Thomas dit aux autres
disciples : Allons aussi, afin de mourir avec
lui.
(Jean
XI,
16.)
L'autorité que Jésus
exerça sur cette poignée d'hommes
incultes que furent les douze apôtres nous
demeure un mystère, comme d'ailleurs celle
que son nom et sa personne ne cessent d'exercer au
sein de notre humanité vagabonde. Ne
craignons pas ici le mot fort qui est seul le mot
vrai : les disciples ont eu pour leur
maître une de ces affections ardentes et
spontanées qu'aucune théorie ne
suffit à expliquer jusqu'en ses racines les
plus profondes, un attachement
passionné, Jésus les a
subjugués et conquis, il les a
enchaînés et entraînés
à sa suite.
Nous pouvons souligner la popularité
que lui assurent pour un temps ses actes
merveilleux et l'ascendant moral de son âme
parfaitement pure sur les consciences
troublées ; nous comprenons par
là l'enthousiasme de Pierre qui
reconnaît en Jésus le Christ attendu.
Mais les Galiléens qui formèrent le premier
cortège du
Christ nous apparaissent malgré tout des
hommes singulièrement indécis ;
leurs notions théologiques manquent de
clarté, leurs rêves
matérialistes sont très
insuffisamment satisfaits par les miracles de
compassion du Sauveur ; leur lourde
intelligence ne déchiffre que très
lentement et très gauchement la
portée de ses paroles les plus
révélatrices, de son enseignement le
plus essentiel. Et malgré cela et sans
savoir où ils sont conduits, ils le suivent,
fascinés par l'aimant de cette personne
unique à travers laquelle s'affirme l'action
de Dieu lui-même.
Miracle de la foi qui obéit sans
voir ! Miracle de l'amour qui lie le destin
d'un homme à un autre destin sans attendre
de savoir pourquoi et comment !
Suivant la tradition johannique, à
l'heure où Jésus communique aux siens
sa résolution de gagner Béthanie
où l'attendent les soeurs
éplorées de Lazare, où il va,
par là même, se rapprocher de
Jérusalem, repaire des forces hostiles
dès longtemps coalisées contre lui,
une vague d'hésitation ralentit un instant
la marche de la petite caravane et semble devoir
retarder son départ. Mais une voix
s'élève, péremptoire dans son
audace et dans sa folie, la voix de
Thomas :
- Allons-nous aussi, afin de mourir avec
lui !
Cri de la passion, qu'aucune
démonstration critique ne peut
étouffer, et contre qui se briseraient
toutes les armes de la prudence humaine ! Nous
aimons assez notre maître pour le suivre -
quoi qu'il advienne - et même si le lendemain
prévu c'est l'échec et la croix, sa
défaite et la nôtre !
La lucidité de Thomas n'était
qu'une demi-lucidité, et nous
définirons son erreur, qui, à tant
d'égards, est souvent aussi notre erreur.
Laissons-nous pourtant tout d'abord émouvoir
par ce cri, jailli des lèvres d'un homme
à la vue courte, mais au coeur ardent.
Recueillons l'écho de ces accents
décisifs, qui ont suffi à
réimprimer un nouvel élan au petit
groupe inquiet et perplexe : « En
avant, avec Lui, fût-ce en avant vers la
ruine et vers la mort, mais avec
Lui ! »
Au cadran de l'histoire sonne aujourd'hui
une heure ténébreuse. Au delà
de la faillite de nos espoirs, du recul de notre
idéal, nous voyons le Christ lui-même
attaqué, méconnu, oublié. Son
verbe d'amour et de foi est étouffé
par les cris de discorde et de haine. Alors que des
nouvelles de guerres et de révolutions
réveillaient en nos esprits les images des
ruines, des larmes et du sang répandu, nous
nous sommes sentis incapables, même dans la
pleine lumière du ciel d'été,
même dans le calme des nuits peuplées
d'astres, de mendier à la poésie de
l'Infini l'aumône de l'oubli. Le crime et la
folie ont pris des visages dont la hideur maudite
ne peut pas, ne doit pas s'oublier.
Que reste-t-il de la vérité
et de la promesse de l'Évangile en face du
monde d'aujourd'hui ? Comment
résisteront-ils à la tentation de
l'incrédulité ceux-là qui
n'ont gardé de la religion chrétienne
que cette vue schématique qui appauvrit en
le trahissant le message du
Sauveur crucifié : Affirmer un
Père céleste qui dirige tout avec
sagesse, et qui veut assurer à ceux qui
l'invoquent une existence facile, à l'abri
de toute surprise et de tout orage ? Dieu
est-il vraiment celui pour qui l'obstacle n'existe
pas, un Dieu qui triomphe sans peine et dont la
nature et l'histoire s'accorderaient à
proclamer en même temps que la justice
infaillible, la permanente bienveillance, la
Toute-Puissance illimitée ? Si la
religion chrétienne est liée à
la vue optimiste d'un univers sans ombre, sans
abîme et sans mystère, inutile de
vouloir encore aujourd'hui la défendre. Elle
n'est qu'un pieux mensonge.
Mais voici. alors que l'avenir est noir, que
les puissances de péché et de mort
s'acharnent à faire rétrograder notre
race vers la sauvagerie des instincts primitifs,
alors que ceux qui glorifient la liberté se
font traiter d'insensés, alors qu'il
paraît enfantin de s'attacher à des
principes, ridicule de travailler pour la paix,
tandis que l'égoïsme et
l'intérêt s'affirment en souverains et
que les rêves de la fraternité se sont
évanouis, il est des disciples qui,
indifférents à toute
préoccupation de majorité, de
succès, de triomphe prochain, sont
résolus à demeurer avec
Christ.
Notre horizon est si chargé de
nuages, que nous ne savons plus comment
définir les voies et les méthodes de
Dieu. Comment parler de la venue de son Royaume,
alors que sont obstruées les routes du
progrès et que se réveillent de toute
part les puissances sataniques et les tyrannies, et
celles-là même que nous pensions
à jamais abattues ? Quand nous essayons de
dire ce que
fait
Dieu, ce qu'il en est de sa Puissance et de sa
justice, nous balbutions... et nous nous taisons
bientôt, craignant d'aligner vainement des
mots qui pourraient bien n'être que sottises
ou blasphèmes. Dans l'ouragan un seul
point fixe : la vision du pilote au
gouvernail de la barque affolée.
Nos regards sur Lui, quand même. Il
vaudra mieux demain succomber avec le Christ, que
d'échapper au péril, en
étant exilés loin de sa face. Celui
qui est venu révéler au monde le vrai
visage du Père n'a point donné aux
douze une théologie qui leur permît de
déchiffrer les énigmes de l'Univers,
une sagesse qui pût les soustraire à
la dure loi de la douleur et de la lutte, les
préserver de toute erreur et de toute
obscurité. Ce qu'il leur a donné,
c'est de pouvoir connaître un amour qui les
liât à jamais au Dieu d'amour, et qui
leur inspirât, à l'heure critique, le
défi de la foi :
« Restons sur le chemin du
Christ... dussions-nous demain être
emportés avec lui dans la
tourmente ! »
Notre pauvre optimisme religieux, à
l'usage des époques claires, et des peuples
heureux, ce ne sont pas les seuls troubles
politiques et sociaux qui doivent nous en
éloigner, ce sont aussi ces maladies
physiques et morales, qui n'ont en rien
été guéries par les sciences
et les techniques humaines. Vous les percevez,
ces cris de
détresse, qui parviennent si souvent
à vos pasteurs avec l'éloquence
poignante des S.O.S. de la dernière
heure ! C'est cet homme jeune encore, qu'un
mal impitoyable arrache à nouveau à
son travail et à son foyer, et qui nous
demande : « Vaut-il encore la peine
de tendre mes énergies et de
résister ? » C'est cette
mère chrétienne qui a tendrement
élevée, seule, une enfant unique,
aujourd'hui enfuie loin d'elle sans qu'il lui soit
possible de connaître son adresse et son
sort. C'est cette jeune femme, épouse et
mère, qui, trompée dans son amour, se
sent guettée par le mal, par ce qu'elle
appelle elle-même « l'abominable
péché »... qu'elle abomine
et qui l'attire.
Que signifient ces appels à l'aide
fraternelle ? Ces âmes aiment trop le
Christ pour oublier sa parole, mais cherchent
à percevoir une voix humaine qui actualise
et précise pour elles la voix
intime :
« Reste quand même au
service du Maître. Encore aimer et encore
pardonner. Encore croire et encore
prier ».
Dans l'obscurité ? sans doute.
En vain ? peut-être. Sans la promesse
d'une prochaine aurore ? c'est possible.
Fidèle... quand même.
C'est ce « quand même »
qui est le nerf de la foi. C'est ce
« quand même » qui
dessine à travers les siècles le
sillon de clarté que prolongent aujourd'hui
sur la terre ceux qui, dans la souffrance ou dans
les larmes, dans la persécution ou dans
l'abandon, vivent, luttent et meurent, avec lui ...
jusqu'au bout. Avec lui... malgré tout. Avec
lui ... toujours. Avec lui... jusqu'à la
mort.
Thomas dit aux douze : Allons, nous
aussi, afin de mourir avec lui. En
prononçant ces mots, beaux par l'ardeur
résolue qui les lui dicte, l'apôtre
n'est cependant pas tout entier dans la
vérité. Son erreur est même une double erreur. Il se trompe,
et sur
lui-même, et sur le destin final du
Christ.
Il se sent prêt à tout pour
suivre Jésus, animé des sentiments
que devait traduire peu de jours plus tard
l'exclamation de Simon Pierre :
« Seigneur, je suis prêt
à aller avec toi, et en prison, et à
la mort ! ».
Vous connaissez, sans qu'il soit besoin d'y
insister, la lâcheté de ces hommes,
lors du drame de Gethsémané. Leur
volonté ne s'est point élevée
au diapason de leur amour. Quand leur coeur
disait : Toujours, et partout, et
jusqu'à la mort ! la faiblesse de la
chair, la crainte de l'opinion, le recul devant la
souffrance, les faisaient déjà
chercher les voies obliques du reniement et de la
désertion.
Quelle solennité grave dans l'engagement de la fidélité
perpétuelle ! Nous l'avons
éprouvée jadis dans ces jours de
jeunesse, alors qu'entraînés par la
ferveur de nos chefs, nous entonnions ce cantique
de l'enrôlement chrétien, dont le
refrain a des sonorités de fanfare
triomphante : Jusqu'à la mort, nous
te serons fidèles, jusqu'à la mort,
tu seras notre roi ! Jusqu'à la mort
nous aurons pour bannière, ta croix
sanglante, ô Christ ressuscité !
Le souvenir d'une telle promesse n'est une
bénédiction que s'il est plus qu'un
souvenir, mais bien la perpétuelle
présence d'une force qui nous redresse pour
la lutte, et qui nous invite en même temps
à un nouvel et tremblant aveu de notre
faiblesse.
L'ancienne promesse des
catéchumènes des Églises
huguenotes de France comprenait l'engagement de
l'héroïsme : Être capable de
tout souffrir plutôt que de renier
Jésus-Christ. Et vous savez ce que
signifiait ce : Tout souffrir.
Je me refuse à croire que viennent
pour notre patrie des temps où ceux qui
seront pour Dieu devront à cause de son nom
et dé sa parole et la torture. Mais
aujourd'hui chez nous aussi, ceux qui entendent
être fidèles à
l'Évangile, doivent se préparer
à être des vaincus, et des
solitaires.
Accepter de n'être pas avec le grand
nombre, garder sa liberté de pensée,
seule base solide de la vraie liberté
morale, cela devient périlleux à
l'heure où beaucoup ne croient plus
qu'à la masse, et se méfient de
toutes les indépendances, et par dessus tout
de la plus redoutable des indépendances,
celle de l'âme qui ne veut dépendre
que de son Dieu.
Combien d'hommes, que nous côtoyons,
n'ont-ils pas aujourd'hui ouvertement ou
secrètement renié tout l'idéal
de la charité fraternelle, de la
solidarité sociale, pour s'arrêter au
seul programme de l'égoïsme jouisseur,
et de la recherche de l'intérêt
personnel !
Dans beaucoup de foyers, la position
chrétienne n'est plus défendue chez
nous que par un seul membre de la famille, alors
que les autres ont donné congé
à Dieu et à sa Loi.
Que de vies dans lesquelles la
préoccupation du spirituel n'est
sauvegardée que par l'effort constant de
l'homme qui accepte d'être incompris,
critiqué, isolé, pour ne pas perdre
son trésor intime.
Épreuve des séparations et des
résistances nécessaires, des
solitudes consenties. Vous connaissez cela, et le
connaissez trop peu encore s'il est vrai qu'en
mainte occasion vous avez tû la parole
nécessaire, négligé l'acte que
Dieu attendait.
De loin le chrétien salue le
Calvaire, mais s'agit-il de le gravir station
après station ? Les routes du
dépouillement et de l'héroïsme
vous font peur, et aux premières
étapes, vous avez mesuré la
pauvreté de nos énergies. Irez-vous
plus loin, encore, jusqu'au bout
Aujourd'hui nous ne pouvons plus
écarter la vision des souffrances de
Dieu, car nous nous refusons à adorer un
Amour qui demeurerait impassible en face des
fleuves de sang et de larmes qui arrosent la terre.
Aujourd'hui la question se pose et s'impose
à quiconque se réclame du
Christ :
« Es-tu capable de souffrir pour
lui, de souffrir avec lui ? ». 0
Dieu ! Si tu nous as autorisés à
te dire un jour : jusqu'à la mort nous
te serons fidèles, donne-nous maintenant de
t'être au moins fidèles jusqu'au
renoncement, et jusqu'au vrai courage. Donne-nous
cette loyale connaissance de nous-mêmes qui
manqua à ces hommes d'autrefois,
montés à Jérusalem pour mourir
avec Jésus, et prêts à s'enfuir
à la faveur de la nuit, pour le laisser seul
dans son agonie. Viens à notre aide pour
nous donner le droit de te renouveler le serment
de fidélité.
Si Thomas se fait une trop haute idée
de lui-même, il se trompe aussi en ce qui
concerne son maître, dont il n'a point encore
saisi toute la grandeur.
Allons mourir avec lui !
Cri de
l'amour ardent, mais aussi de l'amour
désespéré, parce
qu'allumé, au seul foyer de l'affection
terrestre, que n'a point encore transfigurée
le rayon de l'éternité.
Il n'est pas vrai que Jésus monte
à la ville sainte pour que tout
s'achève par le drame de la défaite. La Croix n'est pas un
épilogue, mais un
prélude. Il va à Jérusalem
pour être mis à mort ; il y va
aussi pour régner, pour recevoir avec la
couronne d'épines l'immortelle couronne du
vainqueur. Jésus de Nazareth mourra, mais le Christ, qui est
l'Esprit, ne meurt
pas.
Ici notre méditation peut et doit
quitter le ton mineur que m'ont imposé les
circonstances pour s'achever dans une
atmosphère de sérénité
et de calme assurance. « Il ne meurt
pas ». Voilà notre certitude et
notre paix ; et voilà finalement la
raison de ce qui nous est tout d'abord apparu
l'irrationnel, et l'inexplicable. Si le Christ
éveille en vous une ferveur sans
égale, si sa parole demeure, quand
même les cieux et la terre passeraient, si
vous vous sentez obligés de revenir à
Lui encore, et quand même, et toujours c'est
qu'en Lui vous avez touché ce roc : l'impérissable, l'éternel.
La
résurrection de Pâques n'est que la
première et glorieuse manifestation de cette
perpétuelle jeunesse de l'Évangile,
qui survit à tout ce qui
vieillit, à tout ce qui s'écroule,
à tout ce qui s'en va.
Que vienne pour une civilisation ou pour un
monde, un siècle où beaucoup ne
croient plus ni à la justice, ni à
l'amour, que s'étendent ici-bas le
règne de l'immoralité et de
l'impiété, et ailleurs celui de la
guerre et du sang, votre douleur, douleur
immense qui vous déchire, ne peut en rien
tarir les sources du salut.
Aux nouveaux contours de la route où
l'humanité pantelante et
épuisée ira traîner demain sa
fatigue, des eaux jailliront. Et quand elle en aura
goûté la fraîcheur
réparatrice, retentiront dans sa
mémoire les mots anciens, ceux de
l'Évangile oublié : Amour et
pardon ! justice et dévouement !
Obéissance et Liberté !
L'amphore d'espérance, que
génération après
génération, offriront aux
pèlerins les guides,
préoccupés de les vraiment
désaltérer, peut changer d'apparence
et de forme ; mais en elle se retrouvera
toujours la même eau vivante que Jésus
offrit à la Samaritaine au puits de Jacob.
Et c'est à cette source divine qu'encore et
toujours revient l'humanité qui ne veut
point mourir.
Allons, nous aussi, afin de mourir avec
Lui !
Le cri de Thomas ne dépasse pas la
frontière où s'arrête l'homme
naturel qui voit dans la mort l'échec et la
fin.
Vous savez, vous, que quand des
chrétiens sont prêts à
s'associer vraiment aux souffrances du Christ, ils
sont déjà introduits dans sa
gloire. La gloire du Christ
n'est pas seulement cette gloire céleste que
contemplent ceux qui, morts en lui, ont ouvert
leurs yeux aux aurores invisibles. La gloire du
Christ, elle est dans cette perpétuelle
réincarnation de l'Esprit, qui, jusque dans
les siècles les plus troublés,
multiplie sur la terre les vies
données ; la gloire du Christ, elle est
dans cette action divine qui, au sein de notre
humanité, ranime sans cesse la flamme du
sacrifice ; la gloire du Christ, elle est dans
cette perpétuelle renaissance d'une foi
à qui suffit le « avec
Lui » de la consécration sans
réserves :
Vivre avec lui, souffrir avec lui, mourir
avec lui, dans la clarté de cet amour, avec
la puissance de cet Esprit qui est celui de toutes
les recommencements, de toutes les
espérances et de toutes les
résurrections !
1936.
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