Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

DANS LA TOURMENTE D'AUJOURD'HUI

XVII

LA MOISSON ET LA VENDANGE

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(A propos de la guerre)

(Apoc. XIV, 14-20.)

Mon désir eût été de méditer aujourd'hui la Parole de Dieu en fermant les fenêtres ouvertes sur notre triste monde ; mais Dieu ne me l'a pas permis. Très éloigné de penser qu'il faille constamment parler dans la chaire chrétienne du jugement de Dieu et de la fin des temps, je ne puis cependant me dérober à l'appel de l'heure. Il est des moments où les pas. sages tragiques des visions prophétiques et des tableaux de l'Apocalypse revêtent une actualité saisissante.

Il y a vingt-et-un ans, en octobre 1914, j'ai assisté à l'invasion guerrière qui devait amener la destruction complète de la cité que j'habitais alors. C'était le prélude de cette cataracte ininterrompue de ruines matérielles et morales, dont le souvenir ne s'effacera jamais de mon âme, en qui elles ont laissé d'ineffaçables cicatrices. Plus que d'autres, peut-être, au nom de ce que j'ai souffert, j'ai le devoir de ne pas prêcher ici l'amour de mon Sauveur, comme si j'ignorais le crime d'aujourd'hui, ou comme si la distance qui nous sépare du théâtre du drame nous donnait le droit de n'y point penser.

La guerre, condamnée à jamais par les intelligences et par les coeurs, par la voix des chrétiens et par la voix des peuples, la guerre dont nos traités, nos pactes, nos pensées, nos prières se flattaient d'empêcher le retour, revient. Et chacun de ses retours marque une nouvelle accentuation de tout ce que sa figure a d'infernal.

Non ! nous ne pouvons pas en ce premier dimanche d'octobre 1935, qui ouvre un chapitre de l'histoire, dont nul ne peut prévoir les conséquences lointaines, oublier à la porte du temple, tout ce que signifient les nouvelles que le journal ou la radio viennent de nous transmettre - transmission qui est à l'adresse des croyants un appel déchirant - un appel à l'amour, un appel à l'intercession, un appel au repentir... Oui, sans doute, mais aussi une invitation à réfléchir à cette chose immense, dont les poètes et les artistes n'ont pu avec tout leur génie, exprimer qu'en images imparfaites, l'insondable et terrible grandeur :

Le jugement de Dieu.

I

Arrêtons-nous devant les deux tableaux complémentaires que dessine, au chapitre XIV, le voyant de l'Apocalypse : La moisson et la vendange. Sans prétendre sonder les mystères d'un des livres les plus difficiles de la Bible, précisons pourtant le sens général de sa prédication enflammée. À l'heure où les chrétiens persécutés conquièrent les palmes du martyre, le voyant salue leur triomphe éternel ; il entrevoit pour un proche avenir l'heure des châtiments divins, l'effondrement de l'Empire, les catastrophes successives qui préluderont à la fin du monde. Dieu recueillera dans ses demeures les épis moissonnés ; mais les oeuvres détestables des tyrans, des hommes de sang et d'orgueil, attireront sur l'humanité la colère d'un Dieu justement irrité.
Voici assis sur le nuage le Christ qui lance sa faucille sur la terre, dont la moisson est mûre ; et la terre est moissonnée.
Et voici l'ange des punitions d'En-Haut qui vendange la vigne de la terre, et qui jette la vendange de la terre dans la grande cuve de la colère ; et il en sort des fleuves de sang.

Je n'entends point m'appuyer sur ces textes sacrés pour prédire la fin prochaine du monde. Le jugement de Dieu s'exerce à travers l'histoire déjà, et non seulement lorsque les livres achevés seront ouverts au dernier jour ; le jugement de Dieu nous atteint, déjà maintenant, comme il nous attend de l'autre côté du voile, à la clarté du Jour éternel. L'important n'est point pour nous de connaître les secrets que Dieu s'est réservés. Ce qui est essentiel, c'est qu'aujourd'hui, à l'occasion d'une nouvelle manifestation de la folie humaine, nous constations cette double vérité :
Les vendanges de l'humanité sont jugées par Dieu, et elles produisent le sang et l'épouvante.
Le Christ un jour fauchera la moisson humaine, et engrangera le froment. Serez-vous de ceux que le Fils de l'Homme reconnaîtra pour les siens ?


II

L'ange jeta la vendange de la terre dans la grande cuve de la colère de Dieu.
C'est, maintenant, dans nos climats, la saison des vendanges. Sur les coteaux d'or vont tomber les grappes mûres, et tout l'humble peuple des travailleurs de la terre va se mettre au labeur en chantant. La vendange ! Poésie du premier automne, joie des récoltes, vision de ces fêtes helvétiques du bord du lac, alors que les harmonies de la musique s'associent à celles des couleurs pour donner à la joie populaire un cadre de beauté et de grandeur. Israël a célébré jadis le travail du vigneron, tout comme le font aujourd'hui les riverains du Léman. Jésus s'est comparé au cep fertile qui soutient les sarments lourds de fruits. Et, avant lui, Esaïe avait dit en parlant du peuple de Dieu : « Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau fertile ; il espérait qu'elle produirait de bons raisins, mais elle en a produit de mauvais ! » (Esaïe V, 1-2).

Les vendanges maudites ! « Malheur à ceux qui courent après les boissons enivrantes de bon matin déjà, et qui bien avant dans la nuit sont échauffés par le vin ! » ( Esaïe V, 11). Ainsi s'exprime le même prophète qui chantait le cantique de la vigne. Ah ! la malédiction du fruit de la terre, exploité par Satan, qui en veut extraire le poison qui tue et en verser le suc dans les coupes de l'ivresse.

La vendange de la terre... Elle ne figure pas seulement le travail du vigneron. Notre humanité n'est plus fière avant tout de l'étendue et de la valeur de ses cultures ; tous ses fils ne sont pas bergers ou laboureurs. L'industrie, la technique, la science inondent le marché du monde de leurs produits merveilleux, triomphes de l'intelligence et de la machine.

Les vendanges humaines du XXe siècle ! J'en avais, il y a peu de jours, un aperçu en raccourci en me promenant dans un de ces pays étranges et artificiels qu'on nomme une exposition universelle. C'était à Bruxelles. Un pare aux dimensions immenses, hérissé de cubes, de dômes, de châteaux en pierres blanches étincelantes (à moins que ces pierres ne fussent parfois du carton !). Ce monde de féerie était illuminé le soir par des rayons aux teintes inattendues, venant jouer sur des montagnes de fleurs, sur des jets d'eau fantastiques, sur des monuments bizarres. Toute une ville d'un jour surgissait, dont il ne resterait bientôt plus rien, mais qui pendant quelques mois voulait résumer aux yeux des visiteurs affolés, assiégés par le tourbillon de la foule, par le vacarme des hauts parleurs, par les mille appels d'une réclame bruyante, tout ce que les hommes d'aujourd'hui ont su inventer, fabriquer, créer pour la satisfaction de leurs appétits, de leurs conforts et de leurs rêves. Ici les palais du manger et du boire, ailleurs cette tour italienne, construite en tubes d'acier, et élevant, dominatrice, sa tête à cent mètres de haut ; plus loin les plus folles attractions. Chacun est invité à connaître les émotions de la vitesse la plus insensée, les expériences de la télévision, les spectacles monstrueux. Ailleurs s'étalent, en des pavillons plus sérieux, les produits les plus rares des industries de luxe et les victoires les plus inouïes de la dernière mécanique.
« L'ange lança sa faucille sur la terre et vendangea la vigne de la terre et il jeta toute cette « vendange dans la coupe de la colère de Dieu. »

Oui, aujourd'hui, comme il y a vingt ans, la coupe de la colère s'ouvre, large et béante, pour absorber la vendange des hommes. Des frères, des frères africains voient, eux les sauvages prétendus, la civilisation, la civilisation issue d'une des capitales du monde, venir à eux sous la forme de bombes asphyxiantes, de tanks gigantesques, d'escadrilles aériennes, pour les massacrer. La physique, la chimie, la technique, l'art de la parole, le génie du commandement et celui de la politique sont là associés avec toutes les dernières récoltes - orgueil et gloire de notre humanité moderne ! Que nous sommes savants et ingénieux et riches ! Et de toute cette science, et de tout cet esprit, et de tout cet or... il sort du sang.

La colère de Dieu a foulé aux pieds la cuve de l'orgueil, colère sainte de l'Éternel dirigée sur un monde menteur qui dit : « Paix, Paix ! » et prépare des canons dans l'ombre ! qui dit : « Justice, Justice ! » et demeure prosterné aux pieds du veau d'or, qui orne les tombeaux des prophètes et fleurit les chapelles du Christ et entend étouffer la voix du divin crucifié !

À l'exposition de Bruxelles, à côté des cent palais édifiés à la gloire des nations, il en est un, le pavillon de la vie catholique qui est consacré à l'Eglise chrétienne... un peu, comme en Italie, il y a un petit territoire qui s'appelle les « États de l'Église ». Oui, c'est bien cela. Il faut faire une petite place à Christ, une petite place mesurée, définie... ici et pas au delà. Une Église dans la cité, mais quelques pas plus loin l'arsenal et le bouge ! Dieu ! comment ta colère ne serait-elle pas sur nous ? et qui sommes-nous pour oser te dire : « Quand l'ange de la colère jettera la vendange dans la cuve d'où sortira le sang, épargne-nous ! ». Je vois bien plutôt le pavillon timide de nos chrétientés paresseuses, emporté dans la tourmente, tomber sous la faucille du vengeur.

Certes, beaucoup songent aujourd'hui à arrêter le cours de la catastrophe déclenchée par l'aveuglement du dictateur. Et parmi eux, il y a des sincères ; l'accent de leurs voix garde le timbre clair de la vérité. Mais il est d'autres voix, qui nous font mal à entendre : celles d'hommes qui crient au scandale et qui ont les mains rouges du sang des martyrs qu'ils ont égorgés ; celle de politiciens qui invoquent la justice, et ne pensent qu'à leurs intérêts. Et ceux-là font plus de bruit sur la scène publique que l'appel douloureux des pèlerins blessés de l'Idéal, de ceux qui ont jadis, sur le berceau de la Société des Nations : Un monde nouveau commence où l'on n'apprendra plus la guerre, un monde où Dieu créera la fraternité et où viendra ton règne, ô Christ, venu pour faire de notre terre le Royaume de l'amour !
La vendange de la terre est jetée dans la grande cuve de la colère de Dieu, elle est foulée aux pieds, et il en sort du sang.

Oh ! Seigneur, pitié ! Sommes-nous donc mûrs pour le jugement final et sans recours, notre civilisation doit-elle demain périr, comme s'est effondrée jadis la Rome païenne sous la poussée des barbares ? Et ne voyons-nous rien d'autre à l'horizon que la nuit qui monte sur la terre condamnée ?


III

Il est permis de trouver une pensée différente dans l'autre vision, celle de la moisson.
L'acte de moissonner figure bien l'acte de juger ; mais dans le langage chrétien : « La moisson est grande ; les champs blanchissent pour la moisson » (Matthieu IX, 37 ; Jean IV, 35), ce mot désigne le plus souvent la face favorable du jugement, la récolte du bon froment séparé de l'inutile ivraie. De plus, tandis que dans la scène de la vendange l'oeuvre de la punition est abandonnée à de mystérieux et terribles serviteurs du Dieu fort, les anges du feu et de la mort, dans la scène de la moisson apparaît sur le nuage blanc, le Fils de l'Homme ayant sur la tête une couronne d'or. C'est lui, c'est le Christ qui lance sa faucille et la terre est moissonnée.

Ah ! ne retranchons rien à l'austérité du sévère voyant de l'Apocalypse. Pour lui, le Christ a aussi son droit de vengeance ; il a entendu les cris des martyrs torturés et recueilli les prières des saints et leurs soupirs. Mais assurément là où Jésus-Christ apparaît, il n'y a pas uniquement la perspective du châtiment. À l'heure de la moisson, il reconnaît les fils du Royaume, ceux qui, à travers les grandes tribulations de la vie, ont trouvé la source qui purifie et ont reçu le pardon au pied de sa croix, ceux qui, à travers la nuit d'ici-bas, ont été guidés par la colonne flamboyante jusqu'aux portes de la terre promise ; il salue en ami ceux qui, vivant de son esprit, et pèlerins de la charité, ont donné à boire le verre d'eau au voyageur altéré, ont nourri l'affamé, ont visité le prisonnier.

Si demain sonne l'heure du jugement, que ferez-vous ? Or elle peut sonner demain, Elle peut-être marquée au cadran de votre existence personnelle par le doigt même de la mort : « Ton âme te sera redemandée ! » Elle peut être marquée au cadran de l' histoire, si quelque calamité universelle vous entraîne vers quelque lendemain de catastrophe.
Hélas ! dans ce que vous avez récolté jusqu'à aujourd'hui, vous les comptez, n'est-il pas vrai, ces mauvais fruits, ces mauvaises herbes dont l'offrande ne pourrait être qu'une insulte à Dieu.

Comme Caïn parlant d'Abel, et comme tant de vos contemporains légers, qui courent à leurs affaires ou à leurs plaisirs en disant : « Que nous importent les larmes d'un peuple lointain ? », vous avez pu dire, dans votre égoïsme : « Suis-je le gardien de mon frère ? » et vivre comme si vous n'aviez jamais entendu le Christ sur la montagne : « Aimez-vous les uns les autres ! »

Il vous est arrivé de croire à la force plus qu'à la justice, et de mépriser le faible, tout comme les hommes d'autrefois ont bafoué la faiblesse de Jésus de Nazareth. Vous avez pu, vous aussi, ne réserver à votre Dieu qu'une toute petite place dans votre vie, juste cette place dérisoire qui ne lui permette ni de troubler vos habitudes, ni de dénoncer votre péché, ni de balayer votre maison ! Il vous est arrivé peut-être de commettre une bassesse ou d'oublier la loi d'amour, parce que vous n'aviez d'autre horizon à votre pensée que celui de vos droits, de votre intérêt, de votre argent.

Enfin, vous n'avez parfois répondu au cantique de Noël : « Paix sur la terre ! » que par la réflexion de l'incrédule souriant : « C'est un joli chant pour nos enfants... » sans consentir à venir vous prosterner avec les bergers et les mages devant cette crèche, où par la volonté de Dieu, est entrée dans l'histoire la promesse d'un monde nouveau.
Car c'est là qu'il nous faut revenir, à l'heure où se préparent des rééditions du massacre des innocents. Ce n'est pas à Genève, dans les palais humains, c'est à Bethléem, dans l'étable de la Nativité, que s'est levé le soleil du nouveau jour, le même soleil qui, un instant éclipsé par l'ombre de la Croix, a surgi triomphant, au matin de Pâques.
Le moissonneur suprême c'est Jésus-Christ ; et ce moissonneur du dernier jour, demeure aussi longtemps que l'histoire se continue, l'infatigable semeur qui, sur la terre même de nos crimes, veut répandre la semence de Dieu !




Ah ! pour tout ce qui subsiste en vous qui fait de vous les coupables et les perdus, il reste cela, et cela seulement : le regard de votre repentir sur le messager du pardon !
« Pour nous, nous souffrons ce qu'ont mérité nos fautes, mais celui-ci qui meurt sur la Croix, n'a rien fait de mal. Seigneur, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne ! »
Et pour tout ce qui peut vivre en vous et qui est de Dieu ; pour tous ces dons de la grâce qui vous ont permis d'avoir un peu de foi et un peu d'amour, et de retrouver au fond de vos coeurs désolés une étincelle d'espérance, il reste cela, et cela seulement, la volonté de rester assez proches du Christ, pour que sa puissance devienne la vôtre.

J'ai vu, durant les sombres années d'autrefois, des frères, des soeurs qui, dans le dénuement, trouvaient moyen de nourrir les affamés, qui, dans l'horreur des combats, avaient le courage de chanter. Ils possédaient en Dieu la force de faire briller plus haute la flamme de l'Esprit, au fur et à mesure qu'au dehors il faisait plus sombre, la grâce d'offrir leur flambeau aux souffles de la tempête, non pour le voir s'éteindre, mais pour voir rejaillir et rayonner la clarté qu'il entendait répandre.

Parce que le Dieu Très Saint vous a révélé qu'il a à son service, non seulement les ouvriers de sa justice, mais aussi le Fils de son amour - vous resterez debout - dans la détresse, mais non dans le désespoir. Et si une fois encore les récoltes de l'orgueil humain devaient être anéanties par la colère divine, vous vous tournerez vers le Christ, pour l'aimer d'un nouvel amour, pour lui apporter la ferveur de votre adoration.
Et puisque c'est à lui qu'appartient le dernier mot, vous ne le supplierez pas seulement de vous donner, à vous personnellement, d'être un jour au nombre des sauvés, engrangés dans les demeures du ciel, mais vous unirez dans votre intercession les coupables et les victimes, les aveugles, les ignorants qui veulent construire le monde comme si Dieu n'était point. Vous obéirez à l'appel que le prophète faisait entendre en temps de calamité publique :
« Va mon peuple, entre dans ta chambre, et ferme la porte derrière toi, cache-toi quelques instants jusqu'à ce que la colère soit passée. » (Esaïe XXVI, 20)

Oui, peuple chrétien, recueille-toi et prie ! et que te soit rendue cette vision d'un Christ qui, un jour, après les temps de vengeance et de rétribution, pourra moissonner une humanité vraiment redevenue fille de Dieu, et mûre pour sa gloire.

Octobre 1935.

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