Qui n'a pas entendu parler des Six Soeurs des Vallées et qui
n'a pas lu le roman qui porte ce titre ?
Le point de départ de ce récit romantique se trouve dans
l'histoire de Léger qui, à l'occasion du martyre de deux des membres
de la famille Prin, ajoute :
« Ils estoient six frères et avaient épousé six soeurs,
ayant tous plusieurs enfants, et vivoient tous ensemble sans avoir
jamais fait de partage, et sans que jamais on ait remarqué la moindre
discorde dans cette famille, composée de plus de quarante personnes,
chacun se tenant à sa tâche, les uns au travail des vignes et au
labourage des champs, les autres au soin des prairies et à celui des
troupeaux de vaches, de brebis ou de chèvres. L'aîné des frères et sa
femme qui estoit l'aînée des soeurs, estans le père et la mère de
toute la famille ».
La famille Prin ou Perrin, du Villar, éteinte aujourd'hui,
était représentée au XVIle siècle par de nombreuses branches
distinguées par des surnoms, Simounet, Cachin, Miquelot, etc. Une
branche, appelée Prin tout court, remonte à un Antoine qui figura
comme témoin, en 1549, au prieur de Saint-Jean. Son fils, Peyron
épousa Jeanne Fontane. Leur fils Jean, homme influent, était consul,
c'est-à-dire syndic, du Villar en 1611. Établi à la Baudeine, il
possédait encore d'autres propriétés à Moutier, à
la Traversa, à Clotillard (le Te' di Prin). La peste pénétra en
1630-31 jusque dans ces hameaux reculés et y fit les mêmes ravages que
nous lui avons vus faire à Bobi.
Ainsi elle balaya entièrement une autre famille Prin ;
composée de plusieurs frères.
Nous ignorons si elle fit aussi des victimes chez Jean Prin.
Marié au moins dès 1613, il avait épousé Jeanne, probablement sa
cousine, fille de Jacques Fontane, Alfiere della Militia del
Villaro. Au lendemain de la peste, ils avaient six enfants, tous
adultes. Ici, cependant, nous nous écartons des données de Léger. Ce
dernier, écrivant en Hollande, après des années d'exil, n'est pas
exact dans tous les détails, lorsqu'il ne cite pas des documents. Au
lieu de six frères, ils n'étaient que quatre, et deux soeurs, déjà
mariées en 1636: Marie avec Jean Prin Miquelot, de la Combe, Susanne
avec Barthélemy Moussat, de Moûssa. Comme la Combe et Moûssa sont près
de la Baudeine, on peut croire que les gendres, tout en cultivant
leurs terres, vinrent s'établir dans l'ample maison patriarcale des
Prin, où l'on vivait cette vie heureuse et active, décrite par Léger.
Il s'agit donc de quatre soeurs et deux belles-soeurs.
Ils eurent cependant bientôt la douleur de conduire leur mère
au champ du repos. En 1641, le chef vénéré tomba frappé d'une maladie
aigüe et rapide, car son testament, dicté le 4 juin, est très
laconique. Il mourut peut-être le jour même ; l'année suivante,
selon l'usage, ses fils donnèrent à leurs soeurs ce qu'il leur avait
assigné.
Le souvenir de leur père, l'aisance due au travail, leur
honnêteté et leur piété leur valurent d'être entourés de la même
estime que lui. Si le père est appelé comendabile, les fils
sont les provvidi Giacobo, Davide e Stefano.
À côté d'eux, dans le même hameau de la Baudeine, vivait la
famille Albarea. Originaires du hameau de ce nom, aujourd'hui fourest,
sur la montée de l'Arvura à la Vachère, les Albarea étaient descendus
d'Angrogne à Garsillane, au confluent du Pélis et du Cluson. À mesure
que la réaction religieuse s'accentuait dans la plaine, ces
sentinelles avancées du peuple vaudois se repliaient vers les rochers
séculaires où leurs aïeux avaient lutté et
souffert. Ayant vendu leurs fertiles campagnes de Garsillane, les
Albarea cherchèrent une existence moins aisée, mais plus paisible,
l'un au Teinau, l'autre à la Baudeine. Pierre Albarea amenait avec lui
quatre fillettes qui furent les compagnes d'enfance et de jeux des
jeunes Prin. Ils se trouvaient dans les ruelles du hameau, à
Clotillard où les biens de leurs parents étaient tout entremêlés, au
pré, au champ, au fourest. À mesure que les jeunes filles
s'épanouissaient comme des fleurs, l'affection des quatre frères se
changeait inconsciemment dans le sentiment si doux de l'amour. Que
d'idylles innocentes sous le regard bienveillant de leurs mères !
jusqu'à ce que, un beau jour, Jacques Prin devint l'heureux époux de
Marguerite Albarea.
Cet événement ne fit que resserrer les relations entre les deux
familles et, l'un après l'autre, David épousa Marie, Pierre Susanne et
Étienne Catherine, Jacques et Marguerite gardant, après le départ du
père, une autorité exercée avec amour et acceptée avec déférence.
Jouissant de l'estime, générale, Jacques fut ancien de son
quartier et accepta la charge, bien plus délicate que de nos jours, de
percepteur des impôts à la Baudeine et à la Combe.
Les jeunes ménages se voyaient entourés d'enfants, la vie
s'écoulait active et heureuse, mais de noirs nuages s'amoncelaient à
l'horizon. Le pays était parcouru par des troupes, à cause de la
guerre qui se poursuivait entre la France et l'Espagne. En 1653, il y
eut l'incendie du couvent du Villar, qui manqua mettre toute la vallée
à feu et à sang. Les frères Prin se trouvèrent sans doute à la belle
défense du Rospart, qui força les troupes du comte Todesco à battre en
retraite, d'autant plus qu'un violent orage avait mouillé leurs
poudres.
Enfin, la sanglante année 1655, les communes acceptant, sur la
foi de Pianesse, de loger de l'infanterie et de la cavalerie, les
soldats, au lieu de rester dans le bas, gravissant la costière
jusqu'aux derniers hameaux et aux fourest, sous prétexte de trouver
des vivres. Plus, les scènes d'horreur des Pâques Piémontaises, le
pillage et l'incendie des maisons, les outrages et les supplices
infligés à tous ceux qui, hommes, femmes, enfants,
n'avaient pas réussi à trouver dans les neiges de Gounetin un asile
contre ces démons déchaînés.
Pendant que leurs cousins, Jean et Pierre Albarea du Teinau,
étaient massacrés, Jacques et David Prin, trop confiants dans la
parole du marquis, étaient saisis dans leurs lits à la Baudeine,
traînés à Luserne et jetés dans les plus basses prisons du marquis
d'Angrogne. Là on leur écorcha les bras, du coude à l'épaule, en forme
d'aiguillettes de peau qu'on laissa flotter sur la chair vive ;
de même des mains aux coudes, des genoux aux cuisses et des chevilles
aux genoux. Le sergent de justice, gardien des prisons, qui avait
autrefois, nous dit Léger, « reçu beaucoup de faveurs de ces
bonnes gens », ému de pitié, voulut leur porter un seau d'eau. Le
Marquis, le surprenant, le battit et le menaça de le traiter comme ces
infortunés. Les frères Prin et un vieillard de Bobi, qui avaient reçu
le même traitement, moururent de soif dans d'horribles souffrances.
Trois des soeurs Albarea furent aussi les victimes de cette année
terrible. Seule, Marguerite, l'aînée, survécut quelque temps.
Un acte de notaire nous apprend froidement que Jacques et David
sont morts ab intestat, le premier laissant un fils en âge de
minorité, du nom de Jean comme l'aïeul, l'autre sans enfants.
Restaient Pierre et Étienne et leurs soeurs, dont l'une était demeurée
veuve de Joseph Brunerol.
En 1658 le cher foyer patriarcal était détruit, chacun retirant
sa part tant de l'hoirie paternelle que de la succession de David et
de la collecte faite par Cromwell en Angleterre, di qualche
subventione destinata e distribuita per li martirii.
La mort continua à faucher dans l'ancienne demeure, relevée en
partie de ses ruines.
En 1661, Pierre, qui avait succédé à son frère dans la charge
d'ancien, et Étienne, faisaient leur testament. Leur famille n'était
plus représentée que par leur soeur et un beau-frère, Marie, seconde
femme de Pierre, et Jean, l'orphelin de Jacques.
En 1682, Pierre se maria pour la troisième fois. L'épouse,
veuve de Paul Charbonnier de Moûssa, du consentement de son mari,
renonça à ses biens en faveur des enfants de son premier mariage.
Quatre ans plus tard, nouveaux désastres. La guerre et les
massacres qui l'accompagnèrent, les souffrances de la captivité et de
l'exil, réduisirent des trois quarts la population des Vallées. Au
sortir de la tourmente, il ne restait, de toute la famille Prin, que
Jeanne, fille de feu commendabile Pierre et, probablement de
sa seconde femme. En 1695, elle était mariée à M. Jacques Brez feu le
notaire Jacques. Comme elle était l'unique héritière des Prin, en
1700, le capitaine Pierre Albarea et son frère M.r David, lui
réclamèrent la restitution des dots de leurs trois tantes, mortes sans
laisser d'enfants. Elle les paya sans doute en terres ; elle-même
mourut quelques mois plus tard, et avec elle s'éteignit la descendance
de la famille jadis si nombreuse et heureuse.
Les autres branches des Prin disparurent aussi au cours du
XVIIIe siècle, à l'exception d'un jeune homme, qui, adopté par son
parrain, Bastie de St-Jean, vint s'établir chez lui aux Bastie, où on
l'appela Prin Bastie, puis Bastie Prin, enfin Bastie tout court. Cette
branche subsiste, quoique le nom de Prin ait disparu.
C'est la famille, dont nous avons rappelé les vicissitudes si
tragiques, qui forme le sujet du roman Les Six Soeurs des Vallées.
L'auteur, le pasteur anglais William Bramley-Moore, qui habitait,
pendant son séjour aux Vallées, chez M.me Adèle Jalla veuve Volle, aux
Volles de St-Jean, trouva plus commode de transporter la scène du
récit à St-Jean. Il en avertit, en passant, le lecteur dans sa
préface, où il dit : « J'ai pris quelques légères libertés
avec les personnes et les lieux. La ferme de la Baudeine, qui était
près du Villar, a été placée plus près de l'entrée de la vallée, pour
mieux exposer les effets de l'édit de Gastaldo, ». La maison
qu'il décrit est donc celle des Volles, telle qu'elle était en 1857.
Au reste, un des moments les plus saillants du récit se déroule à
Castelus et au Bars de la Taillola, dont il a contribué à entretenir
le souvenir.
Ce roman, fit fureur en Angleterre, où trois éditions furent
enlevées en une année (1864-65). L'édition française, publiée à Paris
sur la traduction de M.me M. Merkisch, fut de même rapidement épuisée.
Quoique le récit soit très éloigné de l'exactitude historique, on le
lit toujours avec plaisir.
Des réminiscences enfantines me fredonnent à l'oreille un bout rimé
que nous chantions en ronde, il y a plus d'un demi-siècle. Je m'étais
demandé, plus d'une fois, à quel illustre personnage faisait allusion
cette ritournelle. Je suis maintenant à même de satisfaire en partie
cette curiosité, qui n'est, d'ailleurs, probablement partagée par
personne. Il s'agit d'une femme forte, une collaboratrice
énergique de Josué Janavel.
Jeanne naquit au Chalmis (aujourd'hui Charmis) vers l'année
1600. Elle était fille de Gaspard Chalmis, dont la maison et ses
dépendances étaient attenantes au four du hameau, ainsi qu'au temple,
qui sert actuellement d'école.
Jeanne connut des temps bien troublés et malheureux, tels que
l'année 1630, qui vit six mille Vaudois périr, victimes de la peste,
dans la seule vallée de Luserne, et la sanglante année 1655. Mais,
avant cette date funeste, elle avait uni sa vie à l'époux de son
choix.
Jean Coïsson, d'Angrogne, gérait, au moins dès 1612, le moulin
communal de Sainte-Marguerite, à La Tour. Il mourut probablement de la
peste de 1630, ainsi que son beau-frère, Pierre Perrin, du Villar,
établi à Riou Crô, appelé alors les Coperoli. Ce dernier, cordonnier
et tanneur était surnommé Simonet, en souvenir de son grand-père,
Simond Perrin. Michel Coïsson, fils de Jean, ayant été désigné comme
héritier par son oncle Perrin, en hérita aussi le surnom, et fut
appelé dès lors Coïsson Simonet. Les biens des Perrins étant au
Villar, Michel Coïsson s'y établit entre 1632 et 1635. C'est là qu'il
fit la connaissance de Jeanne Chalmis, et qu'il l'épousa. Il mourut
vers 1650 et sa veuve continua à être appelée la Simonette ou la
Simondette.
Caractère énergique, elle mena rondement ses affaires et
pourvût à l'éducation de ses enfants, David et Jeanne, morts jeunes,
Judith et Marie. Sans renoncer à sa part de la maison du Chalmis,
restée indivise avec sa soeur Judith, mariée à La Tour, elle acheta en
1651, pour 60 livres, une maison avec jardin et
vigne au Villar même. Cet édifice, à moitié ruiné, était situé entre
le four public et le presbytère ; le jardin s'étendait jusqu'à la
place. C'est là que la trouva l'année funeste des Pâques Piémontaises,
qui décima sa parenté. Sa soeur Judith, mariée à Daniel Revelin, de La
Tour, fut massacrée dans son lit, avec sept enfants. Son frère, Jean
Ciarmis, fut tué, laissant une veuve, Marie, qui figure avec deux
enfants parmi les catholicisés, qui se trouvaient au Villar, au
lendemain de l'infâme boucherie. Une de ses filles, Madeleine Ciarmis,
mettait au monde un enfant dans les prisons de Luserne, et le curé le
lui arrachait pour le baptiser, pendant que son mari, Jacques Ronc, le
maître d'école de Rora, traîné dans les rues de Luserne, était dépecé
tout en marchant.
En femme prudente, Magna Giana s'était sans doute retirée à
temps sur les hauteurs, avec les siens, sans prêter foi aux fourberies
de Pianesse et de ses acolytes. Peut-être même est-elle cette personne
à qui Janavel, avant d'entreprendre la défense héroïque de Rora, avait
confié son petit Jean ; et, lorsqu'il dut se retirer en Queyras,
il passa le prendre au Villar et évita l'ennemi en fendant les neiges
sur les hauteurs qui séparent Barmadaut de la Combe de Giaussarand. La
Simonette passa peut-être avec lui en Queyras. En tous cas, lorsque
Janavel rentra au Val Luserne pour prendre sa revanche, il s'établit
sur le haut de l'Envers du Villar, au fourest de la Pelà des
Geymets, que Magna Giana avait acheté en 1648 de Jean Geymet. Elle
semble avoir, dès lors, voué au vaillant champion de la cause vaudoise
une grande admiration et un dévouement à toute épreuve.
En 1661, elle donna sa fille Judith en mariage à Jacques
Pellegrin, d'entre les Vaudois de Bubiane que les horreurs de 1655
avaient forcés à se réfugier dans la vallée. Démentant la réputation
proverbiale des belles-mères, Jeanne reçut son gendre chez elle et ne
cessa jamais de se louer de son affection envers elle et de sa
diligence dans la gestion de ses affaires.
Ils ouvrirent une auberge, qui ne tarda pas à devenir le
quartier-général de Janavel, où il organisa sa belle résistance de
1663.
Un espion français dépose avoir vu Étienne Revel, un des
bannis, capitaine du camp volant, chez la Simonette cabaretière au
Villar, dans la maison même où se fait leur pain de munition.
Car, tandis que les désordres des soldats du Fort terrorisaient La
Tour et Saint-Jean, tellement que les habitants devaient se procurer
le pain à Pignerol, la discipline établie par Janavel et l'activité de
Jeanne évitèrent ces difficultés au haut de la vallée. D'autres
dépositions parlent de l'Osteria di Magna Giovanna, en
relation avec les exploits de Janavel.
Le 14 mai, des bannis ayant enlevé les justaucorps de deux
passants, Janavel les leur fit rendre le lendemain in casa di
Magna Giovanna, qual fa osteria in detto luogo, et essa donna rese
il tutto.
Janavel même résidait au Charmis, dans la maison natale de
Jeanne. C'est de là qu'il fit rendre 4 bouviers de Briquéras et leurs
4 paires de boeufs, qu'un de ses soldats avait capturés à
Sainte-Marguerite, à son insu.
Cette vaillante femme, au témoignage des espions, demeurait au
Villar avec deux ou trois autres femmes et deux vieillards, tous les
autres habitants s'étant enfuis. Elle sut accomplir son devoir
patriotique sans manquer à ses autres obligations ; aussi
conserva-t-elle l'estime générale. Elle est désormais indiquée comme l'onesta
Giovanna Simonetta hoste. Ainsi dans son testament, qu'elle
dicta en 1674, sana, in piede, comme pour montrer qu'elle
conservait toute son énergie, elle lègue 400 livres à sa fille Marie,
fiancée à Villermin Brunerol, et désigne comme héritiers sa fille
Judith et son mari, qui ont vécu avec elle et ont montré diligence et
affection.
Mais la pauvre femme allait encore avoir de grandes douleurs.
La même année, elle vit mourir sa fille Judith, et deux ans plus tard
son gendre Pellegrin, laissant trois orphelins tout jeunes. Le 3
novembre 1676, honesta Giovanna, di buona vecchiezza ed alquanto
indisposta ma sana di mente, loquela e veduta, dictait son
dernier testament. Elle maintient les legs de 400 livres à sa fille
Marie, en lègue 10 à la fille de son frère Jean, veuve du
régent-martyr de Rora, et autant à sa nièce Catherine Revelin, dont la
mère et les sept frères et soeurs avaient été
massacrés en 1655. Elle remet le reste de ses biens au Consistoire
pour qu'il les vende, et que l'argent qu'on en retirera soit donné, un
tiers à sa fille, un tiers aux enfants Pellegrin, un tiers à la bourse
des pauvres. Elle ne survécut pas longtemps à cet acte, car un
document du 7 mai 1677 parle de la fu Gioanna Simonetta.
Barthélemy Jahier, né à la Rua de Pramol, appartenait à la principale
famille de ce vallon, de laquelle sont sortis plusieurs personnages au
caractère fortement trempé, qui ont été capitaines, pasteurs,
chirurgiens.
Pendant les pourparlers qui suivirent l'édit de Gastaldo de
1655, Jahier comprit qu'une noire trahison se préparait. Aussi se
rendit-il à la Tour, où il repoussa les soldats de la croix qui, le 2
avril, assaillirent le Taillaré, malgré les assurances trompeuses de
leurs chefs.
Après les Pâques Piémontaises, il se retira à Mentoulles, où il
se prépara à reconquérir les Vallées ensanglantées. Il réunit 150
hommes, avec lesquels il rendit à son peuple vaudois les vallées de
Saint-Martin et de la Pérouse. Il alla ensuite mettre son camp au
Verné d'Angrogne, où Janavel le rejoignit.
Pendant un mois et demi ils tinrent en échec les troupes du
marquis de Pianesse, en leur causant des pertes sérieuses.
Le 18 juin, au soir d'une journée de combat, par lequel ils
avaient repoussé l'ennemi de la Séa d'Angrogne jusqu'à Saint-Jean,
Janavel fut frappé d'une balle, qui lui traversa la poitrine. On le
crut perdu et on l'emporta au Val Pérouse. Connaissant le caractère
bouillant et téméraire de son collègue, il lui recommanda de laisser
reposer ses hommes. Mais, Janavel parti, un traître vint suggérer à
Jahier qu'il pourrait, en toute sûreté, aller piller, entre
Saint-Second et Osasc, certaines cassines, qui regorgeaient du
butin enlevé aux Vallées.
Avec une centaine d'hommes, il descendit dans la nuit jusqu'à
l'endroit indiqué ; mais il s'y trouva soudain enveloppé par les
quatre cents cavaliers de l'escadron de Savoie, qui allait monter la
garde à Briquéras.
Comprenant que tout était perdu, il tua d'abord le traître,
puis se disposa à vendre chèrement sa vie. Il en fut de même de ses
vaillants compagnons.
Il aurait péri, d'après Morland, dans cette rencontre nocturne,
35 hommes sur 45. Della Chiesa, dans sa Corona Reale di Savoia,
publiée la même année, parle de plus de 70 victimes. Mais les Memorie
delle irruptioni degli Eretici Valdesi, scritte da un testimone
oculare, précisent qu'il y eut 83 Vaudois morts, un presque mort
et 20 blessés, qui s'enfuirent vers Miradol ; le lendemain on les
trouva morts, la plupart, sur la route et dans un torrent.
Les têtes de Jahier et de son fils furent portées à Turin et
présentées au Duc et à sa mère, Christine de France, pour obtenir la
récompense promise, qui était de six cents ducats.
Un seul réchappé, David Arduin, du Teynau, eut encore la force
de passer le Cluson à la nage et d'aller porter la funeste nouvelle
aux Vaudois réfugiés au Villar Pérouse.
Une croix, placée derrière la gare de Saint-Second, marque
l'emplacement de cette lutte épique.
Jahier laissait six autres enfants, entre autre Jacques, avec
lequel commença une dynastie de pasteurs, qui, exercèrent leur
ministère aux Vallées pendant un siècle et demi. La dernière de cette
famille fut la mère d'Alexis Muston, pasteur et historien, l'auteur
bien connu de l'Israël des Alpes et de la Valdésie. C'est dans
ce poème qu'il raconte, en termes vigoureux, dignes du sujet, la mort
héroïque de son glorieux ancêtre.
Situé à 710 mètres d'altitude, 200 mètres plus haut que La Tour, d'où
on peut l'atteindre en une demi-heure, le Coulet de Rabi semble tout
indiqué pour réunir les habitants des deux vallons auxquels il sert de
trait d'union. Les nombreux chemins ombragés qui y aboutissent, le
riant plateau où l'on jouit d'un beau panorama de vallées et de
montagnes, tout invite à y tenir des assemblées en plein air.
Ajoutons-y les souvenirs historiques. Sur le versant méridional
s'étale le plateau verdoyant des Gay, où vivait avec sa nombreuse
famille l'ancien de ce nom, qui périt victime des événements de 1655.
Cachées par le coteau boisé, qui descend rapide vers le couchant, sont
la Gianavella d'en haut, où naquit Josué Janavel, et la Gianavella
d'en bas, qu'il bâtit lui-même pour son, épouse. C'est là qu'il avait
commencé à préparer un conduit souterrain, pour échapper aux ennemis
en cas de surprise. Une inscription sur la paroi rocheuse porte ses
initiales et la date 1662. Il ne put achever l'ouvrage, car en 1663 il
eut à soutenir la guerre dite des Bannis, et l'année suivante il dut
prendre la route de l'exil.
Sur le versant de La Tour, non loin du Coulet, une fontaine
excellente et abondante, la Garnira, garde le nom du vaillant
beau-frère et compagnon d'armes de Janavel, qui put élever son enfant,
trouvé en vie sous le corps de sa mère, une des victimes de
l'hécatombe de Rumer.
Le traité de Turin de 1664 qui exilait Janavel et ses
compagnons imposait de plus aux Vaudois de vendre leurs propriétés du
quartier des Vignes qui occupe le versant sud de la colline de Rabi.
Le Duc exigeait encore que les Vaudois, dont le pays avait été ravagé,
lui payassent 2.050.000 livres, pour les frais de la guerre. Cette
exigence était si exorbitante que le roi de France, choisi comme
arbitre, la réduisit à 50.000 livres. Sa sentence ne fut rendue qu'en
1667. Un conflit de juridiction entre le gouverneur et le comte de Luserne
dura jusqu'en 1670. Les habitants de ce vallon purent donc y demeurer
jusqu'alors.
On ne pouvait avoir ni temple ni école dans les communes de
Luserne et Saint-Jean, bien que celle-ci fût entièrement vaudoise. À
La Tour il fallait pour cela aller jusqu'aux Bouïsses et aux Copiers,
ce qui rendait impossible l'instruction des enfants.
Émues de cet état de choses, les 35 familles vaudoises, qui
restaient encore aux Vignes, faisant 200 personnes, et celles de
l'Envers de La Tour, érigèrent un petit local ad hoc. Cette innovation
ne tarda pas à provoquer l'ordre ducal suivant, qui se passe de
commentaires.
- « Carlo Emanuele, ecc... Avendo saputo che li religgionari habbino fabricata una stanza tra le fini delle Vigne di Luserna e della Torre, regione del Colletto di Rabia o sia Linatera, in un sito proprio di Giacomo Chiaretto, e v'abbino messo molti banchi, e tenuto da Gioanni Raggio la scuola de figliuoli de luoghi circonvicini, quale anche han tenuta nella casa di Pietro Parisa, come parimente fatte alcune radunanse le Domeniche da sera,, d'huomini e donne cantando altamene le luoro preghiere, colle esortationi et instruttioni concernenti li principii della luoro religgione da Bartolomeo Raggio, contro le Patenti del 1664.
- Non dovendo lasciar prender radice a tanto scandalo pubblico, Mandiam al Sig.r Perrachino, Vicario di Giustizia, andarvi col fiscale Casano e con soldati di giustizia, e faccia, senza altro abbatter detta stanza nuova, procedendo contro li quattro sopra nominati, pubblicando inhibitione de limiti, ecc...
- « Torino, 29 Marzo 1666.
L'expédition punitive, contre ceux qui désiraient s'instruire et
s'édifier, fut menée rondement. Le 1er avril, Perrachîno pouvait déjà
écrire, de Luserne, que « la stanza é stata sradicata, e
rimane vetata la predicatione oltre i limiti, che comprendono
Angrogna, Villaro, Bobbio, Rorata e Santa Margherita della regione
della Torre, cioé di là dal ponte di Santa Margherita ».
La Révolution française brisa ces entraves, et plusieurs Vaudois
ne tardèrent pas à réhabiter les Vignes, et à les doter d'une école,
où se tiennent aussi les assemblées religieuses, tout comme en 1666,
mais en pleine liberté, Dieu soit loué.
La famille Bertin, actuellement répandue dans presque toutes les
Communes de la vallée du Pélis, et dans plusieurs villes ou colonies
en dehors des Vallées, a son point de départ à Angrogne, au hameau des
Bertins.
Au XVIIe siècle, deux des branches restées à Angrogne acquirent
quelque importance soit dans les affaires locales, soit dans les
luttes religieuses qui désolèrent la vallée : celle des Bertin
Verné, et celle qui est le sujet de cette notice.
Le 10 juin 1630, Pierre Bertin, feu Michel, fit
son testament pendant que la peste sévissait dans tout le
Piémont ; il mourut peu après laissant deux fils. L'aîné, Michel,
épousa Marie feu Pierre Bertin, des Bertins. Son mari, honoré du titre
de Comendabile, que l'on n'employait que pour les principaux
personnages de la Commune, était en effet, syndic en 1652. Après les
massacres de 1655, il se mit hardiment à la tête des Angrognins, qui,
avec le capitaine Jahier et sa troupe, reconquirent Angrogne, et y
mirent leur camp. La journée fatale du 18 juin coûta la vie à Jahier,
et Janavel remporta une blessure si grave qu'on crut le perdre, lui
aussi. L'ennemi, voulant profiter du désarroi dans lequel devaient se
trouver les Vaudois, privés de leurs deux chefs, assaillirent
furieusement Angrogne dès le lendemain. La résistance des Vaudois fut
acharnée : Michel Bertin mourut glorieusement en combattant. Son
fils Étienne fit enlever le corps de son père et prit sa place en
pleine mêlée, en criant à ses hommes : « Quoique mon père
soit mort, ayez bon courage, compagnons, car Dieu est un père pour
nous tous ». Et, se ruant sur l'ennemi, ils le repoussèrent et
remportèrent la victoire. Il prit sans doute part aux autres combats
de la campagne, mais il n'en est fait aucune mention spéciale dans les
récits qui nous en restent.
Chacune des cinq soeurs d'Étienne épousa un des notables
d'Angrogne. Lui-même fut syndic et ancien, député à l'assemblée de
St-Germain, qui ratifia l'accord de 1664 avec le Duc, et délégué à
Turin lorsqu'il s'agit de fixer l'emplacement de l'église romaine, que
la Cour fit ériger à Angrogne. D'après le cadastre de 1674, il
Comendabile messer Stefano Bertino fu Michele avait sa résidence
au Passel, au centre de vastes propriétés allant de la Ramà à la Lausa
et au Chiot de la Sea ; il possédait, en outre, un bois au Bëssé,
dans le vallon de la Ciamougna, des pâturages à Cruvëlira et une
possession assez étendue aux Simounds, entre les Jouves (alors les
Belonats), le chemin public et la Bialera Malana. Il acquit encore des
terres à Rocheplate.
Au lendemain, de la guerre de 1655, il avait épousé Jeanne,
fille de Laurent Malan, des Odins. Elle mourut en 1673, le laissant
père de Michel, Pierre, Laurent, Daniel, Jean et Jeanne.
L'histoire de ses dernières années présente un cas curieux et
peut-être unique dans l'histoire vaudoise. Lors de la débâcle de
1686-87, alors que sa famille réussissait, au moins en partie, à
passer en Suisse, le Sieur Étienne se retira à S. Second, où il fut
arrêté et conduit à Luserne dans les prisons du Marquis d'Angrogne.
Mais, comme la grande connaissance qu'il avait du vaste territoire
d'Angrogne en faisait un aide précieux dans la division des biens
confisqués aux prisonniers et exilés, ceux qui avaient acheté ces
biens en bloc obtinrent du duc que le prisonnier leur fût confié. Ils
promettaient de le garder sûrement et de le présenter chaque fois
qu'ils en seraient requis. Aussi dès la fin de septembre, le voit-on
figurer dans la plupart des contrats qui furent stipulés à Angrogne
jusqu'à la mi-octobre. Il fit ce qui lui était demandé, avec une
activité si intelligente, travaillant de jour sur le terrain et de
nuit sur les Écritures, que ses maîtres et surveillants, Bertoldo
& C.ie, voulurent l'en récompenser en lui remettant gratis ses
propriétés. On allait rédiger l'instrument de cession lorsque
commencèrent les exploits des Quatre-vingts. Craignant sans doute
qu'il se joignît à eux, malgré son âge avancé, les Autorités le firent
arrêter et conduire au Fort de La Tour.
Grand embarras des acquéreurs qui, à force
d'instances et de frais, réussirent à l'en arracher, mais seulement
après que les autres prisonniers furent partis pour les rizières de
Verceil ou pour la Suisse, selon qu'ils avaient abjuré ou non. Le 17
mars 1687, on put enfin dresser l'acte de cession. Mais Bertoldo &
C.ie, tenant compte des frais qu'ils avaient dû faire pour la
libération de Bertin ne lui rendirent plus que l'équivalent de 14 soldi
de son registre, à son choix, en considération de ce qu'il avait fait
et qu'ils espéraient qu'il ferait encore pour eux. Il devait seulement
s'abstenir de conduire son bétail à la Celle Vieille. Si le Duc ne lui
permettait pas de rester à Angrogne et qu'il dut vendre ses biens il
pourrait les racheter à 300 livres de moins que les autres. C'est
ainsi qu'on le voit encore prendre part à plusieurs contrats en 1687,
1688 et 1689, jusqu'à la veille de la Rentrée.
On compte trois Bertin, d'Angrogne, parmi les héros de la
Rentrée. Pierre Bertin Verné, mort en 1752 à 86 ans, « le dernier
de cette Église qui s'est trouvé à l'affaire de la Balsille ».
Jean Bertin, fils d'Étienne, qui mourut en août 1690 en combattant en
Val Varaita pour le Duc. Il était peut-être un des fils de notre Sieur
Étienne. Le fait est certain pour Michel. Capitaine d'une des
trois compagnies d'Angrogne dès le départ de Prangins, il se trouva,
lui aussi, à la Balsille. Invité traîtreusement par les habitants de
Bourset à aller prendre des vivres pour les assiégés, il périt dans un
guet-apens, au commencement de 1690. Son père lui survécut encore
quelques mois. Michel laissait un enfant, Jean Louis, en âge mineur.
Lorsque l'aïeul mourut, il ne lui restait, de sa nombreuse
famille, que ce petit-fils, sa fille Jeanne, mariée au lieutenant
David Ricca, et son troisième fils, Laurent.
Laurent Bertin fut pasteur, à partir de 1692, à Maneille
et Macel, à S. Germain, et Pramol, à Pral, et à trois reprises à Rorà,
où il mourut en 1727, après 35 années de fidèle ministère. Il se
trouvait à Rorà lors du séjour de Victor Amédée chez les Canton. Il
venait d'épouser, en secondes noces, Marguerite Barber, de La Tour,
âgée de 18 ans. Comme son père, Guillaume Barber, avait abjuré, en
1686, au temps de la persécution, Marguerite avait été baptisée par le
prêtre.
Aussi la pauvre veuve tomba sous le coup de l'édit de 1730, le
dernier acte du long règne de Victor Amédée ; elle dut partir
pour l'exil avec ses deux fils, laissant deux filles mariées aux
Vallées. Elle se réfugia probablement au Canton de Berne ; c'est
du moins là que son fils aîné, Laurent, trouva plus tard son épouse,
Marguerite Eckli, avec laquelle il rentra aux Vallées. Il mourut en
1767, laissant une fille de 3 ans. Son frère Michel, mort la même
année, à la Garcinera (c'est-à-dire, probablement, au Passel) avait
épousé, en 1738, Marguerite Vertu, de La Tour. Ils eurent quatre fils
dont les enfants se partagèrent les biens de cette intéressante
famille, à la Garcinera, à la Bastie et ailleurs encore.
Puisse-t-on retrouver toujours, chez leurs descendants, la
vaillance, le zèle, la fidélité à l'Évangile, pour lequel leurs
ancêtres ont souffert, lutté, persévéré jusqu'à la mort en remportant
la couronne de vie !
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