire complète aurait pu être obtenue, il eût suffi, selon lui, d'y conserver une attitude digne, et fière et, sans négliger la possibilité d'un recours aux armes, de se raidir en une attitude de résistance obstinée.
Mais pour cela il aurait fallu l'accord de toutes les forces vaudoises. Or, dans les circonstances présentes, ce n'était plus possible ! Trop grandes étaient les misères et les angoisses du moment, trop fortes les craintes pour l'avenir... Pour obtenir les conditions essentielles au maintien de sa vie civique et religieuse, la masse était prête à céder sur tout le reste.

Aussi bien, revenus à Turin, les délégués vaudois reprirent-ils les discussions, pour pénibles qu'elles fussent ; ils affrontèrent bravement, dans la mesure de leurs moyens, les laborieux pourparlers. Mais, liés par l'opinion qui dominait chez leurs compatriotes, ils durent, en fin de compte, accepter les clauses d'un contrat où ; très malheureusement, étaient maintenues les inexorables restrictions que l'on sait.

Signé par le Duc, le 14 février 1664, approuvé par l'assemblée plénière des Vaudois le 16, enfin ratifié le 18 par le Sénat de Savoie, le traité de paix entra immédiatement en vigueur. En réalité, il constituait, pour les Vaudois une indéniable victoire ; en effet, les libertés religieuses et civiles établies par les Patentes de Pignerol étaient expressément reconnues, confirmées même, à l'exception d'une plus rigoureuse interdiction de l'exercice du culte à Saint-Jean de Luserne. L'amnistie était accordée à tous ceux qui avaient pris part à la guerre.

Ce traité équivalait pour les Vaudois à la reprise d'une vie tranquille et sûre. Mais, pour les quarante-quatre. « Bannis » et pour Janavel, leur chef qui, à deux reprises ; avait conduit son peuple à la victoire, et en a vu au prix de quelles souffrances et de quels sacrifices ! -, il signifiait la mise à ban, la confiscation de leurs biens, la condamnation à mort ou l'exil perpétuel.

Le héros vidait jusqu'à la lie l'amer calice de l'ingratitude et de l'abandon. Mais on ne surprit sur ses lèvres aucune plainte, pas même une protestation. C'est dans le silence qu'il s'enferma. Pour son peuple, n'avait-il pas obtenu ce qu'il s'était proposé : une relative sécurité et la liberté d'adorer Dieu selon l'Évangile ? Il devait payer cela de la perte de ses biens et d'un douloureux exil. Néanmoins, il s'en irait tranquille et, la tête haute... L'attitude qu'il sut conserver à cette heure noire de sa vie proclame, la valeur de ce montagnard homme de guerre, qui puisait en Dieu la force et l'inspiration.
Le 17 février 1664 fut le dernier jour qu'il passa dans sa maison de Liorato.

Nous ne savons rien de ces moments, durant lesquels le passé et l'avenir devaient apparaître également sombres, et où les personnes et les choses qu'il fallait quitter lui devenaient plus chères. Sa vaillante femme restait à la ferme pour défendre les intérêts communs. Le lendemain matin, jour même de la publication du traité de paix, fut aussi le jour du dernier adieu. Dur moment que celui-là, tous deux sentaient alors qu'ils ne se reverraient plus. Puis, Janavel partit, Il passa le petit col de Rabbi, traversa la vallée du Pellice, s'arrêta le soir Au Villar, où quelques amis se réuniront pour le saluer et où Massa, l'administrateur des fonds de guerre, lui remit une somme d'argent pour faciliter son voyage. Le lendemain, il passa le col Julien, accompagné, d'un groupe de fidèles, bannis comme lui, parmi lesquels son lieutenant Étienne Revel, Jean Grass, Rivet ; puis, à travers la vallée de Saint Martin, Pragelat, la Savoie, il prit le chemin de l'exil gagnant l'abri providentiel qu'était Genève, la, Cité du Refuge.
Il s'en alla comme un vaincu.
Mais en réalité il était et se sentait un vainqueur !

Plus tard Il devait rappeler ainsi, avec une juste satisfaction, la grande entreprise de sa vie :
« Il n'existe pas de ville ou d'endroit au monde qui se soit acquis un tel honneur comme l'acquirent les Vallées pour soutenir le nom de Dieu et le Saint Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ ».
Et malgré l'angoisse due à l'éloignement de la patrie, celle que l'on aime dans la mesure où l'en a souffert pour elle, sa foi si simple et si forte lui inspirait ces admirables paroles :
« Assurez-vous toujours en Dieu et soyez assurés qu'Il ne vous oubliera jamais, mais qu'Il vous sera une muraille de feu contre vos ennemis... Si tout le monde était contre vous, et vous contre, tous, ne craignez que le Tout-Puissant qui est votre sauvegarde » !

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant