Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre IV

LA REVANCHE

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Intermède.
La paix avait été signée le 18 août 1655. Du 22 au 24, selon les conventions établies, les Vaudois levèrent le camp et se dispersèrent. Chacun regagnant sa demeure, Josué Janavel retourna solitaire à la sienne.
- Quelle triste chose qu'un foyer vide ! - songeait le vaillant chef, en ce beau soir d'été, tandis que son regard errait sur les lieux familiers mais couverts de décombres.

Il ne se doutait point qu'à cette heure même, sur les chemins montagneux que baigne le soleil couchant, Marguerite, sa fille aînée et Catherine sa femme, montaient lentement vers la demeure familiale de Liorato.
- Le Seigneur est fidèle ! Il nous réunit enfin ! prononça tout à coup, calme et forte, une voix féminine.

Et Josué Janavel, tressaillant d'une joie profonde, voit apparaître sur le seuil de la maison, la compagne de sa vie. Demain, son fils, confié, durant la, guerre, aux mains de quelque ami à Château Queyras, les rejoindra à son tour ainsi que Jeanne et Marie ses deux cadettes.
- Que n'avez-vous enduré, mes bien-aimées murmure le père lorsque, sobrement et par bribes, sa femme et sa fille lui content les dramatiques péripéties de leur emprisonnement.
- Après le massacre de Rumé, nous avons été traînées, plus mortes que vives mais ensemble encore, dans les souterrains de Luserne. Hélas ! peu après les soldats nous ont cruellement séparées : Jeanne et Marie furent envoyées en service forcé dans des familles du Piémont pour être instruites en la foi catholique, Marguerite et moi-même, avec deux cents autres prisonniers, nous avons langui des jours et des semaines dans les prisons du château de Turin...
Marguerite, qui a écouté sans mot dire et mains jointes, interrompt :
- Grâce à Dieu, père, nous n'avons pas renié notre foi. Nos malheureux ministres, Pierre Gros, du Villar et François Aghit, de Bobbio, eux, ont été assiégés par l'Inquisition ; accablés de maux, terrifiés par les menaces, ils ont dû céder. Nous les avons vu venir dans nos cellules pour nous persuader d'abjurer à notre tour...

Horribles visites ! reprend Catherine, la voix sourde. Sais-tu bien que le vénérable Jacques Michelin, de Bobbio, déjà affaibli par la torturé, en a été si bouleversé qu'il est mort peu après ! Mais, hélas ! quant prisonniers se sont laissé persuader et le 18 mai, devant la cathédrale, ils ont abjuré solennellement. Que le Seigneur ait pitié d'eux !
- Et les autres ? Et vous-mêmes ? s'exclamâtes Josué, mâchoire serrée et poings nouée.
- Beaucoup sont morts à nos côtés, les jours suivants, des suites de leurs blessures ou d'inanition. Nous fûmes seulement trente-sept à sortir des cachots du château...
- Oh ! père, le navrant spectacle que notre cortège gagnant péniblement Pignerol ! Nos hommes marchaient et nous les femmes étions sur de pauvres charrettes surveillées par les soldats. Vingt-trois de ceux qui avaient abjuré furent autorisés à cheminer à nos côtés. Grâce au traité de paix, ils peuvent reprendre leur foi, et on dit que d'autres, avec Pierre Gros et François Aghit, se sont enfuis déjà vers les Vallées...
- Enfin cet après-midi, le Modérateur Léger noues a reçus à Saint-Jean, nous a échangés contre les moines et les prisonniers faits par les nôtres, et nous voilà enfin chez nous !
- Plions le genou devant Dieu, chers miens, car Sa main, n'a pas été trop courte pour nous sauver ! s'écrie alors le chef de famille en ouvrant la vieille Bible au Psaume 62e,

Mon âme se repose en paix sur Dieu seul,
C'est de Lui que vient mon salut.
Seul il est mon rocher, mon salut,
Ma haute retraite : je ne chancellerai pas...

Janavel reprit sa vie coutumière. On a peine à imaginer les impressions et les sentiments qu'il dut éprouver, lui, paisible cultivateur, dans son vallon écarté, à la suite des terribles événements qui avaient bouleversé son existence durant les six mois précédents : d'abord l'abandon de la maison, l'attente énervante, la persécution déchaînée, les massacres, la dispersion des siens ; puis les quatre mois de guerre, les victoires, les défaites, la blessure, le répit de Pinache, la dernière entreprise et, plus encore, les fatigues excessives, la tension de tout l'être, bref, la grande et terrible aventure qui avait fait de lui le sauveur de sa patrie... Et maintenant, tandis que vibraient encore dans sa pensée et dans son coeur les échos de, la farouche épopée, voilà revenue la paix sereine du foyer, le sourire de la famille retrouvée, l'humble et fécond travail des champs ! On peut supposer que son esprit simple et positif ne s'arrêta guère aux contrastes exceptionnels de sa vie ; dans sa prière, il les portait tout simplement à Dieu.

À son retour au foyer, il avait trouvé les traces trop visibles du pillage et de la destruction. Mais peu à peu se cicatrisèrent les blessures infligées aux choses Comme aux gens. La nature, dans son infatigable effort de renouvellement, effaça les dégâts commis par les hommes. Un labeur intelligent et tenace rendit aux champs leur fécondité. Bientôt, Janavel put refaire sa situation. Les documents de cette époque parlent de lui comme du propriétaire le plus aisé de la région.
D'autre part, la renommée qu'il s'était acquise, son jugement sain et équilibré, son expérience, son courage, son attitude désintéressée avaient fait de lui une personnalité estimée de tous les Vaudois.

Il fut nommé ancien de son quartier, c'est-à-dire de sa circonscription, dans le Consistoire de Rora, en, remplacement de Jean Gignous Gay dont on a rappelé le martyre au cours des Pâques Piémontaises ; c'est ainsi qu'il put remplir l'utile mission spirituelle et sociale qui correspondait à cette charge. Délégué de sa paroisse à plusieurs synodes de l'Eglise, notamment à celui de la Tour, il figurera parmi les signataires d'une pétition au Roi d'Angleterre où l'on sollicitait la continuation d'un subside auparavant accordé par Cromwell. (1).

Le 3 juin 1657, il fut appelé à faire partie de la délégation vaudoise qui devait mener à terme la laborieuse procédure tendant à la séparation des communes de Saint-Jean et de Luserne. Jusqu'en 1655, la première avait été unie à la seconde ; or, l'expulsion des Vaudois du territoire de Luserne et la brutale séparation topographique des confessions religieuses, exigée par les Patentes de Pignerol, devaient avoir comme conséquence leur disjonction administrative. Bien qu'on n'ait pas été long à se mettre d'accord sur le principe, un obstacle surgit au sujet de l'attribution des parcelles du quartier des Vignes ; situées en entier sur le territoire de Luserne, elles auraient dû topographiquement lui appartenir et conséquemment les Vaudois être expulsés ; d'autre part, étant entièrement habitées par des Vaudois, elles auraient dû logiquement être rattachées à Saint-Jean. Le premier point de vue était naturellement soutenu par les délégués catholiques ; le second par les Vaudois. Ces derniers emportèrent la décision et Janavel n'y fut pas étranger.

Enfin, en 1658, le propriétaire de Liorato fit partie, comme représentant de Rora, de la commission qui conclut l'achat, dans le bourg de la Tour, d'une Maison des Vallées. Cet immeuble devait être le siège de l'administration de l'Eglise et de l'« école générale pour l'instruction moyenne des Vaudois cultivés » et d'autres institutions. Il fut utilisé plus ou moins régulièrement jusqu'en 1686. L'acte d'achat, daté du 3 août de cette année-là, porte, entre autres, sa signature.
Mais l'influence dont il jouissait parmi les Vaudois devait tout naturellement le désigner pour résoudre des questions autrement plus difficiles ; elle l'arracheront une fois encore à la vie paisible de son vallon et l'entraîneront à de plus dramatiques aventures...


L'inévitable reprise des hostilités.

Car en dépit de tout, les Patentes de Grâce de Pignerol n'avaient pas apporté la paix aux Vaudois. Leurs irréductibles adversaires ne pouvaient consentir à ce qu'ils reprissent régulièrement l'exercice d'une foi détestée. Des circonstances favorables à leur désir autant que leur puissance et leur habileté, les poussèrent à entreprendre une nouvelle campagne.

Par leur forme équivoque, certaines clauses de ces Patentes pouvaient être interprétées au préjudice des Vaudois, et c'est ainsi qu'on s'efforça de les appliquer ; d'autres, accordées à contre-coeur, furent plus ou moins ouvertement violées ou même complètement oubliées. Un mémoire, présenté ; par les Vaudois au Duc, le 22 avril 1662, contient une longue liste d'actes injustes et vexatoires accomplis contre eux en violation des articles du pacte, actes tels que restrictions intolérables à l'exercice de leur culte, spécialement à la Tour et à Saint-Jean, limitations humiliantes, souvent offensantes, aux activités civiles les plus modestes, entraves continuelles au cours normal de la vie, et bien d'autres !

Plus encore, en dépit des assurances formelles prodiguées par les représentants du Duc à la conférence de Pignerol, la reconstruction du fort de la Tour fut immédiatement entreprise sur la colline qui domine le bourg ; la garnison y était à peine établie - c'était vers la fin de 1656 -, qu'elle se mit à tourmenter la population des alentours par de fréquentes vexations et d'inutiles cruautés. Léger cite dix-sept cas de violences injustifiables, des vols et pillages de produits agricoles, des ruines, des destructions, des tortures, des homicides. Et quand les victimes s'adressaient au noble gouverneur du Fort, M. de Senantes, pour obtenir de lui justice et protection, on leur répondait par des moqueries et des affronts.

De plus, les Vaudois qui contraints d'abandonner les territoires de Luserne et des communes de la plaine, se préparaient à céder leurs biens à des catholiques, étaient obligés de les vendre à la hâte et à des prix dérisoires, ou même de les abandonner sans nulle compensation. Les autorités, sourdes à leurs prières et à leurs protestations, les livraient à l'arbitraire des violents : c'était les condamner à la misère.

Enfin, à cette longue suite de calamités, s'ajoutèrent deux questions particulières se rapportant personnellement au Modérateur Léger et à ses collaborateurs, en tant que chefs du peuple et de l'Église Vaudoise. Janavel aussi y fut impliqué. Léger, comme pasteur de Saint-Jean, crut pouvoir profiter de la nouvelle paix pour reprendre ses fonctions ecclésiastiques dans sa paroisse, le Consistoire et tout le peuple étant entièrement en sa faveur ; mais contre lui, surgirent, du côté adverse, chicanes et provocations. D'autre part, ce conducteur spirituel qui avait Présidé à la distribution des subsides accordés aux Vaudois par leurs grands amis et protecteurs de l'étranger, fut accusé par des calomniateurs d'avoir usé de ces fonds pour des intérêts personnels, ou de s'en être servi dans d'autres buts illicites. D'où recours, enquêtes, contestations pénibles dans lesquelles furent impliqués d'autres Vaudois coupables ou non. En fin de compte, on apprit l'inique condamnation à mort de Léger et de ses collaborateurs. Dans cet amas d'injustices, de calomnies, d'accusations sans cesse renaissantes, comment ne pas discerner l'effort tenace d'une volonté mauvaise ayant constamment pour objet la totale destruction du peuple vaudois ?

Naturellement bien des persécutés recoururent aux conseils et à l'aide de Josué Janavel, considéré comme le défenseur et le libérateur de son peuple. Il avait suivi avec une attention passionnée le développement de cette vaste et louche entreprise. Tout lui faisait prévoir la renaissante des luttes antérieures.

Janavel n'aimait pas la guerre. Sa vie était celle de l'agriculteur, la vie sereine et vigoureuse qu'on poursuit en face de la nature. Ses sentiments étaient ceux du chrétien : la confiance en Dieu, la solidarité avec le prochain. D'autre part, il n'avait nullement le caractère d'un rebelle. Comme tout Vaudois, il était respectueux des lois et des institutions de l'État, dévoué au duc de Savoie, son souverain. Plus tard, dans ses Instructions, il définira ainsi son attitude de citoyen :
« Vous voulez plutôt perdre tous la vie que d'abandonner votre souverain... Il sera défendu à tous indifféremment de mal parler ni murmurer contre leur souverain, prince... Au contraire, il faut, prier Dieu qu'il lui donne de bonnes pensées envers ses sujets et fidèles serviteurs... ».

Mais il y avait en lui quelque chose de supérieur au désir de la paix, au respect des lois, au loyal service du souverain : c'était le droit de la conscience religieuse, le devoir de professer la foi évangélique, le salut du peuple en vue de l'accomplissement de sa mission spirituelle. Tous ces éléments d'inestimable valeur se trouvaient en péril. Les cris de douleur de ses coreligionnaires lui parvenaient comme une pathétique imploration. Les sacrifices du passé n'exigeaient-ils pas qu'on reprît les armes pour obtenir enfin une paix juste, sûre, véritable ? Comment les violences des adversaires et les souffrances de ses compatriotes n'auraient-elles pas réveillé en lui les émotions assoupies, les bouillants souvenirs des luttes et des victoires ? À présent, tout cela se transformait en appels à l'action. Irrésistiblement et presque malgré lui, Janavel s'érigea en protecteur des opprimés, en justicier des torts, en défenseur des droits les plus sacrés de son peuple.

La lutte se rallume
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Ce ne fut pas sous l'effet d'une impulsion subite que naquit en lui la pensée d'engager à nouveau l'action. Non, elle mûrit peu, à peu ; grâce au lent travail de l'esprit. Sitôt octroyées les Patentes de Grâce, il eut l'intuition que la lutte reprendrait inévitablement. Rien n'était donc plus nécessaire que de s'y préparer. Un document intéressant nous le prouve : c'est la déposition d'un fondeur de Pignerol qui, le 26 mars 1656, atteste qu'il avait coulé puis remis à Janavel six arquebuses analogues à celles dont l'efficacité s'était avérée durant la guerre de 1655. Des témoignages analogues s'appliquent à l'achat d'autres armes telles que, fusils, couteaux, poignards et tout autant à des provisions de blé où d'aliments divers, comme si, dès cette époque, on prévoyait la nécessité d'assurer la subsistance de la population en vue d'une entreprise possible.



LA GIANAVELLA D'EN BAS - LA GROTTE

C'est dans le courant de l'automne 1658, qu'on vit se déclencher la lutte. Quelques vexations sans importance, mais témoignant d'une criante injustice, devaient être la goutte qui fait déborder le vase.
En voici des exemples :

Une famille Bastie, établie dans la campagne de Bricherasio, est obligée de céder ses vignes au fisc à un prix dérisoire : aussitôt, à titre d'avertissement et de punition, Janavel les fait arracher. Une veuve, Félician, de Lusernette, est injustement expulsée de son habitation par un prétendu créancier qui, tout simplement, s'installe à sa place : dans la nuit du 25 novembre, Janavel fait piller la maison de l'usurpateur. Quelques, jours plus tard, un de ses compagnons, Philippe Costafort, qui a participé au pillage, est reconnu à Luserne ; aussitôt il est arrêté et enfermé dans les souterrains du palais des comtes : Janavel décide de le délivrer ; il mène à bien l'entreprise avec cette résolution, cette rapidité, cette adresse, qui sont la caractéristique de son Style. La nuit du 8 décembre, après avoir réuni une centaine d'hommes armés, tous compagnons fidèles qui se, sont mis à sa disposition pour ces opérations-là, il entrera silencieusement dans le. bourg, entourera le palais, en bloquera toutes les sorties. Bientôt quelques hommes, franchiront l'enceinte de la ferme au moyen d'une échelle et pénétreront jardin. Puis, à grands coups, ils commenceront à démolir le portail. Réveillés en sursaut, les domestiques sont saisis de terreur. Le jeune comte Amédée Manfredi et la marquise mère paraissent à la fenêtre du premier étage et cherchent à calmer les assaillants. Ceux-ci annoncent leur intention d'ouvrir la porte, même à défaut des clefs. Leurs rudes coups retentissent dans l'ombre et personne n'ose intervenir. Les soldats de la garnison restent prudemment tapis. Pour lors, faisant irruption dans le souterrain, les Vaudois délivrent Costafort et disparaissent dans la nuit.
Naturellement, pour ce haut fait, Janavel fut invité à se présenter devant le tribunal de Turin. Il ne s'y rendit pas. On l'accusa d'autres crimes, vrais ou supposés. Cité derechef, il s'abstint de répondre. Aussi fut-il mis à ban et condamné à mort.

D'autres de ses compatriotes se trouvaient déjà dans la même condition : cités au tribunal pour des actes de légitime défense ou de résistance aux pouvoirs établis, ils ne s'étaient pas non plus présentés et avaient été condamnés, par contumace, aux galères ou à la mort.
Spontanément, ils se groupèrent autour de Janavel leur chef et furent dès lors appelés les Bannis.

Ce devait être désormais la tâche des soldats ducaux en garnison à Luserne et à la Tour que de donner la chasse à ces rebelles auxquels la population marquait au contraire toutes ses sympathies, car, reconnaissant en eux les victimes d'accusations iniques, elle les considérait comme les défenseurs et protecteurs naturels des persécutés. Aussi se sentant solidaire, cherchait-elle à les aider et leur faciliter la vie. Mais la troupe réagissait brutalement contre une telle attitude ; sous prétexte de rechercher les coupables et de refréner toute connivence, elle pénétrait dans les demeures pour exercer continuellement des vexations, voire des sévices. Il en résultait des protestations, des résistances et des condamnations nouvelles. Sans l'avouer ouvertement, on entendait acculer les Vaudois à la révolte.

À ce moment, le gouvernement ducal, par un édit solennel qui aurait dû être un instrument de pacification, sanctionna officiellement de telles injustices, et de la sorte, poussa à la guerre ses sujets des Vallées :

« Informés que dans la vallée de Luserne... les Bannis catalogués et scélérats de la dite vallée sont publiquement tolérés et abrités... et au mépris de la justice, sont également soutenus par les particuliers des mêmes lieux, lesquels publiquement conversent avec les dits bannis et scélérats, les fréquentant librement, par les présentes, de nôtre sûre science et pleine puissance et autorité, ayant ouï notre Conseil... nous mandons et expressément ordonnons aux communautés, lieux et hommes de la dite Vallée de Luserne de ne plus donner asile aux susdits bannis fameux et autres scélérats, qui vont en troupe, armés, et particulièrement Josué Janavel, Esaïe Fina, Philippe Costafort, Jean Grass, Barthélemy Bellin, Jean et Marc, frères Vachier ! ou Imberti ; mais, au contraire, de sonner cloche et marteau dès que les dits scélérats ou l'un d'eux comparaîtront, afin de les prendre et de les remettre ensuite à la justice morts ou vivants, sous peine de trois mille écus... En outre, pour mieux stimuler chacun à l'observance de nos ordres, au zèle pour la justice et au bénéfice du public, nous promettons en foi et parole de Prince, à quiconque présentera à la justice les susnommés ou l'un d'eux, la somme de trois cents ducats qui seront payés immédiatement au comptant... Délivré à Turin le 25 janvier 1661.

« Signé : Charles-Emmanuel ».

Ainsi, pour la deuxième fois, et dans les mêmes conditions, Josué Janavel se trouvait, sans le vouloir, considéré comme ennemi de l'État et par ces moyens extrêmes, on l'obligeait à se faire corps et âme le défenseur de son peuple.

Durant cette période, sa maison des champs à Liorato devint naturellement le centre des « Bannis ». Les petites chambres basses et fumeuses, les murs brunis par le temps, le balcon délabré qui conservent, les traces de multiples aventures, évoquent encore ces jours d'agitation, d'angoisses et de luttes. Catherine Janavel, femme entendue et vigilante, tenait le ménage et entourait de soins affectueux son mari, qui, à l'ordinaire énergique et plein d'ardeur, connaissait parfois la fatigue et le découragement. Le garçonnet animait la maison de sa juvénile gaîté et les filles, mariées à des jeunes gens de familles estimées (Marguerite à Barthélemy Marauda, de Saint-Jean ; Maria à Étienne Bonnet, d'Angrogne ; Jeanne à Jean Muston, dit le Manchot, l'un des plus fidèles et vaillants soutiens des proscrits) ne laissaient pas d'entourer leur père de leur respectueuse tendresse. Aux alentours, dans les granges et les écuries, étaient cantonnés les « Bannis », qui, à présent, atteignaient la centaine. Janavel réunissait, dans la sombre cuisine, ses collaborateurs les plus immédiats, ses frères Jacques et Joseph, son beau-frère Garnier, son gendre Muston, son très fidèle lieutenant Étienne Revel et encore Jean Bellin, de la Tour, Jean Grass, de Bobbio, tous, sauf ses deux frères, « bannis » et condamnés à mort, pour avoir résisté à l'oppression et hardiment défendu leurs frères persécutés. Et surtout pour avoir voulu conserver intacte à liberté de conscience ! Ils pourvoyaient ensemble aux nécessités communes, à la défense contre d'éventuelles attaques. Contre la population, on ne les voyait commettre aucun acte de violence ; ils n'intervenaient que pour défendre les faibles, résister à l'injustice et rétablir le droit.

De cette époque date la grotte ménagée dans le fond de la maison de Liorato à la hauteur de la cave. C'est une anfractuosité d'un peu moins d'un mètre de hauteur, creusée dans la roche vive, d'abord en ligne droite, puis tournant à gauche et continuant sur une longueur de quelques mètres en se rétrécissant graduellement. À l'angle se trouve, gravé dans la pierre, l'inscription W. G. G. 1660 c'est-à-dire, en italien, Viva Giosué Gianavello. Janavel voulait probablement continuer à creuser plus loin ce souterrain pour le faire déboucher dans le vallon et s'assurer ainsi une issue en cas de surprise. Il en fut empêché par les événements.
Telle qu'elle était, cette grotte constituait un excellent refuge. Le visiteur n'a pas de peine à évoquer ici, le vivant souvenir du défenseur des Vaudois.

Jusqu'alors, les soldats ennemis n'avaient pas osé relancer les « Bannis » réfugiés dans leurs montagnes. Mais, le 12 février 1662, à la suite d'un nouvel édit de condamnation, un officier supérieur, le comte de Saint-George, arriva à Luserne avec des troupes de cavalerie et d'infanterie appartenant à la garde ducale ; il avait pour mission d'exécuter les ordres s'appliquant aux rebelles. Le 17 février, après avoir saccagé, à Saint-Jean, la maison abandonnée du Modérateur Léger, banni lui aussi et condamné à mort, il monta jusqu'au quartier des Vignes, pour y attaquer la maison de Janavel. À coups de fusil, il en fut repoussé. Intervenu une seconde fois avec des forces écrasantes, il réussit à pénétrer dans le vallon, força les « Bannis » à la retraite, livra au pillage maisons et champs ne laissant derrière lui que la désolation.


La vie dangereuse et préservée des « Bannis ».

Force était à Janavel et aux siens, de fuir l'ennemi. Ils se réfugièrent d'abord dans les gorges sauvages du vallon des « Bannis » dont le nom - il convient de le remarquer - remonte à une époque bien antérieure. De sa maisonnette, Janavel avait pu observer cette combe étroite et escarpée qui, d'une crête surplombant le vide, semble choir dans un précipice ; les pentes rapides, les ravins encaissés étaient recouverts de châtaigniers et de hêtres touffus. Un profond silence enveloppait ces lieux austères que la voix grave du torrent rendait plus impressionnants encore. Ce fut pour les persécutés un refuge vraiment providentiel.

Sous Rocca Boudet (cime qui domine le nord du vallon), le village de Tribolet est formé de vieilles maisons serrées les unes contre les autres, sur, la pente abrupte, comme pour se défendre du choc des tempêtes. C'est là qu'à certains moments les « Bannis » établirent leur quartier général, là qu'ils conduisaient les prisonniers et rassemblaient leur butin. Un curieux document de l'époque signale qu'ils se réunirent précisément dans ce village, le 11 juin 1663, après le pillage de Luserne : sur un pré voisin étaient entassés pêle-mêle les cloches enlevées, aux églises, les objets et parements, tant sacrés que profanes, les ustensiles de cuisine, les instruments de travail qu'on avait dérobés. Dans le ravin creusé de l'autre côté du vallon, sous les rochers de Rocca Bera, se trouve le village de Bera, qui fut aussi un refuge pour les compagnons de Janavel. Au delà du lieu dit « Bric des Bannis », qui s'arrondit à l'ouest, on peut voir deux autres refuges, dont l'un est une cavité creusée sous un rocher en surplomb, vrai nid sauvage où subsistent les débris d'un mur de soutien (c'est la « Balme des Bannis ») et l'autre, à peu de distance, est constitué par un étroit orifice dans le rocher appelé le « Pertuis des Bannis ». Selon la tradition, c'est là qu'on se cachait au moment du danger. Dans la solitude sévère de ces gorges boisées, les pauvres gens retrouvaient enfin quelque sécurité !



CARTE DES VALLÉES VAUDOISE DU PIÉMONT (CERCLE DE PIGNEROL)

Mais ils purent également se réfugier dans une région plus ouverte, plus riante, la haute-vallée du Pellice qui, exclusivement habitée par les Vaudois, était pour les proscrits un nouvel asile. On y. arrivait sans peine et sans retard, en traversant la crête boisée qui sépare les deux vallées. Ils s'établirent plus spécialement au Villar, de sorte qu'entre le refuge du vallon des Bannis et celui du Villar s'établirent, par les sentiers de montagne, des rapports et échanges quotidiens..

La Magna Gianna
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Au Villar, Janavel possédait une admiratrice, une amie sûre qui devait être pour lui et ses amis une vraie providence, C'était la vieille Jeanne Charmis, veuve Coïsson, populairement connue sous le nom de Magna Gianna (la tante Jeanne) du Villar. Figure vraiment caractéristique de femme vaudoise de ces temps orageux, elle comptait une soixantaine d'années ; les documents contemporains nous la représentent comme une femme saine et robuste, qui gérait avec intelligence et habileté ses biens personnels et ceux hérités de son mari ; de plus, elle était l'accueillante propriétaire d'une petite auberge où l'aidaient sa fille Judith et son gendre Jacques Pellegrin. À l'époque des Pâques Piémontaises ; elle avait assisté à de vraies atrocités : sa soeur massacrée avec ses sept enfants, son frère exterminé lui aussi et son neveu Jean Ronc, le pieux instituteur de Rora, torturé jusqu'à la mort, tandis que sa femme, enfermée dans les prisons de Luserne, donnait le jour à un enfant immédiatement baptisé catholique. Que de catastrophes, hélas communes aux familles vaudoises de ce temps Magna Gianna n'avait dû son salut qu'à la fuite. Ces terribles événements avaient renforcé chez elle les sentiments de fidélité à la' cause vaudoise. Sensiblement plus âgée que Janavel, elle avait pour lui une admiration profonde et dévouée, et de toute son âme soutenait son action. Elle lui avait donc cédé l'usage de sa maison paternelle, au village du Charmis, situé non loin du Villar. Elle offrait en outre à tous les « Bannis » la cordiale hospitalité de son auberge.

Celle-ci se trouvait au nord de la place, entre le presbytère et l'ancien four communal aujourd'hui disparu. Du côté opposé se profilaient les ruines du vieux palais de Casapiana, transformé en couvent et détruit par le feu en 1653. Les passants qui montaient et descendaient la vallée, les ouvriers de la forge située au bord du canal voisin, les commerçants qui, du Dauphiné, s'acheminaient au marché de Luserne ; faisaient naturellement une halte chez Magna Gianna ; et tandis qu'ils buvaient un verre de vin ou consommaient un repas frugal, ils voyaient des groupes de « Bannis » aller et venir, s'arrêter, s'entretenir comme s'ils étaient chez eux. Plus tard, les autorités militaires recueillirent à ce sujet de curieux témoignages qui ont toute la saveur d'une chronique villageoise. Les « Bannis » étaient tous armés, mais ils circulaient paisiblement sans causer d'ennui à personne. Janavel également, passait de temps en temps avec ses plus fidèles compagnons : Étienne Revel, Esaïe Fina, Jean Bellin ou Joseph Janavel, son frère. Quelquefois, des blessés étaient amenés après une escarmouche et trouvaient là accueil cordial et soins empressés. On se plaît à imaginer, dans ce milieu vivant, la vaillante hôtesse allant de table en table, gaie, un brin bavarde, mais active au service et s'approchant de quelques « Bannis » nouvellement arrivés pour leur témoigner son intérêt :
- Quelles nouvelles aujourd'hui ? interroge-t-elle.

Et, le frère du chef, de répondre avec fougue :
- Josué a remis en liberté les paysans de Bricherasio, qu'Esaïe Fina avait arrêtés et il leur a même fait rendre leurs quatre paires de boeufs !
- Vrai ?
- Oui, oui ! Pas de violence injuste, pas d'inutiles vexations ! a-t-il dit. Quand nos hommes ont pris à Lydie Martina, de Lusernette, dix lires d'argent, Josué les a restituées de suite, tandis qu'au village des Chabriols deux passants, privés de leurs vêtements, ont été fort surpris de voir revenir leur bien !
- Ah ! notre Josué, s'exclame l'hôtesse en hochant la tête, en sus du courage, il a le sens de la justice ! Mais tenez, le voici en personne ! Entrez, capitaine, entrez !

Sur la porte se profile la solide carrure de Janavel. De suite, un mouvement se produit dans la salle de l'auberge, un échange empressé de salutations, de récits, de nouvelles, puis les hommes se groupent autour des pots de vin
Magna Gianna les suit de son regard maternel.

Il peut paraître étrange que, dans un lieu considéré par l'État comme un nid de rebelles, la vie pût continuer aussi calme et paisible. On se l'explique par le fait que les autorités et la troupe ne se hasardaient pas volontiers dans des centres purement vaudois où la nature même leur semblait contraire ; les « Bannis » circulaient librement depuis le haut de la vallée jusqu'aux environs de Luserne et de la Tour, plus rarement dans les bourgs. La population leur était unanimement favorable et faisait avec eux cause commune. De leur côté, les « Bannis » s'abstenaient de tout acte pouvant troubler l'ordre public ou nuire à la propriété privée. C'est avec une grande sérénité qu'étaient accueillis les édits ducaux les menaçant des pires condamnations. Ainsi, toujours davantage, par la faute d'ordres injustes dû à un mauvais gouvernement, se prolongeait dans ces hautes vallées la situation dangereusement anormale d'un territoire considéré comme hors la loi, c'est-à-dire comme hors du contrôle de l'État et dans lequel, néanmoins, l'existence civile et sociale était pratiquement normale, grâce au sens spontané d'ordre et de discipline des habitants. Par consentement mutuel des deux parties, les chocs étaient pour l'heure évités.

Janavel continuait de séjourner dans le riant village du Charmis, à l'ombre de magnifiques châtaigniers. La maisonnette qu'il habitait se trouvait au centre du village, entre le four public et le petit temple que remplace aujourd'hui un bâtiment d'école. De là il dirigeait et réglait les faits et gestes des « Bannis » et veillait sur le sort de son peuple. Souvent on le voyait circuler dans la vallée. Accompagne comme il l'était par des groupes de coreligionnaires, entouré par la sympathie de la population, il se sentait en pleine sécurité. On le voyait, armé de son infaillible arquebuse et un large couteau passé à la ceinture, parcourir librement campagnes et villages, traverser la Tour à brève distance du Fort, franchir la plaine de Saint-Jean, et même visiter le marché de Luserne. Personne n'aurait osé toucher à lui. Même les soldats de la garnison, même ses adversaires les plus acharnés lui marquaient un prodigieux respect. Le dimanche, avec quelques camarades, il se rendait au culte, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre. Des témoignages du temps nous rapportent qu'il fréquentait souvent le temple des Coppiers, à la portée de fusil du fort de la Tour. Quelques sentinelles étaient placées. aux abords, d'autres montaient sur le toit de l'église pour éviter les surprises. En ce rustique sanctuaire, le capitaine et ses compagnons s'unissaient aux fidèles dans la méditation de la Parole de Dieu, dans la prière et dans le chant des psaumes qui étaient les seuls hymnes des Églises vaudoises. Plus leur vie était irrégulière et dangereuse, plus ils sentaient pour l'accomplissement de leur tâche le besoin d'une forée divine. Leur condition de « Bannis » n'en tachait en rien leur conscience religieuse ni n'altérait leur personnalité morale. Ils se considéraient non comme des rebelles, mais comme des soldats au service de la plus noble cause, celle du salut de leur Église et de leur peuple.

Janavel veillait constamment à la rectitude de leurs actes, afin que leur action se maintînt pure et sans tache. Il entendait que toute vexation ou violence en fût exclue. Mais s'il se montrait exigeant en matière d'ordre et de discipline, il était d'autant plus inflexible à l'égard de tout acte d'injustice ou de violence commis contre les Vaudois et il reprenait sévèrement les tentatives de lâcheté ou de trahison, considérant ces actes non, comme des torts faits à l'individu, mais comme des crimes contre la communauté. L'élément essentiel pour gagner la bataille était la solidarité entre Vaudois. Un pour tous, tous pour un, à cette condition seulement on pourrait atteindre le but !

Un épisode caractéristique de cette époque nous a été transmis par la tradition. Janavel fréquentait, de temps à autre, le petit temple de la bourgade de Bouïsse située près de la Tour, temple remplacé aujourd'hui, comme au Charmis, par un édifice scolaire. Dans la maison voisine habitait alors un armurier vaudois, nommé David Oudry qui du fait de son métier se trouvait en rapport avec M. de Coudré, le commandant du fort ; Oudry céda aux requêtes de ce dernier qui le pressa de l'avertir, lorsque Janavel se rendrait au culte, car il comptait bien ainsi le surprendre et l'arrêter. Peut-être Oudry croyait-il de bonne, foi que la disparition du fameux capitaine contribuerait à la pacification générale; peut-être obéissait-il à des intérêts personnels plus vulgaires.

Quoiqu'il en soit, le dimanche 7 mai 1662, voyant Janavel entrer dans le temple avec une trentaine de ses compagnons, il monta sur le toit de sa maison pour y étendre un drap blanc, ce qui était le signal convenu, signal clairement visible du fort. Mais, averti de la trahison, Janavel, au lieu d'entrer au temple avec les autres, s'était caché dans une vigne voisine. De là, au moment où le traître déployait son drap, il le foudroya d'un coup d'arquebuse. Oudry, frappé à mort, roula du toit dans la cour de sa maison. Les «Bannis» accoururent sur les lieux et enfoncèrent la porte pour rechercher le fils du coupable, jeune homme de vingt-deux ans, son complice, astucieusement caché dans la paille de la grange. Toutefois ils ne réussirent pas à le trouver et s'éloignèrent rapidement vers le Villar.

Douloureuses expériences que ces échauffourées et manifestations d'un état anormal qui ne pouvait manquer de ramener à la longue une pénible tension dans toute la vie d'un peuple A plusieurs reprises, les Vaudois avaient présenté au gouvernement ducal des mémoires et des suppliques exposant les violations continuelles des pactes, les injustices, les torts dont ils étaient victimes et réclamant sans relâche un régime d'équité et de bienveillance. Toujours en vain ! Nulle réponse, nul espoir. Au commencement de 1663, les cantons protestants de la Suisse intercédèrent encore pour eux, demandant, une fois de plus, la grâce des « Bannis», le pardon général et le rétablissement intégral du pacte. Une fois de plus aussi, tout échoua.
Le Duc répondit qu'il exigeait, comme condition préalable à la pacification, la remise des « Bannis » déclarant que « la punition de ces scélérats serait conforme à leurs crimes et ne serait pas moins un service rendu à sa personne qu'à la justice, au public et aux Vallées mêmes ».

Tout espoir d'une solution équitable semblait entièrement exclu.



ENTRÉE DU VILLAGE, DE VILLAR PELLICE


(1) Cette pétition fut rédigée en juin 1660. 
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