Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre II

L'ÉPOPÉE DE RORA

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 Prélude.

Confiné dès ce jour dans l'alpestre village de Rora, où il avait élu domicile avec les siens chez les parents de sa femme, Josué Janavel attendait, non sans impatience, un changement qui lui permît de rentrer à Liorato. Il apprit alors que, grâce aux efforts du pasteur Jean Léger, à ce moment Modérateur de l'Eglise Vaudoise, suppliques, mémoires et recours avaient été envoyés au Gouvernement de Turin pour obtenir la révocation d'un aussi cruel édit. Puis il eut vent qu'après avoir vainement attendu la réponse, une députation s'était rendue à Turin pour présenter au Duc en personne la prière de tout un peuple. Deux longs mois s'écoulèrent sans résultat. Déjà avril était là. À l'approche du printemps, alors que les travaux des champs réclamaient leur intervention, ces agriculteurs exilés frémissaient à la pensée de leurs terres demeurées incultes. Le propriétaire de la Gianavella, qui, pour éloigner voleurs ou pillards, avait organisé un service de garde autour des demeures abandonnées, était de temps en temps descendu dans son vallon solitaire et y avait éprouvé la plus vive nostalgie en face de sa demeure silencieuse et de ses champs délaissés.

Tout à coup se répandit l'effroyable nouvelle : dans la nuit du 16 au 17 avril, une armée constituée dans le plus grand secret et forte de quinze mille hommes - Piémontais, Français, Bavarois et Irlandais - avait fait irruption dans la vallée. Triomphant de brèves résistances, ces troupes commandées par le marquis de Pianezza s'installèrent dans tous les bourgs et villages entre Luserne, Bobbio et le val d'Angrogne, sous prétexte d'assurer l'exécution des ordres auxquels tout le monde s'était promptement soumis. Des bruits alarmants coururent : mesures brutales prises contre la population, redoutables préparatifs militaires, d'autres encore. Rora cependant n'avait pas été inquiétée - grâce à l'intérêt du comte Christophe Rorengo, seigneur du lieu, les mercenaires ne s'en étaient pas approchés. Sept jours d'anxieuse attente passèrent ainsi. Enfin arrivèrent des nouvelles plus rassurantes : vu l'attitude exemplaire de la population, Pianezza promettait que la vie et la propriété de tous seraient respectées ; un arrangement allait être conclu.

Mais, le 24 avril, veille de Pâques, se dévoilèrent brusquement les intentions réelles des persécuteurs : faire disparaître tout vestige de la foi réformée. Un feu, allumé sur les ruines du fort de la Tour, donna le signal de l'horrible massacre connu sous le nom des Pâques piémontaises. Trop confiante, la population devait être traîtreusement, assaillie dans les maisons, les rues, les champs ; à travers bois, pâturages, rochers et précipices ; partout attaquée, poursuivie, traquée, elle fut saisie, dispersée, torturée. Près de deux mille Vaudois périrent ; un millier d'autres échappèrent aux tourments par l'abjuration. Le reste réussit à s'échapper par-delà les frontières. La riante vallée était couverte de ruines et de sang.


Le premier acte de l'épopée.

Ce matin-là, Josué Janavel montait de Rora vers le col de Pian-Prà, avec six compagnons, pour veiller au salut de tous. Avec lui, se trouvaient ses frères Jacques et Joseph, son beau-frère Joseph Garnier, ses voisins Joseph Pellenc, le jeune Paul Vachero, de Luserne, et surtout, cet Étienne Revel qui devait devenir son fidèle lieutenant. Tous armés et doutant à juste titre des promesses du comte, ils voulaient être prêts à tout.

Du col de Pian-Prà, on embrasse le vallon de Rora en entier. Arrêtons-nous un instant pour pouvoir reconstituer, dans son cadre, la première entreprise du héros. Le val s'ouvre là comme une conque profonde limitée au nord et au couchant par la chaîne de montagne qui la sépare de la vallée du Pellice ; ici se détache le contrefort de Castelus, qui la ferme au midi, le séparant de la vallée de Luserne derrière laquelle se dresse la cime pyramidale du Frioland les pentes de hêtres et de mélèzes, sont creusées, du haut en bas, de ravins abrupts, semés de rochers et d'éboulis. Parfois un petit pré, une maisonnette solitaire. De la cime du Brouard, un contrefort descend rapide vers le contre et se termine par un massif rocheux, la Rocca Roussa, dont les hautes parois accentuent la grandeur sauvage. À deux cents mètres au-dessous de Pian-Prà, sur la pente couverte de prés et de châtaigniers, se profile la ligne sombre du village de Rora, gardé à l'est par le temple vaudois, à l'ouest par l'église catholique récemment construite.

Telle apparaissait cette conque aux yeux des sept montagnards. Tout semblait paisible autour d'eux. Soudain, dans la limpidité de ce matin de printemps, on découvrit, sur la pente opposée, un fourmillement d'hommes qui, de la Séa de Valanza gagnait Rora à travers les broussailles. c'était la soldatesque de Pianezza, traîtreusement chargée par le comte Christophe d'exterminer les habitants de cette haute paroisse. Ils étaient montés du Villar par un sentier détourné, et avaient gravi la combe de Liussa afin de surprendre leurs victimes et de ne leur laisser aucune chance de fuite.

Janavel n'eut pas de peine à découvrir leurs intentions. Suivi de ses six compagnons, il se jeta sans hésiter à travers prés et taillis pour leur couper la route. Passant sous la Rocca Roussa, bondissant de roche en roche, il gagna le sauvage ravin des Fournaises par où les agresseurs devaient forcément passer. Déjà, on voyait dévaler à travers les bois ou serpenter le long des sentiers ces trois cents hommes qui semblaient plus nombreux encore. Les Vaudois n'étaient que sept, mais résolus à défendre jusqu'au bout leurs familles et leur foi. Janavel entrevit d'emblée la bonne tactique : plaçant ses compagnons à quelque distance les uns des autres et les dissimulant parmi les rochers et les troncs d'arbres, ils les adjura de ne tirer qu'à coup sûr. En silence, tous attendirent l'approche de l'ennemi qui s'avançait sans défiance et se promettait un fructueux pillage.

Les soudards ne sont plus qu'à cent mètres. Tout à coup, sept détonations : six des envahisseurs tombent foudroyés. Interdits, la troupe s'arrête sur place. D'autres coups encore : d'autres soldats tombent. Ne sachant d'où vient l'attaque et croyant l'adversaire bien plus nombreux qu'il n'est, les gens de Pianezza hésitent, prennent peur, commencent à reculer. Puis, quittant les taillis, ils remontent péniblement les pentes. Mais les sept Vaudois les serrent de près, les frappent à tout coup, ne leur laissant nulle trêve, jusqu'au moment où groupés sur le col, haletants, exténués, durement meurtris, les mercenaires gagnent l'autre versant et détalent prestement. Soixante des leurs sont restés dans la bagarre, alors que, fait inouï, les sept Vaudois rentrent sains et saufs à Rora.

Ce combat mémorable prélude à la brève épopée de lit défense de Rora que l'on peut reconstituer d'après la narration, écrite douze ans plus tard par Jean Léger, et dont les informations remontent à Janavel lui-même. À travers ses phrases un peu lourdes et emphatiques, ainsi que l'exigeait le style de l'époque, on sent l'auteur frémir d'amour pour sa terre natale, de dédain contre l'oppresseur, d'ardeur passionnée pour la sainte cause qui a toujours fait des Vaudois un peuple de héros et de martyrs.



LE VILLAGE DE RORA

Ce sont douze journées angoissantes, faites de résolutions viriles, de combats féroces, de résistances désespérées. D'un côté, une armée aguerrie et bien équipée mais sans scrupule et sans pitié qu'excite l'espoir du pillage. De l'autre, un petit groupe de montagnards embusqués dans un vol solitaire, une équipe d'hommes insuffisamment armés mais prêts au suprême sacrifice et uniquement soutenus par la puissance de leur foi. Dans le cadre puissant et sévère de l'alpe où elle se déroule, cette lutte revêt une grandeur tragique.

Et c'est à cette occasion que se révèle un grand capitaine : Josué Janavel. À trente-huit ans entre tout-à-coup dans l'histoire ce simple cultivateur qui va s'imposer par de rares qualités militaires : rapidité de décision, énergie dans l'action, habileté de tactique, autorité au commandement et courage indomptable. Faits à la fois de prudence et d'équilibre, ses dons d'entraîneur et de chef procèdent d'une confiance absolue dans l'issue de son entreprise et cette confiance s'appuie sur une foi illimitée autant que sur une conscience claire de la justice de sa cause.


Le second acte.

Ignorant sans doute les massacres dont les coreligionnaires de la plaine venaient d'être victime, les habitants de Rora protestèrent immédiatement contre cette soudaine et brutale agression auprès de leur seigneur, le comte Christophe. Celui-ci, hypocritement, exprima sa stupeur de ce fait déplorable, accompli, prétendait-il, par une bande de pillards bons, tout au plus, à être mis en pièces. En outre, il s'empressa de publier une ordonnance interdisant, au nom du Duc, de faire tort en quoi que ce soit aux habitants de Rora, alors que, le lendemain matin, sur son ordre même, d'autres soldats armés, au nombre de cinq cents, montaient du Villar et débouchaient par le col de Cassulé, derrière le Brouard, pour surprendre le haut village d'un autre côté !...
Par bonheur, Janavel était sur ses gardes.

Les récits du massacre étaient certainement montés jusqu'à lui, il avait pressenti la mauvaise foi du comte. À ses six compagnons allaient s'en ajouter quelques autres : il disposerait ainsi de onze hommes armés de fusils, de pistolets et de poignards et de six jeunes gens pourvus seulement de frondes.

Dès que l'ennemi fut aperçu, le chef courut à la lisière du col disposer en trois groupes ses dix-sept combattants qu'il dissimula dans l'épais bois de hêtres. Protégés par les rochers qui parsèment la pente, l'un face aux assaillants, les autres de chaque côté du sentier, ils attendirent en silence les soldats de Pianezza qui, derechef, avançaient avec assurance, certains cette fois de surprendre leurs victimes. Brusquement, les attaquants sont attaqués de toutes parts. Aux décharges de mousqueterie s'ajoute une grêle de pierres. Fusiliers et frondeurs demeurent invisibles, ayant pour alliée la montagne, si favorable à la résistance.

Bientôt morts et blessés jonchent le sol. Ce ne sont partout que gémissements, cris et imprécations. Les premiers assaillants s'enfuient dans la direction du col et entraînent les leurs, se précipitant en désordre fur l'autre versant, longtemps poursuivis par les dix-sept Vaudois. Ceux-ci, une fois encore, vont rentrer victorieux : ils n'ont subi aucune perte et compteront sur le terrain une cinquantaine de cadavres ennemis.

Trente ans après, en 1685, dans les Instructions qu'il enverra de Genève à ses compatriotes pour aider à leur résistance contre une agression éventuelle, Janavel rappellera la participation très efficace qu'ont eue à ce succès les porteurs de frondes :

« Les capitaines ne feront pas mal de procurer des frondes à ceux qu'ils trouveront capables, parce que, lorsque vous vous battrez à la descente, les pierres des frondes, avec dix fusiliers, font plus d'effet que vous n'en pourriez croire. J'en ai fait moi-même l'expérience en 1655: avec un peu de fusiliers et six à sept hommes armés de frondes, qui ne pouvaient encore se servir de fusils, nous battîmes l'ennemi. Or, sans cela nous étions perdus... ».


Le troisième acte.

Exaspéré par cette nouvelle défaite. Pianezza décida d'employer tous les moyens pour écraser ce foyer de résistance, le seul qui subsistât encore dans la vallée du Pellice. On le vit envoyer à Rora le comte Christophe en personne, afin d'expliquer à ses vassaux que cette seconde attaque était due à un simple malentendu et que, mieux informé, le marquis veillerait à ce que les habitants soient désormais exempts de toute crainte. Tout en accueillant avec les apparences du respect de telles assertions, les montagnards estimèrent que rester sur le qui-vive était leur meilleure sauvegarde.

À Rora, vingt-cinq pauvres familles - un peu plus de cent cinquante personnes - vivaient encore sous la menace du danger : dûment informés du sort terrible de leurs frères, - ceux du bas pays, - ils se savaient bloqués dans leur vallon et menacés de toutes parts, sans possibilité d'évasion. Si la protection, du comte devait leur manquer, ils ne pourraient se confier, au point de vue humain, qu'aux sept hommes de Janavel.

Aussi bien, prévoyant une nouvelle agression et Rora leur paraissant trop exposé, cherchèrent-ils un lieu plus sûr. Au-delà du contrefort du Castelus se trouvait, sur le territoire de la même commune, un hameau du nom de Rumé, humble groupe de maisons rustiques, suspendues à une pente escarpée. Ils décidèrent de s'y rendre et partirent dans l'après-midi du même jour. Un long cortège de femmes, d'enfants, de vieillards, d'invalides, s'éloigna lentement et Rora, le haut village dépeuplé, demeuré silencieux.

Le lendemain matin, comme on pouvait s'y attendre, nouvel assaut de l'ennemi revenu plus nombreux, plus furieux que jamais, : sept cents hommes, surgis du fond de la vallée, envahissent la conque de Rora, pillant, brûlant. anéantissant tout sur leur passage. Dissimulés dans les bois, le coeur plein d'amertume, Janavel et les siens suivent du regard cette oeuvre destructrice. Ils sont conscients de leur faiblesse. Il faudrait être en force et, par un, coup direct, arrêter les agresseurs ce qui ne semble pas possible. Le moment approche où l'ennemi va s'en prendre au village même. Toutefois, sa marche est alourdie par le pesant butin et le bétail qu'il a volé.

C'est alors que le chef vaudois juge venu le moment de l'assaut, En termes chaleureux rapportés par Léger, il expose à ses compagnons que, pour la sauvegarde, de leurs familles, il est indispensable de clouer sur place cette bande féroce dont on ne peut attendre que la ruine et la mort : il leur rappelle que, dans les temps passés, Dieu a sauvé son peuple en lui accordant d'extraordinaires délivrances, ainsi les soutiendra-t-il encore. Puis, il les invite à la prière. Aussitôt ces dix-sept montagnards de plier les genoux et leur capitaine d'invoquer sur eux la protection divine. À travers les broussailles, ils courent à l'ennemi, l'attaquent de différents côtés, le frappent durement et bientôt l'obligent à se regrouper pour tenter une laborieuse retraite. Les troupes de Pianezza s'apprêtent à rejoindre la vallée du Pellice par le col de Pian Prà. Mais, par une manoeuvre rapide, les Vaudois les y précèdent et les foudroient si audacieusement qu'abandonnant bétail et butin, les envahisseurs se précipitent vers la plaine, semant le sol de morts et de blessés

À ce combat se rattache probablement un curieux épisode que rappelle une antique tradition locale. Sur un petit plateau qui s'étend entre le rocher dit de Rocca Roussa et le contrefort qui domine toute la déclivité de Rora, avait été établi un jeu d'enfants, appelé la Svirota : c'est un tronc d'arbre qu'on peut faire tourner très rapidement au moyen d'un pivot. Afin de donner à l'ennemi l'illusion du nombre, Janavel aurait placé là quatre de ses jeunes auxiliaires avec ordre de courir sans relâche autour du tronc de telle sorte que, trompé par l'apparence, l'ennemi précipita sa fuite, À ce massif rocheux tout au moins se rattache, dans la tradition populaire, le souvenir de l'extraordinaire victoire d'une poignée de paysans sur un bataillon de soldats de métier.

Le quatrième acte.

Durant quatre jours, isolés du monde et comme suspendus entre ciel et terre, les défenseurs de Rora furent laissés en repos. Mais ils avaient toutes raisons d'être inquiets de l'avenir. En effet, le matin du cinquième jour, qui se trouvait être le 1er mai, ils découvrirent Sur l'aride montagne qui leur faisait face, une masse considérable d'ennemis se préparant à un nouvel assaut.

C'était Pianezza en personne qui, voulant avoir raison de cette poignée d'obstinés, avait réuni sept à huit mille soldats distribués en trois corps. Partis de régions différentes, c'est-à-dire du Villar, de Luserne et de Bagnolo, ils se faisaient forts d'encercler entièrement le vallon.

Le dernier de ces corps formé de milices communales, de mercenaires irlandais, de vagabonds et d'aventuriers âpres au pillage, était commandé par le capitaine Mario Albertengo, l'un des comtes de Bagnolo, connu pour sa haine des Valdesi. Ayant deux heures d'avance sur l'horaire, Albertengo, confiant en ses forces infiniment supérieures, résolut d'attaquer les objets de sa rage sans attendre l'arrivée des autres.

Lorsqu'il vit l'ennemi s'approcher du village, Janavel n'hésita pas à se retirer avec les siens et, remontant jusqu'au sommet du contrefort, il les disposa en tirailleurs à l'abri des rochers. De cette façon, il pourrait les dominer et parer à l'encerclement. Déjà, pour échapper à ses persécuteurs, la population avait gagné les sommets. Parvenue au village, la colonne ennemie ne se borna pas à le saccager, mais, sûre d'elle-même, elle voulut monter à l'assaut. C'était compter sans les intrépides Vaudois qui, à l'aide de leurs fusils, de leurs frondes et de blocs de rochers précipités sur l'assaillant, le forcèrent à reculer. Bientôt, cette prudente retraite se mua en fuite précipitée le long des sentiers escarpés à travers prés, fossés ou ravins. Sans répit, Janavel et les siens les poursuivaient toujours. Au-dessus du village, coulait le torrent, alors enflé par les crues printanières. Sous l'empire de la peur, de nombreux soldats s'y précipitèrent et furent emportés par les flots, d'autres vinrent choir sur les rochers et parfois s'y briser. Un groupe imposant de fuyards se retrouva, le Capitaine Mario en tête, près du village de Ciapel au bord d'une falaise qui émerge cinquante mètres plus bas du fond de la vallée. Tandis qu'ils reprenaient haleine, les Vaudois se mirent à tirer sur eux à bout portant. Quelques-uns, pris de panique, tombèrent dans le ravin. D'autres, ayant fixé de fortes cordes aux rochers, crurent pouvoir se laisser glisser, mais, trop courts les câbles restaient suspendus dans les eaux bouillonnantes. Le capitaine lui-même, n'en fut sauvé qu'avec peine et dans un état si pitoyable que, transporté à Luserne et pris de délire, il y mourut peu de jours après.

Après avoir ainsi dispersé la première colonne, Janavel et les siens étaient remontés sur la crête pour y prendre quelque repos, lorsqu'ils virent avancer, du côté opposé, un nouveau corps de troupes : c'était celui du Villar. Prenant de loin les Vaudois pour des leurs, ils avançaient sans méfiance. Tout à coup, les voici décimés par une décharge meurtrière. Nouvelle débandade, nouvelle fuite éperdue nouvelle poursuite jusqu'au fond de la vallée. C'est au cours de ce recul désordonné qu'ils rencontrèrent le troisième corps de troupes venu de Luserne. Aussi l'entraînèrent-ils dans leur déroute, tandis que revenus une fois encore sur la crête, les Vaudois se réunissaient autour de leur chef et, comme l'écrit Léger, mettaient selon leur coutume, le genou en terre pour rendre grâces au Dieu des délivrances.



VIEILLES MAISONS DE RORA ET LA ROCCA RUSSA

Le cinquième acte.

Trois jours de calme suivirent cet étonnant exploit. Mais les héros de Rumé sentaient l'implacable cercle de fer se resserrer lentement sur eux. Ils savaient ne pouvoir compter que sur la Divine Providence. Qui dira l'angoisse de ces maris, anxieux du sort de leurs compagnes, de ces pères tremblant pour leurs enfants ? Le troisième jour, un dernier message parvint de Pianezza, leur enjoignant d'abjurer dans le délai de vingt-quatre heures, faute de quoi les insoumis seraient frappés de la peine de mort, de la destruction de tous leurs biens et jusqu'à celle de leurs récoltes et de leurs vergers. Leur réponse, que rapporte Léger, fut catégorique : « Nous aimons cent mille fois mieux la mort que la messe : si, après l'incendie de nos maisons, on en vient jusqu'à couper nos arbres, notre Père céleste est un bon pourvoyeur... ».

Le lendemain matin, 5 mai, se déchaîna l'inique entreprise. Pour en finir, avec ces « obstinés », Pianezza lança sur Rora huit mille soldats et deux mille hommes de milices communales, les disposant de nouveau en trois Colonnes dirigées sur Rumé et prenant cette fois toutes les mesures nécessaires pour assurer la concordance des attaques. Restait-il aux malheureux Vaudois une chance quelconque de salut ?

Les trois corps de troupes avancèrent donc méthodiquement, détruisant, brûlant, tuant tout. On a conservé de cette abominable campagne des épisodes poignants, tels le martyre du vénéré maître d'école de Rora, Jacques Ronc, que son zèle et sa piété faisaient appeler le « ministre de Rora ». Un groupe de fugitifs s'étaient réfugiés derrière lues rochers dans un coin perdu du vallon. Parmi eux se trouvaient Jean Gignous Gay, l'ancien du quartier des Vignes et ses deux enfants : Daniel Garnier avec son fils, Barthélemy Mourglia, Jean Ferrier, Jean Mirot, Jean Salvagiot et une fille toute jeune de Jean Mourglia. Découverts par une troupe de milice communales ils se jetèrent à genoux, implorant grâce, car ils reconnaissaient chez leurs persécuteurs des gens de Luserne, de Bibiana, de Cavour, avec lesquels, peu de jours auparavant, ils avaient encore des relations cordiales. Mais en vain ! Insensibles à la pitié, les assaillants ne répondirent que par des cris de fureur et brandirent leurs armes. Voyant qu'ils n'avaient plus rien à espérer, les malheureux se laissèrent choir, cachant leur tête dans les fougères et c'est ainsi qu'ils furent Massacrés jusqu'au dernier...

La fureur dévastatrice de bandes à ce point fanatisées ne pouvait être contenue par la poignée de braves que commandait Janavel. Tandis qu'avec leur habituelle vaillance ces quelques hommes barraient le passage à la colonne en provenance du Villar, un second contingent tomba sur Rumé. Après une défense désespérée, toute la population fut anéantie. C'est à Léger que l'on doit le récit, singulièrement dramatique, de la mort de Marguerite Garnier, soeur de Janavel. Elle tenait dans ses bras son dernier-né, quand elle fut frappée d'un coup d'arquebuse. Tombant à terre toute couverte de sang et serrant l'enfant dans ses bras, elle voulut encore supplier son mari, survenu à cet instant, de ne point abjurer et de rester toujours fidèle à sa foi. Et tandis que, dans le tumulte, elle priait pour le salut de son enfant, un nouveau coup de feu l'abattit. Devant l'inutilité d'une résistance, Garnier s'enfuit, la mort dans l'âme, et quand, trois jours plus tard, il s'en revint sur les lieux chercher le corps de sa femme, que retrouva-t-il ? le nourrisson, encore vivant, qui vagissait sur le sein maternel !...

Léger rapporte que cent vingt-six personnes périrent dans l'odieux massacre, de Rumé. Quelques rares habitants eurent la vie sauve et furent emmenés prisonniers ; parmi eux se trouvaient la femme et les trois filles de Janavel, qui durent sans doute leur salut au prestige de l'intrépide capitaine.
Demeuré l'âme de la résistance, celui-ci, le coeur déchiré, avait vu de loin la ruine irrémédiable du village où se famille se trouvait livrée à la fureur de l'ennemi.
Il avait avec lui son fils cadet, âgé de sept à huit ans. Avec ses dix-sept compagnons d'armes tous miraculeusement sauvés et quelques malheureux échappés au massacre, il n'hésita pas à se jeter à travers les bois, portant toujours son enfant dans ses bras. Sur toute la région régnait un silence de mort.

La fin de l'épopée.

Quelques jours encore, Janavel resta caché avec ses compagnons dans les derniers recoins de la montagne de Rora. C'est là que lui parvint un message de Pianezza, qui, n'ayant pu, en dépit de ses efforts, s'emparer de sa personne, lui proposait sous forme d'un effroyable dilemme une dernière chance de salut : ou bien l'abjuration et, comme récompense la délivrance de sa femme et de ses filles et avec cela le pardon et la vie sauve : ou bien s'il persistait dans la résistance, la menace pour les quatre femmes de les brûler vives et pour lui de voir sa tête mise à prix.



LE VIEUX TEMPLE DE RORA AUJOURD'HUI DISPARU

Janavel était prêt au choix : sans hésiter, il envoya au marquis la fière réponse que nous rapporte Léger : « Il ne pourrait y avoir tourment si cruel, ni mort si barbare, qu'il ne la préférât à l'abjuration de sa religion, dont tant s'en faut que toutes ses menaces fussent capables de le détourner ; que, tout au contraire, elles l'y fortifiaient encore davantage. Que si le marquis faisait passer sa femme et ses filles par les flammes, celles-ci ne pourraient consumer que leurs pauvres corps, et que, pour leurs âmes, il les mettait entre les mains de Dieu, aussi bien que la sienne, en cas qu'il lui plût de permettre qu'il tombât entre ses mains ou entre celles de ces bourreaux... ».

Paroles singulièrement puissantes ! Elles dénotent une fermeté de convictions, un courage tranquille, une dignité personnelle, une force spirituelle étonnante chez ce modeste cultivateur que les circonstances avaient, en peu de jours, transformé en défenseur de la foi et du sol des Valides. Elles démontrent en un mot la hauteur de ce caractère qui mettait au-dessus de tout intérêt la fidélité à sa conscience et la liberté rituelle ; dans ce moment de crise tragique, Janavel incarnait l'âme de son peuple. Il devenait réellement, au sens classique du mot, un héros.

Faute de pouvoir sauver quoi que ce soit de ce vallon dévasté ou de s'assurer vivres ou munitions, l'intrépide Capitaine décida de passer avec ses compagnons de l'autre côté des Alpes pour gagner le Dauphiné. Déjà s'ébauchait dans sa pensée un plan d'action pour la délivrance de son pays et le salut de son peuple.

Ils partirent donc, par les chemins les moins battus, Josué portant toujours son fils sur ses robustes épaules. Par la Vallée du Pellice, les alpes de Bobbio et le col Boucier, ils purent gagner Château-Queyras où plusieurs centaines de Vaudois les avaient précédés.

Ce fut au cours de ces quelques journées de répit qu'il put se préparer à la grande entreprise dont dépendait le châtiment de tant de crimes.

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