Nous n'avons pas de
puissance contre la vérité :
nous n'en avons que pour la
vérité.
(2
Cor. XIII, 8.)
Lutte
jusqu'à la mort pour la vérité
et le Seigneur combattra pour toi.
(Jésus Siracide IV, 28.) - Livre
apocryphe de l'A. T., désigné aussi
par le titre :
« Ecclésiastique »
À travers les siècles,
l'Église a subi les assauts
répétés de la critique qui
s'est attaquée tour à tour à
ses dogmes, à ses rites, à ses
moeurs ; l'Église a
éveillé parfois la protestation
passionnée des champions de la Bible, de la
conscience, de l'intelligence. Aujourd'hui, comme
en certaines époques du passé
déjà, le procès de l'Eglise ne
se poursuit pas dans le champ clos des discussions
d'écoles, mais bien en plein forum, au grand
air. Des vagues successives, et d'une amplitude
constamment accrue, déferlent sur
l'édifice séculaire, et l'accusation
que traduit le grondement de ses
vagues est suffisamment nette et cruelle :
Église de Dieu ! Tu n'es
qu'impuissance !
L'Eglise est impuissante ! Cette
parole a frappé nos coeurs comme une
flèche portant une inguérissable
blessure, alors que, durant la grande tourmente
d'il y a vingt-cinq ans, a si souvent retenti
l'ironique question :
« Église qui te réclames du
Prince de la Paix, qu'as-tu fait pour
empêcher la
guerre ? »
L'Eglise est impuissante ! Vous
nous l'avez crié à votre tour, avec
l'accent des rancunes accumulées, vous, les
écrasés de la machine sociale, vous,
les pauvres à qui Jésus
annonçait le bonheur :
« Église qui te réclames du
Pèlerin sans feu ni lieu, frère des
plus petits de la terre, qu'as-tu fait pour
proscrire la
misère ? ».
L'Eglise est impuissante ! Il faut le
réentendre proclamer aujourd'hui en face des chrétiens
persécutés et de leurs
sanctuaires désaffectés, en face des Israélites opprimés et de
leurs synagogues incendiées. Et nous,
arrêtés par des frontières
hérissées d'armées et de
mensonges, incapables que nous sommes de
pénétrer toute la
réalité tragique des camps de la mort
et des régions où se
réinstallent la barbarie, la servitude et le
suicide, nous n'avons d'autre ressource que d'inviter le peuple à
la
prière.
Prions pour les croyants de Russie, pour les
Églises sans la Croix, pour les brebis
dispersées d'Israël, Certes, nous qui
avons appris au moins à balbutier quelques
mots du langage de Dieu, nous n'appelons pas
impuissance le pouvoir de l'intercession. Nous n'en
demeurons pas moins troublés quand nous mesurons
l'incapacité de
l'Eglise en face de la guerre, de la misère
et de l'oppression.
Trouble salutaire en ce qu'il nous garde de
prétendre avoir fait de grandes choses pour
l'Eglise quand nous avons étudié les
nécessaires problèmes de son
organisation et de sa hiérarchie, de son
culte et de sa doctrine. Il s'agit de bien autre
chose encore. Il s'agit de savoir si l'Eglise
retrouvera ce qui est le seul ressort de sa vie, le
seul secret de sa vocation :
L'Esprit capable d'allumer un
feu
nouveau sur la terre,
La Foi capable de renverser des
montagnes.
La Puissance d'En-Haut à qui
toute victoire est possible !
L'Eglise est impuissante ! Ceux
qui le pensent ne sont pas ceux-là seuls
qui, prenant plaisir à la combattre,
s'appliquent à meubler d'armes toujours plus
abondantes l'arsenal de leurs polémiques. Ce
sont aussi ceux qui nous font la pire
injure : celle d'ignorer l'Eglise, de
faire le silence autour d'elle, comme si elle
n'avait plus aucun rôle à jouer dans
les destinées de la nation et de
l'humanité. À beaucoup l'Eglise
apparaît frappée d'une
décrépitude si radicale et si
définitive, qu'elle ne compte plus à
leurs yeux. Son chiffre est devenu :
zéro.
... Et pourtant, l'Eglise vit, forte dans son
impuissance même. Car il est une
impuissance de l'Eglise qui est liée
à sa vocation et qui ne peut lui être reprochée
comme un
symptôme d'infidélité. Dans
notre monde pécheur au sein duquel les
hommes de Dieu ont été les solitaires
et méconnus, dans une humanité qui a
lapidé les prophètes et
crucifié Jésus, il serait
étrange de voir l'Eglise s'installer en
reine, revêtir tous les oripeaux des
grandeurs terrestres et s'édifier sur les
mêmes fondements que les gloires
d'ici-bas : la violence et l'argent. Lorsque,
cédant à la séduction d'un
programme de domination, elle a consenti à
le faire, elle s'est préparé par
là les déconvenues les plus graves,
les humiliations les plus amères.
« L'Eglise n'a de puissance que
pour la vérité »,
c'est-à-dire que dans la
fidélité à son chef.
Dès qu'elle cherche ailleurs des appuis,
disposée à étouffer une
vérité qui la gêne pour
s'assurer une existence plus facile ou plus
brillante, l'Esprit la déserte et la laisse
malade, dépouillée,
méprisable.
Nous n'avons pas honte de l'impuissance
de l'Eglise huguenote du désert. Une
dérision d'Eglise, en face de laquelle le
grand Roi déclarait : « Il
n'y a plus de protestants en France ».
Nous n'avons pas honte de la modestie de ces
cellules vivantes que sont nos paroisses
missionnaires en terre païenne,
prophétie d'un monde nouveau qui germe
aujourd'hui sous la rosée de l'Esprit.
Nous n'avons pas honte de l'Eglise en
prison, dont le rayonnement sacré fait
revivre dans les camps prussiens la clarté
qui illumina jadis les catacombes de la Rome
païenne.
À cette Église forte quand
elle est faible, à l'Eglise des
persécutés et des martyrs s'adresse
l'appel du sage
d'Israël : « Lutte
jusqu'à la mort pour la vérité
et le Seigneur combattra pour toi ».
L'impuissance que nous avons à
déplorer n'est pas cette apparente
misère de l'Eglise souffrante et
fidèle, mais c'est une autre impuissance,
celle qui nous inspire parfois cet aveu :
« L'Éternel ne combat pas pour
nous, parce que nous ne savons pas combattre pour
la vérité ».
Pensée sévère et grave,
et c'est à sa lumière que nous
évoquons ce soir la détresse
actuelle d'Israël.
Lutter pour la vérité, ce
serait tout d'abord reconnaître les faits
tels qu'ils sont, ouvrir nos yeux sur la
réalité, dût cette
réalité les blesser.
Ceux qui, aujourd'hui, pourchassent les
Israélites ne se parent plus du titre de
chrétiens. Ils ont jeté le masque, et
le grand pontife du néo-paganisme germanique
disait il y a peu de jours :
« L'Église catholique et
l'Église confessionnelle
évangélique doivent disparaître
de la vie de la nation ».
Mais il n'empêche que cette
proscription des fils d'Israël, c'est
la chrétienté qui, durant des
siècles, l'a préparée.
Infidèle à l'Esprit de Jésus,
l'Eglise ancienne a colporté contre les
juifs les calomnies les plus infâmes, elle
les a ensuite parqués dans des
ghettos ; elle les a obligés à
porter un signe distinctif qui pût les
dénoncer à la vindicte populaire et
les désigner comme les hors la loi et les
parias. Les seigneurs féodaux refusant, par
une hypocrite obéissance
aux ordres de l'Eglise, de se mêler au
commerce de l'argent, ont chargé les Juifs
d'être leurs trésoriers et leurs
banquiers, pour tirer profit, eux chrétiens,
d'un trafic qu'ils jugeaient impur. Et lorsque, non
pas sous l'influence de l'Eglise, mais sous celle
de la philosophie moderne de la tolérance,
s'est levée sur le peuple maudit l'aurore de
la liberté, les préjugés
antisémites n'ont pas tardé
à se réveiller.
Préjugés nourris par la plus farouche
jalousie à l'égard d'une race qui,
persécutée, avait quand même
conquis sa place dans le monde de la science et
dans celui des affaires. Et les mensonges se sont
propagés jusqu'à aujourd'hui, et par
dessus tout, ce mensonge qui présente les
Israélites comme les seuls adorateurs
actuels du Veau d'or !
Oh ! Hypocrisie de la
chrétienté qui détourne
loin d'elle sur le bouc émissaire
traditionnel : Israël, le jugement du
Maître qui la condamne.
« Vous ne pouvez servir Dieu et
Mammon ! »
Nous ne pouvons apporter à
Israël l'entière sympathie que nous
voudrions lui témoigner, parce que sa
souffrance est alimentée aussi par la
séculaire infidélité des
chrétiens, et parce que leur
détresse est en partie notre oeuvre.
Lutter pour la vérité, ce sera
aussi nous refuser, comme nous l'avons fait
à propos du drame russe, a atténuer
par je ne sais quelles considérations
politiques ou sociologiques le verdict de la
conscience devant ce qui se passe aujourd'hui. Oui,
aujourd'hui, et à nos portes, et dans des
pays où se trouvent les villes saintes de la
chrétienté, et Rome et Wittenberg, et
sous les cieux qui ont perçu les
échos du cantique de François
d'Assise et de celui de Luther !
Ce qui se passe... Il y a peu de
jours, dans une forêt de l'Allemagne
méridionale, un chauffeur de camion qui
regagnait la Suisse, en pleine nuit,
aperçoit sur la route sombre et
déserte, deux formes humaines, deux
enfants.
- « Où sont vos
parents ? »
- « On est venu les
emmener. »
- « Pourquoi n'êtes-vous pas
demeurés en votre
maison ? »
- « Notre maison a
été brûlée, alors nous
nous sommes sauvés. »
Le chauffeur a pris avec lui les deux petits
et a franchi notre frontière, devant des
douaniers qui ont été assez humains
pour n'avoir rien vu.
Au bord d'un canal, des passants abordent
des enfants qui sont en train de lancer dans l'eau
de lourdes pierres. Ils s'approchent ; un
cadavre est là qui flotte.
- « Qu'avez-vous à lancer
des pierres sur ce pauvre corps
inanimé ? »
- « Et quoi ? Ce n'est qu'un
juif. »
Voilà le résultat de ces
leçons, comme il s'en est donné en
certaines classes, et au cours desquelles un enfant
israélite était exhibé devant
ses camarades pour donner lieu à une
prétendue démonstration de
l'infériorité de sa race. Il y a
plusieurs années que nous savons ces
choses-là, et qu'avons-nous fait pour les
crier au monde et pour soulever
l'opinion ?
Aujourd'hui nous nous indignons. Mais si nos
cris n'ébranlent pas
davantage la terre et le ciel, ne serait-ce pas
parce que nous n'avons pas su être les vrais
défenseurs de la vérité, que
nous avons combattu parfois la vérité
divine qui domine tous les âges et toutes les
distinctions entre les hommes :
« Vous n'avez qu'un
Père - et vous êtes tous
frères ».
« Ce n'est qu'un
étranger ! ». « Ce
n'est qu'un noir ! ». « Ce
n'est qu'un sans-le-sou ! ». Elles
sortent encore des lèvres des
chrétiens, ces paroles qui sont des
blasphèmes. Quand l'Eglise cherche à
tordre les paroles du Dieu vivant pour sanctionner
l'injustice et la guerre, pour construire des
barrières entr'elles hommes, pour
séparer le culte de la patrie de celui de
l'humanité, elle perd sa puissance, elle
perd quelque chose du droit sacré qui est le
sien de se tourner vers Dieu pour appeler avec
hardiesse et confiance son secours.
Nous n'avons pas lutté pour la
vérité, et à l'heure
où nous voudrions que notre prière
fût une force, nous sentons retomber sur nos
âmes le poids du silence d'un Dieu que
nous avons trop souvent refusé
d'écouter.
Pascal a écrit : « On se
fait une idole de la vérité
même. car la vérité sans la
charité, ce n'est pas Dieu ». Oui,
celui qui a pu dire : « Je suis la
vérité » nous a
demandé de saluer la vérité
totale et suprême dans la
Révélation de l'amour du Père
qui embrasse tous les hommes. Lutter pour la
vérité, c'est lutter pour le triomphe de
l'amour.
Je n'ai pas aujourd'hui à chercher les
éclairs intermittents que le phare de la
parole de Dieu projette sur l'obscur avenir du
peuple de la promesse. Je sais, en tout cas, que saint Paul,
brûlant du désir de
sauver ses frères israélites, ne
cesse d'espérer pour eux, après des
temps d'angoisse, des temps de
rafraîchissement et de salut. Je sais, en
tout cas, que l'Esprit de Jésus nous
demande de voir en eux tout simplement des
frères en humanité et de saisir
l'éloquence d'une histoire dramatique qui
n'est pas seulement faite du récit de leurs
fautes, mais bien aussi de celui de nos
péchés accumulés contre
eux.
L'âme de votre prière sera
votre amour.
Ah ! Chrétiens, que serait votre
piété si, réunis le soir. en
famille, avec vos enfants, dans une patrie qui est
encore à l'abri de la famine, de
l'espionnage et de la tyrannie, vous pouviez
répéter jusqu'au bout le
« Notre Père » sans voir
se dresser pour vous regarder dans les yeux d'un
regard suppliant, les figures des orphelins qui
errent sur les chemins et celles de ces
frères, dont plusieurs appartiennent
à l'élite de l'humanité -
élite de l'intelligence et élite du
coeur - et sur qui retentit aujourd'hui ce verdict
inouï :
- « Vous, créatures
humaines, nous vous excluons de la famille
humaine ! »
Oh ! les bras étendus du
Crucifié de Golgotha qui a prié pour
ses bourreaux et a voulu attirer à lui tous
les hommes !
Oh ! le geste de l'apôtre biffant
d'un trait de plume les folles prétentions
de tous les racismes primitifs, présents, ou
futurs : « Il n'y a plus ni Grec,
ni juif ! ». Oh !
Unité de la race des fils d'Adam, fils de
Dieu, à laquelle tu collabores aussi par les
détours mystérieux de tes courses
vagabondes, maison d'Israël, cimentée
par l'unité de la souffrance et de la
pitié qui associe en un même corps
douloureux, mais vivant, tes membres
dispersés !
Cette unité de
l'humanité qui sera, parce que Dieu le
veut, vous déclarez y croire lorsque vous
dites au Père : « Que ton
règne vienne ».
Vous la proclamerez demain en utilisant
toute occasion de témoigner aux victimes
votre amour direct et concret, en pratiquant la
générosité et le bon accueil
à l'égard de ceux qui pourraient, au
moins pour un temps ; être nos
hôtes.
$Église du Christ, lutte jusqu'à
la mort pour la vérité et le Seigneur
combattra pour toi.
Reprends l'Évangile de ton
Maître, et tu ne demanderas plus au
malheureux avant de lui porter secours :
« D'où viens-tu et quelle est ta
race ? ». Et tu ne diras plus
à l'affamé : « Va en
paix » avant d'avoir partagé ton
pain avec lui.
Reprends l'Évangile de ton
Maître et tu n'y trouveras point un :
« Il est écrit ! »
implacable qui condamnerait un peuple entier
à la perpétuelle servitude et qui
justifierait le crime, en le référant
à quelque décret
fatal. Tu y liras la vraie prophétie de
Dieu, ouverte sur un avenir de lumière dont
il t'appartient d'attendre et d'annoncer
l'aurore.
Reprends l'Évangile de ton
Maître, et lutte sans trêve pour ce
qu'il a voulu, lui : l'humanité
réconciliée et fraternelle. Et alors
tu connaîtras ce bonheur de sentir
l'Éternel venir combattre avec toi.
O Père, nous venons à toi. Nous te prions pour les peuples
égarés et pour ceux qui les
égarent. Que ta voix ne soit point
étouffée par la clameur des
passions ; que soient déblayées
les routes, aujourd'hui obstruées, qui
conduisent à Toi.
O Père, nous te prions pour
Israël. Nous le voyons grandi par
l'épreuve, luttant jusqu'à la mort
pour la vérité dont il est
dépositaire. Vérité partielle
à nos yeux à nous, qui avons vu
resplendir sur la face de Jésus-Christ la
splendeur de ta divinité. Mais
vérité qui vient de toi. Et
ceux-là qui saignent et meurent pour la
vérité qu'ils ont saisie sont plus
grands que ceux-là qui, détenteurs
d'une vérité qu'ils affirment plus
haute, se dérobent quand sonne l'heure de la
douleur ou du sacrifice.
O Père, nous te prions pour
nous. Tu le sais, la puissance que nous
ambitionnons n'a rien à faire avec les
puissances que l'on célèbre dans le
monde et qui demain s'effondreront, eussent-elles
aujourd'hui la faculté de semer la terreur
en tuant les corps et en asservissant les esprits.
Nous avons soif d'une autre puissance, celle qui
vient, sans fracas, s'installer
au foyer des âmes, puissance de l'Esprit et
de la Foi que le Christ a léguée
à l'Eglise.
« Les portes de l'Enfer ne
prévaudront point contre
toi. »
« Ne crains pas, petit
troupeau, il a plu au Père de te donner le
Royaume ! »
Nous saisissons ces promesses, ressources de
notre coeur en ces jours de ténèbres
et de deuil.
Et nous savons que par-delà nos
angoisses et nos luttes - et que par-delà la
mort - le dernier mot, c'est Toi qui le
prononceras, oh ! Dieu - Toi, dont l'amour ne
s'éteindra jamais !
1938.
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