Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XVIII

ALLONS MOURIR AVEC LUI !

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Thomas dit aux autres disciples : Allons aussi, afin de mourir avec lui.
(Jean XI, 16.)


L'autorité que Jésus exerça sur cette poignée d'hommes incultes que furent les douze apôtres nous demeure un mystère, comme d'ailleurs celle que son nom et sa personne ne cessent d'exercer au sein de notre humanité vagabonde. Ne craignons pas ici le mot fort qui est seul le mot vrai : les disciples ont eu pour leur maître une de ces affections ardentes et spontanées qu'aucune théorie ne suffit à expliquer jusqu'en ses racines les plus profondes, un attachement passionné, Jésus les a subjugués et conquis, il les a enchaînés et entraînés à sa suite.

Nous pouvons souligner la popularité que lui assurent pour un temps ses actes merveilleux et l'ascendant moral de son âme parfaitement pure sur les consciences troublées ; nous comprenons par là l'enthousiasme de Pierre qui reconnaît en Jésus le Christ attendu. Mais les Galiléens qui formèrent le premier cortège du Christ nous apparaissent malgré tout des hommes singulièrement indécis ; leurs notions théologiques manquent de clarté, leurs rêves matérialistes sont très insuffisamment satisfaits par les miracles de compassion du Sauveur ; leur lourde intelligence ne déchiffre que très lentement et très gauchement la portée de ses paroles les plus révélatrices, de son enseignement le plus essentiel. Et malgré cela et sans savoir où ils sont conduits, ils le suivent, fascinés par l'aimant de cette personne unique à travers laquelle s'affirme l'action de Dieu lui-même.
Miracle de la foi qui obéit sans voir ! Miracle de l'amour qui lie le destin d'un homme à un autre destin sans attendre de savoir pourquoi et comment !

Suivant la tradition johannique, à l'heure où Jésus communique aux siens sa résolution de gagner Béthanie où l'attendent les soeurs éplorées de Lazare, où il va, par là même, se rapprocher de Jérusalem, repaire des forces hostiles dès longtemps coalisées contre lui, une vague d'hésitation ralentit un instant la marche de la petite caravane et semble devoir retarder son départ. Mais une voix s'élève, péremptoire dans son audace et dans sa folie, la voix de Thomas :
- Allons-nous aussi, afin de mourir avec lui !

Cri de la passion, qu'aucune démonstration critique ne peut étouffer, et contre qui se briseraient toutes les armes de la prudence humaine ! Nous aimons assez notre maître pour le suivre - quoi qu'il advienne - et même si le lendemain prévu c'est l'échec et la croix, sa défaite et la nôtre !


II

La lucidité de Thomas n'était qu'une demi-lucidité, et nous définirons son erreur, qui, à tant d'égards, est souvent aussi notre erreur. Laissons-nous pourtant tout d'abord émouvoir par ce cri, jailli des lèvres d'un homme à la vue courte, mais au coeur ardent. Recueillons l'écho de ces accents décisifs, qui ont suffi à réimprimer un nouvel élan au petit groupe inquiet et perplexe : « En avant, avec Lui, fût-ce en avant vers la ruine et vers la mort, mais avec Lui ! »

Au cadran de l'histoire sonne aujourd'hui une heure ténébreuse. Au delà de la faillite de nos espoirs, du recul de notre idéal, nous voyons le Christ lui-même attaqué, méconnu, oublié. Son verbe d'amour et de foi est étouffé par les cris de discorde et de haine. Alors que des nouvelles de guerres et de révolutions réveillaient en nos esprits les images des ruines, des larmes et du sang répandu, nous nous sommes sentis incapables, même dans la pleine lumière du ciel d'été, même dans le calme des nuits peuplées d'astres, de mendier à la poésie de l'Infini l'aumône de l'oubli. Le crime et la folie ont pris des visages dont la hideur maudite ne peut pas, ne doit pas s'oublier.

Que reste-t-il de la vérité et de la promesse de l'Évangile en face du monde d'aujourd'hui ? Comment résisteront-ils à la tentation de l'incrédulité ceux-là qui n'ont gardé de la religion chrétienne que cette vue schématique qui appauvrit en le trahissant le message du Sauveur crucifié : Affirmer un Père céleste qui dirige tout avec sagesse, et qui veut assurer à ceux qui l'invoquent une existence facile, à l'abri de toute surprise et de tout orage ? Dieu est-il vraiment celui pour qui l'obstacle n'existe pas, un Dieu qui triomphe sans peine et dont la nature et l'histoire s'accorderaient à proclamer en même temps que la justice infaillible, la permanente bienveillance, la Toute-Puissance illimitée ? Si la religion chrétienne est liée à la vue optimiste d'un univers sans ombre, sans abîme et sans mystère, inutile de vouloir encore aujourd'hui la défendre. Elle n'est qu'un pieux mensonge.

Mais voici. alors que l'avenir est noir, que les puissances de péché et de mort s'acharnent à faire rétrograder notre race vers la sauvagerie des instincts primitifs, alors que ceux qui glorifient la liberté se font traiter d'insensés, alors qu'il paraît enfantin de s'attacher à des principes, ridicule de travailler pour la paix, tandis que l'égoïsme et l'intérêt s'affirment en souverains et que les rêves de la fraternité se sont évanouis, il est des disciples qui, indifférents à toute préoccupation de majorité, de succès, de triomphe prochain, sont résolus à demeurer avec Christ.

Notre horizon est si chargé de nuages, que nous ne savons plus comment définir les voies et les méthodes de Dieu. Comment parler de la venue de son Royaume, alors que sont obstruées les routes du progrès et que se réveillent de toute part les puissances sataniques et les tyrannies, et celles-là même que nous pensions à jamais abattues ? Quand nous essayons de dire ce que fait Dieu, ce qu'il en est de sa Puissance et de sa justice, nous balbutions... et nous nous taisons bientôt, craignant d'aligner vainement des mots qui pourraient bien n'être que sottises ou blasphèmes. Dans l'ouragan un seul point fixe : la vision du pilote au gouvernail de la barque affolée.

Nos regards sur Lui, quand même. Il vaudra mieux demain succomber avec le Christ, que d'échapper au péril, en étant exilés loin de sa face. Celui qui est venu révéler au monde le vrai visage du Père n'a point donné aux douze une théologie qui leur permît de déchiffrer les énigmes de l'Univers, une sagesse qui pût les soustraire à la dure loi de la douleur et de la lutte, les préserver de toute erreur et de toute obscurité. Ce qu'il leur a donné, c'est de pouvoir connaître un amour qui les liât à jamais au Dieu d'amour, et qui leur inspirât, à l'heure critique, le défi de la foi :
« Restons sur le chemin du Christ... dussions-nous demain être emportés avec lui dans la tourmente ! »


III

Notre pauvre optimisme religieux, à l'usage des époques claires, et des peuples heureux, ce ne sont pas les seuls troubles politiques et sociaux qui doivent nous en éloigner, ce sont aussi ces maladies physiques et morales, qui n'ont en rien été guéries par les sciences et les techniques humaines. Vous les percevez, ces cris de détresse, qui parviennent si souvent à vos pasteurs avec l'éloquence poignante des S.O.S. de la dernière heure ! C'est cet homme jeune encore, qu'un mal impitoyable arrache à nouveau à son travail et à son foyer, et qui nous demande : « Vaut-il encore la peine de tendre mes énergies et de résister ? » C'est cette mère chrétienne qui a tendrement élevée, seule, une enfant unique, aujourd'hui enfuie loin d'elle sans qu'il lui soit possible de connaître son adresse et son sort. C'est cette jeune femme, épouse et mère, qui, trompée dans son amour, se sent guettée par le mal, par ce qu'elle appelle elle-même « l'abominable péché »... qu'elle abomine et qui l'attire.

Que signifient ces appels à l'aide fraternelle ? Ces âmes aiment trop le Christ pour oublier sa parole, mais cherchent à percevoir une voix humaine qui actualise et précise pour elles la voix intime :
« Reste quand même au service du Maître. Encore aimer et encore pardonner. Encore croire et encore prier ».
Dans l'obscurité ? sans doute. En vain ? peut-être. Sans la promesse d'une prochaine aurore ? c'est possible.

Fidèle... quand même. C'est ce « quand même » qui est le nerf de la foi. C'est ce « quand même » qui dessine à travers les siècles le sillon de clarté que prolongent aujourd'hui sur la terre ceux qui, dans la souffrance ou dans les larmes, dans la persécution ou dans l'abandon, vivent, luttent et meurent, avec lui ... jusqu'au bout. Avec lui... malgré tout. Avec lui ... toujours. Avec lui... jusqu'à la mort.


IV

Thomas dit aux douze : Allons, nous aussi, afin de mourir avec lui. En prononçant ces mots, beaux par l'ardeur résolue qui les lui dicte, l'apôtre n'est cependant pas tout entier dans la vérité. Son erreur est même une double erreur. Il se trompe, et sur lui-même, et sur le destin final du Christ.
Il se sent prêt à tout pour suivre Jésus, animé des sentiments que devait traduire peu de jours plus tard l'exclamation de Simon Pierre :
« Seigneur, je suis prêt à aller avec toi, et en prison, et à la mort ! ».

Vous connaissez, sans qu'il soit besoin d'y insister, la lâcheté de ces hommes, lors du drame de Gethsémané. Leur volonté ne s'est point élevée au diapason de leur amour. Quand leur coeur disait : Toujours, et partout, et jusqu'à la mort ! la faiblesse de la chair, la crainte de l'opinion, le recul devant la souffrance, les faisaient déjà chercher les voies obliques du reniement et de la désertion.

Quelle solennité grave dans l'engagement de la fidélité perpétuelle ! Nous l'avons éprouvée jadis dans ces jours de jeunesse, alors qu'entraînés par la ferveur de nos chefs, nous entonnions ce cantique de l'enrôlement chrétien, dont le refrain a des sonorités de fanfare triomphante : Jusqu'à la mort, nous te serons fidèles, jusqu'à la mort, tu seras notre roi ! Jusqu'à la mort nous aurons pour bannière, ta croix sanglante, ô Christ ressuscité !
Le souvenir d'une telle promesse n'est une bénédiction que s'il est plus qu'un souvenir, mais bien la perpétuelle présence d'une force qui nous redresse pour la lutte, et qui nous invite en même temps à un nouvel et tremblant aveu de notre faiblesse.

L'ancienne promesse des catéchumènes des Églises huguenotes de France comprenait l'engagement de l'héroïsme : Être capable de tout souffrir plutôt que de renier Jésus-Christ. Et vous savez ce que signifiait ce : Tout souffrir.
Je me refuse à croire que viennent pour notre patrie des temps où ceux qui seront pour Dieu devront à cause de son nom et dé sa parole et la torture. Mais aujourd'hui chez nous aussi, ceux qui entendent être fidèles à l'Évangile, doivent se préparer à être des vaincus, et des solitaires.

Accepter de n'être pas avec le grand nombre, garder sa liberté de pensée, seule base solide de la vraie liberté morale, cela devient périlleux à l'heure où beaucoup ne croient plus qu'à la masse, et se méfient de toutes les indépendances, et par dessus tout de la plus redoutable des indépendances, celle de l'âme qui ne veut dépendre que de son Dieu.

Combien d'hommes, que nous côtoyons, n'ont-ils pas aujourd'hui ouvertement ou secrètement renié tout l'idéal de la charité fraternelle, de la solidarité sociale, pour s'arrêter au seul programme de l'égoïsme jouisseur, et de la recherche de l'intérêt personnel !

Dans beaucoup de foyers, la position chrétienne n'est plus défendue chez nous que par un seul membre de la famille, alors que les autres ont donné congé à Dieu et à sa Loi.
Que de vies dans lesquelles la préoccupation du spirituel n'est sauvegardée que par l'effort constant de l'homme qui accepte d'être incompris, critiqué, isolé, pour ne pas perdre son trésor intime.
Épreuve des séparations et des résistances nécessaires, des solitudes consenties. Vous connaissez cela, et le connaissez trop peu encore s'il est vrai qu'en mainte occasion vous avez tû la parole nécessaire, négligé l'acte que Dieu attendait.

De loin le chrétien salue le Calvaire, mais s'agit-il de le gravir station après station ? Les routes du dépouillement et de l'héroïsme vous font peur, et aux premières étapes, vous avez mesuré la pauvreté de nos énergies. Irez-vous plus loin, encore, jusqu'au bout

Aujourd'hui nous ne pouvons plus écarter la vision des souffrances de Dieu, car nous nous refusons à adorer un Amour qui demeurerait impassible en face des fleuves de sang et de larmes qui arrosent la terre. Aujourd'hui la question se pose et s'impose à quiconque se réclame du Christ :
« Es-tu capable de souffrir pour lui, de souffrir avec lui ? ». 0 Dieu ! Si tu nous as autorisés à te dire un jour : jusqu'à la mort nous te serons fidèles, donne-nous maintenant de t'être au moins fidèles jusqu'au renoncement, et jusqu'au vrai courage. Donne-nous cette loyale connaissance de nous-mêmes qui manqua à ces hommes d'autrefois, montés à Jérusalem pour mourir avec Jésus, et prêts à s'enfuir à la faveur de la nuit, pour le laisser seul dans son agonie. Viens à notre aide pour nous donner le droit de te renouveler le serment de fidélité.


V

Si Thomas se fait une trop haute idée de lui-même, il se trompe aussi en ce qui concerne son maître, dont il n'a point encore saisi toute la grandeur.
Allons mourir avec lui ! Cri de l'amour ardent, mais aussi de l'amour désespéré, parce qu'allumé, au seul foyer de l'affection terrestre, que n'a point encore transfigurée le rayon de l'éternité.

Il n'est pas vrai que Jésus monte à la ville sainte pour que tout s'achève par le drame de la défaite. La Croix n'est pas un épilogue, mais un prélude. Il va à Jérusalem pour être mis à mort ; il y va aussi pour régner, pour recevoir avec la couronne d'épines l'immortelle couronne du vainqueur. Jésus de Nazareth mourra, mais le Christ, qui est l'Esprit, ne meurt pas.

Ici notre méditation peut et doit quitter le ton mineur que m'ont imposé les circonstances pour s'achever dans une atmosphère de sérénité et de calme assurance. « Il ne meurt pas ». Voilà notre certitude et notre paix ; et voilà finalement la raison de ce qui nous est tout d'abord apparu l'irrationnel, et l'inexplicable. Si le Christ éveille en vous une ferveur sans égale, si sa parole demeure, quand même les cieux et la terre passeraient, si vous vous sentez obligés de revenir à Lui encore, et quand même, et toujours c'est qu'en Lui vous avez touché ce roc : l'impérissable, l'éternel. La résurrection de Pâques n'est que la première et glorieuse manifestation de cette perpétuelle jeunesse de l'Évangile, qui survit à tout ce qui vieillit, à tout ce qui s'écroule, à tout ce qui s'en va.

Que vienne pour une civilisation ou pour un monde, un siècle où beaucoup ne croient plus ni à la justice, ni à l'amour, que s'étendent ici-bas le règne de l'immoralité et de l'impiété, et ailleurs celui de la guerre et du sang, votre douleur, douleur immense qui vous déchire, ne peut en rien tarir les sources du salut.

Aux nouveaux contours de la route où l'humanité pantelante et épuisée ira traîner demain sa fatigue, des eaux jailliront. Et quand elle en aura goûté la fraîcheur réparatrice, retentiront dans sa mémoire les mots anciens, ceux de l'Évangile oublié : Amour et pardon ! justice et dévouement ! Obéissance et Liberté ! L'amphore d'espérance, que génération après génération, offriront aux pèlerins les guides, préoccupés de les vraiment désaltérer, peut changer d'apparence et de forme ; mais en elle se retrouvera toujours la même eau vivante que Jésus offrit à la Samaritaine au puits de Jacob. Et c'est à cette source divine qu'encore et toujours revient l'humanité qui ne veut point mourir.




Allons, nous aussi, afin de mourir avec Lui !
Le cri de Thomas ne dépasse pas la frontière où s'arrête l'homme naturel qui voit dans la mort l'échec et la fin.
Vous savez, vous, que quand des chrétiens sont prêts à s'associer vraiment aux souffrances du Christ, ils sont déjà introduits dans sa gloire. La gloire du Christ n'est pas seulement cette gloire céleste que contemplent ceux qui, morts en lui, ont ouvert leurs yeux aux aurores invisibles. La gloire du Christ, elle est dans cette perpétuelle réincarnation de l'Esprit, qui, jusque dans les siècles les plus troublés, multiplie sur la terre les vies données ; la gloire du Christ, elle est dans cette action divine qui, au sein de notre humanité, ranime sans cesse la flamme du sacrifice ; la gloire du Christ, elle est dans cette perpétuelle renaissance d'une foi à qui suffit le « avec Lui » de la consécration sans réserves :
Vivre avec lui, souffrir avec lui, mourir avec lui, dans la clarté de cet amour, avec la puissance de cet Esprit qui est celui de toutes les recommencements, de toutes les espérances et de toutes les résurrections !

1936.

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