Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre premier

JEUNESSE

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La Gianavella d'en-haut

La combe de la Gianavella : un vallon étroit et escarpé dans la partie méridionale des Vallées Vaudoises du Piémont. Il s'ouvre, sur le cours de la Luserne et pénètre profondément dans la montagne. Le côté gauche en est abrupt, parsemé de rochers, vêtu d'épaisses broussailles, haché de précipices ; le côté droit. exposé au midi, est plus ouvert, riant même ; des bosquets de majestueux châtaigniers alternent avec des prés, des vignes, des champs savamment disposés en gradins soutenus par des murs rustiques. A mi-côte apparaissent, dans la verdure, à petite distance l'une de l'autre, deux vieilles demeures : l'une plus près du ravin, la Gianavella d'en-bas. l'autre dominant le vallon, la Gianavella d'en-haut. Celle-ci est la maison où naquit. Josué Janavel, l'héroïque défenseur du peuple vaudois.

Cette Gianavella d'en-haut comprend deux constructions que sépare la route semée de rocailles ; derrière, une sorte de grange adossée à la colline ; devant, sur la pente, l'habitation rurale : un balcon. de bois, avec toit en auvent, court sur toute la longueur du premier étage et s'élargit à droite en forme de terrasse ; au-dessous, l'étable. La porte et la fenêtre de la cuisine donnant sur une étroite cour encombrée d'instruments aratoires ; du côté de la pente, la maison est soutenue par un mur ; sur la gauche, un couloir voûté, noir de suie, abrite le four et débouche sur la route,

Peu ou point d'horizon, les montagnes de toutes parts En face, de l'autre côté de la vallée, la pente monte rude et sauvage, aboutissant aux deux Rumelles, cimes très hautes détachées sur le ciel ; à droite, la combe de la. Gianavella s'étend jusqu'à la crête de Rocca Bera et de Rocca Boudet ; à gauche, la vallée de la Luserne s'élargit peu à peu entre les collines inclinées vers la plaine lumineuse du Piémont ; et l'on aperçoit, autour du clocher de Lusernette, un groupe de maisons toutes blanches parmi le vert des châtaigniers. Du fond de la vallée monte, égale et continue, la voix grave du torrent.

C'est dans ces lieux d'une âpreté si grande que s'écoulèrent les premières années du héros de ce livre ; on s'expliquera de la sorte, bien des éléments de sa forte personnalité.

En ce temps-là, la maison ne s'appelait pas la Gianavella, mais Liorato. Josué Janavel y naquit en 1617. Son père, Jean Gignous, dit Janavel (1), originaire de Bobbio Pellice, s'y était établi au commencement, du XVII me siècle pour s'y livrer aux travaux des champs. La mère, Catherine, était une femme pieuse et active. Autour d'eux, avec les années, s'agrandit le cercle des enfants : Marguerite l'aînée, puis successivement Jacques, Josué, Joseph. Leur vie simple, sérieuse, égale fut celle de la famille vaudoise de toujours. Il n'est pas sans intérêt de la reconstituer dans ses lignes essentielles.

Un jour comme l'autre, les travaux des prés, des champs, des vignes, des bois, du bétail ; puis les soins domestiques, les rapports de cordiale solidarité avec les voisins ; le soir, après le frugal repas, le culte autour de la Bible, à la faible et vacillante clarté de la lampe à huile. Le vendredi, on descendait pour le marché, à Luserne, chef-lieu de la région, situé, une demi-heure plus bas, au confluent de la Luserne et du Pellice ; sur la grande place centrale, à l'ombre de l'église paroissiale de Saint-Jacques et du sévère palais des Comtes, de nombreux campagnards parlaient affaires, vendaient les produits de leurs champs, retrouvaient amis et connaissances, échangeaient les nouvelles les plus récentes, en somme prenaient contact avec le monde extérieur. Le dimanche matin et certains soirs de la semaine, ils se rendaient au service divin à Rora. Il suffisait pour cela d'une heure de marche à travers la pente boisée. Rassemblés dans le petit temple simple et nu, alors situé au centre du village, ils écoutaient avec recueillement les exhortations et les appels du vénérable pasteur Daniel Monin.

Les enfants fréquentaient d'abord la petite école du « quartier » des Vignes, dans lequel figurait Liorato ; la classe était tenue dans une étable voisine par un agriculteur instruit et patient. Un peu plus tard, ils montaient à Rora suivre l'école paroissiale. L'historien Jean Léger, contemporain et ami de Josué Janavel, signale dans son Histoire cette admirable organisation d'écoles élémentaires, créées et dirigées avec des soins maternels par l'Eglise Vaudoise, grâce à quoi, dès cette époque, nul « analphabète » ne se rencontrait aux Vallées. L'unique manuel scolaire adopté était la Bible : on apprenait à lire correctement ; on acquérait les éléments essentiels de la religion et de la morale ; on étudiait par coeur les chapitres les plus importants. En outre, au moyen d'exemples pratiques, on apprenait à compter. Léger ajoute cette curieuse information qu'en général on n'apprenait pas à écrire, le besoin ne s'en faisant pas sentir. Le jeune Josué, lui, savait lire couramment ; il possédait une connaissance vaste et profonde de la Parole de Dieu et des principes chrétiens, mais il n'aurait pas su tracer son nom. Ce n'est que plus tard, devenu adulte et père de famille et devant les nécessités de la vie, qu'il apprit l'usage de la plume. On s'explique ainsi que son écriture soit demeurée lente et irrégulière comme celle d'un enfant.

Dans leurs moments de liberté, les jeunes avaient aussi leurs passe-temps, mais empreints de ce caractère ferme et sérieux qui inspirait leur vie entière ; Léger rapporte à ce sujet d'intéressants détails : c'est ainsi qu'ils s'abstenaient de divertissements bruyants et grossiers, de la danse, des jeux de hasard, dés ou cartes. Cette attitude ne procédait pas d'une vaine ostentation, mais d'une conception précise du caractère religieux de la vie et d'un sentiment de dignité personnelle, qui était alors commun à tout le peuple vaudois. Leurs passe-temps étaient de vigoureux exercices, aptes à rendre l'organisme fort et agile et le préparant à répondre aux plus durs efforts ; tels le jeu de la balle, la course, le tir à la fronde, surtout le tir à l'arquebuse.

On imagine aisément le dialogue qui a dû s'engager plus d'une fois entre les adolescents de la Gianavella et leurs camarades :
- Eh ! Josué ! as-tu bientôt fini de fendre ton bois ? Viens donc avec nous chercher des pierres au torrent pour armer nos frondes...
- Je n'en ai plus pour longtemps ; je vous rejoindrai bientôt.



LA GIANAVELLA D'EN HAUT ET LA GIANAVELLA D'EN BAS

- Il s'agit de te bien exercer, Josué, tu es fort et adroit, de nous tous le meilleur tireur.
- Bah!
- Oui, oui, c'est toi qui seras sûrement cette année, nommé, au prochain concours, Roi de la Compagnie. Tu te dois de défendre l'honneur du village et tous comptent sur toi !
- L'honneur de Dieu importe davantage, a répondu gravement l'interpellé. Comme David vainquit Goliath, un bon tireur peut être un jour appelé à défendre sa terre ou sa foi...

Telle était l'existence au foyer de Liorato, existence normale d'une famille vaudoise au XVII me siècle, existence honnête, vigoureuse, pure, ayant comme fondements la foi chrétienne, l'amour de la patrie-, le sens du -devoir. Preuves en soient les témoignages unanimes des contemporains, amis aussi bien qu'ennemis; il nous plaît d'en rapporter deux à travers lesquels se dessine toute la jeunesse de notre. héros.

Le Français Dominique Vignaux, qui fut pasteur aux Vallées cinquante ans auparavant, écrivait en latin à ses collègues de Genève:
« Ces gens diffèrent de presque tous, tant par la piété que par les moeurs. Ils sont d'une rare simplicité et docilité... tellement que, 'dès mon arrivée, je me suis senti transporté dans un autre monde. Si vous pouviez voir de quel zèle ils brûlent d'entendre la Parole de Dieu, de quelles distances et par quelles routes abruptes ils accourent partout où l'on prêche! Ils fuient le luxe, le blasphème, les scandales, ils mettent leur bonheur dans la connaissance de la volonté de Dieu... je n'aurais jamais cru que le Père Céleste eût caché dans ces monts d'aussi grands trésors. Du reste, c'est avec grande fatigue et sueur qu'ils se procurent la nourriture, mais Dieu les bénit à tel point que de luxuriantes récoltes mûrissent même parmi les rochers et les précipices. Les châtaignes, les noix, le lait abondent, dans la région. Voulez-vous que je le dise ? Nous ne voudrions pas renoncer à notre vie frugale pour toutes les délices d'Italie et de France... ».

L'historien Jean Léger, déjà cité, qui, pendant la jeunesse de Josué Janavel, était pasteur à Saint-Jean, paroisse voisine de Liorato, évoquait plus tard en terre d'exil les souvenirs du passé :
« Certainement, je puis dire, par la grâce de Dieu, sans flatter ma patrie, comme tous ceux qui en peuvent parler avec connaissance comme moi m'en pourront aussi justifier, qu'il n'y a point d'Églises réformées où la Parole de Dieu soit reçue avec plus de zèle, d'humilité et de diligence, ni les personnes généralement mieux instruites ès S.S. Écritures et en la controverse contre les Papistes (car pour d'autres hérétiques ils n'en ont pas ouï parler), où les pasteurs et le saint ministère soient tant vénérés, ni la discipline plus sévèrement pratiquée »...


Troubles et menaces

D'obscures et constantes menaces troublaient cette vie simple et tranquille de gens disciplinés, honnêtes, soumis aux lois de l'État, désireux de poursuivre en paix leurs travaux et leurs jours. Pour comprendre les événements auxquels Josué Janavel sera tragiquement mêlé, il est nécessaire d'examiner les raisons de ces inquiétudes.

La cause principale n'était autre que la fidélité des Vaudois à la foi évangélique. On refusait d'admettre que, dans un État catholique tel que le duché de Savoie, existât une population qui fût dé religion différente, religion condamnée comme hérétique par l'Eglise officielle. Il est vrai que, grâce à leur inébranlable constance, les Vaudois avaient Obtenu du souverain, par le Pacte de Cavour de 1561, la reconnaissance de leurs libertés religieuses, encore que celles-ci fussent étroitement limitées. Mais une telle concession était mal vue de leurs irréductibles adversaires qui voulaient non pas limiter mais anéantir leur foi.
Le centre de cette oppression était à Turin, principalement dans la puissante congrégation de Propaganda fide, et sa plus ardente inspiratrice la princesse Marie-Christine, dite Madame royale, soeur du roi de France Louis XIII, belle-fille, femme et mère de trois ducs successifs, et, durant un certain temps, Régente de l'État. Elle usa constamment de sa grande influence pour faire sentir aux Vaudois son impitoyable et tenace hostilité. Le groupe le plus actif des persécuteurs résidait précisément à Luserne ; il se recrutait parmi les autorités civiles et ecclésiastiques, les prêtres, les officiers, les fonctionnaires et les bourgeois fanatiques. Son inspirateur principal fut, durant la jeunesse de Janavel, le prieur de la paroisse Saint-Jacques Marc-Aurèle Rorengo, qui appartenait à la famille des comtes de Luserne ; c'était un homme de vaste culture, de vive intelligence, de forte volonté, qui s'était fait confier sa charge pour combattre expressément l'hérésie vaudoise. Ainsi se prépara et s'organisa à Luserne, pour se répandre dans toutes les Vallées, une violente et haineuse campagne de propagande accompagnée d'une série de mesures arbitraires, d'agaceries, d'inutiles vexations, qui, frappant tantôt l'un tantôt l'autre, jetèrent la population dans l'inquiétude et la crainte. Et, jusque dans le vallon écarté de Liorato, on sentait monter de la plaine un nuage avant-coureur de tempête.



LE COUVENT DE ST-FRANÇOIS à LUSERNE

Parmi les instruments de ces manoeuvres, les plus actifs étaient les moines. Dès l'année 1508, s'était fondé, à Luserne, un petit couvent de « Serfs de Marie ». Ensuite, on avait vu les Jésuites s'établir dans une maison locative située sur la place paroissiale. À ces derniers succédèrent, en 1627, les Franciscains réformés, dits Recollets, qui, une dizaine d'années plus tard, construisirent, au nom de leur patron saint-François, un couvent dont on peut voir encore le clocher gothique, l'église et les dortoirs transformés aujourd'hui en bâtiments de ferme.

Lorsque le jeune Josué descendait au marché de Luserne, à peine était-il entré dans le bourg par la porte de Saint-Marc, que, passant entre les deux couvents, il pouvait apercevoir les religieux vaquant à leurs travaux divers. Multiples en effet étaient leurs moyens d'action : non seulement ils dirigeaient une école pour enfants, mais, par des distributions de blé, de vin et d'autres victuailles, ils attiraient les Vaudois nécessiteux ; ils avaient également institué une sorte. de mont-de-piété qui, sous couvert de conditions favorables prêtait des objets utiles et surtout de l'argent ; puis, quand ils avaient réussi à prendre au piège un malheureux, ils le harcelaient de promesses, de flatteries, de menaces mêmes pour l'amener à abandonner sa foi réformée. Parfois, ils incitaient enfants ou adolescents à les suivre et, malgré les protestations ou supplications des parents, recouraient à la force pour les éduquer dans la religion catholique. Pour mieux accomplir dans les Vallées leur oeuvre de propagande, ils quittaient aussi leur couvent, pénétraient dans les villages, dans les maisons, expliquaient, discutaient, prêchaient et répandaient des traités de polémique. Conviant les pasteurs vaudois les plus réputés à des discussions publiques, ils multipliaient celles-ci dans les temples, dans les maisons particulières ou simplement dans les rues des villages.
Léger raconte que, s'étant rendu à Luserne, le vendredi, à l'occasion du marché, pour y accomplir quelque acte de son ministère pastoral, il fut plusieurs fois accosté par l'un ou l'autre des moines et invité à discuter sur un point de doctrine ; souvent le ton de l'entretien montait, s'envenimait ; oubliant leurs propres. affaires, les gens se groupaient autour des antagonistes et participaient avec ferveur à la controverse. Le jeune Janavel suivit certainement les débats avec une attention passionnée.

À deux reprises, en 1628 et 1646, les moines organisèrent de vraies expéditions dans les communes de montagne habitées, exclusivement par des Vaudois, telles Angrogne, Villar, Bobbio, Rora, afin d'y établir le culte catholique. et d'y créer de petits postes conventuels chargés de la propagande locale. Dans la matinée du 29 décembre 1628, le jeune Josué vit sans doute passer le groupe qui montait bruyamment à Rora. Avec les moines se trouvait le prieur Rorengo, chef de l'expédition, auquel on en doit un récit non exempt d'amertume. À cette entreprise s'était associé le comte Christophe Rorengo, seigneur de l'endroit, quelques-uns de ses amis et toute une suite de clients et de serfs.

Dès l'arrivée, le village leur apparut complètement désert. Maisons fermées ; portes et fenêtres verrouillées, rues solitaires, campagne silencieuse ; la population entendait exprimer ainsi sa protestation contre une invasion qui lui paraissait insupportable. Usant de ce qu'il considérait comme un droit, le comte Rorengo fit ouvrir de force une maison vide à l'entrée du village, puis, sans autre forme, y établit deux moines et chargea quelques ouvriers de l' aménager en établissement conventuel. Le prieur célébra la messe dans la plus vaste salle. Dans cette maison vaudoise ainsi envahie la voix de l'officiant devait éveiller de singulières résonances ! Enfin les visiteurs s'éloignèrent, laissant les deux moines poursuivre leur mission. Celle-ci, toutefois devait être de courte durée, car l'attitude des nouveaux venus fut si maladroite et si vive la réaction du populaire, que, bientôt, pour éviter de plus graves incidents, les indésirables furent invités à se retirer. Naturellement, ils s'y refusèrent. On vit alors se dérouler une scène typique : redoutant que les hommes de la paroisse n'en vinssent à des actes de violence, ce furent les femmes les plus robustes qui, courageusement, pénétrèrent dans le couvent improvisé ; elles s'emparèrent des moines récalcitrants et, selon l'expression de l'historien Gilles, qui était à cette époque pasteur à la Tour, « les portèrent quelque temps dans leurs bras, sans les outrager en aucune manière... ». Ainsi furent poliment et définitivement expulsés de Rora les représentants malvenus du prieur Rorengo !

Mais directe cette fois et de façon plus grave, une autre menace pesait sur la Gianavella d'en-haut.
Le « quartier » des Vignes, dans lequel était compris Liorato, se trouvait, au point de vue administratif, réuni à la commune de Luserne, centre catholique de la vallée. Or, tout en limitant aux parties supérieures de celle-ci le droit d'avoir des lieux de culte réformé, le Pacte de Cavour qui fixait, on l'a vu, les libertés religieuses du peuple vaudois, laissait aux protestants la faculté de s'établir au-delà de ces limites, « pourvu - disait le texte - qu'on n'y fit point de sermons, ni discussions, ni réunions suspectes ». Comme les Vaudois, population saine et vigoureuse, augmentaient rapidement en nombre, ils se trouvèrent bientôt à l'étroit et voulurent profiter de cette concession. pour s'établir dans la circonscription de Luserne. Aussi, en 1641, comptait-on quarante-trois foyers de confession réformée, parmi lesquels celui de la famille Janavel à Liorato.

Cet état de choses déplut aux autorités catholiques. Interprétant de façon incorrecte le Pacte de Cavour, elles voulurent n'accorder aux Vaudois le droit de résidence que dans les régions où leur culte pouvait être légalement célébré. C'est pourquoi l'on entreprit de les expulser de la circonscription de Luserne et des communes de la plaine. En 1596 déjà, il leur fut brutalement enjoint de vider les lieux. Ils s'adressèrent alors au Souverain qui reconnut leurs droits et les laissa en paix. Mais les adversaires ne désarmaient point pour autant. Grâce à leurs interventions répétées, l'ordre d'expulsion fut renouvelé en 1602, puis en 1625: mais chaque fois, le Duc en arrêta les effets.

1627. L'inquiétude règne à Liorato.
- Femme, a dit Jean Janavel à Catherine, un soir prends garde à nos petits, ne les laisse pas trop s'éloigner de la maison.
- Que se passe-t-il donc ?
- Eh ! plusieurs enfants ont disparu du village voisin on dit qu'ils se sont laissé persuader de suivre des moines, à moins qu'on ne les aient contraints, les pauvrets. Je crains que notre Josué ne soit menacé.
- Mais il n'a que dix ans !
- Justement, on nous prend nos petits pour les instruire en religion catholique. Qui sait si ces malheureux pourront être retrouvés. Ignores-tu qu'on a perdu les traces de plusieurs d'entre eux et que toutes nos protestations sont restées sans effet ?
- Oui, plus que jamais. veillons et soyons prêts !

Dans la matinée du 9 juin, quelques Vaudois de Luserne sont tout à coup arrêtés chez eux, sans nul motif. On les conduit à la prison de Turin. Puis le bruit se répand que, témoignant d'intentions agressives, des troupes approchent des Vallées. Le 29 juillet, un vendredi, on voit circuler au marché de Luserne un personnage important, le sénateur Barberi qui, entouré d'un groupe d'affiliés et d'agents de police, profère de sourdes menaces :
- Voilà, déclare-t-il, en désignant quelques Vaudois, des gens qui osent encore habiter soit à Luserne, soit dans la région des Vignes ! ... est temps pour eux de déguerpir !...

On éprouva dès lors de vives inquiétudes jusque dans le coin reculé de Liorato. Plus directement exposés, les Lusernois réformés commencèrent à s'enfuir de leurs maisons ; ceux de la région des Vignes au contraire résolurent de défendre, par la force, et leurs droits et, leurs biens. Ce ne fut qu'à la suite de longues et pénibles négociations que l'orage se dissipa.
Mais, au cours des années qui suivirent, on ne laissa pas de voir se renouveler les tentatives de violence et d'oppression. En 1640, alarme plus grave : les familles de la plaine durent à nouveau abandonner leurs demeures et se réfugier dans les hautes vallées. Bien qu'une fois encore la question eut été tranchée en leur faveur par le Souverain, la situation devenait de plus en plus difficile et l'on pressentait l'imminence d'une catastrophe.

C'est dans cette atmosphère d'insécurité constante que s'écoula la jeunesse de Josué Janavel. Pour lui, comme pour ses contemporains, cette sourde anxiété contribua puissamment à l'éducation morale de chacun. Chez ces montagnards élevés dans la crainte de Dieu et habitués au dur travail du sol, toute atteinte à leurs libertés ne faisait qu'affermir la volonté de rester fidèles et de repousser l'agression. Ainsi se formaient des natures fermes comme la roc de leurs monts, des caractères prêts à dominer les pires tempêtes.

La Gianavella d'en bas.

Tandis que, dans la plaine, s'accentuaient les menaces, la vie de famille poursuivait son paisible cours dans le coin tranquille de Liorato. Père et mère s'étaient éteints en 1634, à peu de mois de distance. À la même époque, la soeur aînée, Marguerite, avait épousé un agriculteur du voisinage, Joseph Garnier. En 1639, Josué, ayant à son tour décidé de prendre femme, la famille en vint à une séparation de biens : Jacques, l'aîné, continua d'habiter la maison paternelle avec Joseph le cadet : Josué devait fonder ailleurs un nouveau foyer.

De la Gianavella d'en-haut, on aperçoit, sur la pente escarpée, à une centaine de mètres au-dessous de Liorato, une autre maison rustique, construite à l'ombre des châtaigniers et comme insérée dans la montagne. C'est la Gianavella d'en-bas déjà décrite, la maison même de Josué Janavel dont trois piliers quadrangulaires soutiennent le large balcon. Sur l'étroite cour s'ouvrent l'étable, le bûcher et la cave ; au fond une petite grotte creusée dans le rocher porte, gravée dans la pierre, l'inscription à la gloire du héros : W. G. G. (Viva Giosué Gianavella) et la date : 1660.

Pour gagner les trois pièces de l'étage supérieur, un passage voûté a été creusé dans la roche. On entre directement dans la cuisine : au centre est le foyer ; en face, deux fenêtres étroites et inégales donnent sur le balcon. À gauche et à droite ouvrent deux petites chambres à coucher. Sous une faible lumière, tout apparaît si ancien, si riche de souvenirs que, dans l'imagination du visiteur, Josué Janavel en personne semble revivre ici. On croit le voir penché sur l'âtre qui s 'allume, tandis que se profile, à contre-jour, sa solide carrure. Et l'on croit rencontrer son regard énergique dirigé du côté des pentes accidentées, comme s'il retrouvait dans ce pays austère l'image même de sa vie.

Sa personnalité ne put que s'affirmer et mûrir au cours des seize années de labeur qu'il passa avec sa jeune femme, Catherine Durand, de Rora, dans cette rustique demeure si conforme à ses goûts. Au dire d'un contemporain, dont le rapport est conservé aux archives de Turin, Josué était de taille moyenne et de forte encolure ; il avait courte barbe noire, des yeux foncés et pleins de vie, une expression ouverte et résolue.

C'était un agriculteur actif et entendu. Il cultivait ses champs, ses prés, ses vignes ; il coupait le bois du vallon dit des « Bannis » qui s'ouvrait, à l'ouest, sous les précipices de Rocca Bora ; il récoltait le miel de ses ruches et descendait vendre les produits de la ferme au marché de Luserne. Grâce à son travail avisé et constant, il acquit, tant au point de vue matériel que moral une position enviable. On le tenait pour le propriétaire le plus considéré de la contrée. Un document lui attribua le qualificatif de commendabile, ce qui veut dire honorable.

Doué d'une intelligence vive et réfléchie et d'un caractère loyal autant que décidé, il faisait preuve de sentiments religieux profonds alimentés par la lecture quotidienne de la Bible. Sa religion n'était mi une simple spéculation de la pensée ni une adoration mystique, mais, une réalité quotidienne, qui s'exprimait surtout par une stricte conscience du devoir. Le sentiment de la présence de Dieu se manifestait chez lui par une foi sereine et une confiance totale qui le pénétraient d'une force inébranlable. Au terme de son existence, il pouvait résumer ainsi ses expériences religieuses : « Qui espère dans le Dieu vivant ne périra jamais. Que rien ne soit plus fort que votre, foi. Si tout le monde devait être contre vous et vous seul contre tous, ne craignez que le Tout-Puissant qui est votre sauvegarde ».

On connaissait Catherine, sa femme, comme active, courageuse, entendue ; on la savait sûre et fidèle compagne. Auprès d'eux grandissaient trois filles et un garçon, bel exemple de la famille vaudoise.

Pour le peuple des Vallées cependant, la situation se faisait d'année en année moins sûre et plus grosse de menaces. Les moines ne cessaient d'être importuns, voire agressifs, les autorités d'exercer une pression croissante et l'on pouvait y voir l'intention toujours plus évidente à Luserne et à Turin de pousser les Vaudois à l'abjuration ou de les anéantir. On vit renaître les efforts tendant à les expulser des limites établies.



LA GIANAVELLA D'EN BAS. L'ECURIE ET LA GRANGE

En 1641, nouvelle alerte. Une autre, plus alarmante encore, survint en 1650, sous forme d'un ordre péremptoire : les Valdesi avaient à quitter non seulement Luserne, mais aussi la région de Saint-Jean et le « quartier » des Vignes. La famille Janavel se sentit alors directement visée.

En 1653, troisième alerte, aggravée d'un envoi de troupes et d'un commencement d'expulsion. Les trois menaces, purent, une fois encore, être écartées ; mais, à bien des indices, on pouvait prévoir l'inexorable approche du malheur.

Et voici venir la terrible année 1655.
Le 25 janvier, le gouverneur Andrea Gastaldo, qui s'intitulait Conservateur général de la Sainte Foi pour l'observance des ordonnances contre la prétendue Religion Réformée de la Vallée de Luserne, publiait dans ce chef-lieu l'ordre péremptoire adressé aux Vaudois résidant à Luserne, Saint-Jean, la Tour et autres lieux de la plaine, y compris naturellement les Vignes et Liorato, d'abandonner ces territoires dans l'espace de trois jours, sous peine de mort et de confiscation de leurs maisons et biens. Toutefois, pourraient rester chez eux ceux qui, dans l'espace de vingt jours, se résoudraient à une abjuration.

Ce fut un coup terrible pour ceux des Vaudois qui se trouvaient devant l'angoissant dilemme : perdre à tout jamais leurs biens ou trahir leur foi. Et tout autant pour ceux qui, bien que résidant dans les limites autorisées, se sentaient liés à leurs coreligionnaires et pouvaient voir, dans ce premier coup du sort, le prélude d'une ruine générale. La douloureuse épreuve aviva en chacun d'eux le sentiment de la fidélité à l'Évangile et le besoin d'une vivante collaboration.

L'historien Jean Léger, qui, comme pasteur de Saint-jean, dut, lui aussi, avec sa femme et ses onze enfants, quitter sa maison et chercher refuge dans le val d'Angrogne, rappelle en termes émus, dans son Histoire des Vaudois, ces terribles moments. L'hiver était des plus rigoureux : dans la montagne, il neigeait ; dans la plaine, la neige se transformait en pluie froide et tenace ; pliant sous le poids de leurs hardes, les malheureux proscrits pataugeaient jusqu'à mi-jambe dans la boue des routes et des sentiers. Et pourtant, personne ne céda à la tentation d'acheter par l'abjuration le privilège de rester sur place. Léger le confirme éloquemment :

« J'en puis bien rendre témoignage, puisque j'étais leur pasteur depuis onze ans et qu'il n'y en avait pas un que je ne connusse nom par nom ; jugez si je ne devais pas pleurer de joie, aussi bien que de compassion, voyant que toute la rage des loups n'avait pas été capable d'enlever le moindre de ces faibles agneaux et qu'aucun avantage de la terre n'avait ébranlé leur confiance... ».

Arrivés dans les villages de la montagne, ils étaient reçus à bras ouverts, consolés et réconfortés par la chaleur d'un accueil fraternel.
A la Gianavella d'en-bas. on ne pourra que partager le sort des proscrits :
- Enfants, alerte, vêtez-vous !...

Catherine les yeux pleins de larmes se penche sur ses quatre petits qui, les yeux lourds de sommeil, se dressent effarés sur leurs couches.
- Qu'y a-t-il, mamma ? demande le cadet d'une voix dolente.

Il nous faut fuir chez des amis pour ne pas devenir papistes, mon petit. Mais ne crains rien, nous partons tous ensemble, vos oncles Jacques et Joseph nous accompagnent ainsi que l'oncle Garnier. Vous, les fillettes, indique-t-elle, précise et affairée, prenez chacune une couverture, je me charge des ustensiles de cuisine. Mais faites vite !...
Et tandis qu'en silence, les enfants obéissent et se hâtent la vaillante mère murmure, après avoir parcouru d'un dernier regard le cher foyer qu'il faut ainsi quitter si brusquement :

« Sois fidèle jusqu'à la mort » !

Quand ils parvinrent à Rora, le haut village qui, au sommet d'une pente escarpée, domine la vallée de Luserne, la neige continuait à tomber sans relâche. Mais les fugitifs virent s'ouvrir des maisons amies, et celles-ci, peu à peu ensevelies sous le blanc linceul, disparaissaient dans les ombres de la nuit, moins obscures cependant et moins menaçantes que les ombres de l'avenir...


(1) Le nom de Janavel est donné dans le patois des Vallées au grand duc, oiseau assez rare dans la région et qui porte, sur le devant de la tête, deux houppes très marquées, ce que les gens du pays nomment une giavanna. En 1354, on arrête déjà un Barthélemy Gignous suspect d'hérésie ; en 1507, le « barbe » vaudois Jean-François Gignioso est emprisonné à Pignerol et mis à mort ; Josué Janavel s'honorait de posséder des ancêtres ayant déjà souffert pour la foi. 
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