Jésus
repoussé dans un village de
Samarie.
(Luc
IX, 51-57.)
« Si quelqu'un n'a pas l'esprit
du Christ, il ne lui appartient pas »
(Rom
VIII, 9). Cette
déclaration de Saint Paul nous trouble et
nous juge. Comment garderions-nous aujourd'hui
l'esprit de Jésus, sans nous laisser
contaminer par d'autres esprits, coalisés
pour l'étouffer, et à qui semblent
actuellement promis le règne et la
puissance ? Qu'il nous est nécessaire
de redemander jour après jour au Père
cet esprit que Jésus posséda dans sa
plénitude et hors duquel notre
piété est qu'apparence vide et que
rêve stérile. Un bref récit de
l'Évangile nous aidera à saisir dans
leurs oppositions l'esprit des premiers
disciples, l'esprit des villageois samaritains,
l'esprit de Jésus. En méditant
cette page de l'Écriture, nous chercherons
avec sincérité à nous voir
tels que nous sommes, à nous voir tels que
Dieu nous veut.
Les apôtres : des hommes bien
disposés à l'égard de leur
Maître, mais qui entendent le servir sans
avoir son esprit.
Jésus a résolu de quitter la
Galilée pour gagner Jérusalem,
résolution qui ouvre le dernier chapitre de
sa carrière terrestre. Quelques disciples
acceptent la délicate mission de partir les
premiers, en éclaireurs, pour assurer un
logement au voyageur. Mission délicate,
à coup sûr, puisqu'il s'agit de
frapper à la porte de ces Samaritains
fanatiques et sectaires, qui prétendent
n'avoir rien de commun avec les Juifs.
Qu'importe ? Jésus a donné
l'ordre ; ils obéissent. N'est-ce pas
un des articles de leur programme à la fois
modeste et magnifique : Préparer une
route au Seigneur, lui ouvrir des foyers
où il trouvera le gîte et le couvert,
et où il pourra deviner des coeurs
disposés à accueillir son
message ?
« Ils se mirent en route et
entrèrent dans un bourg pour lui
préparer un logement ».
Ainsi ont agi siècle après
siècle les disciples attentifs à
l'ordre missionnaire du Maître,
ceux-là qui représentent dans
l'histoire non la chrétienté
immobile, mais la chrétienté en
marche, l'Eglise de ceux qui se mettent en
route.
Ils vont... dans les cités et dans
les campagnes. ils se présentent au seuil
des chaumières et à celui des palais,
pour préparer la visite de
Jésus-Christ. Ce sont les apôtres, et
les héroïques pionniers qui apportent
aux barbares l'Évangile de l'amour. Ce sont,
plus tard, les premiers
franciscains, compagnons du petit pauvre d'Assise,
les colporteurs vaudois des Hautes-Alpes ; ce
sont aujourd'hui les évangélistes des
bas-fonds et des banlieues où
s'étalent les plaies criantes de la
détresse humaine, et les missionnaires
dispersés aux quatre vents des cieux. Et
tous ceux-là savent bien l'incertitude de
l'accueil. Mais le Seigneur leur a dit : Allez me
préparer un chemin au sein
de cette nation incrédule, de ce peuple
idolâtre, de cette ville païenne. Et
ils vont.
Il a pu vous arriver à vous aussi de
percevoir un semblable appel : Va parler de
l'amour de ton Dieu à tel frère, ou
dans telle demeure, dans laquelle règne,
à cause de son absence, le désordre,
la misère, ou la peine. Et en enfants
obéissants, bien disposés,
fidèles. vous vous êtes mis en
route.
Mais le bourg samaritain est
demeuré sourd et fermé. Les
portes se sont closes, toutes les portes.
Réponse unanime et claire qui est un refus.
Pas de place pour Jésus qui vient, qui
s'approche, qui est là, à
l'entrée du village. Alors les deux fils de
Zébédée, de s'écrier
dans l'ardeur spontanée de leur
indignation :
- Veux-tu, Maître, que nous
commandions que le feu descende du Ciel et les
consume ?... comme le fit jadis Elie,
ajoutent certains manuscrits. Cette adjonction nous
rappelle que la vengeance n'exprime pas seulement
chez ces deux hommes la voix de l'instinct, mais
bien aussi le sens de leur éducation religieuse.
Ils ont appris
à regarder à l'Éternel comme
au souverain justicier, dispensateur des punitions
impitoyables, prêt à brandir sa foudre
pour en frapper l'impie.
Et nous songeons à la poignante
mélancolie de Jésus, au soir de sa
vie, lors de sa conversation avec Philippe :
« Montre-nous le
Père ! ».
« Il y a si longtemps que je
suis avec vous, Philippe, et tu ne m'as pas
connu ! Celui qui m'a vu a vu le
Père »
(Jean
XIV, 8-9)
« Le feu du
Ciel ! ». L'appel au Dieu des
ancêtres correspond à la
gravité de l'offense, à laquelle
Jacques et Jean sont d'autant plus sensibles
qu'à travers eux, c'est Jésus qu'elle
atteint, Jésus dont ils désirent
venger l'honneur. Ils n'ont pas compris qu'on ne
peut défendre un tel Sauveur ni avec les
armes d'Elie, ni avec les foudres du Sinaï.
Et cela, l'Eglise chrétienne
l'a-t-elle jamais pleinement compris ? Certes,
quelques témoins fervents ont pu s'engager
dans les batailles de la vie, avec des âmes
simples, pures et nues, sans autre défense
que la flamme de l'amour allumée en elles,
et il leur a été donné de
remporter de merveilleuses victoires. William Penn
traite alliance avec les indigènes du
Nouveau-Monde, après avoir
pénétré sans armes au milieu
de leurs hordes sauvages. Aujourd'hui notre concitoyen
Pierre Ceresole,
par
la seule vertu créatrice de l'exemple,
travaille à édifier une
société nouvelle et pacifique au
coeur de l'Inde. Mais l'histoire de toutes les
Églises du Christ montre le retour
perpétuel de l'esprit de la violence et de
la vengeance.
Notre Église a depuis longtemps, il
est vrai, répudié toute
intolérance ; aucune autorité
ecclésiastique ou politique ne nous convie
à maudire les impies, ou à appeler la
punition divine sur ceux qui ne partagent ni nos
idées, ni notre foi. Et pourtant... De
quel esprit êtes-vous animés à
l'égard des Sans-Dieu, globalement
condamnés par des doctrines de trop facile
défense, qui vous économisent la
peine de résoudre le problème :
« Pourquoi sont-ils contre
Dieu ? » et la honte peut-être
de vous sentir atteints par la parole de
l'Écriture : « A cause de
vous le nom de Dieu est blasphémé
parmi les païens ? »
(Rom.
II, 24).
Et pourtant... De quel esprit
êtes-vous animés à
l'égard de ceux qui refusent de se laisser
convaincre par votre témoignage, et qui
demeurent des douteurs, des incrédules,
alors que vous entendiez les ramener à votre
Dieu (but excellent), - ou (but plus discutable,
parce que plus personnel) - à votre
chapelle, à votre méthode, à
vos points de vue ? Nos échecs dans
notre propagande spirituelle créent trop
souvent en nous un terrain propice à
l'amertume, à l'esprit de jugement, voire
même à la secrète
malédiction.
Disposés à servir le
Christ ? Vous l'êtes, sans doute,
mais vous avez encore besoin d'apprendre à
le servir dans son esprit, entraînés
et possédés par son amour.
L'Esprit des Samaritains. Ils ne
reçoivent point Jésus, parce qu'il se
dirige vers Jérusalem.
Les Juifs méprisent les Samaritains,
et ceux-ci le leur rendent bien. Jésus, lui,
s'élève au-dessus de la double
barrière dressée entre les deux
peuples par leur histoire politique et par leur
histoire religieuse. Tandis que les
Galiléens pieux, lorsqu'ils se rendent
à la capitale, font un détour pour ne
pas emprunter le territoire de Samarie,
Jésus suit la route directe. Il lui arrive
d'être mal accueilli - comme dans notre
récit -, il lui arrive d'ouvrir
l'accès du Royaume de Dieu à une
Samaritaine méprisée comme dans la
scène du puits de Jacob.
Les Juifs savent, et n'oublient pas, que les Samaritains
constituent une race impure.
Dans leurs veines coule le sang de femmes
païennes ! 0 tare impardonnable !
Mais comment la religion du Dieu Père s'arrêterait-elle à ces
misérables pensées ? Quoi
donc ! Un examen de sang, une épreuve
physiologique devrait définir
préalablement les bornes de l'action du
Très-Haut ? Mais non, il n'est plus
aujourd'hui ni juif, ni grec
(Col.
III, 11), dans la famille
des hommes frères. L'apôtre Paul
l'a proclamé au lendemain de la
résurrection du Christ, mort pour attirer
tous les hommes à lui.
Et il a fallu dix-huit siècles pour
que les chrétiens reconnussent - et avec
quelle hésitation encore - un frère dans le noir
et
dans le jaune ! Et aujourd'hui, alors que cent
ans d'efforts missionnaires devraient avoir
universellement imposé cette
élémentaire notion de l'unité de la famille humaine, le
réveil des impérialismes et des
racismes païens vient remettre la
lumière sous le boisseau. N'appelons pas un
homme : frère, avant de lui avoir
demandé : « D'où
viens-tu ? Et où diriges-tu tes
pas ? » Jésus marche vers
Jérusalem. Alors, fermons-lui nos portes, se
sont dit les villageois samaritains.
Gens méchants, cruels, inhospitaliers par
nature ? Non pas, mais victimes inconscientes
du catéchisme imposé, de la
leçon apprise, de la volonté
arrêtée de leurs chefs et de leurs
prêtres d'interdire à leur peuple tout
commerce avec celui de Juda. Savamment nourri par
une école, un clergé, un
gouvernement, le préjugé
étouffe la vérité
divine.
Ainsi, hier, en telle province de France, on
pouvait entendre dire : « Il va
à la messe : c'est un mauvais
citoyen ». Ainsi demain, dans
l'Allemagne, où des enfants auront
assisté à l'école même
à la démonstration prétendue
scientifique de l'infériorité de la
race juive, on répétera :
« Les fils d'Israël sont
prédestinés à être
asservis par la race germanique, appelée
à la domination du monde ».
« Il se dirige vers
Jérusalem... Maudit
soit-il ! ». Et a Jérusalem
on dira : « Il vient de
Nazareth : que peut-il apporter de
bon ? »
O pauvres esprits esclave du
préjugé. Qui vient de l'autre côté de
la frontière, qui n'est ni de ton
église, ni de ton peuple, voilà
l'ennemi ! Et celui-là - ce
Jésus - était le messager du
Père ! On ne le reçut
pas.
L'Esprit de Jésus. Vous ne savez,
déclare-t-il à Jacques et à
Jean, de quel esprit vous êtes
animés. Le Fils de l'homme est venu
non pour perdre les âmes des hommes, mais
pour les sauver. Et ils allèrent dans un
autre bourg, dans un autre bourg où ils
furent sans doute accueillis. Car Jésus,
dans son intelligence parfaite, n'a pas
opposé au jugement massif de ces Samaritains
qui le repoussent un autre jugement massif qui
condamnât en bloc l'aveuglement de tout un
peuple. Voyez comment Jésus s'est
vengé : bientôt il
choisira un Samaritain pour devenir le type
impérissable de l'amour compatissant.
Quelle réponse, et quel appel à notre
adresse !
Savez-vous résister à la
tentation des jugements sommaires, aux
extensions gratuites ? Les tactiques humaines,
politiques, philosophiques, ecclésiastiques
même, risquent de vous entraîner
à porter condamnation sur des groupes
entiers de frères. Or s'il est un vrai
libéralisme évangélique, il ne
se définit nullement par l'absence de
convictions précises et fermes, comme on le
laisse parfois entendre. mais bien par la
capacité de respecter l'opinion des autres
dès qu'elle est sincère, par la
possibilité de reconnaître aussi chez
l'adversaire, la vérité et la vertu
qui peuvent s'y constater.
Jésus qui a connu en Samarie de
cruels échecs, a su que là aussi se
rencontraient des âmes riches en bonté
et en dévouement, des coeurs enclins
à adorer Dieu en esprit et en
vérité.
Qui contribuerait à détruire
l'esprit de caste et les haines partisanes, mieux
que vous, qui vous réclamez de
Jésus-Christ ? En allant vers ton
frère, tu sais que ce qu'il y a en lui
de plus précieux n'est défini ni par
sa situation, ni par l'étiquette qu'il
porte, ni par le nom de son pays ou de son parti -
mais par quelque chose de bien plus profond : son âme, fille
de Dieu, son âme,
peut-être captive ou asservie, mais qui
participe à la même misère et
à la même grandeur que ta propre
âme à toi, l'âme d'un
pécheur qui aspire au salut et à la
vie.
Jésus ne veut, ni ne peut appeler la
colère du ciel sur ces hommes, victimes
d'une ignorance habilement cultivée par
leurs maîtres fanatiques. Son Père ne
fait-il pas lever son soleil sur les
méchants et sur les bons ? N'a-t-il pas
envoyé son Fils non pour condamner le monde,
mais pour le sauver ? La mission de
Jésus est tout entière une mission de
lumière et d'amour. Ceux qui se
dérobent à son action s'acheminent,
hélas ! vers la ruine ; mais ce
n'est pas lui qui ajoutera à la grande
misère de ces Samaritains : repousser
leur Sauveur, une misère
supplémentaire : Être
frappé par quelque châtiment
immédiat et terrible. Jésus vient
pour aimer et sauver. « Allons plus
loin, allons ailleurs ! redoublons de
zèle et d'amour ! » C'est la
réponse de Jésus en face de la porte
qui se ferme. Dieu ne l'a pas chargé de la
police du monde, mais bien de son salut et de l'instauration
de ce
Règne de l'amour, qui ignorera la vengeance
et la haine. Si l'Eglise saisit l'oeuvre dont son
chef lui a confié l'avenir, elle voudra ne
poursuivre qu'un but positif et qui doit demeurer
rigoureusement : aimer, et encore aimer, et
aimer quand même.
Nous savons les difficultés de ce
programme divin, sujet de risées faciles
pour qui ignore les puissances de l'Invisible.
Nous évoquons la guerre, et
ses dernières infernales méthodes, et
les massacres des innocents. À quoi bon
protester ? répètent
aujourd'hui des croyants découragés.
Nous répondons : L'Eglise ne proteste
pas assez. Les cris des consciences ne sont
jamais perdus ; capables d'éveiller
les échos du ciel. ils sont capables aussi
d'ébranler la terre. Seulement, à la
différence d'autres manifestations humaines,
la protestation chrétienne n'a rien du cri
vengeur ; elle est la protestation de
l'amour, d'un amour qui devrait élargir
assez nos coeurs pour leur permettre de souffrir,
de souffrir littéralement quelque
chose de l'indicible émoi des orphelins, des
contorsions des corps affamés, de la fuite
des familles éplorées sous la pluie
des bombes meurtrières.
Cet amour ne pourrait-il inspirer aux
chrétiens des initiatives pratiques,
capables de faire jaillir quelque source nouvelle
de guérison ? C'est l'amour
chrétien qui a préparé le
berceau de la Croix-Rouge. Or ce qui se passe,
aujourd'hui, en Chine, en Espagne, est plus atroce
encore que ce qui se voyait jadis sur les champs de
bataille de Solférino. Les hommes de foi
auraient-ils diminué en sensibilité
et en énergie active ? Si l'on nous
fait espérer de nouveaux projets
destinés tout au moins à limiter
quelques-uns des effets de la folie humaine, les
Églises sauront-elles sonner le
rassemblement des consciences au nom du Prince de
la paix, pour donner élan et efficace
à ces desseins ?
La protestation de l'amour est enfin celle
qui rejoindrait les cimes de l'intercession sur lesquelles le
Christ nous invite à
le suivre. « Priez pour ceux qui vous
maltraitent. » Priez pour les victimes,
priez pour les coupables, au nom du Fils de l'Homme
venu non pour juger, mais pour sauver.
À l'heure où nous
gémissons de notre impuissance, dans un
monde affolé qui semble fasciné par
les abîmes vers lesquels il court, la
certitude qui maintient l'Eglise est celle de notre
foi. C'est en prêchant Jésus-Christ,
en répandant sa parole, en vivant de son
amour que nous préparons le mieux
l'abaissement des barrières, la fin des
préjugés, la défaite des
idoles, la mort des haines, la
révélation du Père.
Cela est vrai dans le problème de la
guerre, mais ailleurs aussi, en face de tous les
désordres domestiques et collectifs dont est
faite la détresse contemporaine.
Ce n'est pas la prédication de
l'Évangile qui changera le monde, disent les
sceptiques. Ils ont mille fois raison de le
dire si l'Évangile n'est qu'une sagesse
humaine, si sa prédication n'est qu'un
discours de doctrine ou de morale, enfermé
dans le cadre d'un sanctuaire de pierre, ou dans
les prisons de quelque vêtement rituel ou
dogmatique. Mais, vous le savez, l'Évangile
est bien autre chose ; il est une Puissance
de Dieu, un esprit qui depuis dix-neuf cents
ans travaille dans l'humanité, et lui impose
des visions de victoire, même à
l'heure des plus noires ténèbres. Sa
prédication ne se réduit point au
commentaire traditionnel d'une vérité
morte ; elle est dans les
démonstrations d'amour et de foi que
Dieu attend de vous, parce qu'il vous accordera la
grâce d'en être capable.
O Dieu ! Permets que dans toutes tes
Églises se lève un peuple à
qui le Christ ne puisse jamais dire sur un ton de
reproche ce qu'il dit jadis à deux de ses
plus chers amis : « Vous ne savez de
quel esprit vous êtes
animés ! » Aide-nous à
devenir de ceux dont on puisse dire en les voyant
aimer, lutter et croire : « Nous
reconnaissons qu'ils ont été avec
Jésus ».
1938.
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