Ils posèrent sur sa
tête une couronne
d'épines.
(Marc
XV,
17).
« Voici, ton Roi vient à
toi ! Hosanna, béni soit celui qui
vient au nom du
Seigneur ! »
Le cantique des Rameaux traverse les
siècles, et vient vous demander de consacrer
au Sauveur cette Semaine Sainte. Saurons-nous
retrouver le sens de cette Royauté du Christ
dont nous voulons aujourd'hui chanter la
gloire ?
Un jour, au temps de ses succès, au
lendemain du soir où Jésus avait
nourri la foule affamée. Le peuple veut
enlever Jésus de force pour le couronner
roi. Et sachant cela, il se retire seul dans la
montagne. Il refuse la couronne
(Jean
VI, 15).
À la veille de sa mort, Jésus,
prisonnier bafoué et prophète martyr,
est en face de Pilate. Le gouverneur qui incarne la
puissance de l'Empereur du monde, l'interroge,
ironique : « Ainsi donc, tu es
Roi ? ». Jésus
répond : « Tu le dis, je
suis Roi ». Et il porte une couronne,
la seule que l'humanité lui ait finalement
octroyée, la seule qu'il n'a pas
refusée : la
couronne d'épines... seul diadème du
Fils de Dieu, sur la terre, la couronne que nous
lui avons donnée (notre crime), celle qu'il
a voulu porter (sa grandeur).
L'épine. Israël la
considère comme l'expression, dans le monde
végétal, de la malédiction de
l'Éternel, conséquence du
péché de la créature.
« Le sol sera maudit à cause de
toi. C'est à force de peine que tu en
tireras de la nourriture, et il te produira des
épines et des ronces »
(Genèse
III, 17).
L'épine, c'est l'ennemie qui envahit le
champ du paresseux et étouffe la bonne
graine qui commençait à lever.
Symbolique, la couronne d'épines
résume l'offrande d'une humanité
coupable au Christ divin : souffrance et
dérision.
Les épines qui ensanglantent ton
front, 0 Christ, les soufflets qui te frappent, et
demain les clous qui perceront ta chair ne font que
mettre la signature brutale à l'histoire de
tes douleurs. Depuis longtemps ton coeur saigne. Ce
ne sont pas ces soldats ignorants, ces bourreaux
commandés qui ont découvert le secret
de te faire souffrir. Ceux qui ont le plus
prétendu t'aimer ont fait croître les
épines sur le chemin qu'avait ouvert devant
eux, dans le labyrinthe du monde, ton message
joyeux. Tu leur prêches le pardon, et ils
poursuivent leurs mesquines intrigues de jalousie,
ou de vengeance ; tu leur montres le
Père, et leurs yeux incrédules
refusent de s'ouvrir ; tu les convies à la
vie
héroïque, et ils tremblent quand se
lève le vent et que s'annonce le
combat ; tu te donnes à eux tout
entier, et ils t'abandonnent dans la nuit de la
solitude : Pierre se cache pour n'être
pas reconnu, et Judas pour préparer son
baiser homicide.
Tous ! et pas seulement les
légionnaires païens, et pas seulement
les scribes hypocrites, tous, ils t'ont voué
à la souffrance, ils ont porté
à ton âme les plus graves
blessures ; tous ils ont préparé
cette heure où tu es couronné
d'épines. Couronne cruelle, et couronne
dérisoire ! Nous aimons à croire
qu'insouciants et légers, ceux qui l'ont
tressée de leurs mains, ont moins
songé à faire crier ta chair
qu'à compléter le déguisement
ridicule de cette caricature de roi, affublé
d'un manteau d'écarlate, et portant en sa
main le sceptre de roseau. Partie de plaisir, sans
noblesse puisqu'elle est jouée aux
dépens d'un captif sans défense. Il
s'agit de plaisanter ce prétendu roi, comme
le plaisantera jusque dans son agonie Ponce Pilate,
qui prend congé de cette ennuyeuse affaire
en dressant au-dessus de la Croix l'inscription que
lui inspire son mépris
amusé :
- « Celui-ci est le roi des
Juifs ! »
Dans l'histoire de l'Eglise
chrétienne, Jésus n'est-il pas
demeure le Roi que ses sujets s'appliquent à
faire souffrir ? Avez-vous apporté
vous-même au Christ, votre roi, d'autres
hommages que la couronne d'épines ?
Nous pourrions longuement nous
étendre sur les pages sombres du
passé
« chrétien »,
évocatrices des crimes des Églises.
Vous connaissez ce tableau où l'on voit, des
deux côtés d'une profonde
vallée, le cortège des princes
persécuteurs et guerriers et les corps
torturés et inanimés des victimes de
la haine et du fanatisme religieux. Et sur la
colline apparaît la blanche silhouette du
Galiléen qui fait retentir au-dessus de
cette vallée la parole immortelle :
« Aimez-vous les uns les
autres ! » cette même parole
qui, il y a vingt ans, pouvait encore se
déchiffrer sur les murs,
déchirés par les obus, du premier
temple où j'ai prêché
l'Évangile. Langage aussi dérisoire,
lu sur ces pierres, au sein du chaos d'une
cité bombardée, que l'inscription de
Golgotha : Jésus Roi !
Un Roi pour rire, un Roi que nul ne prend au
sérieux ! Telle fut bien ta
royauté, ô Christ, aux siècles
où la Rome des papes étalait au grand
jour, à côté des
cathédrales splendides vouées
à ton culte, toutes les hontes de ses
débauches, et toute l'insolence de son luxe.
Telle demeure ta royauté en un monde comme
le nôtre. Les croix se dressent à nos
carrefours, et les clochers au-dessus de nos
villages ; et les anniversaires sacrés
au-dessus de la brume monotone des jours ;
mais dans nos peuples encore des hommes veulent la
guerre, autorisent la misère, et ne
s'inclinent que devant l'argent et la
matière. C'est en vain que les chapelles du
Christ peuvent être ornées de fleurs
et d'or, et qu'on entend lui offrir des couronnes
de victoire. En vérité, si le visage
du Sauveur couronné d'épines retient
plus que nulle autre image du Christ notre
attention, c'est qu'il est resté son vrai visage,
plus vrai que celui
d'un
Christ revêtu de
sérénité, et entré dans
la gloire du triomphe définitif. Oui, si par
la foi nous t'acclamons Roi du monde, par la vue,
nous te voyons encore Christ couronné
d'épines, meurtri par le péché
des hommes.
Le péché des hommes. Le
vôtre aussi.
Jésus-Christ règne-t-il sur ta
vie, lui as-tu reconnu tout pouvoir sur ta
pensée, et sur ta conduite ? ou bien
as-tu fait semblant de t'incliner devant lui, tels
ceux qui jadis le saluaient en se moquant ? La
sévérité de cette
interrogation émane de l'Évangile
lui-même qui nous présente le Christ
nous réclamant tout entiers, et sans
partage. Nul ne peut servir deux
maîtres.
Le respect pour la personne de Jésus
n'est souvent, hélas ! qu'un respect
verbal et de pure apparence. Là où le
Christ est invoqué en certaines graves
occasions, comme un guide bienvenu ou un
consolateur apaisant, pour être
évincé en d'autres heures, alors que
l'homme ne veut plus résister ni à la
voix de son égoïsme, ni à celle
de sa passion, le Christ ne règne
pas ! Là où le disciple
découpe dans l'Évangile quelques
préceptes qui lui conviennent, quelques
sages paroles qui lui plaisent, mais n'entend pas
dépasser cette honnêteté
courante qui n'impose ni renoncement, ni sacrifice, le Christ ne
règne pas. Là
où un homme préoccupé de sa
seule destinée à lui, demande
à Dieu bénédictions et
délivrances, mais oppose aux souffrances des
victimes et aux détresses des
égarés la réponse de Caïn
à l'Éternel :
« Suis-je le gardien de mon
frère ? », le Christ ne
règne pas. Là où il y a
place pour beaucoup de zèle, beaucoup de
paroles pieuses,
peut-être, mais où l'âme se
réserve en secret une chambre où elle
interdit à l'Esprit de
pénétrer pour faire la clarté
et expulser l'idole, le Christ ne règne
pas ! Où donc règnes-tu sans
partage : Christ d'amour, Christ de
pureté, Christ de
vérité ? Plus je m'efforce
d'embrasser tout ton message et de t'apporter tout
mon être, plus je découvre en moi tout
ce que je te refuse encore. Comme au jour de ton
pèlerinage terrestre tu n'as pas un lieu
où reposer ta tête. Et je reconnais
dans le culte que je désire te rendre un
culte imparfait, trompeur, blessant pour ta
sainteté.
La couronne d'épines, souffrance et
dérision, voilà ce que te
préparent nos mains à nous qui
prétendons te connaître et t'aimer,
comme ce que te préparèrent ces
soldats anonymes de jadis, pour qui tu
n'étais que le condamné inconnu et
indifférent. La couronne d'épines est
la seule que nous t'ayons offerte. Pour notre
conscience, quel reproche ! Pour notre coeur,
quelle angoisse !
« Ton Roi vient à
toi ». 0 Père, que cette semaine
sainte nous trouve disposés à venir
plus sincèrement dire au Christ :
Pourtant ces épines ceignent le front du
Rédempteur d'une couronne de gloire, parce
que cette couronne, celle-là, et
nulle autre, Jésus l'a acceptée
par amour, il l'a voulue.
Jésus a voulu la royauté de
l'amour. Elle n'est pas de ce monde, - parmi
les hommes, la haine étouffe l'amour - mais
le Christ veut l'insérer dans le monde, il
en sème le germe par sa parole et son
exemple, il en prépare
l'épanouissement par son sacrifice.
Le voilà manifesté dans
l'histoire l'amour qui, blessé, rayonne
encore, qui, méconnu, s'affirme et se
perpétue. Nul ne peut préciser les
réflexions de Jésus à
l'instant où, déguisé en roi,
il est exhibé à la populace par le
geste théâtral de Pilate :
« Tenez, voici votre homme ! Ecce
Homo ! » mais puisque ces
pensées secrètes du Sauveur ont
été créatrices
d'énergie, et lui ont donné
l'élan suprême qui lui permit d'aimer
jusqu'à la fin, nous pouvons supposer qu'en
cette heure décisive Jésus a senti
s'affirmer à nouveau en lui la conviction
qui a été le ressort de toute sa
carrière, celle d'avoir la puissance de
jeter le pont entre la terre et le ciel, entre
l'humanité et le Père.
- Voici l'Homme ! Le couronné
d'épines, le souffrant par amour, et demain
le sacrifié par amour, c'est l'homme,
l'Homme avec un grand H, celui en qui les
générations successives
reconnaîtront la figure la plus pure et la
plus noble de la race, l'Unique - aucune ombre ne
ternit la sainteté de ce regard, aucun
ferment d'égoïsme n'arrête le
rythme de son coeur : Il n'y a pas de plus
grand amour.
À cette altitude-là, l'amour
n'est plus une belle fleur de l'humanité
naturelle : il est l'apparition du
surnaturel, l'incarnation d'un Dieu
penché sur nous, et dont l'amour est tel
qu'il ne fait que grandir sous l'insulte, que
s'épanouir
dans le sacrifice, que triompher dans la mort.
Cette couronne que Jésus a
appelée sur sa tête, le jour où
il est monté à Jérusalem,
c'est vraiment sa couronne. C'est pour cette
heure qu'il était venu. Il fallait que
fût révélé aux hommes ce
que c'était qu'aimer : aimer, sans
calcul ; aimer ses ennemis ; aimer
jusqu'à donner son sang, aimer
jusqu'à en mourir.
Une double leçon se dégage de
la couronne symbolique. Elle vous dit : Aimez
ainsi. Elle vous dit : C'est ainsi que Dieu
vous aime.
Aimez ainsi.
L'amour de Jésus-Christ est
méconnu et méprisé. Et au sein
de toute cette ombre créée autour de
lui : nuit de la solitude et de l'abandon,
ténèbres du fanatisme de la foule, et
de la barbarie des bourreaux, se dégage et
resplendit la lumière du plus grand
amour.
Aujourd'hui il est des chrétiens
traqués, emprisonnés,
persécutés, dont la ferveur proclame
et démontre la puissance de l'amour
qu'inspire Jésus-Christ. Dans les coeurs de
maints disciples blessés par la vie,
dépouillés et meurtris, l'amour n'est
pas mort parce qu'il leur a fallu souffrir. Nous
avons vu dans tel foyer, après le passage de
la rafale - les peines intimes, la maladie, le
deuil, s'affirmer un amour que les larmes avaient
rendu plus profond, plus vrai, plus prêt
à revêtir quelque chose
d'éternel.
Aimer et servir, quand même nos
contemporains devraient ne plus croire à la
vertu de l'amour, voilà votre mission. Elle
implique la vocation de la souffrance ; plus
l'amour s'élargit, plus il accepte la
douleur comme compagne. Mais le regard sur le
crucifié confère la force au
chrétien méprisé,
méconnu ou affligé. L'amour du Christ
en pénétrant dans la souffrance, la
métamorphose : elle n'est plus
servitude, mais gloire.
Les épines ont tressé autour
du front de Jésus sa couronne de
Rédempteur.
C'est ainsi que Dieu vous aime.
Derrière Jésus bafoué,
apparaît l'Invisible Témoin, le
Père dont le bras aurait pu arrêter le
drame, con. fondre les coupables, libérer la
victime innocente. Mais au delà de
l'apparente inertie de Dieu se devine son intention
d'amour. Il veut le salut des perdus.
Que n'a-t-il pas tenté pour ramener
l'humanité qui marche vers les
abîmes ? Appels prophétiques,
commandements précis,
révélations de justice et de
Grâce... Ce n'est point assez
encore !
Message de l'Évangile, avec cet
exemple unique de la vie droite et pure de
Jésus, débordante des manifestations
de la bonté et de l'active compassion. Ce
n'est point assez encore.
L'amour du Père qui envoie son Fils
dans le monde pour y porter la parole de
vérité ne suffit pas à faire
entendre les sourds et à ouvrir les yeux
aveugles.
Mais voici que Dieu accepte son amour
méconnu, son Fils trahi, meurtri, vaincu. Il
permet qu'à l'Hosanna trompeur des Rameaux
succède le : Crucifie-le ! du
Vendredi-saint. La couronne d'épines, avec
ce qui la précède, et ce qui la suit,
avec tout ce qui arrache au Christ des larmes et
des cris, tout cela Dieu le veut, et avec le Fils,
le Père souffre. L'amour qui s'accomplit
dans le total sacrifice, et qui peut dire : Je
vous aime ! à ceux-là
mêmes qui l'insultent, est
vérité non seulement dans l'histoire
de Jésus, mais aussi dans le coeur du
Père.
Aujourd'hui, par le blasphème impie,
par l'outrage des chrétiens
infidèles, par notre ingratitude facile, par
notre demi-religion qui est presque une
indifférence, l'amour du Père est
méprisé.
Il nous aime quand même le
Père, semblable à celui de la
parabole dont un des fils s'est enfui loin de la
maison et dont l'autre le sert en maugréant,
le Père dont le coeur saigne, et qui au jour
où son enfant revient, eût-il
l'âme souillée et les habits
déchirés, décrète la
fête de l'amour, et ordonne les
réjouissances et
l'allégresse !
L'amour de Jésus-Christ, plus fort
que la souffrance que lui inflige
l'humanité, lui confère sa
Royauté. Il nous a
révélé l'amour du Père
prêt à tout donner, jusqu'à la
vie de son Fils, son plus pur trésor pour
reconquérir ce qui est aussi un
trésor à ses yeux : ma vie, ma
pauvre vie d'homme faible et pécheur, mon
âme, mon âme infirme et
hésitante qui l'a si souvent fait
souffrir.
Oh ! consolation de la foi !
Oh ! Christ enchaîné !
Oh ! Christ martyr ! Je me sens perdu, me reconnaissant
le complice
de
ceux qui te tressent la couronne
d'épines ! Je me sais sauvé
quand je comprends que ce Calvaire, tu as voulu le
gravir, pour que je puisse connaître
l'ineffable amour.
« Si votre coeur vous condamne,
Dieu est plus grand que votre coeur »
(1
Jean III, 20). Ton Roi vient
à toi, couronné d'épines, de
la couronne qu'il a souhaitée, celle dont
Dieu sur notre terre de péché, a
voulu voir orner la tête de son Fils.
Sur la terre. Oui, sur la terre les palmes
de l'entrée triomphale dans la cité
sainte n'ont marqué qu'un
éphémère épisode,
qu'une préfiguration de ce qui ne pouvait
être que plus tard : le Trône
après la Croix.
« Couronné de gloire et
d'honneur, à cause de la mort qu'il a
subie »
(Hébreux
II, 9). Ainsi parle
l'Écriture du couronnement céleste du
Christ. Dieu a signalé l'aurore de cette
gloire, à Pâques, par la
résurrection du vaincu de Golgotha,
transfiguré et délivré des
épines d'ici-bas. Si cette joie de
Pâques fut la réponse du Père
à la fidélité du Fils dans
l'amour et le sacrifice, que notre désir
soit de connaître Jésus-Christ, la
communion de ses souffrances et la puissance de sa
Résurrection, et d'apprendre à saluer
une même gloire dans l'infirmité du
Christ victime, et dans la splendeur du Christ
victorieux.
1935
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