Gardez-vous de
mépriser un seul de ces petits : car je
vous dis que leurs anges dans les cieux voient
continuellement la face de mon Père qui est
aux cieux.
(Matthieu
XVIII,
10.)
Décembre, avec ses fêtes
de famille, avec l'anniversaire qu'il ramène
de l'apparition de la grande lumière :
Noël, est bien aussi le mois de
l'enfance. Dans nos plus humbles foyers, des
occasions vont être données de
retrouver la signification vraie des liens qui
unissent petits et grands, le caractère
religieux du fil invisible qui rattache la
génération qui monte à celle
qui s'en va. C'est une bien pauvre réduction
de l'Évangile que d'en faire uniquement un
culte de l'enfant Jésus. Mais n'oublions
pourtant pas que Jésus, devenu homme, a
conféré une valeur toute
spéciale à l'enfant, a aimé
reposer sur lui son regard, et qu'un jour, ayant
appelé un petit enfant, il le plaça
au milieu de ses disciples, et leur dit :
« Quiconque se rendra humble comme ce
petit sera le plus grand dans le royaume des cieux.
Gardez-vous de mépriser un seul de ces
petits ».
En songeant à l'enfance
d'aujourd'hui, et au Sauveur de Noël, nous
voudrions, nous aussi, placer au milieu de
nous un enfant.
Nous ne pourrons le regarder et l'écouter
sans trouver dans son message :
Détresse de l'enfant !
Lorsqu'il y a quelque vingt ans, nous
faisions, avec un saint émoi, le compte des orphelins de la grande
guerre, il nous
semblait que nous sortions d'un cauchemar qui
marquait le couronnement et la fin du règne
des ténèbres. Dieu nous
préserverait à jamais, pensions-nous,
de revoir ces regards d'enfants, trouvés
parfois, errant sans père ni mère, au
milieu des décombres des villes
bombardées. L'humanité ne voudrait
plus accepter même l'idée de condamner
des innocents à la faim, à la
solitude ou au désespoir. Et aujourd'hui il
nous suffit de feuilleter quelque illustré
qui entre des pages consacrées aux vedettes
du ciné ou aux as du sport, intercale
quelques photos de Chine ou d'Espagne - pour nous
retrouver replongés dans la même
atmosphère infernale que nous avons jadis
respirée !
Aujourd'hui des familles
entières, dans des pays qui touchent
à nos frontières, s'en vont à
la mort, parents et enfants, en ouvrant le robinet
du gaz, pour échapper à ce qui est
devenu pour eux l'irrespirable. l'air
empoisonné par les souffles de la haine, de la
délation et de la
violence. Dans des cités qui furent hier des
capitales de la civilisation, des enfants sont
enlevés à leurs parents et des
parents à leurs enfants, sans qu'ils sachent
les uns et les autres vers quels destins inconnus
et tragiques ils sont emmenés, bien souvent
vers les camps de la mort, d'où l'on ne
revient pas.
Je lisais l'autre jour la lettre
éplorée d'un garçon de sept
ans qui envoyait à Genève, avec sa
photographie, quelques lignes naïves où
il écrivait : « Ne
pouvez-vous m'envoyer dans un endroit où il
fasse beau ? je vous envoie ma photographie et
vous verrez que je suis un très brave petit
garçon... ». Cet enfant est
chrétien, mais il y a du sang
israélite dans ses veines, et cela suffit
pour l'obliger à lancer son cri à
travers le monde, cri déchirant du brave
petit qui voudrait être là où
il fait beau... c'est-à-dire là
où il aurait un autre pain que celui de ses
larmes et de ses quotidiennes terreurs.
Le massacre des innocents continue,
réplique de ces deux scènes bibliques
gravées dans notre mémoire : Le
pharaon d'Égypte ordonne la mise à
mort de tous les fils nouveau-nés
d'Israël. Le roi Hérode fait couler le
sang des enfants de Bethléem. Ces tyrans
sanguinaires n'ont pas empêché
l'Éternel de sauver Moïse et de
protéger Jésus. Mais nous voudrons
cette année, plus que jamais, nous souvenir
que la menace du monde criminel a plané
déjà sur le berceau de Noël - et
qu'il y avait à ce berceau un cadre de
détresse - non seulement dans la
pauvreté de l'étable - mais dans
l'hostilité du tyran, décidé
à mettre à mort l'enfant divin.
Il y a aujourd'hui une détresse
indicible de l'enfance, que guettent la guerre, la
persécution, la famine et la mort.
« Réalités
lointaines, et qui nous sont, Dieu merci,
étrangères ! ». Ne
disons pas cela. Remercions plutôt Dieu de ce
que les misères des autres, que notre
égoïsme instinctif travaillerait si
volontiers à exiler de l'horizon de notre
pensée, nous deviennent
nécessairement proches, à nous,
héritiers d'une tradition d'accueil
fraternel, à nous qui avons dans nos murs la
Croix-Rouge et tant d'oeuvres internationales,
c'est-à-dire humaines, vers qui s'orientent
tous les jours et à toute heure les S.O.S.
éplorés de la douleur et du
désespoir.
Mais il y a plus encore. Si la mise à la
torture des corps s'arrête-là
où cesse le règne des pouvoirs
tyranniques et des législations homicides, le massacre des âmes,
plus redoutable
encore de par ses méthodes et de par ses
effets, ne connaît pas de frontières.
Et c'est aussi, à cet égard, l'enfance de chez nous qui est en
détresse.
Oui, en détresse ! Et
voilà ce qui doit émouvoir l'Eglise.
Dans une patrie où tant d'efforts soutenus
ont été faits, et par l'initiative
privée, et par les pouvoirs publics pour la
santé des petits, pour l'hygiène
domestique et scolaire, où tant de
précautions se multiplient pour la vie
saine, contre les microbes, les contagions et les
épidémies, qu'en sera-t-il de la
santé morale de ces enfants ?
Même sur notre plan national et local,
nous avons dû dès
longtemps dénoncer cette folie qui introduit
jusque dans l'école les divisions et les
haines des partis, les séparations
politiques et sociales, comme si l'on voulait
déjà enseigner à nos enfants
le caractère utopique du serment des
ancêtres : « Nous voulons
être un peuple uni de
frères ».
Nous ne croyons pas que puissent jamais
s'introduire chez nous des méthodes comme
celles qui triomphent aujourd'hui en Allemagne, et
qui ont abouti à inoculer l'orgueil de la
race et la haine du juif à de tout jeunes
enfants qui ont appris à l'école
à regarder d'autres enfants comme des
maudits. Nous ne voyons pas comment pourrait
triompher chez nous cette aberration qui permet
à des élèves de recevoir
certificats et diplômes - sans examens -
pourvu qu'ils aient fait preuve de zèle dans
les exercices militaires de jeunesse du parti
national !
Mais ce que nous voyons trop bien
hélas, c'est la détresse d'une
jeunesse de demain qui, aujourd'hui encore dans
l'enfance, se forme ses premières
conceptions du monde et de la vie au sein d'une
génération qui parle tous les jours
de guerre et de sang, de traités
violés et des triomphes de la force, au sein
d'un monde où les grands
événements du jour pourraient
être en vérité intitulés
dans nos journaux : Chroniques du brigandage,
du vol et du mensonge !
Ah ! on pourra nous dire : Toutes les
politiques de tous les siècles et clé
toutes les nations ont été
inspirées par un égoïsme plus ou
moins camouflé ! Et nous voulons bien en
convenir.
Mais cela ne nous empêche pas d'affirmer
ceci :
Au jour où nos vies se sont
épanouies dans la poésie de l'enfance
et dans les premières ferveurs de la
jeunesse, nous n'avons pourtant pas
été spirituellement assassinés
par cette proclamation quotidienne, qui retentit
aujourd'hui d'un bout à l'autre du
monde : La terre appartient à la force,
à l'injustice, à la sauvagerie, aux
ténèbres !
Les messages de la Justice, de la Paix, de
la Fraternité semblaient alors pouvoir
retentir non seulement dans le calme des
sanctuaires, mais jusque sur la place publique
où ils éveillaient des échos
d'allégresse et des frémissements
d'espoir qui nous permettaient d'associer dans nos
coeurs l'image de la patrie à celle d'une
large humanité qui ne demandait qu'à
naître.
Et si nous, dont la foi au Royaume de Dieu
est éclose à la faveur de ces
élans joyeux avons été
malgré cela de si pauvres serviteurs du Fils
de l'Homme, qu'en sera-t-il de ceux qui sont
nés hier et qui, en apprenant le langage
des hommes. auront tout d'abord appris le langage
de la haine et de la force et qui, dès
l'âge de l'école du dimanche, auront
inconsciemment pris le pli de
l'incrédulité
désabusée : « Il
n'y a pas de place ici-bas pour une pensée
comme celle du Dieu de
l'Évangile ! ».
Pas besoin d'habiter dans le pays des
sans-Dieu et des églises
fermées ! Pas besoin d'habiter dans les
pays où les vieilles idoles païennes
remplacent l'image du Père
céleste ! Pas besoin d'habiter à
Vienne où des crucifix ont été
arrachés de la paroi de certains édifices sous la
ruée d'une soldatesque impie pour sentir
la détresse d'une enfance qui est en
train de se former dans un monde aussi
résolument incapable que le nôtre de
se soumettre au Dieu de Jésus-Christ.
Et pourtant l'âme de l'enfant : c'est la clarté d'une
espérance !
Jésus nous montre cette
âme qui a comme son double dans le pays des
réalités célestes, son ange
qui contemple sans cesse la face du
Père. Si nous voulions nous abandonner
à la poésie imaginative, nous
évoquerions ici tel chef-d'oeuvre de l'art,
qui nous présente les concerts des anges de
l'enfance aux yeux transparents d'une
félicité mystique, accordant leurs
instruments pour environner de leurs cantiques la
majesté de leur Créateur ! Mais
disons plus simplement, que Jésus a
trouvé un immense réconfort à
accueillir les enfants et a
déchiffré en eux cette attente de
Dieu, ce sens de l'invisible, cet appel du coeur
vers le plus grand amour, qu'Il s'est si souvent
désolé de ne pas trouver chez les
adultes satisfaits et esclaves d'eux-mêmes et
du monde.
« Ressemblez-leur ! ».
Jésus n'a pas la naïveté de
penser qu'il n'y a que du bien dans le coeur de
l'enfant ; il n'a pas l'absurde
prétention de demander aux hommes de rester
toute leur vie des enfants - par l'ignorance ou la
crédulité - mais sa joie, c'est de
rencontrer des hommes enfants, c'est-à-dire capables
de
commencer et de
recommencer, de partir sur des routes
nouvelles, des hommes capables de se sentir humbles, petits,
dépendants, en face
de la grande Présence qu'Il leur
apporte : le Père.
Les esprits enfantins voient la face du
Père.
Oh ! joie de Jésus-Christ !
Ces enfants de Palestine, comme ceux d'aujourd'hui,
ont compris sans qu'il fût besoin des
commentaires des scribes et des subtilités
des théologiens ce qu'il leur a dit du Bon
Berger, de la Brebis perdue, et du Père qui
accueille l'enfant à son retour. Ils ont
compris quand il leur a parlé confiance, et
qu'il leur a révélé la
bonté d'un Dieu qui les aimait tous et qui
les voulait bénir. Ah ! s'il
n'était point d'espérance dans
l'enfant qui commence l'aventure humaine, il
faudrait donc taxer de folie et presque de crime
l'audace des parents qui préparent un
nouveau berceau et l'amour des jeunes époux
qui prient près de ce berceau.
L'enfance : une promesse.
De
Moïse échappé au massacre,
l'Éternel fera le créateur de son
peuple et le médiateur de sa Loi ; d'un
enfant de Bethléem, il fera le Sauveur du
monde. À travers les hécatombes
actuelles, cette mise à mort des corps, cet
asservissement des esprits, Dieu prépare
quand même la race de l'avenir. Il est
peut-être né quelque part, hier, il
naîtra peut-être quelque part demain,
l'enfant qui sera capable de préparer la
résurrection de telle nation asservie, le
retour à Christ de la race juive ou de la
patrie de Luther, le nouvel effort vers la Paix par
le droit, la fin des
guerres
et la fin de la misère. Gardez-vous de
mépriser ces petits ! vous qui,
Peut-être endurcis par ce que vous avez vu et
vécu, ne croyez plus à la
clarté des étoiles de Dieu !
Ceux qui sont aujourd'hui les enfants reprendront
demain, à leur tour, le programme immortel
de Jésus-Christ !
Qu'un missionnaire, qu'un humble
témoin, que Jésus lui-même
puissent parler à ces petits, auxquels les
grands parlent la langue de Satan - et leurs
âmes qui voient la face du Père
s'ouvriront à la vérité
divine ! Et Dieu leur donnera la
grâce d'être plus croyants que nous,
plus fidèles que nous, et de partir,
avec des forces neuves, dans le saint combat des
fils du Royaume.
L'enfant, la clarté d'une
espérance.
L'enfant... La définition d'un
devoir !
Un double devoir, celui de la
charité tout d'abord. Dans bien des
familles, à l'heure où l'on commence
à parler du sapin de Noël, petits et
grands ont le désir d'inviter à se
réjouir de sa clarté, quelque voisin
isolé, quelque vieillard fatigué,
quelqu'enfant : privé de tendresse ou
de gâteries. Cela est bien. Cette
année, plus que jamais, dans la
détresse actuelle, et face à de plus
grandes détresses futures qui demeurent
possibles, un égoïsme de Noël
serait un blasphème. Ne craignez pas,
parents chrétiens, d'obscurcir la joie de la
fête chrétienne, en parlant
à vos enfants de l'enfance malheureuse
des pays où se fait la
guerre, de ceux où l'on se cache pour prier,
d'associer à la pensée de vos
voisins, chômeurs ou malades, ou
affligés, les figures des victimes des
persécutions, et des crimes de la
terre ! L'émotion de douleur et d'amour
qui peut amener des larmes dans les yeux de vos
enfants heureux ne privera pas leur âme
mobile et vivante des rires et des chants qui
conviennent à leur âge, et vous leur
aurez appris à ouvrir leurs coeurs, et
à vouloir les garder ouverts, et à ne
pas perdre de vue la face du Dieu qu'ils aiment et
qui les aime. Et cette seule semence de
dévouement pourra contribuer à
faire d'eux demain, les serviteurs de
Jésus-Christ.
L'autre devoir, celui de l'éducation
chrétienne.
L'âme de l'enfant est naturellement
religieuse, parce que naturellement confiante.
C'est cette piété spontanée du
coeur de l'enfant, que des puissances terribles
cherchent aujourd'hui à étouffer
dès sa naissance, pour opposer au
commandement de l'amour les lois brutales de
l'instinct.
Ah ! s'il est vrai que Dieu peut tout
faire concourir au bien de ceux qui l'aiment, nous
affirmerons que, menacée dans l'oeuvre qui
est la sienne : la prédication de
l'amour, l'Eglise redoublera de zèle,
soutenue activement par le dévouement de ses
membres, enfin attentifs au signe des temps.
Ce Noël sera un vrai Noël si en
présence de la détresse et de
l'espérance que signifie l'enfant
d'aujourd'hui, vous prenez la résolution
sainte de soutenir l'effort de
l'Eglise par la vie spirituelle du foyer, en
y réinstaurant la prière en commun,
la lecture de l'Évangile éternel,
seul contrepoison à la nourriture que le
journal et le spectacle vont offrir demain à
profusion aux âmes de nos jeunes. Sachez
montrer par votre attitude, vos dévouements
et vos démarches pratiques que ce qui vous
importe pour ces enfants que vous aimez, c'est
autre chose que l'instruction et la formation
professionnelle si indispensables soient-elles -
c'est cette Grâce : qu'en grandissant
leurs esprits soient encore associés
à ce bonheur des anges de l'enfance qui
contemplent la face du Père
céleste.
Voilà le devoir. À l'heure
où la patrie célèbre les
ancêtres qui ont crié à
l'Éternel : « Sans Toi, nous
étions perdus », nous voudrions
redire : « Sans Toi, oh !
Père, nos enfants seront demain
perdus ! ».
Donne-nous d'être ouvriers avec toi
pour leur salut, et qu'en les voyant - eux notre
joie et notre souci - saluer la venue de
Jésus-Christ, nous puissions sentir que tu
es là pour les sauver, de la
détresse, et pour accomplir en eux ta
promesse et notre espérance.
11 décembre 1938.
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