Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

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L'ÉGLISE IMPUISSANTE ET ISRAËL PERSÉCUTÉ

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Nous n'avons pas de puissance contre la vérité : nous n'en avons que pour la vérité.
(2 Cor. XIII, 8.)

Lutte jusqu'à la mort pour la vérité et le Seigneur combattra pour toi.
(Jésus Siracide IV, 28.) - Livre apocryphe de l'A. T., désigné aussi par le titre : « Ecclésiastique »


I

À travers les siècles, l'Église a subi les assauts répétés de la critique qui s'est attaquée tour à tour à ses dogmes, à ses rites, à ses moeurs ; l'Église a éveillé parfois la protestation passionnée des champions de la Bible, de la conscience, de l'intelligence. Aujourd'hui, comme en certaines époques du passé déjà, le procès de l'Eglise ne se poursuit pas dans le champ clos des discussions d'écoles, mais bien en plein forum, au grand air. Des vagues successives, et d'une amplitude constamment accrue, déferlent sur l'édifice séculaire, et l'accusation que traduit le grondement de ses vagues est suffisamment nette et cruelle : Église de Dieu ! Tu n'es qu'impuissance !

L'Eglise est impuissante ! Cette parole a frappé nos coeurs comme une flèche portant une inguérissable blessure, alors que, durant la grande tourmente d'il y a vingt-cinq ans, a si souvent retenti l'ironique question : « Église qui te réclames du Prince de la Paix, qu'as-tu fait pour empêcher la guerre ? »

L'Eglise est impuissante ! Vous nous l'avez crié à votre tour, avec l'accent des rancunes accumulées, vous, les écrasés de la machine sociale, vous, les pauvres à qui Jésus annonçait le bonheur : « Église qui te réclames du Pèlerin sans feu ni lieu, frère des plus petits de la terre, qu'as-tu fait pour proscrire la misère ? ».

L'Eglise est impuissante ! Il faut le réentendre proclamer aujourd'hui en face des chrétiens persécutés et de leurs sanctuaires désaffectés, en face des Israélites opprimés et de leurs synagogues incendiées. Et nous, arrêtés par des frontières hérissées d'armées et de mensonges, incapables que nous sommes de pénétrer toute la réalité tragique des camps de la mort et des régions où se réinstallent la barbarie, la servitude et le suicide, nous n'avons d'autre ressource que d'inviter le peuple à la prière.

Prions pour les croyants de Russie, pour les Églises sans la Croix, pour les brebis dispersées d'Israël, Certes, nous qui avons appris au moins à balbutier quelques mots du langage de Dieu, nous n'appelons pas impuissance le pouvoir de l'intercession. Nous n'en demeurons pas moins troublés quand nous mesurons l'incapacité de l'Eglise en face de la guerre, de la misère et de l'oppression.
Trouble salutaire en ce qu'il nous garde de prétendre avoir fait de grandes choses pour l'Eglise quand nous avons étudié les nécessaires problèmes de son organisation et de sa hiérarchie, de son culte et de sa doctrine. Il s'agit de bien autre chose encore. Il s'agit de savoir si l'Eglise retrouvera ce qui est le seul ressort de sa vie, le seul secret de sa vocation :
L'Esprit capable d'allumer un feu nouveau sur la terre,
La Foi capable de renverser des montagnes.
La Puissance d'En-Haut à qui toute victoire est possible !

L'Eglise est impuissante ! Ceux qui le pensent ne sont pas ceux-là seuls qui, prenant plaisir à la combattre, s'appliquent à meubler d'armes toujours plus abondantes l'arsenal de leurs polémiques. Ce sont aussi ceux qui nous font la pire injure : celle d'ignorer l'Eglise, de faire le silence autour d'elle, comme si elle n'avait plus aucun rôle à jouer dans les destinées de la nation et de l'humanité. À beaucoup l'Eglise apparaît frappée d'une décrépitude si radicale et si définitive, qu'elle ne compte plus à leurs yeux. Son chiffre est devenu : zéro.




... Et pourtant, l'Eglise vit, forte dans son impuissance même. Car il est une impuissance de l'Eglise qui est liée à sa vocation et qui ne peut lui être reprochée comme un symptôme d'infidélité. Dans notre monde pécheur au sein duquel les hommes de Dieu ont été les solitaires et méconnus, dans une humanité qui a lapidé les prophètes et crucifié Jésus, il serait étrange de voir l'Eglise s'installer en reine, revêtir tous les oripeaux des grandeurs terrestres et s'édifier sur les mêmes fondements que les gloires d'ici-bas : la violence et l'argent. Lorsque, cédant à la séduction d'un programme de domination, elle a consenti à le faire, elle s'est préparé par là les déconvenues les plus graves, les humiliations les plus amères.

« L'Eglise n'a de puissance que pour la vérité », c'est-à-dire que dans la fidélité à son chef. Dès qu'elle cherche ailleurs des appuis, disposée à étouffer une vérité qui la gêne pour s'assurer une existence plus facile ou plus brillante, l'Esprit la déserte et la laisse malade, dépouillée, méprisable.

Nous n'avons pas honte de l'impuissance de l'Eglise huguenote du désert. Une dérision d'Eglise, en face de laquelle le grand Roi déclarait : « Il n'y a plus de protestants en France ». Nous n'avons pas honte de la modestie de ces cellules vivantes que sont nos paroisses missionnaires en terre païenne, prophétie d'un monde nouveau qui germe aujourd'hui sous la rosée de l'Esprit.

Nous n'avons pas honte de l'Eglise en prison, dont le rayonnement sacré fait revivre dans les camps prussiens la clarté qui illumina jadis les catacombes de la Rome païenne.
À cette Église forte quand elle est faible, à l'Eglise des persécutés et des martyrs s'adresse l'appel du sage d'Israël : « Lutte jusqu'à la mort pour la vérité et le Seigneur combattra pour toi ».


II

L'impuissance que nous avons à déplorer n'est pas cette apparente misère de l'Eglise souffrante et fidèle, mais c'est une autre impuissance, celle qui nous inspire parfois cet aveu : « L'Éternel ne combat pas pour nous, parce que nous ne savons pas combattre pour la vérité ».
Pensée sévère et grave, et c'est à sa lumière que nous évoquons ce soir la détresse actuelle d'Israël.

Lutter pour la vérité, ce serait tout d'abord reconnaître les faits tels qu'ils sont, ouvrir nos yeux sur la réalité, dût cette réalité les blesser.
Ceux qui, aujourd'hui, pourchassent les Israélites ne se parent plus du titre de chrétiens. Ils ont jeté le masque, et le grand pontife du néo-paganisme germanique disait il y a peu de jours : « L'Église catholique et l'Église confessionnelle évangélique doivent disparaître de la vie de la nation ».

Mais il n'empêche que cette proscription des fils d'Israël, c'est la chrétienté qui, durant des siècles, l'a préparée. Infidèle à l'Esprit de Jésus, l'Eglise ancienne a colporté contre les juifs les calomnies les plus infâmes, elle les a ensuite parqués dans des ghettos ; elle les a obligés à porter un signe distinctif qui pût les dénoncer à la vindicte populaire et les désigner comme les hors la loi et les parias. Les seigneurs féodaux refusant, par une hypocrite obéissance aux ordres de l'Eglise, de se mêler au commerce de l'argent, ont chargé les Juifs d'être leurs trésoriers et leurs banquiers, pour tirer profit, eux chrétiens, d'un trafic qu'ils jugeaient impur. Et lorsque, non pas sous l'influence de l'Eglise, mais sous celle de la philosophie moderne de la tolérance, s'est levée sur le peuple maudit l'aurore de la liberté, les préjugés antisémites n'ont pas tardé à se réveiller. Préjugés nourris par la plus farouche jalousie à l'égard d'une race qui, persécutée, avait quand même conquis sa place dans le monde de la science et dans celui des affaires. Et les mensonges se sont propagés jusqu'à aujourd'hui, et par dessus tout, ce mensonge qui présente les Israélites comme les seuls adorateurs actuels du Veau d'or !

Oh ! Hypocrisie de la chrétienté qui détourne loin d'elle sur le bouc émissaire traditionnel : Israël, le jugement du Maître qui la condamne.
« Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon ! »
Nous ne pouvons apporter à Israël l'entière sympathie que nous voudrions lui témoigner, parce que sa souffrance est alimentée aussi par la séculaire infidélité des chrétiens, et parce que leur détresse est en partie notre oeuvre.




Lutter pour la vérité, ce sera aussi nous refuser, comme nous l'avons fait à propos du drame russe, a atténuer par je ne sais quelles considérations politiques ou sociologiques le verdict de la conscience devant ce qui se passe aujourd'hui. Oui, aujourd'hui, et à nos portes, et dans des pays où se trouvent les villes saintes de la chrétienté, et Rome et Wittenberg, et sous les cieux qui ont perçu les échos du cantique de François d'Assise et de celui de Luther !

Ce qui se passe... Il y a peu de jours, dans une forêt de l'Allemagne méridionale, un chauffeur de camion qui regagnait la Suisse, en pleine nuit, aperçoit sur la route sombre et déserte, deux formes humaines, deux enfants.
- « Où sont vos parents ? »
- « On est venu les emmener. »
- « Pourquoi n'êtes-vous pas demeurés en votre maison ? »
- « Notre maison a été brûlée, alors nous nous sommes sauvés. »

Le chauffeur a pris avec lui les deux petits et a franchi notre frontière, devant des douaniers qui ont été assez humains pour n'avoir rien vu.

Au bord d'un canal, des passants abordent des enfants qui sont en train de lancer dans l'eau de lourdes pierres. Ils s'approchent ; un cadavre est là qui flotte.
- « Qu'avez-vous à lancer des pierres sur ce pauvre corps inanimé ? »
- « Et quoi ? Ce n'est qu'un juif. »

Voilà le résultat de ces leçons, comme il s'en est donné en certaines classes, et au cours desquelles un enfant israélite était exhibé devant ses camarades pour donner lieu à une prétendue démonstration de l'infériorité de sa race. Il y a plusieurs années que nous savons ces choses-là, et qu'avons-nous fait pour les crier au monde et pour soulever l'opinion ?

Aujourd'hui nous nous indignons. Mais si nos cris n'ébranlent pas davantage la terre et le ciel, ne serait-ce pas parce que nous n'avons pas su être les vrais défenseurs de la vérité, que nous avons combattu parfois la vérité divine qui domine tous les âges et toutes les distinctions entre les hommes :
« Vous n'avez qu'un Père - et vous êtes tous frères ».

« Ce n'est qu'un étranger ! ». « Ce n'est qu'un noir ! ». « Ce n'est qu'un sans-le-sou ! ». Elles sortent encore des lèvres des chrétiens, ces paroles qui sont des blasphèmes. Quand l'Eglise cherche à tordre les paroles du Dieu vivant pour sanctionner l'injustice et la guerre, pour construire des barrières entr'elles hommes, pour séparer le culte de la patrie de celui de l'humanité, elle perd sa puissance, elle perd quelque chose du droit sacré qui est le sien de se tourner vers Dieu pour appeler avec hardiesse et confiance son secours.

Nous n'avons pas lutté pour la vérité, et à l'heure où nous voudrions que notre prière fût une force, nous sentons retomber sur nos âmes le poids du silence d'un Dieu que nous avons trop souvent refusé d'écouter.


III

Pascal a écrit : « On se fait une idole de la vérité même. car la vérité sans la charité, ce n'est pas Dieu ». Oui, celui qui a pu dire : « Je suis la vérité » nous a demandé de saluer la vérité totale et suprême dans la Révélation de l'amour du Père qui embrasse tous les hommes. Lutter pour la vérité, c'est lutter pour le triomphe de l'amour. Je n'ai pas aujourd'hui à chercher les éclairs intermittents que le phare de la parole de Dieu projette sur l'obscur avenir du peuple de la promesse. Je sais, en tout cas, que saint Paul, brûlant du désir de sauver ses frères israélites, ne cesse d'espérer pour eux, après des temps d'angoisse, des temps de rafraîchissement et de salut. Je sais, en tout cas, que l'Esprit de Jésus nous demande de voir en eux tout simplement des frères en humanité et de saisir l'éloquence d'une histoire dramatique qui n'est pas seulement faite du récit de leurs fautes, mais bien aussi de celui de nos péchés accumulés contre eux.
L'âme de votre prière sera votre amour.

Ah ! Chrétiens, que serait votre piété si, réunis le soir. en famille, avec vos enfants, dans une patrie qui est encore à l'abri de la famine, de l'espionnage et de la tyrannie, vous pouviez répéter jusqu'au bout le « Notre Père » sans voir se dresser pour vous regarder dans les yeux d'un regard suppliant, les figures des orphelins qui errent sur les chemins et celles de ces frères, dont plusieurs appartiennent à l'élite de l'humanité - élite de l'intelligence et élite du coeur - et sur qui retentit aujourd'hui ce verdict inouï :
- « Vous, créatures humaines, nous vous excluons de la famille humaine ! »

Oh ! les bras étendus du Crucifié de Golgotha qui a prié pour ses bourreaux et a voulu attirer à lui tous les hommes !
Oh ! le geste de l'apôtre biffant d'un trait de plume les folles prétentions de tous les racismes primitifs, présents, ou futurs : « Il n'y a plus ni Grec, ni juif ! ». Oh ! Unité de la race des fils d'Adam, fils de Dieu, à laquelle tu collabores aussi par les détours mystérieux de tes courses vagabondes, maison d'Israël, cimentée par l'unité de la souffrance et de la pitié qui associe en un même corps douloureux, mais vivant, tes membres dispersés !

Cette unité de l'humanité qui sera, parce que Dieu le veut, vous déclarez y croire lorsque vous dites au Père : « Que ton règne vienne ».
Vous la proclamerez demain en utilisant toute occasion de témoigner aux victimes votre amour direct et concret, en pratiquant la générosité et le bon accueil à l'égard de ceux qui pourraient, au moins pour un temps ; être nos hôtes.


IV

$Église du Christ, lutte jusqu'à la mort pour la vérité et le Seigneur combattra pour toi.
Reprends l'Évangile de ton Maître, et tu ne demanderas plus au malheureux avant de lui porter secours : « D'où viens-tu et quelle est ta race ? ». Et tu ne diras plus à l'affamé : « Va en paix » avant d'avoir partagé ton pain avec lui.

Reprends l'Évangile de ton Maître et tu n'y trouveras point un : « Il est écrit ! » implacable qui condamnerait un peuple entier à la perpétuelle servitude et qui justifierait le crime, en le référant à quelque décret fatal. Tu y liras la vraie prophétie de Dieu, ouverte sur un avenir de lumière dont il t'appartient d'attendre et d'annoncer l'aurore.

Reprends l'Évangile de ton Maître, et lutte sans trêve pour ce qu'il a voulu, lui : l'humanité réconciliée et fraternelle. Et alors tu connaîtras ce bonheur de sentir l'Éternel venir combattre avec toi.

O Père, nous venons à toi. Nous te prions pour les peuples égarés et pour ceux qui les égarent. Que ta voix ne soit point étouffée par la clameur des passions ; que soient déblayées les routes, aujourd'hui obstruées, qui conduisent à Toi.

O Père, nous te prions pour Israël. Nous le voyons grandi par l'épreuve, luttant jusqu'à la mort pour la vérité dont il est dépositaire. Vérité partielle à nos yeux à nous, qui avons vu resplendir sur la face de Jésus-Christ la splendeur de ta divinité. Mais vérité qui vient de toi. Et ceux-là qui saignent et meurent pour la vérité qu'ils ont saisie sont plus grands que ceux-là qui, détenteurs d'une vérité qu'ils affirment plus haute, se dérobent quand sonne l'heure de la douleur ou du sacrifice.

O Père, nous te prions pour nous. Tu le sais, la puissance que nous ambitionnons n'a rien à faire avec les puissances que l'on célèbre dans le monde et qui demain s'effondreront, eussent-elles aujourd'hui la faculté de semer la terreur en tuant les corps et en asservissant les esprits. Nous avons soif d'une autre puissance, celle qui vient, sans fracas, s'installer au foyer des âmes, puissance de l'Esprit et de la Foi que le Christ a léguée à l'Eglise.
« Les portes de l'Enfer ne prévaudront point contre toi. »
« Ne crains pas, petit troupeau, il a plu au Père de te donner le Royaume ! »

Nous saisissons ces promesses, ressources de notre coeur en ces jours de ténèbres et de deuil.
Et nous savons que par-delà nos angoisses et nos luttes - et que par-delà la mort - le dernier mot, c'est Toi qui le prononceras, oh ! Dieu - Toi, dont l'amour ne s'éteindra jamais !

1938.

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