Tout sarment qui
porte du
fruit, le vigneron l'émonde afin qu'il en
porte davantage.
(Jean
XV, 2.)
Plus un chrétien grandit
spirituellement, plus il souffre de son
insuffisance. En face de l'Évangile du
Maître, en face des témoins et des
héros de la foi dont l'amour et la
prière ont opéré tant de
merveilles, que valent nos modestes victoires, si
souvent suivies d'évidentes
défaites ? Comment oser nous mettre au
bénéfice de la parole de
Jésus : « En ceci mon
Père sera glorifié, que vous portiez
beaucoup de fruits, et alors vous serez
véritablement mes
disciples ? »
(Jean
XV, 8). Êtes-vous de ces
vrais disciples rattachés au Sauveur par un
lien organique aussi solide que celui qui unit le
sarment au cep ? Si oui, il vous est interdit
de recourir aux faciles consolations dont se
contentent des âmes sans ambitions :
« Résignons-nous à notre
médiocrité. Nul n'est tenu à
une impossible perfection.
Chacun n'a pas l'étoffe d'un héros ou
d'un saint ». L'impératif divin
vous domine : « Tu dois porter des
fruits plus abondants et plus excellents que ceux
dont a été faite ta pauvre
récolte d'hier. Mais aie confiance :
l'Esprit du Christ est déjà en toi,
principe de purification et de progrès.
« Tout sarment qui est en moi et qui
porte du fruit, mon Père, le vigneron
l'émonde afin qu'il en porte davantage
encore ».
Croyez que cette oeuvre de l'émondage
est vraiment oeuvre de Dieu. Acceptez-en la méthode
austère avec
docilité. Saluez-en le but glorieux avec
joie.
Le vigneron qui vient émonder le
sarment fertile, c'est le Père
céleste. Votre éducation, Dieu
s'en charge ; il l'a entreprise, il la
poursuit.
L'illusion première de l'homme, c'est
de penser qu'il lui appartient à lui et
à lui seul de se former sa
personnalité, de se discipliner, de se
forger un caractère. Gardons-nous de
mépriser l'importance de cet effort
volontaire. Les jeunes d'aujourd'hui ont plus
que jamais besoin de toutes les ressources de leurs
énergies, tant pour agir moralement que pour
assurer leur existence matérielle.
Prédicateur de la Grâce
souveraine, saint Paul adresse constamment aux
fidèles des mots d'ordre virils, propres
à susciter l'effort :
« Veillez, combattez, travaillez à
votre salut ». Mais la doctrine
rigoureuse de l'auto-éducation n'en est pas
moins une erreur, propre
à l'égoïsme et à
l'impiété, puisqu'elle fait
abstraction et du prochain, et de Dieu.
Que chacun s'interroge soi-même. Les grandes leçons de
l'expérience recueillies au cours des
ans, les avez-vous tirées de votre propre
fonds ? Les avez-vous savamment
dégagées d'un idéal tout
personnel que vous vous êtes
créé ? Non, les plus
fécondes de ces leçons vous ont
été bien plutôt imposées par la rencontre d'obstacles
imprévus, par la visite d'épreuves
que vous étiez loin de désirer, par
le contact avec des frères, dont les chemins
ont croisé le vôtre.
Comment cet orgueilleux a-t-il appris
l'humilité ? Alors qu'il se
déclarait fort, il s'est surpris un jour
à pleurer sur lui-même, au
réveil douloureux de quelque chute où
l'avaient précipité les
entraînements du monde.
Comment ce violent a-t-il été
initié à la douceur, ou à la
patience ? Il a passé par le creuset de
la souffrance, il a connu les angoisses du pauvre,
les insomnies du malade.
Comment cet indifférent, insensible,
s'est-il ouvert aux inspirations de la bonté
et de la compassion ? Peut-être
grâce au rayonnement d'une âme vraiment
bonne qui a pénétré dans sa
vie ; peut-être parce qu'un jour - tel
jadis le Bouddha ou François d'Assise,
placés en face du mendiant ou du
lépreux - il a vu surgir sur sa route, sous
l'un de ces visages émouvants qui ne
s'effacent plus de la mémoire, la
détresse humaine. Et alors l'amour a jailli
en sources vives dans le désert de son coeur
aride.
Confesser que ce n'est pas toi qui t'es tout
seul formé et réformé, et
transformé, ce n'est pas encore rejoindre
l'affirmation
chrétienne. Beaucoup ne voient
derrière le réseau complexe des
expériences imposées et des
épreuves subies, rien d'autre que l'anonyme
destinée, ou que le hasard
aveugle.
Et il faut l'avouer, le mystère qui
environne maint événement cruel,
atroce et brutal, nous fait plus aisément
entrevoir la glaciale fatalité, ou le
ricanement de Satan, que le regard d'amour d'un
Père. Cependant, Jésus vous
propose de saisir par la foi, à travers les
rencontres de la vie, ses heurs et ses malheurs, la main du Dieu
d'amour. Nul ne peut le
tenter s'il ne s'est tout d'abord installé
sur le terrain de la confiance en
Jésus-Christ, de la communion d'esprit avec
lui. Celui-là, sans prétendre scruter
toutes les causes dont les enchevêtrements
complexes nous échappent, apprend à
fixer son regard en avant, vers le résultat,
vers le but, pour affirmer : C'est le vigneron
qui émonde lui-même les sarments.
Notre course est orientée ; notre
carrière terrestre est une
éducation ; et toute éducation
réclame un plan et un auteur.
Le Père est le véritable
éducateur de son enfant, alors même
qu'il n'a pas choisi avec précision toutes
les conditions physiques et morales, toutes les
circonstances qui fournissent un cadre à son
effort. À l'oeuvre au sein d'un monde, qui
certes lui appartient, mais qui est un monde
dévié, inachevé, un monde de
réparation et d'attente, le Père
voit, comme nous, et mieux que nous, les forces
obscures ou maudites qui cherchent à retenir
son enfant dans la servitude, à multiplier
ses douleurs, à lui voiler le but, en
amoncelant à l'horizon les nuages du doute,
Mais le divin éducateur
projette sur l'itinéraire des
pèlerins sa lumière et à ceux
qui demeurent près du Christ il
révèle peu à peu le sens des
larmes et des luttes, des déceptions et des
détresses. À travers les ombres et
les épreuves, comme à travers les
exaucements et les libérations, s'affirme le
même Dieu qui a pris en mains l'oeuvre
décisive de la formation, de
l'éducation, du salut de ton âme.
Le vigneron émonde le sarment.
Il émonde. Le dictionnaire m'aide
à préciser ce terme, rendu dans le
texte grec par un mot qui signifie couramment purifier.
Émonder, c'est purifier l'arbre des
branches mortes et des plantes parasites. Il est
facile de définir les équivalents
spirituels de ces réalités
naturelles. À l'intérieur de la vie
du chrétien, le travail de Dieu vise une
purification progressive qui doit l'alléger
de tout poids mort et de tout parasite
épuisant.
Les rameaux morts.
Quelqu'un d'entre vous aurait-il
inauguré l'an neuf, sans avoir effacé une rancune ancienne,
une pensée
méchante, héritage de l'année
révolue, ou héritage plus
enraciné d'un passé plus
lointain ? Ah ! qu'il comprenne que la
démarche de la réconciliation n'est
pas abandonnée aux caprices d'une
inspiration qui tarde à venir, mais que dans
la famille du Christ, c'est le Père
lui-même qui veut et peut venir arracher ce poids
mort, et
mortel, obstacle à la prière, et
obstacle à la joie.
Rameaux morts. C'est encore le souvenir
accablant du péché de hier, qui
te retient, toi qui désires travailler et
témoigner pour ton Dieu, mais que paralyse
une angoisse, fille de ton passé
coupable : « En ai-je le droit, en
suis-je digne ? ». Que d'hommes dont
les hésitations et les mélancolies
d'aujourd'hui proviennent de cette ombre fatale
projetée par le passé sur tous les
élans de l'espoir !
Il en est un qui a eu le courage de dire
avec un accent définitif : À la
mort ce qui est à la mort ! Ton
péché est
pardonné ». Sur l'âme
justifiée par la foi retentit la parole
libératrice. Pour toi qui es en
Jésus-Christ, il n'est plus de condamnation.
Le spectre du remords est exilé par l'acte
même de Dieu. Le vigneron émonde de
tout ce qui est mort le sarment qui demeure
attaché au cep.
La fertilité de l'arbre est
compromise aussi par ces ramures paresseuses, qui
absorbent une sève qui nourrira le luxe des
feuilles, sans se métamorphoser en fleurs
fécondes, et en fruits savoureux. Ah !
que de branches parasites dans les choses
qui accaparent vos heures et vos
pensées !
Là où le plaisir
n'apporte de salutaire détente ni au corps
ni à l'esprit, mais est poursuivi pour
lui-même ; la où il ne fait
qu'ajouter fatigue à fatigue et que remplir
le vide du coeur par un autre vide ; là
où, pour ce plaisir, il faut à tout
prix créer des occasions
et trouver de l'argent, il y a parasitisme puisque
détournement des forces de la vie de leur
véritable destination. Dans mainte existence
honnête, combien restreinte est aujourd'hui la place réservée à la
culture de l'esprit et du coeur, à
l'intimité familiale, à
l'amitié fraternelle, à
l'amitié suprême enfin, à la
prière de la foi. La cause de ces
négligences, qui sont autant
d'appauvrissements, est dans l'encombrement de tant
de vanités que l'amour-propre ou la mode
décrètent indispensables. Alors que
tant de foyers sont actuellement contraints
à un nouvel examen de leur budget, en vue
d'y sauvegarder la place du nécessaire, le
temps est venu, pour vous chrétiens,
d'examiner si une grande part de vos efforts, de
vos affections, de vos ressources ne s'est pas
laissée capter par des objets trop fragiles,
par des buts trop misérables. La
purification que Dieu opère n'est pas
achevée par l'octroi du pardon et la
condamnation des oeuvres du
péché ; le parasitisme travaille
aussi pour la mort.
Pourquoi hésiter à vous soumettre
à une discipline de simplification de
l'existence ? Loin de vous appauvrir, elle
vous permettrait de remettre au centre l'essentiel
et de lui assurer un riche développement.
Elle rendrait l'humble sarment magnifiquement
fécond. S'il y a résistance, c'est
parce que la discipline revêt souvent, pour
notre sensibilité, un aspect douloureux. Je
ne songe pas uniquement aux grandes douleurs,
à la souffrance aiguë, qui s'est
affirmée si souvent inspiratrice de vie
intérieure, et de prière.
En dehors des heures de maladie et de deuil,
dans des circonstances moins graves, et plus
ordinaires, la main de Dieu ne taille pas sans
blesser. Toute ascension spirituelle implique
des renoncements qui font souffrir.
La brutale riposte de l'alcoolique :
« Plutôt mourir que de renoncer
à ma bouteille », a des
parallèles très précis dans
l'attitude d'hommes plus distingués, mais
chez qui la perspective d'avoir à
détrôner leur idole favorite
éveille la même farouche
réaction.
Mais Dieu poursuit en ses enfants son
intention salutaire : il retranche, il
ôte, il supprime, il appauvrit.
En face des renoncements
imposés par les circonstances :
difficultés personnelles d'âge, de
santé, de situation - difficultés
sociales et collectives du temps présent,
prendrez-vous l'attitude neutre du
résigné, courbé sous
l'inéluctable, ou connaîtrez-vous la
hardiesse de l'interprétation
chrétienne : Sur ce chemin de
dépouillement, Dieu lui-même m'a
conduit, afin de me mieux faire saisir ce qui est la seule chose
nécessaire, afin de me
rendre plus vraiment utile dans l'oeuvre de son
Royaume ?
« Nous avons tout pleinement en
Christ ! » s'écriait
l'apôtre triomphant, quoique pauvre, quoique
méprisé. Les satisfaits de ce monde,
riches en argent, en plaisirs, en ambitions
terrestres, sont incapables de comprendre le sens
de cette plénitude que le Christ révèle
à ceux qui ont l'esprit de pauvreté.
Et pourtant tel est bien le but de l'école
de Dieu : nous faire connaître la vie
abondante, permettre au sarment fertile de
devenir plus fertile encore. Des âmes,
longtemps captives du découragement,
créé par l'évanouissement de
leurs rêves, par la fatigue de l'effort
quotidien, par les souffrances du corps et par
celles du coeur, ont pu au sein de leur
appauvrissement, découvrir le trésor
inconnu ! Elles viennent nous dire :
« Maintenant, je sais tout ce qu'il y a
de puissance dans la prière et l'infini de
bonheur que renferme la communion avec
Dieu ».
Ah ! que la vie intérieure
devienne révélation d'une
Présence, inspiration permanente
d'amour ! Qu'elle devienne le
théâtre d'exaucements spirituels qui
ouvrent un monde d'invisibles beautés et
d'indestructibles apaisements ! Alors l'homme
ne déplore plus la disparition des branches
mortes' il accepte même les renonciations les
plus graves, l'envol des espérances les plus
chères.
Les énergies intimes - celles de la
volonté prête à agir, du coeur
prêt à aimer - se trouvent
multipliées par leur concentration sur le
véritable but. Elles ne s'usent plus
dans la poursuite du vent. Elles sont
désormais dirigées et soutenues par
l'amour du Dieu qui nous rend capables d'aimer, par
l'Esprit du Père, qui nous possède et
nous soulève. La vie humaine trouve sa
signification et sa beauté, et à
la fois son vrai mouvement et son vrai repos.
Oserions-nous gravir un échelon de
plus dans l'échelle des intuitions
religieuses ? Nous rejoindrions alors une
mystérieuse pensée, exprimée
dans certains textes
sacrés : Dieu éprouve parfois
spécialement ceux qui l'aiment le mieux.
Pensée délicate, qui,
présentée sans précautions,
pourrait sembler une ironie blessante à
l'adresse de ceux qui pleurent ou un
blasphème dirigé contre l'amour
infini du Père. Mais nous pouvons accueillir
cette pensée au pied de la Croix du
Christ, Fils bien-aimé du Père, et
qui fut aussi le suprêmement
éprouvé, le Christ des indicibles
douleurs.
Si vous appartenez à ce Christ, si
vous désirez lui appartenir plus et mieux
encore, vous ne réclamerez pas la faveur
d'une carrière aisée à l'abri
des combats et des larmes. Vous appellerez sur vous
la grâce d'une éducation qui aura sa
face austère et douloureuse. Les invitations
de la vie divine qui circule en vous et celles de
l'amour du Christ vous imposeront des luttes et
avec vous-mêmes et avec le monde, et des
dépouillements.
Mais la splendeur du but projette à
l'avance sa lumière sur la route, parfois
ardue. Le but, c'est la conformité avec
le Christ, fruit d'une union toujours plus
étroite entre le disciple et son
maître.
Horizons de l'au-delà :
« Alors nous lui serons semblables et
nous le verrons tel qu'il est »
(1
Jean III, 2). La mort, par sa
signature décisive, souligne et
dégage l'essentiel d'une vie humaine et
définit son message et sa signification. Cet
essentiel de toi sera-t-il un jour susceptible
d'être
transcrit dans la langue de Jésus-Christ, en
termes d'amour et de foi ? Oui, si
déjà sur la terre et dans l'horizon
quotidien tu es prêt à t'offrir jour
après jour non pas aux hasards d'un destin
aveugle qui caresse ou qui frappe à
l'aventure, mais au travail actif d'un Dieu qui
t'éduque pour ton salut.
Bénissez ce Dieu-là, ce Dieu
vivant qui conduit à la vie !
Quand Dieu passe, quand il parle, et quel
que soit son message ou son geste,
sévère ou bienveillant, joyeux ou
grave, réjouis-toi ! Toi, qui es un
sarment de la vigne du Christ, convié
à la gloire des récoltes
éternelles, laisse-toi émonder, afin
que tes fruits soient toujours plus
abondants !
1935.
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