Si donc tu
présentés ton offrande à
l'autel et que là tu te souviennes que ton
frère a quelque chose contre toi, laisse
là ton offrande devant l'autel et va d'abord
te réconcilier avec ton frère ;
puis viens présenter ton
offrande.
(Matthieu
V,
23-24.)
Dieu a mis en nous la parole de la
réconciliation, déclare Saint Paul,
et tout le Nouveau Testament chante l'hymne de la
réconciliation du Créateur et de la
Créature, séparés par le
péché et réunis par l'oeuvre
rédemptrice du Christ. Subjugués par
la puissance de l'amour sauveur, les apôtres
ne trouvent point d'expression trop forte pour en
célébrer l'étendue.
« Il a voulu tout réconcilier, ce
qui est dans les cieux, sur la terre et sous la
terre ! ». L'univers tout entier
doit un jour rajeunir sous le baiser de paix de son
Dieu.
Mais, gardons-nous de l'oublier,
l'Évangile ne me permet pas de m'isoler dans
un dialogue intime avec le Père, en
négligeant la présence à mes
côtés, de, mon frère. Dieu ne
veut pas faire la paix avec son enfant sans lui
demander : « Es-tu en paix avec ton
prochain ? ». Venu pour abattre la
muraille qui s'élève entre l'homme et
Dieu, Jésus est venu aussi pour que
s'écroulent les murs de séparation
qui parquent les hommes en
groupes rivaux et hostiles. Une même
volonté, un même éternel
dessein d'amour ouvre devant vous la double
perspective : une humanité
réconciliée avec Dieu ; une
humanité dont les membres soient
réconciliés les uns avec les
autres. Heureux ceux qui procurent la paix,
heureux parce qu'à ceux-là seuls
s'adresse la promesse de la paix divine.
Replaçons-nous devant le devoir
chrétien de la réconciliation
fraternelle, pour en préciser les
difficultés et pour en retrouver le motif
profond.
Si ton frère a quelque chose contre
toi...
Jésus vient de condamner la
colère, capable d'inspirer l'insulte.
Logiquement nous nous attendrions à cette
conclusion : Si tu as, toi, quelque chose
contre ton frère, va t'en expliquer avec
lui, tranquillement, car qui nourrit un sentiment
de haine ne peut rendre au Père un culte qui
lui soit agréable. Mais Jésus
dit : Si ton frère a quelque chose
contre toi. En une autre occasion, Jésus
nous dit : « Lorsque tu pries, si tu
as quelque chose contre quelqu'un, pardonne, si tu
veux que ton Père céleste te
pardonne »
(Marc
XI, 25). L'impossibilité
de faire coexister la colère et la
prière est aussi exprimée par le
souhait apostolique : « Je veux que
les hommes en tout lieu prient, en élevant
au ciel des mains pures, sans
colère »
(1
Tim. II, 8).
Notre texte dit autre chose.
L'expliquerons-nous avec tel
commentateur ancien, en disant :
« Si ton frère a quelque sujet
légitime de se plaindre de toi, si tu
lui as fait tort ? ». Car nous
pouvons penser qu'on ne verrait guère de
sacrifices agréables à Dieu, si
vraiment nul ne pouvait les offrir, que
celui-là, de qui personne ne se plaindrait,
justement ou à tort !
Pour ma part, je ne crois pas devoir
restreindre la zone d'application de la parole du
Sermon sur la montagne. Toute inimitié
entre frères, qu'elle soit
justifiée ou non, doit être, autant
qu'il dépend de moi, abolie ; l'inimitié
bilatérale de deux êtres qui s'en
veulent mutuellement, mais aussi celle qu'a
uniquement créée ma
malveillance ; mais aussi celle-là dont
je me sens le moins responsable et qui a son
origine uniquement dans les dispositions de mon
prochain qui me soupçonne ou m'accuse sans
motif. Toutes ces distinctions disparaissent en
face de la volonté de Dieu.
« Autant que cela dépend de vous,
soyez en paix avec tous »
(Rom.
XII, 17). Mon frère a
quelque chose contre moi, il faut que ce quelque
chose soit dissipé.
Ton frère... notre texte souligne la paix entre proches.
Pour Jésus il
est vrai, tous les hommes sont frères, et
l'ennemi lui-même doit être compris
dans notre intercession, et devenir l'objet de
notre amour. Mais dans le passage qui nous occupe,
Jésus n'a pas tout d'abord en vue l'amour le
plus impossible sur le plan naturel, ce paradoxal
amour des ennemis, jusqu'où il veut
entraîner les siens. Il songe bien plutôt au très
humain, au très naturel amour qui doit nous
lier les uns aux autres dans les cercles de la
famille, de la cité, de l'Eglise.
Jésus a reconnu dans ceux-là
mêmes qui pénètrent dans les
saints parvis des hommes dont les maisons abritent
des luttes domestiques, secrètes ou
notoires, des fils d'Israël qui assis ensemble
à la Synagogue pour écouter la
lecture de la Loi, se tournent le dos à la
sortie parce que divisés par des
rivalités personnelles, ou par des questions
d'opinions ou d'intérêts. De cette
misérable réalité quotidienne,
saisie par son regard pénétrant,
Jésus a conclu mélancoliquement
à la vanité de bien des
offrandes.
Aujourd'hui, au seuil de nos temples, et de
nos cathédrales, Jésus peut se
dresser, face à ses adorateurs, pour leur
répéter :
Si ton frère a quelque chose
contre toi, va d'abord te réconcilier avec
lui, puis viens ensuite rendre ton culte à
Dieu.
Inutile d'énumérer longuement
des faits trop connus.
Jeune pasteur, j'ai souvent
éprouvé au cours de telle ou telle
visite un soubresaut de surprise, alors que
m'informant de la famille, (un père
âgé, une mère solitaire, un
frère, une soeur), je recevais cette simple
réponse : « Nous sommes
brouillés. Brouillés depuis
quelques mois, depuis un an... depuis dix
ans ». Et lorsque j'ai pu, en mainte
occasion, connaître exactement l'origine de
cette mésentente, mon étonnement,
loin d'en être atténué, s'en
est souvent accentué. Il s'agissait ici de
discussions d'argent, qui portaient sur une somme
dérisoire ; ailleurs
d'une fierté blessée, incapable
d'effacer le souvenir d'une parole
méchante ; ailleurs encore de la
convergence de petites choses impossibles à
isoler clairement au sein d'un imbroglio de
racontars et de médisances, dont les sources
se perdaient dans le désert d'un
impénétrable anonymat. Et ce sont ces
choses-là qui préparent ces heures
désolantes où un homme pleure un
frère, ou un ami que la mort vient ravir,
avant qu'ait eu lieu la rencontre de la
réconciliation. Et ce sont ces
choses-là qui accumulent les nuages pesant
à l'horizon de tant de bonheurs familiaux et
de tant de précieuses amitiés !
Va te réconcilier. C'est un ordre,
dont la forme impérative nous gêne
parce qu'elle nous prend à partie : Va
- et nous interpelle. cela te concerne, - et nous
impose l'autorité immédiate d'un
message actuel propre à bouleverser notre
quiétude et à secouer notre
paresse : Va te réconcilier.
Disposés à souscrire à un
théorème général de
morale : il faut que la paix règne
entre les hommes, vous êtes lents à
obéir à la voix directe du
Sauveur : « Lève-toi et va.
Va te réconcilier ! ».
Ainsi pourtant a parlé Jésus.
Son enseignement n'est pas celui du docteur qui
disserte dans l'abstrait, d'un sage qui
énonce des vérités
universelles, et autorise chacun à se
demander jusqu'à quel point il les doit
appliquer à sa propre situation. Non !
Ce qui nous parvient aujourd'hui par
l'Évangile, c'est l'appel
de l'envoyé de Dieu qui passe, et qui
adresse à chacun le commandement
précis qui ne supporte que deux
réponses, le oui et le non.
Va te réconcilier. Et notre
orgueil répond : non.
Non ; c'est à l'autre de
faire le premier pas ! Voilà
l'excuse, voilà la ruse courante. Dans
l'absurde prolongation de bien des
mésintelligences, il y a souvent cette
double et réciproque attente du premier
mouvement. On attend de l'autre un signe, un mot,
une démarche. Et l'autre attend de son
côté. L'observateur impartial qui
pourrait connaître la situation d'une
connaissance parfaite - comme Dieu connaît -
rendrait souvent ce verdict : chacun a eu ses
torts et sa part de responsabilité. Chacun
peut trouver d'excellents motifs pour ne pas
commencer, et avant tout celui-ci : le
désir de ne pas paraître faible.
Ah ! comme le Christ est loin d'avoir
son vrai rôle d'éducateur au sein
de nos familles ! Nos enfants, comme
nous-mêmes, sont instinctivement
attachés à cette morale païenne
qui estime juste de ne pas oublier l'offense. Cette
morale-là, disposée à admettre
tout ce qui dresse l'homme contre l'homme :
l'inimitié, la haine, et la bataille. salue
dans l'orgueil, hostile à tout abaissement,
une forme de la dignité humaine. Il n'est
décidément pas d'autre solution de
ces conflits que la solution chrétienne.
L'amour doit parler plus haut que la force, la
justice, le calcul, et la crainte de l'humiliation. Ayez en vous
les sentiments qui étaient
en Jésus-Christ
(Phil.
II, 5).
Va te réconcilier... J'irai, mais
j'irai demain. Autre aspect du refus ;
futur du coupable retard ; promesse d'une
obéissance incertaine qui est aujourd'hui
désobéissance. Et tandis que tu
hésites et diffères le geste l'effort
aujourd'hui difficile deviendra plus difficile
encore demain.
Voici ces enfants prodigues, pas uniquement
des dévoyés, mais aussi ces jeunes
dont l'esprit d'indépendance a fait un jour
au foyer des insoumis ou des
révoltés. Ils sont partis. Mais
à travers l'émotion d'une heure
particulière. Dieu parle. C'est un
anniversaire, évocateur des joies de
l'enfance révolue ; c'est le retour
d'une fête chrétienne. Dieu
parle : il s'adresse à toi, le
père, la mère, qui as
été obligé de prononcer
naguère sur ton enfant, le jugement d'une
juste sévérité. Il s'adresse
à toi, l'enfant qui as déserté
ta première patrie, le foyer.
« Va te
réconcilier ! ». Qui se
lèvera le premier ? Ah ! pour
cette rencontre que Dieu veut, ce que nous
souhaiterions, c'est de voir s'affirmer
simultanément l'élan de deux
êtres, qu'une même inspiration
réunirait à mi-chemin. Ce que je sais
en tout cas, c'est que celui-là qui se
lèvera le premier sera l'instrument de la
volonté du Christ, et le premier
bénéficiaire de sa promesse.
Heureux celui qui apporte la paix !
Dominés par l'image chrétienne de
l'amour qui souffre tout, qui croit tout, qui
espère tout, nous ne voulons cependant en rien
voiler
l'importance des obstacles dressés
sur notre route.
Faisons très large - nous le devons -
la part des inimitiés qui ont leur source
dans des querelles ridicules ; avouons nous
être parfois sottement offusqués de ce
qui n'était qu'une paille dans l'oeil de
notre prochain. Il n'en demeure pas moins que des
fossés plus sérieux peuvent
être creusés entre les hommes.
Si ton frère a quelque chose
contre toi. Peut-être ce frère
estime-t-il à tort ou à raison, que
tu as porté une grave atteinte à sa
réputation, à ses affaires, à
son bonheur, que tu combats avec passion les
idées pour lesquelles il entend vivre et
lutter ; que tout enfin, caractère,
opinions et intérêts concourt à
vous opposer l'un à l'autre.
Nous nous heurtons là à la
dernière ressource de notre orgueil.
« Va te
réconcilier... ».
« J'irais bien, mais ma
démarche sera vaine ». Il
s'agit de quelqu'un dont j'ai toujours senti qu'il
ne me comprenait pas ; d'un homme dont les
années m'éloignent toujours
davantage ; qui n'aime pas ce que j'aime, qui
ne croit pas ce que je crois, qui ne veut pas ce
que je veux. « Je puis comme
chrétien fermer mon coeur à la
vengeance, alors même que je le sais mal
disposé à mon endroit ; mais
permettez-moi au moins de ne plus songer à
lui car je préfère le laisser hors de
ma société et de ma
pensée ».
Mais la parole de Jésus
demeure : « Si ton frère a
quelque chose contre toi, va te réconcilier.
Et ensuite, viens apporter ton offrande à
Dieu ».
L'ensemble du texte évangélique
définit clairement le motif dernier du
précepte de Jésus. L'ordre est
absolu, parce que son motif est religieux.
Pourquoi nous imposer le rude effort de
vouloir toutes les réconciliations
possibles ? Des considérations
familiales et sociales peuvent nous
éclairer. Quelle libération dans
la vie domestique lorsque la cause d'un
malentendu a été loyalement
définie et abolie ! En réponse
à une simple démarche pacificatrice,
est sortie des lèvres aimées la
parole: « J'attendais ce mot... Et maintenant
reprenons notre vie comme avant, sans traîner
en nos coeurs une sourde rancune, ou une suspicion
qui torture ! ». Quel vrai bonheur
lorsqu'entre proches, lorsqu'entre amis, est
effacé le nuage qu'un silence méfiant
laissait envahir peu à peu le ciel de
l'amitié. Dans la vie professionnelle et
dans la vie publique, quel bain de
clarté et de santé, lorsque certains
ont compris tout ce que peut le geste qui
rapproche, la main qui se tend, la démarche
qui apaise.
Mais Jésus qui parle aux
frères en présence du Père, ne
dit pas : Pour l'avenir de ton foyer, pour la
paix de la cité, va te réconcilier.
Il dit : Lorsque tu viens apporter ton
offrande au Père... D'emblée, il
exprime ici le motif souverain qui loin de
supprimer les autres les comprend tous et les
domine.
Parce que tu veux pouvoir adorer ton
Dieu, va te réconcilier. Ta
démarche porte-t-elle des résultats
immédiats et certains, et vient-elle aplanir
la route de tes
lendemains ? Bénis en Dieu. Si elle
échoue ou semble stérile, ne le
regrette pas. Tu en récoltes le fruit
spirituel, la liberté d'adorer Dieu, comme
il veut être adoré, en esprit, et en
vérité. Ce n'est pas seulement dans
l'intimité du foyer ou au hasard des
rencontres de la rue que vous avez
été heurtés, et comme
souffletés au visage par cette
pensée : « Voilà
quelqu'un qui a quelque chose contre
moi », mais cette réflexion vous a
assiégés parfois, peut-être
dans le Temple, dans la maison de Dieu, et au
moment même ou vous ouvriez toutes grandes
vos âmes aux promesses de la
Grâce !
Peu de jours avant Noël, je vis entrer chez
moi un rude ouvrier mineur, né depuis peu
d'années à la vie nouvelle,
arraché par le Christ libérateur
à une existence de misère et de
péché. De graves discussions
s'étaient récemment
élevées entre lui, et un de nos
anciens d'Eglise, chrétien sincère,
mais qui n'avait point encore dominé ses
vivacités de caractère. Cet homme
venait me confesser son tourment et sa tristesse.
Il avait eu la joie, aux fêtes
précédentes, de participer à
la Sainte Cène. Aujourd'hui, un frère
était séparé de lui. Comment
pourrait-il apporter l'offrande de sa foi au
Christ, et comment trouverait-il le courage de se
réconcilier ? Ce courage, lui, le plus
avancé en âge de ces deux hommes, mais
le plus jeune dans la vie chrétienne, il
l'eut, en se rendant auprès de son ancien
ami, pour faire la paix. Et il
put continuer son ascension spirituelle, sur qui
avait pesé la plus grave menace.
- Iras-tu te réconcilier - pour
garder la communion avec le Christ ? -
Renonçant à l'effort de la
réconciliation, accepteras-tu que se
détende ce lien de la foi qui t'attache
à ton seul Sauveur ?
Que Dieu nous inspire les
obéissances difficiles, les
obéissances immédiates, qui sont
aussi les obéissances
libératrices, en face de l'ordre de son
Fils : « Va te
réconcilier ».
1935.
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