Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIX

DE QUEL ESPRIT ÊTES-VOUS ANIMÉS ?

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Jésus repoussé dans un village de Samarie.
(Luc IX, 51-57.)

« Si quelqu'un n'a pas l'esprit du Christ, il ne lui appartient pas » (Rom VIII, 9). Cette déclaration de Saint Paul nous trouble et nous juge. Comment garderions-nous aujourd'hui l'esprit de Jésus, sans nous laisser contaminer par d'autres esprits, coalisés pour l'étouffer, et à qui semblent actuellement promis le règne et la puissance ? Qu'il nous est nécessaire de redemander jour après jour au Père cet esprit que Jésus posséda dans sa plénitude et hors duquel notre piété est qu'apparence vide et que rêve stérile. Un bref récit de l'Évangile nous aidera à saisir dans leurs oppositions l'esprit des premiers disciples, l'esprit des villageois samaritains, l'esprit de Jésus. En méditant cette page de l'Écriture, nous chercherons avec sincérité à nous voir tels que nous sommes, à nous voir tels que Dieu nous veut.


I

Les apôtres : des hommes bien disposés à l'égard de leur Maître, mais qui entendent le servir sans avoir son esprit.
Jésus a résolu de quitter la Galilée pour gagner Jérusalem, résolution qui ouvre le dernier chapitre de sa carrière terrestre. Quelques disciples acceptent la délicate mission de partir les premiers, en éclaireurs, pour assurer un logement au voyageur. Mission délicate, à coup sûr, puisqu'il s'agit de frapper à la porte de ces Samaritains fanatiques et sectaires, qui prétendent n'avoir rien de commun avec les Juifs. Qu'importe ? Jésus a donné l'ordre ; ils obéissent. N'est-ce pas un des articles de leur programme à la fois modeste et magnifique : Préparer une route au Seigneur, lui ouvrir des foyers où il trouvera le gîte et le couvert, et où il pourra deviner des coeurs disposés à accueillir son message ?
« Ils se mirent en route et entrèrent dans un bourg pour lui préparer un logement ».

Ainsi ont agi siècle après siècle les disciples attentifs à l'ordre missionnaire du Maître, ceux-là qui représentent dans l'histoire non la chrétienté immobile, mais la chrétienté en marche, l'Eglise de ceux qui se mettent en route.
Ils vont... dans les cités et dans les campagnes. ils se présentent au seuil des chaumières et à celui des palais, pour préparer la visite de Jésus-Christ. Ce sont les apôtres, et les héroïques pionniers qui apportent aux barbares l'Évangile de l'amour. Ce sont, plus tard, les premiers franciscains, compagnons du petit pauvre d'Assise, les colporteurs vaudois des Hautes-Alpes ; ce sont aujourd'hui les évangélistes des bas-fonds et des banlieues où s'étalent les plaies criantes de la détresse humaine, et les missionnaires dispersés aux quatre vents des cieux. Et tous ceux-là savent bien l'incertitude de l'accueil. Mais le Seigneur leur a dit : Allez me préparer un chemin au sein de cette nation incrédule, de ce peuple idolâtre, de cette ville païenne. Et ils vont.




Il a pu vous arriver à vous aussi de percevoir un semblable appel : Va parler de l'amour de ton Dieu à tel frère, ou dans telle demeure, dans laquelle règne, à cause de son absence, le désordre, la misère, ou la peine. Et en enfants obéissants, bien disposés, fidèles. vous vous êtes mis en route.

Mais le bourg samaritain est demeuré sourd et fermé. Les portes se sont closes, toutes les portes. Réponse unanime et claire qui est un refus. Pas de place pour Jésus qui vient, qui s'approche, qui est là, à l'entrée du village. Alors les deux fils de Zébédée, de s'écrier dans l'ardeur spontanée de leur indignation :
- Veux-tu, Maître, que nous commandions que le feu descende du Ciel et les consume ?... comme le fit jadis Elie, ajoutent certains manuscrits. Cette adjonction nous rappelle que la vengeance n'exprime pas seulement chez ces deux hommes la voix de l'instinct, mais bien aussi le sens de leur éducation religieuse. Ils ont appris à regarder à l'Éternel comme au souverain justicier, dispensateur des punitions impitoyables, prêt à brandir sa foudre pour en frapper l'impie.
Et nous songeons à la poignante mélancolie de Jésus, au soir de sa vie, lors de sa conversation avec Philippe : « Montre-nous le Père ! ».
« Il y a si longtemps que je suis avec vous, Philippe, et tu ne m'as pas connu ! Celui qui m'a vu a vu le Père » (Jean XIV, 8-9)

« Le feu du Ciel ! ». L'appel au Dieu des ancêtres correspond à la gravité de l'offense, à laquelle Jacques et Jean sont d'autant plus sensibles qu'à travers eux, c'est Jésus qu'elle atteint, Jésus dont ils désirent venger l'honneur. Ils n'ont pas compris qu'on ne peut défendre un tel Sauveur ni avec les armes d'Elie, ni avec les foudres du Sinaï.




Et cela, l'Eglise chrétienne l'a-t-elle jamais pleinement compris ? Certes, quelques témoins fervents ont pu s'engager dans les batailles de la vie, avec des âmes simples, pures et nues, sans autre défense que la flamme de l'amour allumée en elles, et il leur a été donné de remporter de merveilleuses victoires. William Penn traite alliance avec les indigènes du Nouveau-Monde, après avoir pénétré sans armes au milieu de leurs hordes sauvages. Aujourd'hui notre concitoyen Pierre Ceresole, par la seule vertu créatrice de l'exemple, travaille à édifier une société nouvelle et pacifique au coeur de l'Inde. Mais l'histoire de toutes les Églises du Christ montre le retour perpétuel de l'esprit de la violence et de la vengeance.

Notre Église a depuis longtemps, il est vrai, répudié toute intolérance ; aucune autorité ecclésiastique ou politique ne nous convie à maudire les impies, ou à appeler la punition divine sur ceux qui ne partagent ni nos idées, ni notre foi. Et pourtant... De quel esprit êtes-vous animés à l'égard des Sans-Dieu, globalement condamnés par des doctrines de trop facile défense, qui vous économisent la peine de résoudre le problème : « Pourquoi sont-ils contre Dieu ? » et la honte peut-être de vous sentir atteints par la parole de l'Écriture : « A cause de vous le nom de Dieu est blasphémé parmi les païens ? » (Rom. II, 24).

Et pourtant... De quel esprit êtes-vous animés à l'égard de ceux qui refusent de se laisser convaincre par votre témoignage, et qui demeurent des douteurs, des incrédules, alors que vous entendiez les ramener à votre Dieu (but excellent), - ou (but plus discutable, parce que plus personnel) - à votre chapelle, à votre méthode, à vos points de vue ? Nos échecs dans notre propagande spirituelle créent trop souvent en nous un terrain propice à l'amertume, à l'esprit de jugement, voire même à la secrète malédiction.

Disposés à servir le Christ ? Vous l'êtes, sans doute, mais vous avez encore besoin d'apprendre à le servir dans son esprit, entraînés et possédés par son amour.


II

L'Esprit des Samaritains. Ils ne reçoivent point Jésus, parce qu'il se dirige vers Jérusalem.
Les Juifs méprisent les Samaritains, et ceux-ci le leur rendent bien. Jésus, lui, s'élève au-dessus de la double barrière dressée entre les deux peuples par leur histoire politique et par leur histoire religieuse. Tandis que les Galiléens pieux, lorsqu'ils se rendent à la capitale, font un détour pour ne pas emprunter le territoire de Samarie, Jésus suit la route directe. Il lui arrive d'être mal accueilli - comme dans notre récit -, il lui arrive d'ouvrir l'accès du Royaume de Dieu à une Samaritaine méprisée comme dans la scène du puits de Jacob.

Les Juifs savent, et n'oublient pas, que les Samaritains constituent une race impure. Dans leurs veines coule le sang de femmes païennes ! 0 tare impardonnable ! Mais comment la religion du Dieu Père s'arrêterait-elle à ces misérables pensées ? Quoi donc ! Un examen de sang, une épreuve physiologique devrait définir préalablement les bornes de l'action du Très-Haut ? Mais non, il n'est plus aujourd'hui ni juif, ni grec (Col. III, 11), dans la famille des hommes frères. L'apôtre Paul l'a proclamé au lendemain de la résurrection du Christ, mort pour attirer tous les hommes à lui.

Et il a fallu dix-huit siècles pour que les chrétiens reconnussent - et avec quelle hésitation encore - un frère dans le noir et dans le jaune ! Et aujourd'hui, alors que cent ans d'efforts missionnaires devraient avoir universellement imposé cette élémentaire notion de l'unité de la famille humaine, le réveil des impérialismes et des racismes païens vient remettre la lumière sous le boisseau. N'appelons pas un homme : frère, avant de lui avoir demandé : « D'où viens-tu ? Et où diriges-tu tes pas ? » Jésus marche vers Jérusalem. Alors, fermons-lui nos portes, se sont dit les villageois samaritains.




Gens méchants, cruels, inhospitaliers par nature ? Non pas, mais victimes inconscientes du catéchisme imposé, de la leçon apprise, de la volonté arrêtée de leurs chefs et de leurs prêtres d'interdire à leur peuple tout commerce avec celui de Juda. Savamment nourri par une école, un clergé, un gouvernement, le préjugé étouffe la vérité divine.

Ainsi, hier, en telle province de France, on pouvait entendre dire : « Il va à la messe : c'est un mauvais citoyen ». Ainsi demain, dans l'Allemagne, où des enfants auront assisté à l'école même à la démonstration prétendue scientifique de l'infériorité de la race juive, on répétera : « Les fils d'Israël sont prédestinés à être asservis par la race germanique, appelée à la domination du monde ».

« Il se dirige vers Jérusalem... Maudit soit-il ! ». Et a Jérusalem on dira : « Il vient de Nazareth : que peut-il apporter de bon ? »
O pauvres esprits esclave du préjugé. Qui vient de l'autre côté de la frontière, qui n'est ni de ton église, ni de ton peuple, voilà l'ennemi ! Et celui-là - ce Jésus - était le messager du Père ! On ne le reçut pas.


III

L'Esprit de Jésus. Vous ne savez, déclare-t-il à Jacques et à Jean, de quel esprit vous êtes animés. Le Fils de l'homme est venu non pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver. Et ils allèrent dans un autre bourg, dans un autre bourg où ils furent sans doute accueillis. Car Jésus, dans son intelligence parfaite, n'a pas opposé au jugement massif de ces Samaritains qui le repoussent un autre jugement massif qui condamnât en bloc l'aveuglement de tout un peuple. Voyez comment Jésus s'est vengé : bientôt il choisira un Samaritain pour devenir le type impérissable de l'amour compatissant. Quelle réponse, et quel appel à notre adresse !

Savez-vous résister à la tentation des jugements sommaires, aux extensions gratuites ? Les tactiques humaines, politiques, philosophiques, ecclésiastiques même, risquent de vous entraîner à porter condamnation sur des groupes entiers de frères. Or s'il est un vrai libéralisme évangélique, il ne se définit nullement par l'absence de convictions précises et fermes, comme on le laisse parfois entendre. mais bien par la capacité de respecter l'opinion des autres dès qu'elle est sincère, par la possibilité de reconnaître aussi chez l'adversaire, la vérité et la vertu qui peuvent s'y constater.
Jésus qui a connu en Samarie de cruels échecs, a su que là aussi se rencontraient des âmes riches en bonté et en dévouement, des coeurs enclins à adorer Dieu en esprit et en vérité.

Qui contribuerait à détruire l'esprit de caste et les haines partisanes, mieux que vous, qui vous réclamez de Jésus-Christ ? En allant vers ton frère, tu sais que ce qu'il y a en lui de plus précieux n'est défini ni par sa situation, ni par l'étiquette qu'il porte, ni par le nom de son pays ou de son parti - mais par quelque chose de bien plus profond : son âme, fille de Dieu, son âme, peut-être captive ou asservie, mais qui participe à la même misère et à la même grandeur que ta propre âme à toi, l'âme d'un pécheur qui aspire au salut et à la vie.

Jésus ne veut, ni ne peut appeler la colère du ciel sur ces hommes, victimes d'une ignorance habilement cultivée par leurs maîtres fanatiques. Son Père ne fait-il pas lever son soleil sur les méchants et sur les bons ? N'a-t-il pas envoyé son Fils non pour condamner le monde, mais pour le sauver ? La mission de Jésus est tout entière une mission de lumière et d'amour. Ceux qui se dérobent à son action s'acheminent, hélas ! vers la ruine ; mais ce n'est pas lui qui ajoutera à la grande misère de ces Samaritains : repousser leur Sauveur, une misère supplémentaire : Être frappé par quelque châtiment immédiat et terrible. Jésus vient pour aimer et sauver. « Allons plus loin, allons ailleurs ! redoublons de zèle et d'amour ! » C'est la réponse de Jésus en face de la porte qui se ferme. Dieu ne l'a pas chargé de la police du monde, mais bien de son salut et de l'instauration de ce Règne de l'amour, qui ignorera la vengeance et la haine. Si l'Eglise saisit l'oeuvre dont son chef lui a confié l'avenir, elle voudra ne poursuivre qu'un but positif et qui doit demeurer rigoureusement : aimer, et encore aimer, et aimer quand même.


IV

Nous savons les difficultés de ce programme divin, sujet de risées faciles pour qui ignore les puissances de l'Invisible.
Nous évoquons la guerre, et ses dernières infernales méthodes, et les massacres des innocents. À quoi bon protester ? répètent aujourd'hui des croyants découragés. Nous répondons : L'Eglise ne proteste pas assez. Les cris des consciences ne sont jamais perdus ; capables d'éveiller les échos du ciel. ils sont capables aussi d'ébranler la terre. Seulement, à la différence d'autres manifestations humaines, la protestation chrétienne n'a rien du cri vengeur ; elle est la protestation de l'amour, d'un amour qui devrait élargir assez nos coeurs pour leur permettre de souffrir, de souffrir littéralement quelque chose de l'indicible émoi des orphelins, des contorsions des corps affamés, de la fuite des familles éplorées sous la pluie des bombes meurtrières.

Cet amour ne pourrait-il inspirer aux chrétiens des initiatives pratiques, capables de faire jaillir quelque source nouvelle de guérison ? C'est l'amour chrétien qui a préparé le berceau de la Croix-Rouge. Or ce qui se passe, aujourd'hui, en Chine, en Espagne, est plus atroce encore que ce qui se voyait jadis sur les champs de bataille de Solférino. Les hommes de foi auraient-ils diminué en sensibilité et en énergie active ? Si l'on nous fait espérer de nouveaux projets destinés tout au moins à limiter quelques-uns des effets de la folie humaine, les Églises sauront-elles sonner le rassemblement des consciences au nom du Prince de la paix, pour donner élan et efficace à ces desseins ?

La protestation de l'amour est enfin celle qui rejoindrait les cimes de l'intercession sur lesquelles le Christ nous invite à le suivre. « Priez pour ceux qui vous maltraitent. » Priez pour les victimes, priez pour les coupables, au nom du Fils de l'Homme venu non pour juger, mais pour sauver.

À l'heure où nous gémissons de notre impuissance, dans un monde affolé qui semble fasciné par les abîmes vers lesquels il court, la certitude qui maintient l'Eglise est celle de notre foi. C'est en prêchant Jésus-Christ, en répandant sa parole, en vivant de son amour que nous préparons le mieux l'abaissement des barrières, la fin des préjugés, la défaite des idoles, la mort des haines, la révélation du Père.
Cela est vrai dans le problème de la guerre, mais ailleurs aussi, en face de tous les désordres domestiques et collectifs dont est faite la détresse contemporaine.




Ce n'est pas la prédication de l'Évangile qui changera le monde, disent les sceptiques. Ils ont mille fois raison de le dire si l'Évangile n'est qu'une sagesse humaine, si sa prédication n'est qu'un discours de doctrine ou de morale, enfermé dans le cadre d'un sanctuaire de pierre, ou dans les prisons de quelque vêtement rituel ou dogmatique. Mais, vous le savez, l'Évangile est bien autre chose ; il est une Puissance de Dieu, un esprit qui depuis dix-neuf cents ans travaille dans l'humanité, et lui impose des visions de victoire, même à l'heure des plus noires ténèbres. Sa prédication ne se réduit point au commentaire traditionnel d'une vérité morte ; elle est dans les démonstrations d'amour et de foi que Dieu attend de vous, parce qu'il vous accordera la grâce d'en être capable.

O Dieu ! Permets que dans toutes tes Églises se lève un peuple à qui le Christ ne puisse jamais dire sur un ton de reproche ce qu'il dit jadis à deux de ses plus chers amis : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés ! » Aide-nous à devenir de ceux dont on puisse dire en les voyant aimer, lutter et croire : « Nous reconnaissons qu'ils ont été avec Jésus ».

1938.

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