(Apoc.
XIV,
14-20.)
Mon désir eût été
de méditer aujourd'hui la Parole de Dieu en
fermant les fenêtres ouvertes sur notre
triste monde ; mais Dieu ne me l'a pas permis.
Très éloigné de penser qu'il
faille constamment parler dans la chaire
chrétienne du jugement de Dieu et de la fin
des temps, je ne puis cependant me dérober
à l'appel de l'heure. Il est des moments
où les pas. sages tragiques des visions
prophétiques et des tableaux de l'Apocalypse revêtent une
actualité saisissante.
Il y a vingt-et-un ans, en octobre 1914,
j'ai assisté à l'invasion
guerrière qui devait amener la destruction
complète de la cité que j'habitais
alors. C'était le prélude de cette
cataracte ininterrompue de ruines
matérielles et morales, dont le souvenir ne
s'effacera jamais de mon âme, en qui elles
ont laissé d'ineffaçables cicatrices.
Plus que d'autres, peut-être, au nom de ce
que j'ai souffert, j'ai le devoir de ne pas prêcher
ici l'amour de mon
Sauveur, comme si j'ignorais le crime
d'aujourd'hui, ou comme si la distance qui nous
sépare du théâtre du drame nous
donnait le droit de n'y point penser.
La guerre, condamnée à
jamais par les intelligences et par les coeurs, par
la voix des chrétiens et par la voix des
peuples, la guerre dont nos traités, nos
pactes, nos pensées, nos prières se
flattaient d'empêcher le retour, revient. Et chacun de ses
retours marque une
nouvelle accentuation de tout ce que sa figure a
d'infernal.
Non ! nous ne pouvons pas en ce premier
dimanche d'octobre 1935, qui ouvre un chapitre de
l'histoire, dont nul ne peut prévoir les
conséquences lointaines, oublier à la
porte du temple, tout ce que signifient les
nouvelles que le journal ou la radio viennent de
nous transmettre - transmission qui est à
l'adresse des croyants un appel déchirant -
un appel à l'amour, un appel à
l'intercession, un appel au repentir... Oui, sans
doute, mais aussi une invitation à
réfléchir à cette chose
immense, dont les poètes et les artistes
n'ont pu avec tout leur génie, exprimer
qu'en images imparfaites, l'insondable et terrible
grandeur :
Arrêtons-nous devant les deux tableaux
complémentaires que dessine, au chapitre
XIV, le voyant de l'Apocalypse : La moisson et
la vendange. Sans prétendre sonder les
mystères d'un des livres les plus difficiles
de la Bible, précisons pourtant le sens
général de sa prédication
enflammée. À l'heure où les
chrétiens persécutés
conquièrent les palmes du martyre, le voyant
salue leur triomphe éternel ; il
entrevoit pour un proche avenir l'heure des
châtiments divins, l'effondrement de
l'Empire, les catastrophes successives qui
préluderont à la fin du monde. Dieu
recueillera dans ses demeures les épis
moissonnés ; mais les oeuvres
détestables des tyrans, des hommes de sang
et d'orgueil, attireront sur l'humanité la
colère d'un Dieu justement
irrité.
Voici assis sur le nuage le Christ qui lance
sa faucille sur la terre, dont la moisson est
mûre ; et la terre est
moissonnée.
Et voici l'ange des punitions d'En-Haut qui
vendange la vigne de la terre, et qui jette la
vendange de la terre dans la grande cuve de la
colère ; et il en sort des fleuves
de sang.
Je n'entends point m'appuyer sur ces textes
sacrés pour prédire la fin prochaine
du monde. Le jugement de Dieu s'exerce à
travers l'histoire déjà, et non
seulement lorsque les livres achevés seront
ouverts au dernier jour ; le jugement de Dieu
nous atteint, déjà maintenant, comme
il nous attend de l'autre côté du
voile, à la clarté du Jour
éternel. L'important n'est point pour nous
de connaître les secrets que Dieu s'est
réservés. Ce qui est essentiel, c'est
qu'aujourd'hui, à l'occasion d'une nouvelle
manifestation de la folie humaine, nous constations
cette double vérité :
Les vendanges de l'humanité sont
jugées par Dieu, et elles produisent le sang
et l'épouvante.
Le Christ un jour fauchera la moisson
humaine, et engrangera le froment. Serez-vous
de ceux que le Fils de l'Homme reconnaîtra
pour les siens ?
L'ange jeta la vendange de la terre dans la
grande cuve de la colère de Dieu.
C'est, maintenant, dans nos climats, la
saison des vendanges. Sur les coteaux d'or vont
tomber les grappes mûres, et tout l'humble
peuple des travailleurs de la terre va se mettre au
labeur en chantant. La vendange !
Poésie du premier automne, joie des
récoltes, vision de ces fêtes
helvétiques du bord du lac, alors que les
harmonies de la musique s'associent à celles
des couleurs pour donner à la joie populaire
un cadre de beauté et de grandeur.
Israël a célébré jadis le
travail du vigneron, tout comme le font aujourd'hui
les riverains du Léman. Jésus s'est
comparé au cep fertile qui soutient les
sarments lourds de fruits. Et, avant lui,
Esaïe avait dit en parlant du peuple de
Dieu : « Mon bien-aimé
avait une vigne sur un coteau fertile ; il
espérait qu'elle produirait de bons raisins,
mais elle en a produit de
mauvais ! »
(Esaïe
V, 1-2).
Les vendanges maudites !
« Malheur à ceux qui courent
après les boissons enivrantes de bon matin
déjà, et qui bien avant dans la nuit
sont échauffés par le
vin ! » ( Esaïe
V, 11). Ainsi s'exprime
le même prophète qui chantait le cantique de la
vigne. Ah ! la malédiction du fruit de
la terre, exploité par Satan, qui en veut
extraire le poison qui tue et en verser le suc dans
les coupes de l'ivresse.
La vendange de la terre... Elle ne figure
pas seulement le travail du vigneron. Notre
humanité n'est plus fière avant tout
de l'étendue et de la valeur de ses
cultures ; tous ses fils ne sont pas bergers
ou laboureurs. L'industrie, la technique, la
science inondent le marché du monde de leurs
produits merveilleux, triomphes de l'intelligence
et de la machine.
Les vendanges humaines du XXe
siècle ! J'en avais, il y a peu de
jours, un aperçu en raccourci en me
promenant dans un de ces pays étranges et
artificiels qu'on nomme une exposition universelle.
C'était à Bruxelles. Un pare aux
dimensions immenses, hérissé de
cubes, de dômes, de châteaux en pierres
blanches étincelantes (à moins que
ces pierres ne fussent parfois du carton !).
Ce monde de féerie était
illuminé le soir par des rayons aux teintes
inattendues, venant jouer sur des montagnes de
fleurs, sur des jets d'eau fantastiques, sur des
monuments bizarres. Toute une ville d'un jour
surgissait, dont il ne resterait bientôt plus
rien, mais qui pendant quelques mois voulait
résumer aux yeux des visiteurs
affolés, assiégés par le
tourbillon de la foule, par le vacarme des hauts
parleurs, par les mille appels d'une réclame
bruyante, tout ce que les hommes d'aujourd'hui ont
su inventer, fabriquer, créer pour la
satisfaction de leurs appétits, de leurs
conforts et de leurs rêves. Ici les palais du
manger et du boire, ailleurs cette tour italienne,
construite en
tubes
d'acier, et élevant, dominatrice, sa
tête à cent mètres de
haut ; plus loin les plus folles attractions.
Chacun est invité à connaître
les émotions de la vitesse la plus
insensée, les expériences de la
télévision, les spectacles
monstrueux. Ailleurs s'étalent, en des
pavillons plus sérieux, les produits les
plus rares des industries de luxe et les victoires
les plus inouïes de la dernière
mécanique.
« L'ange lança sa
faucille sur la terre et vendangea la vigne de la
terre et il jeta toute cette « vendange
dans la coupe de la colère de
Dieu. »
Oui, aujourd'hui, comme il y a vingt ans, la
coupe de la colère s'ouvre, large et
béante, pour absorber la vendange des
hommes. Des frères, des frères
africains voient, eux les sauvages
prétendus, la civilisation, la
civilisation issue d'une des capitales du monde,
venir à eux sous la forme de bombes
asphyxiantes, de tanks gigantesques, d'escadrilles
aériennes, pour les massacrer. La physique,
la chimie, la technique, l'art de la parole, le
génie du commandement et celui de la
politique sont là associés avec
toutes les dernières récoltes -
orgueil et gloire de notre humanité
moderne ! Que nous sommes savants et
ingénieux et riches ! Et de toute
cette science, et de tout cet esprit, et de tout
cet or... il sort du sang.
La colère de Dieu a foulé aux
pieds la cuve de l'orgueil, colère sainte de
l'Éternel dirigée sur un monde
menteur qui dit : « Paix,
Paix ! » et prépare des
canons dans l'ombre ! qui dit :
« Justice, Justice ! » et
demeure prosterné aux pieds du veau d'or, qui orne
les tombeaux
des
prophètes et fleurit les chapelles du Christ
et entend étouffer la voix du divin
crucifié !
À l'exposition de Bruxelles, à
côté des cent palais
édifiés à la gloire des
nations, il en est un, le pavillon de la vie
catholique qui est consacré à
l'Eglise chrétienne... un peu, comme en
Italie, il y a un petit territoire qui s'appelle
les « États de
l'Église ». Oui, c'est bien cela.
Il faut faire une petite place à Christ, une
petite place mesurée, définie... ici
et pas au delà. Une Église dans la
cité, mais quelques pas plus loin l'arsenal
et le bouge ! Dieu ! comment ta
colère ne serait-elle pas sur nous ? et
qui sommes-nous pour oser te dire :
« Quand l'ange de la colère
jettera la vendange dans la cuve d'où
sortira le sang,
épargne-nous ! ». Je vois
bien plutôt le pavillon timide de nos
chrétientés paresseuses,
emporté dans la tourmente, tomber sous la
faucille du vengeur.
Certes, beaucoup songent aujourd'hui à arrêter le cours de
la
catastrophe déclenchée par
l'aveuglement du dictateur. Et parmi eux, il y a
des sincères ; l'accent de leurs voix
garde le timbre clair de la vérité.
Mais il est d'autres voix, qui nous font mal
à entendre : celles d'hommes qui crient
au scandale et qui ont les mains rouges du sang des
martyrs qu'ils ont égorgés ;
celle de politiciens qui invoquent la justice, et
ne pensent qu'à leurs intérêts.
Et ceux-là font plus de bruit sur la
scène publique que l'appel douloureux des
pèlerins blessés de l'Idéal,
de ceux qui ont jadis, sur le berceau de la
Société des Nations : Un monde
nouveau commence où l'on
n'apprendra plus la guerre, un monde où Dieu
créera la fraternité et où
viendra ton règne, ô Christ, venu pour
faire de notre terre le Royaume de
l'amour !
La vendange de la terre est jetée
dans la grande cuve de la colère de Dieu,
elle est foulée aux pieds, et il en sort du
sang.
Oh ! Seigneur, pitié ! Sommes-nous donc
mûrs pour le jugement final et sans recours,
notre civilisation doit-elle demain périr,
comme s'est effondrée jadis la Rome
païenne sous la poussée des
barbares ? Et ne voyons-nous rien d'autre
à l'horizon que la nuit qui monte sur la
terre condamnée ?
Il est permis de trouver une pensée
différente dans l'autre vision, celle de
la moisson.
L'acte de moissonner figure bien l'acte de
juger ; mais dans le langage
chrétien : « La moisson
est grande ; les champs blanchissent pour la
moisson »
(Matthieu
IX, 37 ; Jean
IV, 35), ce mot désigne
le plus souvent la face favorable du jugement, la
récolte du bon froment séparé
de l'inutile ivraie. De plus, tandis que dans la
scène de la vendange l'oeuvre de la punition
est abandonnée à de mystérieux
et terribles serviteurs du Dieu fort, les anges du
feu et de la mort, dans la scène de la
moisson apparaît sur le nuage blanc, le Fils
de l'Homme ayant sur la
tête une couronne d'or. C'est lui, c'est le Christ qui lance sa
faucille et la terre est
moissonnée.
Ah ! ne retranchons rien à
l'austérité du sévère
voyant de l'Apocalypse. Pour lui, le Christ a aussi
son droit de vengeance ; il a entendu les cris
des martyrs torturés et recueilli les
prières des saints et leurs soupirs. Mais
assurément là où
Jésus-Christ apparaît, il n'y a pas
uniquement la perspective du châtiment.
À l'heure de la moisson, il
reconnaît les fils du Royaume, ceux qui,
à travers les grandes tribulations de la
vie, ont trouvé la source qui purifie et ont
reçu le pardon au pied de sa croix, ceux
qui, à travers la nuit d'ici-bas, ont
été guidés par la colonne
flamboyante jusqu'aux portes de la terre
promise ; il salue en ami ceux qui, vivant de
son esprit, et pèlerins de la
charité, ont donné à boire le
verre d'eau au voyageur altéré, ont
nourri l'affamé, ont visité le
prisonnier.
Si demain sonne l'heure du jugement, que
ferez-vous ? Or elle peut sonner demain,
Elle peut-être marquée au cadran de
votre existence personnelle par le doigt même
de la mort : « Ton âme te
sera redemandée ! » Elle
peut être marquée au cadran de l'
histoire, si quelque calamité universelle
vous entraîne vers quelque lendemain de
catastrophe.
Hélas ! dans ce que vous avez
récolté jusqu'à aujourd'hui,
vous les comptez, n'est-il pas vrai, ces mauvais
fruits, ces mauvaises herbes dont l'offrande ne
pourrait être qu'une insulte à
Dieu.
Comme Caïn parlant d'Abel, et comme
tant de vos contemporains légers, qui
courent à leurs affaires
ou à leurs plaisirs en disant :
« Que nous importent les larmes d'un
peuple lointain ? », vous avez pu
dire, dans votre égoïsme :
« Suis-je le gardien de mon
frère ? » et vivre comme
si vous n'aviez jamais entendu le Christ sur la
montagne : « Aimez-vous les uns
les autres ! »
Il vous est arrivé de croire à
la force plus qu'à la justice, et de
mépriser le faible, tout comme les hommes
d'autrefois ont bafoué la faiblesse de
Jésus de Nazareth. Vous avez pu, vous aussi,
ne réserver à votre Dieu qu'une toute
petite place dans votre vie, juste cette place
dérisoire qui ne lui permette ni de troubler
vos habitudes, ni de dénoncer votre
péché, ni de balayer votre
maison ! Il vous est arrivé
peut-être de commettre une bassesse ou
d'oublier la loi d'amour, parce que vous n'aviez
d'autre horizon à votre pensée que
celui de vos droits, de votre intérêt,
de votre argent.
Enfin, vous n'avez parfois répondu au
cantique de Noël : « Paix
sur la terre ! » que par la
réflexion de l'incrédule
souriant : « C'est un joli chant
pour nos enfants... » sans consentir
à venir vous prosterner avec les bergers et
les mages devant cette crèche, où par
la volonté de Dieu, est entrée dans
l'histoire la promesse d'un monde
nouveau.
Car c'est là qu'il nous faut revenir,
à l'heure où se préparent des
rééditions du massacre des innocents.
Ce n'est pas à Genève, dans les
palais humains, c'est à Bethléem,
dans l'étable de la Nativité, que
s'est levé le soleil du nouveau jour, le
même soleil qui, un instant
éclipsé par l'ombre de la Croix, a
surgi triomphant, au matin de Pâques.
Le moissonneur suprême c'est
Jésus-Christ ; et ce moissonneur du
dernier jour, demeure aussi longtemps que
l'histoire se continue, l'infatigable semeur qui,
sur la terre même de nos crimes, veut
répandre la semence de Dieu !
Ah ! pour tout ce qui subsiste en vous qui
fait de vous les coupables et les perdus, il reste
cela, et cela seulement : le regard de
votre repentir sur le messager du
pardon !
« Pour nous, nous souffrons ce
qu'ont mérité nos fautes, mais
celui-ci qui meurt sur la Croix, n'a rien fait de
mal. Seigneur, souviens-toi de moi quand tu
viendras dans ton
règne ! »
Et pour tout ce qui peut vivre en vous et
qui est de Dieu ; pour tous ces dons de la
grâce qui vous ont permis d'avoir un peu de
foi et un peu d'amour, et de retrouver au fond de
vos coeurs désolés une
étincelle d'espérance, il reste cela,
et cela seulement, la volonté de rester
assez proches du Christ, pour que sa puissance
devienne la vôtre.
J'ai vu, durant les sombres années
d'autrefois, des frères, des soeurs qui,
dans le dénuement, trouvaient moyen de
nourrir les affamés, qui, dans l'horreur des
combats, avaient le courage de chanter. Ils
possédaient en Dieu la force de faire
briller plus haute la flamme de l'Esprit, au fur et
à mesure qu'au dehors il faisait plus
sombre, la grâce d'offrir leur flambeau aux
souffles de la tempête, non pour le voir
s'éteindre, mais
pour voir rejaillir et rayonner la clarté
qu'il entendait répandre.
Parce que le Dieu Très Saint vous a
révélé qu'il a à son
service, non seulement les ouvriers de sa justice,
mais aussi le Fils de son amour - vous resterez
debout - dans la détresse, mais non dans le
désespoir. Et si une fois encore les
récoltes de l'orgueil humain devaient
être anéanties par la colère
divine, vous vous tournerez vers le Christ, pour
l'aimer d'un nouvel amour, pour lui apporter la
ferveur de votre adoration.
Et puisque c'est à lui qu'appartient
le dernier mot, vous ne le supplierez pas seulement
de vous donner, à vous personnellement,
d'être un jour au nombre des sauvés,
engrangés dans les demeures du ciel, mais
vous unirez dans votre intercession les coupables
et les victimes, les aveugles, les ignorants qui
veulent construire le monde comme si Dieu
n'était point. Vous obéirez à
l'appel que le prophète faisait entendre en
temps de calamité publique :
« Va mon peuple, entre dans ta
chambre, et ferme la porte derrière toi,
cache-toi quelques instants jusqu'à ce que
la colère soit
passée. »
(Esaïe
XXVI, 20)
Oui, peuple chrétien, recueille-toi
et prie ! et que te soit rendue cette vision
d'un Christ qui, un jour, après les temps de
vengeance et de rétribution, pourra
moissonner une humanité vraiment redevenue
fille de Dieu, et mûre pour sa gloire.
Octobre 1935.
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