Castelus, énorme rocher aux contours élégants, forme le principal
ornement du pittoresque fond de tableau devant lequel s'étagent La
Tour et sa colline. Il est en même temps comme le point central autour
duquel s'est déroulée l'histoire, tant légendaire que religieuse, de
toute la vallée du Pélis.
Au temps où les Vaudois, obligés par leur multiplication à se
créer de nouvelles ressources, mais empêchés de s'étendre vers la
plaine, étaient au contraire refoulés vers les hauteurs, le Vandalin
offrait un aspect plus hospitalier qu'aujourd'hui. Le haut était
boisé, comme l'indique le nom de Sapé donné à la région
centrale ; Rabeiril et les Picarelle supportaient des bouts de
champs et l'on comptait jusqu'à quinze tas de gerbes du blé recueilli
au Chio de Castelus. Là du moins les pillards ne pouvaient atteindre
ces dernières ressources des habitants pourchassés. Deux seules voies
d'accès, l'une et l'autre malaisées et facilement interceptées,
amènent du bas sur la roche, par l'Oïssa et le Përtus. Par contre, du
Chio de Castelus partent des sentiers permettant de se rendre
rapidement sur les hauteurs du Villar et d'Angrogne ; c'est par
là qu'en 1561 la Compagnie Volante accourait, de la Combe du Villar,
sa résidence, au secours des communes menacées. Plus bas, au pied de
la paroi du Bars, passait un chemin parcourant à mi-côte toute la
vallée et que le comte de la Trinité comparait à ceux que les Suisses
avaient fait pour se porter secours d'un canton â l'autre.
À ces souvenirs guerriers s'ajoute celui de Janavel, (dont la
tradition voit le hardi profil se dessinant sur le haut de Castelus),
armé de sa formidable couleuvrine et surveillant
les mouvements de l'ennemi, du Villar à St-Jean, de Pian Pra à la Sea.
D'autres souvenirs encore hantent la région : ce sont ceux
des vieillards, des femmes, des enfants qui, fuyant leurs demeures
incendiées et leurs campagnes ravagées, ont cherché un refuge dans les
anfractuosités de la montagne. C'est dans la caverne de Costa Chiosa
que le capitaine Reymondet, du Cougn, cacha sa famille en 1560 ;
d'autres fugitifs se glissèrent dans la profonde Barma l'Oudet encore
inexplorée. Une jeune fille des Bonnets se hissa avec son aïeul dans
un repli de la paroi sud de Castelus, avec une chèvre, dont le lait
les nourrissait. Découverts par les massacreurs, le vénérable
vieillard, âgé de 103 ans, fut égorgé ; la jeune fille, pour
sauver son honneur, se jeta dans le précipice et y trouva la mort, en
poussant un cri, dont les montagnards écoutent encore, le soir, l'écho
plaintif s'élevant vers le ciel.
On appelle cette cachette la Barma de la bella Giana.
Près de là, au-dessus du rocher qui porte l'empreinte de la Peà
dar Diaou, une autre cachette recelait des documents précieux de
l'Eglise Vaudoise.
Cette paroi de Castelus, dont chaque roche, chaque repli a son
histoire, domine une pente rapide et parsemée de buissons, qui termine
brusquement au haut d'une autre paroi. C'est dans celle-ci que se
cache le Bars de la Taillola.
Au-dessus de la roche, la légende indique le Mariôu, c'est à
dire la place, d'où un vénérable patriarche des siècles avant que la
civilisation ou le christianisme eussent introduit les cérémonies du
mariage, sanctionnait, de sa bénédiction paternelle, l'union conjugale
des membres de sa tribu.
Nos historiens ne nomment jamais le Bars de la Taillola, et
pour cause, les temps pouvaient revenir où on aurait encore besoin de
cette retraite. Mais, s'ils ne le nomment pas, ils ne l'ignorent
cependant pas. Voici ce qu'en écrit J. Léger, en 1669: « Sur une
pointe de la montagne de Vandelin est une grande caverne en un
entre-deux du rocher, toute taillée dans le rocher, et par la nature
et par l'art, à peu près ronde et voûtée en forme d'un four, si
spacieuse qu'elle peut contenir 300 ou 400 personnes. Même il y a des
fentes dans le rocher, qui servent de fenêtres et sentinelles tout
ensemble. Il y a quelques chambres, une grande fontaine et même
quelques arbres et un four pour cuire du pain. De plus, l'on y voit
encore des pièces d'une maits à pétrir, extrêmement vieilles,
et des pièces d'armoire. Il est absolument impossible d'y entrer que
par un seul trou par le haut, on n'y peut dévaler qu'une seule
personne à la fois, qui se coule par cette fente par de petits degrés,
coupés dans ce rocher, de sorte qu'une seule personne, y étant dedans
seulement avec une pique ou hallebarde, se peut défendre contre une
armée toute entière ».
Si cette dernière partie, relative à la manière de pénétrer
dans le Bars, est assez exacte, on reconnaît dans les premières
données la plume de quelqu'un qui n'a jamais visité la localité, et
qui la décrit, du fond de l'exil, par ouï dire. C'est sans doute là
que fut martyrisée une pauvre femme que Léger dit avoir été surprise
dans une caverne proche de Castelus.
Le nom de Taillola, ou poulie, lui vient de ce qu'un système de
cordes et de poulies en aurait jadis facilité l'accès. Il n'en reste
aucune trace et, tandis que quelques-uns la placent au-dessus de la
roche, d'autres, avec plus de probabilité, croient qu'elle partait du
Bars même et qu'elle servait moins à hisser les personnes que les
vivres, le bois et autres choses nécessaires.
Le Bars était si peu connu, il y a un siècle, que Gilly, lors
de son premier voyage, ne réussit pas à s'y faire conduire ; on
ne sut que l'amener sur Castelus, dont il explora vainement tous les
recoins. Ce ne fut qu'en 1829 que, guidé par un Chanforan des Bonnets,
il y pénétra avec son frère. On y lit encore leurs noms, gravés sur la
roche. Un dessin de l'extérieur, dû à Mme Gilly, orne la relation de
ce voyage.
Branley-Moore, l'auteur du roman bien connu: Les Six Soeurs
des Vallées, l'a visité minutieusement et y a placé un épisode
tragique de son récit.
Depuis quelques années, cette localité a reçu d'assez nombreux
visiteurs. Elle serait néanmoins demeurée inaccessible à la plupart,
sans les travaux qui viennent d'être inaugurés. On ne peut que louer
le sens pratique des exécuteurs, qui ont réussi à
faciliter l'accès, sans enlever en rien, à la roche, de son aspect et
en permettant au visiteur de se rendre compte des difficultés et des
dangers que l'on courait auparavant en y pénétrant.
Le nombre des personnes, accourues même des Paroisses voisines
pour cette inauguration, malgré : un temps pluvieux, montre que
le souvenir des souffrances et de la fidélité de nos pères vibre
encore dans les coeurs. Puisse, la vue des lieux témoins de la
« patience des saints » nous inciter à être fidèles jusqu'à
l'a mort, afin d'héritier, nous aussi, la couronne de vie.
Le vénérable pasteur, dont nous retraçons aujourd'hui l'histoire,
naquit à Malpertus, hameau de Bobi, vers la moitié du XVIe siècle. Il
était le troisième des six fils d'Étienne Bonjour, apparemment le plus
gros propriétaire du quartier.
Il fut sans doute, dans ses jeunes années, le témoin des actes
héroïques de la guerre contre le comte de la Trinité, il vit l'odieux
Castrocaro élever le fort de Mirabouc, qui allait entraver les
communications des habitants de son vallon avec leurs alpages du Pra
et du Pis. Ce fut probablement le pasteur Humbert Reymond qui remarqua
l'intelligence éveillée de son jeune catéchumène. Ce docte ministre
qui avait une fois défié un moine à disputer avec lui en latin, grec
ou hébreu, à son choix, sut sans doute enflammer le jeune homme du
désir d'apprendre.
On peut croire que ce fut lui qui l'initia aux mystères des
langues anciennes, en même temps qu'il l'incitait, par son exemple, à
devenir le serviteur de Dieu et de ses frères, lorsque maître et
disciple, parcouraient ensemble le vaste territoire de la paroisse.
La première date précise, concernant Antoine Bonjour, est celle
de 1578, alors qu'on le trouve inscrit parmi les habitants de Genève
comme étudiant. Le 20 mai 1579, il s'inscrivait au registre de
l'Académie, comme Antonius Boniornij Angroniensis
stud. theolo. On disait alors les Vallées d'Arigrogne pour
indiquer les Vallées Vaudoises en général. Le même jour, s'inscrivait
Philippus Brunus Nolanus sacrae theologiae professor, qui
pourrait bien être le même que le célèbre et infortuné Giordano Bruno.
Bonjour entra dans le ministère actif dès 1580 ou 1581, mais on
ignore tout de lui jusqu'en 1597. Peut-être fut-il placé tout de suite
à Pravillelm, église pénible où l'on envoyait de préférence les
jeunes. Cette paroisse, s'étendant sur tout l'envers de Paesana, dans
la Vallée du Pô, comprenait quatre quartiers dans trois vallons
différents. On y comptait 400 âmes en 1603, après les premières
mesures de rigueur ; il y en avait sans doute beaucoup plus
pendant le ministère de Bonjour, puisque, avant lui, il y avait eu
deux pasteurs en même temps, l'un résidant à Pravillelm et ayant aussi
la charge de Croesio, près du Pô, l'autre aux Biolets, avec l'annexe
de Biétoné.
Bonjour épousa Elisabeth Jordan, dont le père, natif de
St-Chaffrey près Briançon, avait été pasteur aux Biolets, puis au Val
Pérouse. Une soeur de Madona Elisabeth était la femme du
chirurgien Barthélemy Monero, de Croesio. Antoine et Elisabeth
n'eurent point d'enfants.
La Vallée du Pô avait été conquise en 1588, avec tout le
marquisat de Saluces, par Charles Emmanuel 1er qui laissa aux nombreux
réformés de la région la même liberté religieuse que sous les
Français, tant qu'il ne fut pas sûr de conserver sa conquête, mais qui
se départit, dès qu'il le put, de cette politique de tolérance. Au
reste, Pravillelm était la seule église du Marquisat qui eût un
pasteur résident. C'est ce que les ennemis ne pouvaient supporter. Un
ami ayant prévenu quelques hommes de Pravillelm qu'on se disposait à
arrêter leur pasteur, on avisa au moyen de l'en préserver. Dans de
semblables occasions, on se retirait au Val Luserne par la Giana, la
route par Barge et Bagnol étant peu sûre. Mais les montagnes étaient
chargées de neige ; aussi fut-il décidé qu'il se transporterait
dans un autre quartier, sans doute aux Biolets. Mais, pour éviter la
neige, on se tint au chemin inférieur, qui passe près de Paesana.
Comme la petite troupe y passait, en pleine nuit du 27 février 1597, les
soldats de la garnison de Revel, qui y étaient en embuscade,
surprirent l'escorte et se saisirent du pasteur, qu'ils emmenèrent à
Revel. Le gouverneur, comte de Piossasc, l'enferma étroitement ;
mais, après quelque temps, il le laissa libre dans toute l'enceinte du
château.
Cependant, ses amis agissaient auprès des grands pour obtenir
sa libération, et ses parents avaient recueilli une grosse somme pour
payer sa rançon. Mais l'Inquisition s'y opposait.
L'été venu, comme le Duc guerroyait en Savoie et le comte de
Piossasc en Val Cluson, l'Inquisition obtint de la régence que la
Comtesse eût ordre de livrer le ministre. Le chirurgien Monero,
beau-frère du prisonnier, en étant informé, vint, comme d'habitude,
pour lui faire la barbe et lui dit à l'oreille quel danger le
menaçait, en même temps, qu'il lui donnait une corde pour se dévaler
en bas de la muraille. C'était le 14 août, vers midi. Les soldats, qui
n'étaient pas de garde à la porte, faisaient leur sieste. Bonjour se
laissa glisser, non sans dangers, le long du mur et du rocher qui le
supporte et, remontant la crête de la colline, il se jeta parmi les
arbres et les buissons qui revêtent la colline de Rifreddo, pendant
qu'il entendait, autour du château, de grands cris des soldats et
l'aboiement des chiens. Il traversa les flancs du Mombrac, passa le Pô
inaperçu et atteignit de nuit Pravillelm, où son beau-frère ne tarda
pas à le rejoindre. Craignant qu'on ne vînt le relancer, une centaine
de ses paroissiens, armés d'arquebuses, l'escortèrent par la montagne
jusqu'à Bobi, où il exerça dès lors son ministère jusqu'à la fin de
ses jours.
Il fut le dernier pasteur en titre des Vaudois de la Vallée du
Pô. Ce ministère était si dangereux que, depuis lors, on n'envoyait
que des ministres en tournée, qui tenaient en secret de petites
assemblées de culte.
Nous avons vu Antoine Bonjour s'évader du château de Revel et se
retirer à Malpertus, sa patrie, en 1597. Le synode le nomma pasteur de
Bobi, et c'est là qu'il termina ses jours, après un long et fidèle
ministère. Il y fut suivi par son beau-frère, le chirurgien Monero,
qui avait été l'instrument de sa délivrance et était par conséquent
compromis auprès des autorités malveillantes.
La paroisse fit un excellent accueil à son nouveau conducteur,
échappé aux tenailles des Inquisiteurs. Elle était probablement
vacante depuis quelques mois, le pasteur Augustin Grosso ayant été
transféré à Angrogne en 1596.
C'est sans doute en honneur de Bonjour que fut bâti, ou tout au
moins restauré à fond, le presbytère, où l'on lit encore, sur la
pierre d'angle, la date 1597.
De cette résidence centrale, Bonjour rayonnait dans les
nombreux hameaux composant sa vaste église, grimpait à la Sarsenà,
parcourait les trois vallons, alors très peuplés, et prêchait quatre
fois par semaine, au temple du centre, et à ceux de l'Armaillî pour la
Combe de Giaussarand, des oeueyrus pour celle de la Ferrière, et de la
Roumana pour le Valguichard.
En été, quand des paroissiens occupaient les huit alpages, du
Pis à Julien, barbe Antoine les visitait et leur faisait un
culte sous la voûte du ciel.
En juillet 1601, le duc de Savoie, assuré par le traité de Lyon
de pouvoir conserver le marquisat de Saluces, leva soudain le masque
de tolérance, qu'il avait gardé jusqu'alors, et décréta l'expulsion
des réformés. Ceux de Pravillelm obtinrent bientôt de pouvoir rentrer.
Néanmoins, cette concession était si précaire, que plusieurs se
fixèrent à Bobi, auprès de leur ancien ministre. Ce fut le cas de deux
familles Berton, d'où sortirent deux jeunes gens que le pasteur
encouragea à étudier. L'un devint ministre et mourut de la peste.
C'est de l'autre, qui fut chirurgien, que descendent ceux qui portent
encore ce nom à Bobi.
Il s'y trouvait déjà les nobles familles que la persécution de
1565 avait chassées de Coni, Carail, du comté de Nice. Chaque nouvelle
vague de persécution poussait de nouveaux réchappés vers cette commune
qui, étant la plus reculée de la vallée, semblait devoir offrir un
asile plus sûr. Ainsi en 1602 Bobi servit de refuge à quelques
familles de Bubiane. Non, cependant, que ce séjour fût à l'abri des
ennemis de la foi.
En effet, le 1er juillet 1603, le capitaine Gallina, de
garnison à Luserne, survint à l'improviste avec sa compagnie, sous
prétexte de rechercher des bannis, et commença à maltraiter et blesser
ceux qu'il rencontrait. Mais, comme il traversait le bas de la ville
sans s'arrêter, on devina qu'il cherchait le pasteur, la cure étant au
haut du village. Bonjour, averti, put se retirer vers les vignes,
pendant que les habitants s'armaient et que le tocsin appelait à la
rescousse ceux de toute la vallée. On se trouva bientôt si nombreux
que Gallina, se voyant cerné, changea de ton, demanda pardon de ses
excès et n'osa se retirer que sous bonne escorte.
Bonjour put continuer en paix son ministère. On le voit
pacifiant les discordes pour empêcher qu'elles dégénérassent en procès
ruineux, visitant les malades, assistant les mourants jusque dans les
hameaux les plus reculés.
De 1612 à 1614 fut placé auprès de lui, soit pour l'aider dans
sa tâche pénible, soit pour faire son stage, son disciple, le jeune
pasteur Jean Berton.
Bonjour prenait aussi une part active à la vie ecclésiastique
du peuple vaudois. Ainsi, il était Modérateur au synode de 1615,
« presiedeva il vecchio Messere Antonio Bongiorno »,
nous apprend Rorengo. Malgré son âge, il se rendit encore au synode de
Pral en 1625, et y fut nommé Adjoint.
Ses dernières années furent assombries par le deuil, la maladie
et les divers fléaux qui s'abattirent sur les Vallées. C'est vers
cette époque qu'il perdit la fidèle compagne de ses dangers et de ses
travaux, Elisabeth, fille du pasteur Bertrand Jordan. L'année
suivante, il fit son testament, dans une pièce de l'étage supérieur de
la cure, « nella camera disopra il portico della casa della
comunità, abitazione del testatore », où il se trouvait
malade. Il est assisté par le pasteur du Villar et
par le chirurgien, sans doute pour l'immanquable saignée. Il remercie
Dieu de l'avoir appelé au nombre de ses élus, et de l'avoir fait son
ministre pour prêcher sa Sainte Parole, ce qu'il a fait depuis plus de
45 ans, et il lui demande de pouvoir persévérer dans la foi et dans sa
charge jusqu'à la fin de ses jours.
Se trouvant seul et avancé en âge, il avait épousé en seconde
noces, en décembre 1625, madona Constance, veuve Michelin. Il
lui lègue 40 écus par an de pension, pour se suffire et avoir même une
domestique, si elle en a besoin. S'il s'achète une maison pour y vivre
pendant son éméritation, elle en aura l'usufruit ; sans cela, les
héritiers lui donneront 3 écus par an pour l'aider à payer son loyer.
Ces héritiers sont ses quatre frères, mais il fait des legs
particuliers à chacun de ses neveux et nièces, celles-ci mariées
Rostagnol, Billour, Geymonat, Giraudin. À remarquer le legs spécial
qu'il fait, de 50 écus, pour aider son neveu, sieur Jean Bonjour,
étudiant, mais seulement s'il veut étudier la théologie et exercer le
ministère. Il lui laisse en outre le tiers de ses livres, de théologie
et d'humanités.
Le vénérable vieillard se releva de sa maladie, mais sa
constitution ébranlée ne lui permit plus de reprendre entièrement ses
fonctions. Lé synode dut y aviser, d'autant plus que c'était alors que
le prieur Rorengo travaillait activement pour placer des moines dans
chaque commune. On lui adjoignit au moins dès les premiers mois de
1627, le pasteur Valère Grosso, tout en lui laissant l'usage d'une
partie du presbytère.
Des actes de février 1629 le montrent incapable de faire sa
signature per tremor e debolezza delle mani. La 19 de ce mois,
assis sur une chaise, il dicta un codicille, établissant que les legs
mentionnés dans son testament ne seraient payés qu'après le décès de
sa veuve.
Le 22 août, un acte parle de lui comme très malade. Or c'est
précisément le lendemain matin qu'eut lieu la trombe d'eau par
laquelle le Pélis, le Cruel et le Coumbal de Guerra, réunis,
surmontèrent le rempart et se jetèrent sur la ville, obligeant tous
les habitants à s'enfuir. On peut juger dans quelles conditions le
vieux pasteur dut chercher son salut vers la colline, sous la pluie
torrentielle.
quatre jours plus tard, rentré dans son logis, il dicte un
nouveau codicille où reconnaissant la très grande fatigue et les soins
pénibles, que sa longue infirmité cause à sa femme, et au gendre de
celle-ci, Michel Michelin, il assigne 300 florins à l'une et 100 à
l'autre.
En septembre, il fit un effort pour se trouver au synode du
Villar. Gilles le nomme au premier rang, comme « ministre
reposant honorablement pour l'extrême vieillesse ». La paroisse
était alors confiée à un jeune ministre, Daniel Rosello.
Des seize pasteurs qui se trouvèrent réunis, quatorze allaient
être moissonnés dans peu de mois.
La peste éclata en Piémont avec une violence extrême. Bobi y
échappa quelque temps, plus à cause de son isolement que grâce aux
remèdes qu'on avait fait venir de Grenoble, à grands frais. Quand la
contagion s'y déclara, elle y fit autant de ravages qu'ailleurs. Des
familles. entières, même nombreuses, disparurent sans laisser de
traces. La seconde femme de Bonjour, madona Costanza,
fut une des premières victimes. Le pasteur Rosel prit alors soin de
son vénérable collègue, autant que le lui permettait son ministère,
réclamé de toutes parts. Le 20 septembre, Rosel lui-même ressentit les
premières atteintes du mal. Il chercha alors à qui confier le pauvre
infirme ; aucun de ses parents de Malpertus, eux aussi décimés
par la peste, ne put s'en charger. Enfin Michel Michelin se décida à
le prendre chez lui. C'est ce que nous apprend un acte du 23
septembre, fait devant la maison Michelin, car on entrait le moins
possible dans les habitations. Bonjour annule son testament et ses
codicilles ; décrépit et presque incapable de se mouvoir, il fait
donation totale de ses biens, livres, etc., à Michelin, réservant
cependant 50 fl. pour chacun de ses neveux et 100 pour la Bourse des
pauvres. Michelin, de son côté, le soignera jusqu'à la fin et le fera
ensevelir honorablement, si possible.
Ne pouvant s'approcher les uns des autres, contractants et
témoins, au lieu de prêter serment sur les Écritures, le faisaient en
levant la main, vrais précurseurs du fascisme. Michelin signa seul,
sans doute parce qu'il avait déjà eu la peste et en était guéri, non
gli altri per il dubio del mal contagioso.
Six jours plus tard, le pasteur Rosel succombait. Au
commencement d'octobre, il n'y avait plus aux Vallées que trois
pasteurs survivants, outre Antoine Bonjour « reposant et
malade ».
Ce mois d'octobre fut des plus meurtriers. C'est au sein de
cette désolation effroyable que le vénérable vieillard mourut, le
dernier jour du mois, probablement de faiblesse et de marasme,
« après avoir heureusement continué son ministère environ 50
ans ». C'est par ces mots que Pierre Gilles, dans son Histoire,
prend congé de cette figure si attachante.
Son neveu, l'étudiant Jean Bonjour, animé d'un beau zèle, avait
déclaré qu'il était prêt à renoncer à l'héritage de ses parents plutôt
qu'à ses études, et avait cédé ses droits à ses frères contre une
modique somme d'argent. Mais la peste le moissonna avant la mort de
son oncle, détruisant toutes les espérances fondées sur lui.
La vallée de la Maira, comme celle de la Stura, avait connu la
doctrine des Vaudois dès le XIII.me siècle, par les fuyards réchappés
de la croisade contre les Albigeois. Il en resta des traces pendant
tout le Moyen Âge, si bien que, quand éclata la Réformation, des
Communes entières, comme Acceglio, ou en majorité, comme Dronero,
embrassèrent ses croyances. Un des chefs de la florissante église de
Dronero, au XVIe siècle, fut Jean Vincent Pollottol qui était en même
temps à la tête des affaires civiles de sa patrie, dans ces temps
difficiles. Sa fille, épousa Geronimo Gosio, autre concitoyen influent
et riche. De ces époux naquirent, entre autres, Jean Vincent et Jean
Baptiste Gosio, qui reçurent une solide éducation chrétienne et firent
l'un et l'autre de fortes études dans des universités célèbres; c'est
ainsi qu'ils devinrent l'un médecin, l'autre docteur en droit, in
utroque iure. Lorsque le duc Charles Emmanuel
I eut obtenu, par la paix de Lyon (1601), que la France renonçât à ses
prétentions sur le Marquisat de Saluces, oubliant les promesses qu'il
avait faites de respecter les libertés de ses nouveaux sujets, il
défendit de professer la religion évangélique, ce qui provoqua l'exil
de milliers de personnes. Ceux qui restèrent au Marquisat se
laissèrent induire à fréquenter la messe, jusqu'à ce que, en 1615, se
produisit un réveil de ces consciences timorées. À la tête de la
congrégation renaissante de Dronero les deux frères Cosio se firent
bientôt remarquer. Aussi furent-ils parmi les cinq que S. A., pressée
par les adversaires de l'Évangile, obligea à se transférer à La Tour.
On les appela Goz, quoique leur famille n'eût rien de commun avec les
Gosso ou Goss, établis à St-Jean depuis des siècles.
Possédant une fortune assez considérable, ils prirent
pied dans la vallée de Luserne et acquirent maintes propriétés, tant à
La Tour qu'à Luserne St-Jean et au Villar. Leur piété leur valut aussi
des charges honorables dans l'Eglise et des missions de confiance de
la part des Vaudois. Jean Vincent est rappelé avec honneur dans la Biblioteca
medica du Piémont, à cause de ses publications scientifiques. Sa
renommée était telle que l'on venait de loin le consulter. Ce fut
surtout le cas pendant la terrible épidémie de peste de 1630, alors
que, nous dit l'historien Gilles, pasteur de cette Paroisse, grand
nombre de familles de Pignerol et plusieurs officiers supérieurs de
l'armée française, qui occupait le Piémont, se retirèrent de
préférence à La Tour pour s'assurer les soins du médecin Gosio. Tandis
que d'autres se cachaient pour échapper au fléau, Jean Vincent demeura
courageusement sur la brèche, prodiguant ses soins dans toute la
vallée et même plus loin, partout où il était appelé, sans distinction
de religion, ni de condition sociale. Malgré cette belle et noble
conduite, l'animosité de ceux qui l'avaient déjà fait expulser de sa
ville natale, ne désarma pas. Le danger passé, en 1633, les moines
missionnaires obtinrent que le nouveau duc, Victor Amédée, mandât Jean
Vincent auprès de lui, pour essayer de le vaincre, par des promesses
ou des menaces. S. A. lui offrit, pour lui et pour son frère, des
situations honorables et lucratives s'ils voulaient s'établir à
Turin ou dans telle autre ville, à la condition de renoncer à leurs
croyances. Gosio répondit que, tant lui que son frère étant résolus de
vivre et mourir dans la religion réformée, ils ne sauraient habiter en
aucun lieu où ils n'auraient pas cette liberté. Le Duc dit alors qu'il
n'entendait pas les contraindre à changer de religion ; mais,
puisque leur demeure à La Tour n'était pas agréable à quelques-uns,
ils lui feraient plaisir en changeant de résidence pour quelque temps.
Deux fois exilés, les frères Gosio partirent munis de
témoignages honorables des seigneurs de la vallée, des fonctionnaires
de la justice et de nombreux autres personnages influents des deux
religions, qui les voyaient, avec un regret sincère, s'éloigner de
leurs parages.
Ils s'établirent au Dublon, alors possession française,
et acquirent bientôt dans la vallée de Pérouse la même influence et
considération dont ils avaient joui dans celle de Luserne. On ne tarda
pas à les rappeler à La Tour ; mais ils n'en voulurent rien
entendre. Au reste, l'obscurantisme ne les perdait pas de vue. Jean
Vincent ayant demandé au collège des médecins de Turin, auquel il
avait appartenu, un témoignage relatif au temps où il avait été avec
eux, l'inquisition défendit de le lui accorder, sous peine
d'excommunication.
Jean Baptiste épousa Catherine Pastre de Mentoulles, chez
laquelle il s'établit.
Jean Vincent mourut au Dublon, vers 1650. Sa femme,
Lucrèce, l'avait précédé dans la tombe. Trois filles leur survécurent.
Marguerite, épouse, vers 1640, de François Arnaud d'Embrun, fut la
mère d'Henri Arnaud qui put encore connaître son noble aïeul.
Adrienne, épousa en 1644 François Laurent, de Ristolas, Docteur ès
loi. À la même date, sa soeur Anne devenait l'épouse de Joseph
Einaudo, dont le père s'était réfugié à Luserne, de S. Michel en Val
Maira. Restée veuve, elle se remaria en 1655 avec Pierre Rostain, de
Vars, établi à La Tour ; c'est d'eux que sont descendus les
pasteurs Rostan ou Rostaing, dont la mémoire est encore vivante à
Bobi, à Villesèche, à Prarustin et ailleurs.
En venant à La Tour pour leurs premières études, Henri
Arnaud et son frère Daniel y trouvaient donc de nombreux parents ;
ils possédaient même, de par leur mère, des maisons et des terres dans
plus d'une des communes de la vallée. Ils y trouvaient aussi le
souvenir béni de leur aïeul et l'exemple qu'il avait donné, à plus
d'une reprise, de savoir faire le sacrifice de sa patrie de naissance
comme de celle d'adoption, pour garder sa foi, exemple que les frères
Arnaud furent appelés à imiter en double mesure. On sait qu'ils le
firent, eux aussi, sans faiblir.
Puissent de tels caractères nous stimuler à retremper les
nôtres, en puisant comme eux notre force dans la foi en Christ
Sauveur.
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