Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre IX

LES DERNIERS JOURS

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La Glorieuse Rentrée

À peine de retour à Genève, Janavel dut apprendre que, par malchance, l'expédition des Vaudois combinée par Arnaud, Pellenc et Robert avait échoué dès ses débuts. En dépit des précautions, les allées et venues des exilés avaient éveillé l'attention des autorités et celle des populations. Le rassemblement prévu dans la plaine de Bex n'avait pu passer inaperçu. Aussi vit-on les catholiques de la Savoie et du Valais courir aux armes et bloquer de façon menaçante le pont et les passages du Rhône. Intervenu sur l'ordre du Gouvernement de Berne, le bailli d'Aigle s'efforça de convaincre les Valdesi réunis dans son district de l'impossibilité où ils étaient de partir dans d'aussi mauvaises conditions. À ces exhortations s'ajoutèrent celles, pleines d'affection, d'Henri Arnaud, leur chef. Aussi les exilés renoncèrent-ils à leur projet, et, mornes et découragés, ils se dispersèrent à nouveau sur la terre d'exil.

Janavel en éprouva une amère déception et cet échec lui fut d'autant plus dur qu'il devait avoir des répercussions fort pénibles sur le sort des Vaudois en général autant que sur le sien en particulier. D'une part, les cantons protestants, las de l'obstination des Vaudois qui leur valait tant d'ennuis d'ordre politique et même d'ordre économique, décidèrent d'obliger ces hôtes inquiétants à passer en Allemagne où ils contraignirent quelques centaines d'entre eux à gagner le Palatinat et le Brandebourg. Un tel éparpillement devait rendre bien difficiles les rendez-vous nécessaires à une nouvelle expédition.

D'autre part, le gouvernement de Genève, qui s'attendait aux protestations des résidents de France et de Savoie, concentra sa mauvaise humeur sur Janavel, considéré comme l'inspirateur principal de l'affaire. Sitôt qu'il eut connaissance des faits, le Conseil décida de l'expulser avec les autres Vaudois résidant à Genève. Le vieux capitaine, dont l'état de santé avait empiré du fait de ces émotions, se présenta immédiatement devant le plus haut magistrat, exprimant « chagrin et surprise de sortir en l'estat d'infirmité et de faiblesse en lequel il était ; cependant », déclarait-il, « il obéirait ». Le Conseil s'apitoya et, le 29 juin, retira l'ordre d'expulsion.

Trois semaines plus tard, nouvel esclandre : Henri Arnaud, l'inlassable animateur, arrive à Genève et tient chez Janavel de nouveaux conciliabules, très probablement pour s'opposer au danger d'un ordre de dispersion dont on menace les Vaudois. Cette fois, c'est au tour d'Arnaud de se voir, le 20 juillet, l'objet d'une mesure d'expulsion immédiate, « vu qu'on a des considérations pour lesquelles on ne peut le souffrir ici ». Puis le Conseil décide d'inviter derechef Janavel à sortir « incessamment » de l'État ; et, le 28, il lui renouvelle l'injonction, « pour bonne considérations qui lui sont connues ».

Une fois encore, Janavel, dont la santé est de plus en plus atteinte, obtient du gouvernement l'ajournement de sa peine.
Il faut reconnaître, que tout en sauvant les formes, le dit Conseil fit preuve dans ces circonstances orageuses d'une indulgence non dissimulée pour le vaillant proscrit et pour la cause à laquelle il s'était voué.

À peine le calme revenu, Janavel en dépit de sa fatigue, reprit pour la troisième fois l'effort d'organisation de la Rentrée, à laquelle il allait consacrer ses dernières énergies. À vues humaines, tout semblait perdu : les Vaudois dispersés, les autorités suisses nettement contraires, les agents français et piémontais sur le qui-vive. Mais le vieillard ne perdit ni foi ni courage. Le corps pouvait fléchir, l'âme non !
Avec ses fidèles compagnons, il reprit inlassablement le projet et le fit de façon si prudente, si habilement discrète que les soupçons des gouvernements n'en furent plus éveillés. En automne, Henri Arnaud se rendit en Hollande auprès du plus puissant ami des Vaudois, Guillaume III d'Orange, alors à la veille du coup d'État qui devait, ce même mois de novembre 1688, faire de lui le souverain de l'Angleterre. Il rapporta de cette visite non seulement de l'aide et des encouragements substantiels, mais aussi des nouvelles considérables ; la cour batave lui révéla que le moment le plus favorable à l'organisation d'un retour semblait imminent, car une rupture entre Louis XIV et Victor-Amédée II pouvait être prévue dans un avenir rapproché. Le Duc de Savoie, exaspéré des prétentions du roi de France, était en effet sur le point de se rapprocher du nouveau roi d'Angleterre et devait se trouver ainsi lié aux puissances de la Ligue d'Augsbourg, alors en guerre contre la France. Une fois cette alliance bien établie, les Vaudois trouveraient à la Cour de Turin non plus un adversaire mais un ami.

Les préparatifs se poursuivirent durant tout l'hiver et le printemps de 1689, avec une ardeur jamais lassée. Janavel y participa activement. L'organisation de cette troisième tentative étant achevée, on vit les Vaudois, sous la direction d'Henri Arnaud, éviter adroitement la surveillance des autorités suisses, se réunir à Prangins, près Nyon et, dans la nuit du 25 au 26 août, traverser sans obstacle la partie du Léman dénommée Petit Lac pour inaugurer, à travers la Savoie, l'expédition dite de la Glorieuse Rentrée.
Ayant désormais accompli sa tâche, le vieux Janavel, confiné dans son logis de la Madeleine que n'animaient plus d'incessantes allées et venues, ne cessait de présenter à Dieu son peuple en route pour la terre promise...

Les premières nouvelles relatives à la Glorieuse Rentrée arrivèrent très promptement dans la cité du Refuge. Déjà, le 12 septembre, comme l'écrivait le résident de France, le bruit courut que les Vaudois étaient parvenus aux Vallées ; ceux qui étaient restés sur les bords du Léman en furent enthousiasmés : « Ils ont repris courage », observait le résident, « ne croyent plus rien d'impossible et qu'il n'est point d'entreprise, quelque téméraire qu'elle puisse être, à laquelle ils ne soient capables de se porter dans la confiance que leur donne le succez de celle des Luzernois ». Et le représentant du Roi ajoutait comme malgré lui : « C'est en effet une chose étonnante que huit cents misérables, sans discipline et sans chefs, ayant passé le lac de Genève à quatre reprises différentes sur de très chétifs bateaux, aient réussi dans une entreprise si difficile... ». Enfin, le 20 septembre, le même résident annonçait « qu'était arrivée à Genève la nouvelle extraordinaire que les Vaudois avaient battu les Français à Salbertrand et étaient entrés victorieux dans les Vallées ». Il ajoutait même : « Cela a achevé d'échauffer le courage de nos réfugiez ; les misérables ne croient pas que rien soit capable de les arrester... ».

Janavel, qui continuait à suivre en pensée et non sans grande inquiétude la phalange de ses opiniâtres compatriotes, fut certainement l'un de ceux qui manifestèrent hautement leur joie, leur enthousiasme même. Ce fut pour lui, durant les derniers mois de sa vie, un très grand réconfort.



LE PASTEUR HENRI ARNAUD


Dernier regard sur le passé

Voyant approcher, la fin, le Capitaine des Vallées voulut assurer l'expression de ses dernières volontés. Le 3 janvier 1690, il dicta son testament à maître Gabriel Grosjean, notaire à Genève. C'est un document bref et plutôt sec : à l'exception de l'invocation initiale : « Après avoir recommandée son âme à Dieu », il contient une simple série de legs, par lesquels le vieux combattant disposait au bénéfice de sa parenté des fonds qui lui étaient restés. Cette pièce nous permet de reconstituer l'état de sa famille dispersée par la violence de ces temps tragiques.

Essayons par l'imagination de nous représenter la scène, selon les données du document, tel qu'il peut être consulté par les amateurs d'histoire précise.
Au matin de ce jour, sentant la faiblesse gagner, Janavel cria de son lit à sa fidèle servante :
- Dorothée, viens un instant auprès de moi ! Je voudrais écrire aujourd'hui mon testament ; le Seigneur ne me réserve peut-être plus de longs jours, et le peu que je possède, je veux le distribuer équitablement. Sitôt, ma bonne, que tu auras terminé ton ouvrage, tu iras donc quérir Maître Gabriel Grosjean, le notaire, et le prieras de passer à mon domicile cet après-midi. Je resterai au lit ce matin, car mes jambes sont enflées et mon souffle est court, mais je me lèverai ensuite pour recevoir dignement l'homme de loi et lui dicter mes dernières volontés...

Tandis que la servante s'affaire, lui, adossé à ses oreillers et les yeux mi-clos, se prend à dresser en sa tête les brèves instructions qui seront son testament. Après avoir recommandé son âme à Dieu, il passera en revue les membres de sa famille dispersée par la violence des temps. Hélas ! sa, femme, si vaillante, si aimée, l'a précédé depuis quinze ans dans l'au-delà : quel réconfort ce fut de l'avoir auprès de lui dans son logis d'exile où elle a pu, malgré un trop court séjour, laisser sa douce empreinte ! Tournant son regard vers la petite fenêtre par laquelle entrent les bruits familiers de la rue, grincement de charrettes, sifflet d'un compagnon au travail, coups sourds du tonnelier frappant sur le bois, Janavel croit un instant voir s'y encadrer la silhouette de celle qui cousait là, assise, un peu voûtée, au plus près de la lumière...

« Il ne se passera plus si longtemps que je ne la rejoigne dans la vraie, l'éternelle clarté ! », songe-t-il. « Là-haut aussi, je retrouverai mon fils, ce malheureux, disparu on ne sait trop où, mort dans le massacre de 1686 ou dans une prison du Piémont. Mes enfants ! Leurs destins furent singulièrement durs, comme ceux de la plupart des habitants des Vallées, mais, le Christ l'a promis, ils auront la vie éternelle, car ils ont tout sacrifié ici-bas ! Jeanne, morte la même année que son frère... Et son mari, Jean Muston : quel fidèle compagnon d'exil ne fut-il pas pour moi ? jeté en prison, il en est sorti brisé par la maladie pour venir mourir en Suisse. Leur fils, Pierre, lui que j'ai vu avec fierté se joindre à l'expédition de la Rentrée, il a aussi été fait prisonnier par les Français. Où peut-il se trouver désormais ? Enchaîné sur les galères de France ? Que Dieu le garde fidèle ! Et si jamais il est rendu à la liberté, ce sera peut-être grâce aux huit cents écus que son, grand-père va lui léguer aujourd'hui ! Marguerite, ma fille, veuve de Barthélemy Marauda, vit encore, et Marie aussi, : femme d'Etienne Bonnet ; mais je ne les reverrai pas, car elles sont quelque part en exil en Suisse avec les leurs ; elles seront mentionnées, bien sûr et parmi les premières, quand Maître Grosjean écrira mes volontés.

« ... Ne pas oublier non plus mes trois neveux : Josué et Jean, fils de Joseph mon frère, tombé si jeune en 1663, sont tous deux des Vaudois dignes de ce nom - Josué a signé avec le chef des « Invincibles » et moi-même le message envoyé à de Muralt en 1686 ; Jean, hélas ! un de plus qui languit dans les prisons du Piémont ! Mais il en sortira, si Dieu le veut ! Enfin, le fils de mon frère Jacques, un Jean aussi, sera mon dernier héritier, sans compter les pauvres de l'hôpital de Genève et les protégés de la Bourse italienne...
« ... Naturellement, je ne veux pas négliger Dorothée Malblanc, ma vieille servante qui me soigne avec tant de fidélité... Mais, le temps a passé durant ma rêverie : je pense qu'elle ne va pas tarder à rentrer.
« Me voici prêt pour l'arrivée du tabellion. Puissé-je être prêt aussi quand le Maître viendra me chercher... Et qu'il ne tarde plus trop !... »


Message inespéré.
Peu de temps après, Janavel eut encore l'ultime et grande joie de recevoir, d'une manière vraiment providentielle, des nouvelles directes des Vaudois rentrés dans ses chères Vallées.

Un jour, vers la fin de l'hiver, un ami genevois, un homme de lettres dont nous ignorons le nom, lui fit cadeau d'un manuscrit chiffonné, qui portait les traces évidentes de bien des aventures. Le vieux capitaine en reconnut l'écriture avec émotion, c'était celle d'un de ses jeunes amis,



GENÈVE: TEMPLE DE LA MADELEINE ET RUE D'ENFER

Étienne Reynaudin, qui se trouvait parmi les combattants de la Glorieuse Rentrée. Il l'avait plusieurs fois reçu en ces dernières années comme collaborateur zélé, d'abord pour la délivrance des prisonniers puis pour la préparation de la grande entreprise. Il l'avait vu partir. Et voilà qu'arrivait soudain ce précieux document, dans lequel l'auteur narrait les événements des premières semaines de l'expédition.

Le manuscrit original de Pierre Reynaudin, son journal de l'expédition des Vaudois, n'existe plus ; mais dans les archives de la Société d'Études Vaudoises, on en trouve une copie, sur cahier de papier usé et jauni dont la calligraphie haute, claire, régulière, a permis à Muston de le considérer comme écrit à Genève dans cette même année 1690. Or, d'après une note ajoutée à la copie même et par une remarque d'Arnaud en personne, nous apprenons que le dit manuscrit fut retrouvé, le 13 novembre 1689, par un officier piémontais le comte de Blegnac, sur les rochers de l'Aiguille, tout au haut de la sauvage combe de Subiasc, dans un refuge presque inaccessible où un groupe de soixante Vaudois s'étaient fortifiés quelque temps. Parmi eux se trouvait le jeune Reynaudin qui, dans les moments de relâche, entre une incursion et un combat, avait, jusqu'au 18 octobre écrit son journal de guerre. Le texte s'interrompait à cette date ; puis, le 12 novembre, ces Vaudois avaient quitté leur refuge pour éviter d'y être encerclés par les ennemis. C'est en y pénétrant le lendemain que ceux-ci avaient découvert le cahier au milieu de vivres et d'objets abandonnés. Ils l'avaient porté à Turin ; de là, par des voies ignorées, ce texte était arrivé de main en main, jusqu'à Genève.

En feuilletant ces pages jaunies, si semblables dans la forme et l'apparence à ce que devait être l'original, on évoque naturellement l'image de Janavel, le corps épuisé par la maladie, mais l'esprit toujours alerte et vif et un croit le voir penché sur le manuscrit, tout à la lecture de l'admirable épopée. Il revécut alors, jour après jour, les laborieuses étapes à travers la Savoie, le terrible passage des Alpes, la rencontre sanglante de Salbertrand, l'arrivée aux Vallées, les incursions, les combats, les attaques, les ripostes, les efforts infinis que soutint, avec une foi et une ténacité inébranlables, cette poignée de héros. La narration s'interrompait brusquement ; mais l'imagination du vieux capitaine ne cessait de reconstituer dans le cadre bien connu des Vallées le tableau de ces luttes inouïes qui devaient aboutir à la victoire finale...

Henri Arnaud, racontant l'épisode, rapporte, qu'en dévorant ce manuscrit, « le bon vieillard Josué Janavel, peu de jours avant sa fin... versa comme un torrent de larmes, en partie considérant tant de merveilles que ces pauvres gens avoient faites, et en partie pénétré de douleur, voïant que leurs souffrances n'avoient point encore pris fin, quoique son courage ordinaire, et qui l'a accompagné jusqu'à sa mort, et sa confiance en Dieu lui fissent espérer qu'elles cesseroient infailliblement bientôt... ».
C'est le dernier témoignage que nous possédons sur notre héros ce vivant parmi les vivants.

Peu de jours plus tard, devait s'achever une vie si admirablement remplie (1).
Au même moment, les contingents faisant partie de la Glorieuse Rentrée étaient en train de se retrancher avec l'opiniâtreté qu'on leur connaît derrière les remparts escarpés et sauvages de la Balsille, cette puissante forteresse naturelle que Janavel leur avait indiquée comme suprême refuge.

L'homme et le lieu sont les symboles incomparables d'une fermeté de caractère et d'une fidélité à la foi des ancêtres qui perpétuent à travers les siècles l'action d'un peuple prédestiné.
Ce n'est pas sans raison qu'on a pu l'appeler l'Israël des Alpes, car, taillée dans leur granit, une nation qui s'affermit en Dieu peut se dire éternelle.


(1) On lit dans le Registre mortuaire de l'État civil de la République de Genève :
Du mercredi 5 mars 1690. (le 15 mars, selon le calendrier grégorien) à huit heures du matin.
Sieur Josué Janavel du val Luzerne et capitaine aux dites Vallées, âgé de 73 ans mort hydropique, sa demeure à la Magdelaine 
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