Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA DÉBÂCLE ET LA RENTRÉE


Le pasteur Pierre Leydet.

La famille Leydet, de Pinache, appartenait à l'Eglise Vaudoise dès le Moyen Âge. Un de ses membres, François, fonctionnait comme diacre au XVe siècle, récoltant les offrandes des fidèles pour les envoyer, ou les apporter, au chef des Barbes, qui se trouvait alors dans les Pouilles.

Au XVIIe siècle, Pierre et François Long Leydet habitaient la Rivoire de Pinache. C'est là que naquit Pierre, leur fils aîné, entre 1650 et 1655. Son père mourut en 1665, le laissant, bien jeune encore, chef de famille avec sa mère veuve, deux frères et deux soeurs. Destiné au ministère, il dut quitter le foyer familial pour poursuivre dans les Académies étrangères ses études secondaires et les cours de théologie. Il les acheva en 1677 et fut admis par le Synode de cette année, qui le plaça à Pral. Il y succédait à Jean Laurens, transféré au Villar.

Cette paroisse alpestre était la plus pénible, non seulement à cause de ses « neuf mois d'hiver », mais aussi par l'obligation, qu'avait le pasteur, de desservir en même temps Rodoret. Il devait pour cela descendre des Guigou jusqu'au Rivet, sous la Gardiole, pour gravir le chemin, rude et dangereux, de l'Eicialeiras. Dès que la saison le permettait, il passait par le Coin et le Pouset, d'où un mauvais sentier, qu'on appelle encore la Vio da ministre, le conduisait sur la croupe de Galmont. et de là, par une rapide descente sous bois, à Rodoret.

Il y avait huit ans et demi qu'il accomplissait fidèlement son ministère parmi ces populations alpestres, quand éclata l'orage destiné à anéantir l'Eglise Vaudoise.
La Révocation de l'Édit de Nantes, en 1685, exécutée à l'aide des dragonnades, avait déjà détruit son église de Pinache et les autres de la vallée du Cluson, alors sujette à la France. Par son édit de janvier 1686, Victor Amédée voulut, ou dut, imiter son puissant voisin.
Les sujets Vaudois s'étant montrés résolus à défendre par les armes leurs droits séculaires, les troupes ducales marchèrent contre le Val Luserne, celles de France, aux ordres de Catinat, contre les autres Vallées.

Le 19 avril, les députations de toutes les Vallées, réunies à Rocheplate, jurèrent de rester unies. Hélas ! le lendemain, celle de Saint-Martin, rompant cette union, décidait de se rendre. Cette décision venant après le terme fixé, Catinat n'en tint aucun compte. Les troupes l'envahirent le 24. Bien qu'ils n'y eussent pas rencontré de résistance, ils se déchaînèrent avec tant de fureur et de cruauté, qu'un millier de personnes, hommes, femmes et enfants, furent mis à mort au milieu des tourments les plus ignobles et les plus cruels.

Les collègues de Leydet, Léger, pasteur à Villesèche, et Chauvie à Maneille, se rendirent et furent enfermés dans la citadelle de Turin avec leurs familles. Leydet, préférant demeurer libre, se cacha dans une grotte du versant boisé de Galmont. Comme il demeurait introuvable, le bruit courut qu'étant sujet français il s'était catholisé et était rentré chez lui, où il possédait de bonnes propriétés.
Au contraire, retiré dans sa caverne, il se consolait en chantant des psaumes, pensant que sa voix serait couverte par celle du torrent de Rodoret, qui descend de cascade en cascade. Mais il fut entendu des soldats français, qui erraient à la recherche des derniers survivants. Envoyé à Luserne le 16 mai, comme il ne s'était pas rendu spontanément, on l'enferma dans une tour du palais d'Angrogne, où était logé Victor Amédée.
On hissa comme trophée, hors de la porte de Luserne, la tête d'un Micol, lui aussi de Pinache. Surpris avec Leydet dans la grotte, il avait fait une telle résistance, avec plusieurs fusils, qu'il tenait toujours chargés, qu'il avait tué vingt-sept soldats.

Désirant vaincre sa constance pour pouvoir se vanter de la conversion d'un pasteur, on le tint, les ceps aux pieds, dans une posture qui ne lui permettait aucunement de s'étendre. Il resta ainsi pendant trois mois, au pain et à l'eau, harcelé chaque jour par les disputes des prêtres et moines, entremêlées de promesses, de menaces et d'outrages.
Rien ne pouvant briser sa fermeté, on le condamna à être pendu. Ayant surmonté toutes les tentations, il marcha joyeusement au devant de la mort, qui devait, disait-il, libérer à la fois son corps et son âme.
L'échafaud avait été dressé sur le fort Saint-Michel, qui dominait Luserne.



La famille du pasteur Leydet,

Nous avons rappelé, la courte carrière et la mort triomphante du pasteur martyr Pierre Leydet.
Sa veuve, dont nous ignorons le nom, semble avoir réussi à quitter les vallées avec ses deux fils sans passer par la captivité, car ils ne figurent dans aucune des listes connues jusqu'ici. Par contre, elle ne put amener sa petite Catherine Marie, de 7 ans, qui aurait difficilement supporté la marche précipitée à travers les Alpes et la Savoie. La fillette, on ne sait comment, tomba entre les mains du notaire J. B. Perretto, de Saint-Second. Quand la veuve revint de l'exil, son enfant ne lui fut pas rendue malgré l'engagement solennel pris par le duc ; il en fut de même de plus de quatre cents autres enfants. Il est probable qu'on ignorait où elle se trouvait.

Le notaire la traita cependant avec affection, comme sa fille. Le 24 janvier 1697, lorsqu'elle n'avait pas encore atteint sa dix-huitième année, il lui fit épouser, dans l'église romaine, le S.r J. M. Bernardo, de Frossasco, résidant à Pignerol, et lui constitua une dot de 400 livres. Son trousseau comprenait deux robes, « una camiseta nova di panno e diverse camissie, boneti, coeffe e fasoleti ». Puis on la perd de vue.

La misère était telle aux Vallées que les honoraires des pasteurs antérieurs à l'exil n'étaient pas encore réglés en 1698. C'est ce qu'ils représentèrent au synode. La veuve Leydet, en particulier, réclamait de la paroisse de Pral les gages de son mari pour 1685 et 1686. Le synode nomma une Commission pour y pourvoir. C'est la dernière mention connue de cette infortunée.

Cependant, dès 1693, H. Arnaud ayant représenté au synode qu' « il y a un fils de feu M.r Leydes, pasteur, en souffrance, la Compagnie a résolu d'avoir soin de sa nourriture et de son éducation ». En 1698 et 1699 il était, en effet, placé chez le régent général Michelin, étant dans la pauvreté et ayant d'ailleurs des qualités propres pour réussir. Les Églises fournirent selon leur portée pour l'entretenir. Pierre Leydet fut ensuite envoyé à Zurich, pour y faire ses études théologiques, qu'il acheva à Genève en 1707.

Il n'était encore que « proposant » lorsque, avec son collègue J. Malanot, il se trouva au Val Saint-Martin, au temps de la fameuse République du Sel, d'où pasteurs et instituteurs avaient été chassés. Un certain J. Reynaud Fiorin engagea ces jeunes gens à faire les fonctions du ministère et ils s'y prêtèrent. Mais le synode d'octobre 1708 les censura fortement pour avoir fonctionné et baptisé sans avoir été consacrés. Leydet reçut une censure moins vive parce que ses témoignages académiques étaient meilleurs. Les Églises, qui les avaient laissés fonctionner, furent aussi censurées, Reynaud fut privé de la communion pour six mois. Les baptêmes célébrés, déclarés nuls, durent être répétés en public dans l'église.

Leydet exerça son ministère à Rora pendant quelques mois, jusqu'à ce que le synode de 1709 le plaça à Pral, où il était né. En 1714 il fut transféré à Maneille. Mais dès l'année suivante il dut être déposé après qu'il eut lui-même abandonné sa charge. Il se voua alors à la médecine et disparaît de la scène après 1717.
Un autre fils du pasteur martyr, Jacques, s'établit à Saint-Germain, où il épousa, en 1714, une veuve, Madeleine Fourquin.

La famille Leydet s'est éteinte à la fin du siècle dernier; mais la mémoire de son chef demeure attachée aux rochers de Galmont et aux événements tragiques de 1686.



Henri Arnaud.

Henri Arnaud naquit à Embrun, le 30 septembre 1641. Son père appartenait à la petite noblesse dauphinoise. Sa mère, Marguerite, était la fille de Jean Vincent Gosio, illustre médecin qui avait quitté Dronero et s'était réfugié à La Tour pour l'Évangile.
C'est ce qui fit que le jeune Henri vint faire à La Tour, dans l'École Latine des Vallées, ses études préparatoires à la théologie. Il s'inscrivit ensuite à l'Université de Bâle, mais interrompit ses études pour séjourner en Hollande pendant un an et demi. C'est la période la plus obscure de sa vie, pendant laquelle il semble avoir servi dans les troupes du prince Guillaume d'Orange.

Ayant repris ses études à Genève, il y reçut la consécration en 1670. Le synode des Vallées le plaça à la tête de la double paroisse de Maneille et Massel. De 1674 à 1678, il fut le pasteur du Villar, où, dès son arrivée, il organisa la paroisse de manière à obtenir que chaque famille contribuât aux réparations du temple. Il passa ensuite à la tête de la grande paroisse de Pinache, sur un territoire en partie français, en partie piémontais. C'est là que le trouva la Révocation. Chassé de sa paroisse, il amena sa famille en Suisse, puis rentra aux Vallées pour encourager les Vaudois à résister aux ordres injustes du duc de Savoie, poussé par le roi de France. Il participa à la belle défense de Saint-Germain et y prit une part tellement en vue que Victor Amédée promit 100 pistoles d'or à qui lui livrerait vif Arnaud, « qui avait soulevé des sujets prêts à se soumettre ». Mais quand la reddition du Val Saint-Martin eut livré les deux autres Vallées aux armées unies de France et Savoie, Arnaud, déguisé en pèlerin, réussit à rejoindre les siens à Neuchâtel.

Pendant ce temps, aux Vallées, c'était la débâcle. Des communes entières se rendaient à des conditions qui ne furent pas maintenues. Douze mille personnes de tout âge et sexe furent enfermées dans des prisons infectes, où les trois quarts périrent. Les autres, libérés grâce à l'intervention des Cantons protestants, furent dispersés provisoirement dans toute la Suisse. Cette généreuse nation, déjà surchargée de milliers de réfugiés français, poussait les Vaudois à chercher plus loin une nouvelle patrie, soit en Allemagne, dépeuplée par la guerre de Trente Ans, soit dans les colonies hollandaises.
D'ailleurs, France et Savoie insistaient sur ce point, recourant même aux menaces. Arnaud prit à tâche de parcourir tous les Cantons, exhortant les Vaudois à ne pas se disperser davantage, d'autant plus que le Duc retenait neuf pasteurs et leurs familles et plus de 400 enfants enlevés.

En 1687, une tentative de rentrer aux Vallées, décidée sans le secret et les préparatifs nécessaires, échoua au départ. Celle de 1688 échoua de même à cause de la résistance énergique des Valaisans. C'est alors que près de 400 Vaudois se décidèrent à accepter l'offre de fonder une colonie près de Berlin. La débandade commençait. Pour empêcher qu'elle ne s'aggravât, ce qui aurait amené, la disparition totale de l'église et du peuple vaudois, Arnaud se rendit en Hollande et obtint des secours et des encouragements de Guillaume d'Orange, accompagnés de conseils de prudence au sujet du moment opportun pour tenter une nouvelle expédition.
C'est ainsi que furent prises les mesures qui rendirent possible l'entreprise, qu'on a justement appelée la Glorieuse Rentrée, et que Napoléon le Grand admira sans réserves.

Ce n'est pas le cas de rappeler ici cette marche épique, sous la pluie constante, dans des gorges défendues par les milices savoyardes, ou en franchissant cinq arêtes de montagnes pour passer du bassin de l'Arve dans ceux de l'Isère, de l'Arc, de la Doire, du Cluson et de la Germanasque, le sanglant combat nocturne de Salbertrand, les luttes héroïques de la guerre de montagnes, le siège de la Balsille, l'évasion miraculeuse, la réconciliation avec le Duc et la guerre victorieuse contre les troupes françaises.
Arnaud est reçu par le Duc, qui lui fait de brillantes promesses et lui déclare que, tant qu'il aura un morceau de pain, lui et les Vaudois en auront leur part.
Mais l'intérêt rapproche Victor Amédée de la France et un terme de l'accord établit que les Vaudois nés sujets français devront vider le pays. Arnaud est du nombre. Il part pour ce second exil et, à travers beaucoup de difficultés, réussit, avec ses collègues, à fonder et organiser les colonies du Wurtemberg, encore florissantes aujourd'hui.

Une nouvelle guerre éclate entre la France et la Savoie. Le Duc lance un appel aux Vaudois. Malgré son âge, Arnaud accourt et contribue à empêcher les deux autres vallées d'accepter le protectorat que la France avait imposé à celle de Saint-Martin.

Après avoir desservi la paroisse de Rora, il dessert celle de Saint-Jean, tout en résidant dans sa maison, à La Tour. Mais s'apercevant que le Duc se rapproche, une fois de plus, de la France, ayant fait la triste expérience de l'ingratitude des puissants, il prévient un troisième exil et se retire définitivement en Allemagne, où sa femme, Marguerite Bastie, l'a précédé dans la tombe ; vrai patriarche de ces communautés d'exilés, il meurt aux Mûriers, à l'âge de 80 ans, le 8 septembre 1721. Ses restes reposent dans l'église où il a annoncé l'Évangile pendant 20 ans.
Ainsi, comme Moïse, il a amené son peuple à la conquête de la terre promise, mais il n'a pas pu y terminer ses jours.

Ses luttes, vaillamment affrontées et supportées, son sacrifice courageusement accepté, les heureuses conséquences pour notre peuple de son initiative héroïque, tout doit pousser les Vaudois d'aujourd'hui à sentir la plus vive reconnaissance envers sa mémoire.



Au Col de Côteplane.

C'est le soir du 23 août 1689 (2 septembre du calendrier grégorien), durant la Glorieuse Rentrée, qu'eut lieu la bataille de Salbertrand. Après avoir forcé le pont sur la Doire, les Vaudois se lancèrent sur la forte pente qui s'élève vers les Margueries du Séou. Il s'agissait de s'éloigner du fond de la vallée avant que les Français, supérieurs en nombre, revenus de leur surprise ne retournent sur leurs pas pour saisir des retardataires. Mais les Vaudois, presque à jeun étaient moulus de fatigue à cause des seize journées de marche incessante et du combat qu'ils venaient de livrer. Aussi plusieurs s'endormaient de lassitude et, bien que l'arrière-garde les réveillât et que les trompettes de l'avant-garde indiquassent la direction à suivre, un bon nombre fut surpris par l'ennemi et envoyé sur les galères de France.

La pente naturelle aurait amené les Vaudois vers l'Assiette, ou vers le Col Lausoun, d'où ils seraient descendus au Grand Puy et à la Rua de Pragela. Cependant, quand ils eurent atteint une certaine hauteur, ils plièrent vers la droite et., après une assez longue traversée sous bois, ils atteignirent le Col de Côteplane. Ce grand détour a toujours étonné ceux qui ont étudié cette marche épique, sur la carte. Il est parfaitement justifié pour qui l'étudie sur les lieux.

Des troupes françaises occupaient la Vallée du Cluson. Si nos héros étaient descendus à travers les champs du Grand Puy, ils auraient été aperçus depuis le bas. Il en aurait été de même s'ils avaient franchi, plus à l'ouest, le Col Blégier, dont les pentes sont dénudées. En passant outre, les Vaudois atteignaient, par une douce pente, le Col de Côteplane, sensiblement plus bas que les précédents, et caché au haut d'une vaste conque gazonnée, entre les sommets du Genevris et du Moncroù.

Sur la descente, ils ne tardaient pas à pénétrer sous la magnifique forêt de sapins, qui remplit tout le vallon jusqu'au Rif, le premier hameau de Pragela, et de là jusque près de l'Allevé. Dégringolant ensuite sur les Traverses, parcourues par la route royale, ils franchissaient le Cluson et s'élevaient jusqu'à Joussaud, dont les maisons sont placées comme un observatoire au haut d'une forte pente.

Côteplane mérite son nom. C'est un col gazonneux, large et allongé, d'où l'on descend en pentes douces, soit vers Pragela, soit surtout vers le Sauze d'Oulx. Des chemins le relient actuellement au Col Blégier d'un côté, à celui de Sestrière de l'autre. En face du col s'ouvre le riant vallon de Bardonnèche, entouré de sommets neigeux. Vers la frontière, des deux côtés du majestueux Chaberton, on entrevoit la fine aiguille de la Belledonne, le Pelvoux de Valjouse et les premiers forts de Briançon. On ne voit que les plus hauts hameaux de Salbertrand ; le village et le pont sont cachés par un large coteau descendant du Genevris. À droite, à peine sorti du bois, monte le sentier en douce pente par où ont dû arriver les Vaudois. Ils atteignirent le col à l'aube et, ployant les genoux, ils bénirent Dieu de les avoir conduits, à travers mille obstacles, jusqu'aux portes de leurs Vallées. En effet, ils avaient devant eux, au-delà du riant bassin du Cluson, les cimes du Val St-Martin et, au premier plan, le Col du Pis qu'ils se préparaient à forcer le lendemain.

Une des compagnies vaudoises composée d'exilés valclusonnois, était commandée par le capitaine Martin d'Usseaux, et le lieutenant Pastre Friquet, de Pragela. Quelle émotion devait les saisir, en voyant se dérouler sous leurs yeux leur ample et belle Vallée ! Quatre ans plus tôt, elle était toute habitée par des coreligionnaires. Mais les dragons de Louis XIV avaient passé partout, les temples avaient été rasés, les huit pasteurs expulsés. Plus des deux tiers des habitants, préférant leur liberté de conscience à leurs biens, avaient émigré, bien que la frontière fût gardée. Les hameaux étaient à demi inhabités ; deux, le Petit Puy et le Nais, à ne parler que de Pragela, n'ont plus été relevés depuis lors. Le reste de la population avait plié sous l'orage et fréquentait la messe abhorrée, sous le regard inquisiteur des curés et du jésuite Des Geneys, qui s'était attribué la maison du pasteur Papon.
Il est vrai que les émissaires d'Arnaud avaient obtenu, de plusieurs d'entre eux, qu'ils préparassent des vivres et des munitions. Mais d'autres, comme il arrive souvent aux apostats, montraient un zèle exagéré pour détourner les soupçons du clergé. C'était le cas du consul, ou syndic, de Pragela, qui livra lâchement à l'ennemi les blessés vaudois qu'il fallut laisser en arrière.
Telles étaient les raisons qui poussèrent nos héros à traverser la vallée par le chemin le plus caché et le plus court, et à se hâter de pénétrer dans leurs Vallées, vides de leurs habitants, mais aussi de traîtres à leur foi et à leurs frères.

Pragela, est devenu, depuis quelques années, un lieu de villégiature très fréquenté. Le magnifique plateau du Col de Sestrière est encombré d'hôtels et chaque dimanche on y trouve de vraies foules. Tous les villages de la vallée, placés sur la grand'route, montrent des villas en construction. Par contre, les autres hameaux souffrent de l'émigration vers les villes. Les Seites sont abandonnées, la Tronchée a été cédée à un berger de la plaine. Le Grand Puy, depuis l'incendie, n'a été rebâti qu'en petite partie. Les habitants de Sestrière et du Rif ont diminué de moitié en peu d'années, et ainsi de suite.
Ce n'est pas sans tristesse que l'on parcourt ces lieux où se développait, jadis, une vie religieuse intense.
Un congrès eucharistique, avec processions et autres cérémonies éblouissantes, où les enfants ont été conduits en colonnes par les curés, vient de chercher à réveiller l'intérêt religieux.

Quand ces populations saines, laborieuses, intelligentes reviendront-elles au culte en esprit et en vérité, que Dieu demande de ses vrais adorateurs ?



Le capitaine Pellenc et la Rentrée.

Le nom Pellenc est peut-être en relation avec la famille qui compte des martyrs parmi les Vaudois de Provence et de Calabre. Aux Vallées on le trouve, comme nom de personnes ou de localités, au Val Cluson, à Bouvil, à Pramol, aux Vignes, à Angrogne, à La Tour, à Bobi. Au Villar, on trouve deux branches, les Pellenc et les Pellenchioni ou Planchon. C'est cette branche des Pellenc qui s'est le plus distinguée dans l'histoire vaudoise.
Cette famille semble presque avoir conservé de père en fils le commandement des milices de cette commune.

Au commencement du XVIle siècle, deux frères, messer Giuseppe e messer Giacomo, tous deux capitaines, se signalèrent dans les guerres de Charles-ÉmmanueI au Montferrat. Bons propriétaires de Subiasc, ils acquirent peu à peu d'autres possessions au Villar, à La Tour, à Saint-Jean, à Bubiane.

Leurs fils, Paul feu Joseph, et Jacques feu Jean, furent aussi capitaines, mais la peste de 1630 les enleva prématurément à leurs familles. Jacques laissa deux filles, dont l'une épousa l'historien et modérateur Jean Léger, tandis que le mari de l'autre fut ce Michel Bertram Villeneuve, qui, en secret accord avec les ennemis des Vaudois, joua un rôle louche dans l'affaire du couvent du Villar.

Les deux fils de Paul, Joseph et Daniel, encore jeunes lors de la mort de leur père, furent impliqués dans l'incendie du couvent. Cependant, ayant pu prouver qu'ils avaient été induits en erreur par Madame Manget, ils furent compris dans l'amnistie. Ce ne fut probablement pas sans qu'ils dussent verser en cachette une bonne somme aux juges, dont la vénalité était bien connue.

Au reste, Joseph mourut bientôt après, sans héritiers, laissant Daniel tout seul, pour représenter la famille. C'est ce qui lui permit de remettre à flot ses affaires. Aussi le voit-on acheter des fourest à Barmadaut, à Pralacoumba, à Moumaur d'amont, où une source porte encore le nom de « Fontaine du capitaine Pellenc ».
Il mourut à son tour, vers 1671, laissant un fils, Jean, qui, malgré son jeune âge, s'était distingué comme capitaine après les massacres de 1655. Il épousa Marie Charbonnier, de Bobi.

C'est leur fils cadet, Paul, âgé de 25 ans, qui, lors de la débâcle de 1686, fut au nombre des Quatre-Vingts, qui opposèrent aux armes ducales une résistance acharnée parmi les parois formidables des combes de Subiasc et de Giaussarand, à Barmadaut, à la Grande Aiguille, à Poustî. Leur vaillance leur valut de pouvoir prendre la route de l'exil, libres, l'arme au bras, emmenant les membres de leurs familles, qui étaient en prison. Pellenc partit le 15 novembre, avec la première des trois bandes, qui atteignit Genève le 25 ; ils étaient au nombre de 80, en comptant les femmes et les enfants. Ils durent déposer leurs armes sous les halles de l'Hôtel de Ville ; mais elles leur furent rendues quand on les fit poursuivre vers la Suisse.

Pellenc se rendit à Neuchâtel, où se trouvait Henri Arnaud. Aussitôt, ils méditèrent de rentrer armés dans leurs chères Vallées. Sans doute, exaspérés par les horreurs qu'ils avaient vues et subies, ils ne gardèrent pas leur plan assez secrètement, car les espions, qui ne les perdaient pas de vue, purent en informer la Cour de Turin. Le fait est que, dès le 3 janvier 1687, la tête de Pellenc était mise au prix de 300 doppie (ou pièces d'or) pour qui le tuerait, de 500 pour qui le livrerait vif. Afin de faciliter sa capture, les sicaires étaient munis de ce signalement remarquable: « Il Paolo Pellenco del Villar, figlio di Giovanni, è un giovane d'anni 25 circa di statura e corporatura mediocre, barba negra, copelli negri, lunghi e distesi, faccia di colore olivastro e lunga, le ciglia negre, grosse e unite insieme, li occhi grigi e grossi, con la bocca alquanto larga, collo piccolo e lungo ».

Cependant, tout comme Arnaud et Janavel, Paul Pellenc échappa au fer des assassins. Il était à Bonn, dans l'armée de l'Électeur de Brandebourg, quand la date du départ pour la Rentrée fut enfin fixée. Il partit avec deux compagnons et retrouva à Prangins deux autres Pellenc, l'un desquels était son propre père.

Paul Pellenc eut le commandement de la compagnie du Villar, et la relation du capitaine Robert affirme qu'« il pouvait incontestablement passer pour un des meilleurs officiers de la troupe ».

Ces mille héros avaient déjà traversé la Savoie et franchi les Alpes. Il ne leur restait qu'à passer la Doire, gravir le Col de la Fenêtre pour atteindre les Vallées, quand le gouverneur d'Exilles leur barra le passage avec ses dragons, entre Giaglione et Chiomonte. Pellenc fut chargé de parlementer, mais le commandant se saisit de lui et l'emmena prisonnier. C'était le 24 août 1689, peu d'heures avant la bataille de Salbertrand. Se souvenant que sa tête était mise à prix, le captif donna un faux nom ; mais son signalement le fit reconnaître. On rappelle sa taille médiocre, ses cheveux noire, sa barbe châtain. Aussi, le 14 septembre, dans une deuxième déposition, qui est conservée à Paris, donna-t-il les détails qui nous ont permis de le suivre jusqu'ici.

Arrêté par les Français, mais sur terre de Savoie, il eut du moins la chance d'être envoyé à Turin, tandis que les autres prisonniers allaient peiner sur les galères de Marseille. Après plus de neuf mois de captivité, il fut libéré, le 11 juin 1690, alors que le Duc se réconcilia avec ses compagnons d'armes sortis sains et saufs de la Balsille.

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