Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XII

LA RÉCONCILIATION FRATERNELLE

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Si donc tu présentés ton offrande à l'autel et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; puis viens présenter ton offrande.
(Matthieu V, 23-24.)

Dieu a mis en nous la parole de la réconciliation, déclare Saint Paul, et tout le Nouveau Testament chante l'hymne de la réconciliation du Créateur et de la Créature, séparés par le péché et réunis par l'oeuvre rédemptrice du Christ. Subjugués par la puissance de l'amour sauveur, les apôtres ne trouvent point d'expression trop forte pour en célébrer l'étendue. « Il a voulu tout réconcilier, ce qui est dans les cieux, sur la terre et sous la terre ! ». L'univers tout entier doit un jour rajeunir sous le baiser de paix de son Dieu.

Mais, gardons-nous de l'oublier, l'Évangile ne me permet pas de m'isoler dans un dialogue intime avec le Père, en négligeant la présence à mes côtés, de, mon frère. Dieu ne veut pas faire la paix avec son enfant sans lui demander : « Es-tu en paix avec ton prochain ? ». Venu pour abattre la muraille qui s'élève entre l'homme et Dieu, Jésus est venu aussi pour que s'écroulent les murs de séparation qui parquent les hommes en groupes rivaux et hostiles. Une même volonté, un même éternel dessein d'amour ouvre devant vous la double perspective : une humanité réconciliée avec Dieu ; une humanité dont les membres soient réconciliés les uns avec les autres. Heureux ceux qui procurent la paix, heureux parce qu'à ceux-là seuls s'adresse la promesse de la paix divine.

Replaçons-nous devant le devoir chrétien de la réconciliation fraternelle, pour en préciser les difficultés et pour en retrouver le motif profond.


I

Si ton frère a quelque chose contre toi...
Jésus vient de condamner la colère, capable d'inspirer l'insulte. Logiquement nous nous attendrions à cette conclusion : Si tu as, toi, quelque chose contre ton frère, va t'en expliquer avec lui, tranquillement, car qui nourrit un sentiment de haine ne peut rendre au Père un culte qui lui soit agréable. Mais Jésus dit : Si ton frère a quelque chose contre toi. En une autre occasion, Jésus nous dit : « Lorsque tu pries, si tu as quelque chose contre quelqu'un, pardonne, si tu veux que ton Père céleste te pardonne » (Marc XI, 25). L'impossibilité de faire coexister la colère et la prière est aussi exprimée par le souhait apostolique : « Je veux que les hommes en tout lieu prient, en élevant au ciel des mains pures, sans colère » (1 Tim. II, 8).

Notre texte dit autre chose. L'expliquerons-nous avec tel commentateur ancien, en disant : « Si ton frère a quelque sujet légitime de se plaindre de toi, si tu lui as fait tort ? ». Car nous pouvons penser qu'on ne verrait guère de sacrifices agréables à Dieu, si vraiment nul ne pouvait les offrir, que celui-là, de qui personne ne se plaindrait, justement ou à tort !

Pour ma part, je ne crois pas devoir restreindre la zone d'application de la parole du Sermon sur la montagne. Toute inimitié entre frères, qu'elle soit justifiée ou non, doit être, autant qu'il dépend de moi, abolie ; l'inimitié bilatérale de deux êtres qui s'en veulent mutuellement, mais aussi celle qu'a uniquement créée ma malveillance ; mais aussi celle-là dont je me sens le moins responsable et qui a son origine uniquement dans les dispositions de mon prochain qui me soupçonne ou m'accuse sans motif. Toutes ces distinctions disparaissent en face de la volonté de Dieu. « Autant que cela dépend de vous, soyez en paix avec tous » (Rom. XII, 17). Mon frère a quelque chose contre moi, il faut que ce quelque chose soit dissipé.




Ton frère... notre texte souligne la paix entre proches. Pour Jésus il est vrai, tous les hommes sont frères, et l'ennemi lui-même doit être compris dans notre intercession, et devenir l'objet de notre amour. Mais dans le passage qui nous occupe, Jésus n'a pas tout d'abord en vue l'amour le plus impossible sur le plan naturel, ce paradoxal amour des ennemis, jusqu'où il veut entraîner les siens. Il songe bien plutôt au très humain, au très naturel amour qui doit nous lier les uns aux autres dans les cercles de la famille, de la cité, de l'Eglise.

Jésus a reconnu dans ceux-là mêmes qui pénètrent dans les saints parvis des hommes dont les maisons abritent des luttes domestiques, secrètes ou notoires, des fils d'Israël qui assis ensemble à la Synagogue pour écouter la lecture de la Loi, se tournent le dos à la sortie parce que divisés par des rivalités personnelles, ou par des questions d'opinions ou d'intérêts. De cette misérable réalité quotidienne, saisie par son regard pénétrant, Jésus a conclu mélancoliquement à la vanité de bien des offrandes.

Aujourd'hui, au seuil de nos temples, et de nos cathédrales, Jésus peut se dresser, face à ses adorateurs, pour leur répéter :
Si ton frère a quelque chose contre toi, va d'abord te réconcilier avec lui, puis viens ensuite rendre ton culte à Dieu.
Inutile d'énumérer longuement des faits trop connus.

Jeune pasteur, j'ai souvent éprouvé au cours de telle ou telle visite un soubresaut de surprise, alors que m'informant de la famille, (un père âgé, une mère solitaire, un frère, une soeur), je recevais cette simple réponse : « Nous sommes brouillés. Brouillés depuis quelques mois, depuis un an... depuis dix ans ». Et lorsque j'ai pu, en mainte occasion, connaître exactement l'origine de cette mésentente, mon étonnement, loin d'en être atténué, s'en est souvent accentué. Il s'agissait ici de discussions d'argent, qui portaient sur une somme dérisoire ; ailleurs d'une fierté blessée, incapable d'effacer le souvenir d'une parole méchante ; ailleurs encore de la convergence de petites choses impossibles à isoler clairement au sein d'un imbroglio de racontars et de médisances, dont les sources se perdaient dans le désert d'un impénétrable anonymat. Et ce sont ces choses-là qui préparent ces heures désolantes où un homme pleure un frère, ou un ami que la mort vient ravir, avant qu'ait eu lieu la rencontre de la réconciliation. Et ce sont ces choses-là qui accumulent les nuages pesant à l'horizon de tant de bonheurs familiaux et de tant de précieuses amitiés !


II

Va te réconcilier. C'est un ordre, dont la forme impérative nous gêne parce qu'elle nous prend à partie : Va - et nous interpelle. cela te concerne, - et nous impose l'autorité immédiate d'un message actuel propre à bouleverser notre quiétude et à secouer notre paresse : Va te réconcilier. Disposés à souscrire à un théorème général de morale : il faut que la paix règne entre les hommes, vous êtes lents à obéir à la voix directe du Sauveur : « Lève-toi et va. Va te réconcilier ! ».

Ainsi pourtant a parlé Jésus. Son enseignement n'est pas celui du docteur qui disserte dans l'abstrait, d'un sage qui énonce des vérités universelles, et autorise chacun à se demander jusqu'à quel point il les doit appliquer à sa propre situation. Non ! Ce qui nous parvient aujourd'hui par l'Évangile, c'est l'appel de l'envoyé de Dieu qui passe, et qui adresse à chacun le commandement précis qui ne supporte que deux réponses, le oui et le non.

Va te réconcilier. Et notre orgueil répond : non.
Non ; c'est à l'autre de faire le premier pas ! Voilà l'excuse, voilà la ruse courante. Dans l'absurde prolongation de bien des mésintelligences, il y a souvent cette double et réciproque attente du premier mouvement. On attend de l'autre un signe, un mot, une démarche. Et l'autre attend de son côté. L'observateur impartial qui pourrait connaître la situation d'une connaissance parfaite - comme Dieu connaît - rendrait souvent ce verdict : chacun a eu ses torts et sa part de responsabilité. Chacun peut trouver d'excellents motifs pour ne pas commencer, et avant tout celui-ci : le désir de ne pas paraître faible.

Ah ! comme le Christ est loin d'avoir son vrai rôle d'éducateur au sein de nos familles ! Nos enfants, comme nous-mêmes, sont instinctivement attachés à cette morale païenne qui estime juste de ne pas oublier l'offense. Cette morale-là, disposée à admettre tout ce qui dresse l'homme contre l'homme : l'inimitié, la haine, et la bataille. salue dans l'orgueil, hostile à tout abaissement, une forme de la dignité humaine. Il n'est décidément pas d'autre solution de ces conflits que la solution chrétienne. L'amour doit parler plus haut que la force, la justice, le calcul, et la crainte de l'humiliation. Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ (Phil. II, 5).

Va te réconcilier... J'irai, mais j'irai demain. Autre aspect du refus ; futur du coupable retard ; promesse d'une obéissance incertaine qui est aujourd'hui désobéissance. Et tandis que tu hésites et diffères le geste l'effort aujourd'hui difficile deviendra plus difficile encore demain.

Voici ces enfants prodigues, pas uniquement des dévoyés, mais aussi ces jeunes dont l'esprit d'indépendance a fait un jour au foyer des insoumis ou des révoltés. Ils sont partis. Mais à travers l'émotion d'une heure particulière. Dieu parle. C'est un anniversaire, évocateur des joies de l'enfance révolue ; c'est le retour d'une fête chrétienne. Dieu parle : il s'adresse à toi, le père, la mère, qui as été obligé de prononcer naguère sur ton enfant, le jugement d'une juste sévérité. Il s'adresse à toi, l'enfant qui as déserté ta première patrie, le foyer. « Va te réconcilier ! ». Qui se lèvera le premier ? Ah ! pour cette rencontre que Dieu veut, ce que nous souhaiterions, c'est de voir s'affirmer simultanément l'élan de deux êtres, qu'une même inspiration réunirait à mi-chemin. Ce que je sais en tout cas, c'est que celui-là qui se lèvera le premier sera l'instrument de la volonté du Christ, et le premier bénéficiaire de sa promesse.
Heureux celui qui apporte la paix !




Dominés par l'image chrétienne de l'amour qui souffre tout, qui croit tout, qui espère tout, nous ne voulons cependant en rien voiler l'importance des obstacles dressés sur notre route.
Faisons très large - nous le devons - la part des inimitiés qui ont leur source dans des querelles ridicules ; avouons nous être parfois sottement offusqués de ce qui n'était qu'une paille dans l'oeil de notre prochain. Il n'en demeure pas moins que des fossés plus sérieux peuvent être creusés entre les hommes.

Si ton frère a quelque chose contre toi. Peut-être ce frère estime-t-il à tort ou à raison, que tu as porté une grave atteinte à sa réputation, à ses affaires, à son bonheur, que tu combats avec passion les idées pour lesquelles il entend vivre et lutter ; que tout enfin, caractère, opinions et intérêts concourt à vous opposer l'un à l'autre.

Nous nous heurtons là à la dernière ressource de notre orgueil. « Va te réconcilier... ». « J'irais bien, mais ma démarche sera vaine ». Il s'agit de quelqu'un dont j'ai toujours senti qu'il ne me comprenait pas ; d'un homme dont les années m'éloignent toujours davantage ; qui n'aime pas ce que j'aime, qui ne croit pas ce que je crois, qui ne veut pas ce que je veux. « Je puis comme chrétien fermer mon coeur à la vengeance, alors même que je le sais mal disposé à mon endroit ; mais permettez-moi au moins de ne plus songer à lui car je préfère le laisser hors de ma société et de ma pensée ».

Mais la parole de Jésus demeure : « Si ton frère a quelque chose contre toi, va te réconcilier. Et ensuite, viens apporter ton offrande à Dieu ».


III

L'ensemble du texte évangélique définit clairement le motif dernier du précepte de Jésus. L'ordre est absolu, parce que son motif est religieux.
Pourquoi nous imposer le rude effort de vouloir toutes les réconciliations possibles ? Des considérations familiales et sociales peuvent nous éclairer. Quelle libération dans la vie domestique lorsque la cause d'un malentendu a été loyalement définie et abolie ! En réponse à une simple démarche pacificatrice, est sortie des lèvres aimées la parole: « J'attendais ce mot... Et maintenant reprenons notre vie comme avant, sans traîner en nos coeurs une sourde rancune, ou une suspicion qui torture ! ». Quel vrai bonheur lorsqu'entre proches, lorsqu'entre amis, est effacé le nuage qu'un silence méfiant laissait envahir peu à peu le ciel de l'amitié. Dans la vie professionnelle et dans la vie publique, quel bain de clarté et de santé, lorsque certains ont compris tout ce que peut le geste qui rapproche, la main qui se tend, la démarche qui apaise.

Mais Jésus qui parle aux frères en présence du Père, ne dit pas : Pour l'avenir de ton foyer, pour la paix de la cité, va te réconcilier. Il dit : Lorsque tu viens apporter ton offrande au Père... D'emblée, il exprime ici le motif souverain qui loin de supprimer les autres les comprend tous et les domine.

Parce que tu veux pouvoir adorer ton Dieu, va te réconcilier. Ta démarche porte-t-elle des résultats immédiats et certains, et vient-elle aplanir la route de tes lendemains ? Bénis en Dieu. Si elle échoue ou semble stérile, ne le regrette pas. Tu en récoltes le fruit spirituel, la liberté d'adorer Dieu, comme il veut être adoré, en esprit, et en vérité. Ce n'est pas seulement dans l'intimité du foyer ou au hasard des rencontres de la rue que vous avez été heurtés, et comme souffletés au visage par cette pensée : « Voilà quelqu'un qui a quelque chose contre moi », mais cette réflexion vous a assiégés parfois, peut-être dans le Temple, dans la maison de Dieu, et au moment même ou vous ouvriez toutes grandes vos âmes aux promesses de la Grâce !




Peu de jours avant Noël, je vis entrer chez moi un rude ouvrier mineur, né depuis peu d'années à la vie nouvelle, arraché par le Christ libérateur à une existence de misère et de péché. De graves discussions s'étaient récemment élevées entre lui, et un de nos anciens d'Eglise, chrétien sincère, mais qui n'avait point encore dominé ses vivacités de caractère. Cet homme venait me confesser son tourment et sa tristesse. Il avait eu la joie, aux fêtes précédentes, de participer à la Sainte Cène. Aujourd'hui, un frère était séparé de lui. Comment pourrait-il apporter l'offrande de sa foi au Christ, et comment trouverait-il le courage de se réconcilier ? Ce courage, lui, le plus avancé en âge de ces deux hommes, mais le plus jeune dans la vie chrétienne, il l'eut, en se rendant auprès de son ancien ami, pour faire la paix. Et il put continuer son ascension spirituelle, sur qui avait pesé la plus grave menace.

- Iras-tu te réconcilier - pour garder la communion avec le Christ ? - Renonçant à l'effort de la réconciliation, accepteras-tu que se détende ce lien de la foi qui t'attache à ton seul Sauveur ?

Que Dieu nous inspire les obéissances difficiles, les obéissances immédiates, qui sont aussi les obéissances libératrices, en face de l'ordre de son Fils : « Va te réconcilier ».

1935.

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