Donne-nous
aujourd'hui
notre pain quotidien.
(Matthieu
VI,
11)
Jésus permet, Jésus recommande
à ses disciples de dire à Dieu dans
leur prière : « Donne-nous de
quoi manger ! » Certains
chrétiens, convaincus que Jésus
attribuait plus de prix à l'aliment
spirituel qui nourrit les âmes qu'à
l'aliment périssable qui soutient les corps,
ont voulu traduire : « Donne-nous,
ô Père, ton pain à toi, le pain
céleste de ta parole ». Mais.
songeant à la compassion du Christ en face
des foules affamées et du mendiant qui, pour
ne pas mourir, réclame quelques-unes des
miettes qui tombent de la table du festin, je reste
convaincu que Jésus a voulu introduire dans
l'oraison dominicale l'humble, la toute humaine et
instinctive supplication :
« Père ! donne-nous
le pain qui nous est
nécessaire ! »
Vous n'avez souvent accordé à
cette phrase que la portée d'une formule
banale, en laquelle s'exprime tout au plus une
reconnaissance lointaine pour le Dieu qui fait
mûrir nos moissons, et de qui
dépendent toutes choses. Mais aujourd'hui
les circonstances nous replacent
brutalement devant la pathétique
signification de la prière pour le
pain.
Le fléau de la sécheresse, si
redoutable dans les pays d'Orient et aux
époques bibliques, sans nous menacer
directement de famine, nous dit l'angoisse de nos
paysans, et nous invite à penser à
ces frères de la campagne, ceux au labeur
desquels - après Dieu - nous devons notre
pain.
Il vous arrive aussi de découvrir la
détresse secrète de telle famille, au
sein de laquelle grandissent des enfants
sous-alimentés, ou l'héroïsme
d'une soeur isolée qui s'oblige à un
effort acharné, sans être certaine
d'avoir demain de quoi satisfaire l'appétit
de ses enfants. Vous percevez encore l'écho
sans cesse amplifié de ces voix d'hommes
encore jeunes, vaillants et robustes, qui crient
à la société - anonyme tyran
aux oreilles assourdies et au coeur de
pierre :
- « Nous voulons du
travail », c'est-à-dire du pain !
Nous ne répudions pas le sens des
anecdotes édifiantes, propres à
célébrer le miracle de la foi. Tel
chômeur, après s'être converti,
et avoir réappris à s'adresser
à Dieu, reçoit le lendemain
même une offre de travail ! Mais nous ne
voulons pas davantage juger avec une hypocrisie
pharisienne ceux qui déclarent avec
amertume : À quoi bon demander notre
pain à Dieu ? Sans doute est-il
disposé, Lui, à nous l'assurer, mais
ce sont les hommes qui nous le refusent. Et sur
notre terre l'égoïsme humain
règne bien plus souverainement que l'amour
d'un Dieu ! ».
Dans les régions où se
perpétue aujourd'hui le crime de la guerre,
et avec lui l'odieuse famine, il doit se
retrouver, comme il
y a
vingt ans, des croyants qui par leur souffrance
même sont initiés au sens profond de
la prière du Seigneur. Ne pas savoir si
J'aurai demain du pain, et redire avec ferveur
le : Notre Père !
Expérience que j'ai eu le privilège
de faire jadis, et qui nous peut donner comme en
une vision instantanée, le sentiment de
notre entière dépendance à
l'égard de Dieu, la conscience de notre
complet dénuement, de notre radicale
pauvreté, dès que nos yeux ne se
tournent plus vers Lui, dès que nous ne
mettons plus toute notre attente en Lui, et en Lui
seul.
Ah ! comme il retentit propre à
nous émouvoir et à nous
déchirer le coeur, le cri que
répètent trop distraitement nos
lèvres de chrétiens heureux, aux
lendemains assurés :
« Donne-nous notre pain
quotidien ! ».
En m'adressant à vous, dont les
soucis, si lourds soient-ils parfois, n'impliquent
pourtant pas la crainte de ne pas avoir à
manger à votre faim, je vous invite à
redire la quatrième demande du Notre
Père dans l'esprit de Celui qui nous l'a
enseigné, à retrouver ce que ces
simples mots nous disent de notre position humaine,
des intentions de Dieu, de nos obligations de
chrétiens.
Donne-nous le pain qui nous est
nécessaire.
Par cet appel s'insère dans la
prière chrétienne l'image de notre
existence de fils de la terre, créatures de chair
et de
sang, condamnées à manger pour
subsister. Ainsi se justifie de notre part à
nous qui devons apporter à Dieu d'autres
aveux (ceux de nos fautes et de nos
détresses intimes :
Pardonne-nous ! délivre-nous !) la confession de nos
soucis les plus urgents,
les plus immédiats : notre nourriture,
notre gagne-pain.
L'oraison dominicale n'a pas
été enseignée à
l'humanité par quelque sage, né
à la cour d'un prince, comme telle oraison
bouddhique, mais bien par l'ouvrier maçon de
Galilée. Durant les longues années
vécues dans l'atelier de Nazareth,
Jésus s'est sans doute demandé plus
d'une fois si son labeur fidèle parviendrait
à suffire aux besoins des siens :
Marie, les frères et les soeurs. Pas de
père à la maison... mais dans le ciel
le Père, vers qui Jésus se tourne,
dans la simple et solide confiance de son coeur
fervent : « Père, donne-nous
aujourd'hui notre pain pour le jour de
demain... » car c'est aussi ainsi que
l'on peut traduire notre texte.
Y aurait-il là une contradiction avec
l'appel : « Ne vous mettez point
en souci du lendemain en disant : Que
mangerons-nous ? que
boirons-nous ? » Non pas :
cela Dieu ne le veut pas, mais ce qu'Il
désire, c'est que vous lui apportiez
à Lui votre souci qui, absorbé par la
prière, puisse céder la place
à la paix tranquille. Le Père sait
que vous avez besoin aussi de ces
choses-là : le pain, et pour avoir du
pain : le travail ; et pour pouvoir
travailler : la force et la santé en
vous, la justice et la paix parmi les hommes !
Assure-nous, ô Dieu, notre pain !
O humanité de l'Évangile de
Dieu ! si volontiers oubliée par les
égarés de l'Esprit qui ont cru
pouvoir dire : « Qu'importe le
corps ? l'âme seule compte. Quel
intérêt ont les travaux
d'ici-bas ? Le seul labeur sacré est
celui de l'âme tournée vers les choses
invisibles ! ». Jésus
pourtant a nourri l'affamé, guéri
l'impotent, et voulu vivre dans ce monde, celui
où les serviteurs besognent pour faire
valoir leurs talents, où les ouvriers s'en
vont à la vigne, où l'aurore sonne
l'heure de l'effort des bras et des cerveaux.
« De nuit les lionceaux
rugissent après leur proie et demandent
à Dieu leur nourriture. Le soleil se
lève : ils se retirent et se couchent
dans leurs tanières. Mais l'homme sort pour
se rendre à son ouvrage, et au travail
jusqu'au soir »
(Ps.
CIV, 21-22).
Le pain est sacré, parce qu'il est le
pain du labeur, labeur de Dieu qui fait
croître l'épi, labeur de l'homme qui
sème, moissonne et pétrit. Le rapport
entre le pain et le travail est défini dans
la Bible, avec une éloquence qui projette
une clarté impitoyable sur les illusions et
les folies qui ne cessent de séduire notre
humanité.
Lorsque Jésus repousse l'invitation
du Tentateur
Change ces pierres en pain !
il
prononce son jugement sur le rêve de la
paresse, exploité par l'instinct de la
jouissance. Pouvoir inaugurer le paradis de l'oisiveté,
de
l'existence sans effort, dominée par le
culte du plaisir, s'insurger contre la loi
divine :
Tu gagneras ton pain à la sueur de
ton front.
Renoncer enfin à tout ce qui grandit
l'être intérieur et constitue son
armature : la tension de la volonté,
l'énergie qui s'affirme dans le service
actif des frères.
Ému vis-à-vis d'hommes qui
portent sur leurs fronts les signes de la fatigue,
Jésus sait que la guérison de cette
fatigue n'est pas dans l'octroi du pain du miracle,
dans le don de quelque manne tombant du ciel. La
guérison est ailleurs, dans l'offre du vrai
pain de l'âme. Mais le pain du corps, Dieu
veut le donner conformément à sa loi
immuable : Au travailleur le pain.
À cause du froid, dit un
proverbe d'Israël, le paresseux ne laboure
pas. À la moisson il voudrait
récolter, mais il n'y a rien »
(Prov.
XX, 4).
Et l'apôtre Paul écrira
audacieusement :
« Qui ne veut pas travailler ne
doit pas non plus manger »
(2
Thess. III, 10).
Et nous oserions dire que l'Évangile
du salut ne peut en rien éclairer nos
désordres économiques et nos
angoisses sociales ! Ah ! si cet
Évangile n'a point promulgué une
technique sociale, que chaque
génération doit vouloir
réviser et améliorer, du moins
proclame-t-il des principes qui doivent inspirer
à la fois nos jugements et notre
volonté de réformes actives et
courageuses.
Dieu ne peut prendre plaisir à voir
des hommes, mis à la faveur des hasards de
la fortune, dans la possibilité de gagner
sans travailler, et d'autres qui peuvent travailler
sans gagner leur juste salaire. Aujourd'hui
même, plusieurs peuvent déplorer
l'abus que certains politiciens ne manqueront pas
de faire des tristes expressions, si largement
populaires, hélas ! Exploiteurs - et
exploités. - Mais qui oserait dire que ces
expressions ne correspondent à rien ?
Gagner sans travailler. Travailler sans gagner.
Double scandale aux yeux de Dieu qui veut donner
son pain au travailleur.
Et ne regardons pas uniquement aux
accapareurs, aux géants de la finance et du
capital. Exploités ! ils le sont aussi,
ces commerçants et 'artisans frustrés
du fruit de leur peine par la négligence de
clients qui ne règlent point leurs dettes.
Infidèle ! il l'est aussi celui qui ne
demande ni à Dieu ni à son travail,
mais bien au hasard d'une spéculation ou
d'une loterie de quoi lui assurer le
bien-être désiré.
Dire le Notre Père ! en
chrétien, c'est prolonger l'élan d'un
travail honnête et courageux par la seule
prière que peut animer une sincère
confiance : « Voici l'oeuvre de ma
bonne volonté, et de mon service
fidèle ; daigne, oh Dieu 1 la
bénir et m'assurer mon pain ».
Le pain nécessaire. De quoi manger. Oui,
et sans doute plus encore : Notre pain - au
pluriel.
Pluriel familial tout d'abord.
Jésus vit en famille ; la famille de
Nazareth ; la
famille de l'amitié, les Douze. À
Béthanie, ailleurs encore, Jésus a pu
voir déjà de ses yeux, sur la terre,
prophétie de la piété future
des chrétiens, les membres d'une même
famille déchiffrer le sens religieux de leur
unité, en répétant ensemble la
prière du Seigneur : - Notre
pain ! De quoi donner à nos enfants la
nourriture, et aussi - et quel problème
aujourd'hui - le moyen de gagner un jour leur
pain : la santé, l'instruction,
l'initiation professionnelle, et l'initiation au
métier d'homme.
Et comme la famille selon Dieu ne saurait se
constituer dans la maison de l'égoïsme
aux portes closes, nous redisons avec saint
Paul : Que chacun travaille pour avoir de
quoi donner à celui qui est dans le
besoin
(Eph.
IV, 28).
Une des plus vives souffrances du pauvre qui
aime Dieu, c'est de se sentir paralysé dans
son désir d'en aider d'autres. J'ai connu
beaucoup de très humbles chrétiens
qui voulaient joindre à la demande de leur
pain, ce souhait de pouvoir soutenir de plus
pauvres qu'eux. Souvent Dieu exauce admirablement
cet appel, et par son inspiration permet à
des pauvres d'être de vrais
prédicateurs de la charité. Vous qui
trouvez dans la modestie de vos ressources de quoi
offrir une famille à un orphelin, de quoi
accueillir à votre table un isolé,
soyez remerciés ! vous nous montrez
l'amour multipliant le pain de la
pauvreté,
Comment pourriez-vous rendre grâce
pour votre nourriture sans dire au
Père : Donne-nous notre pain, Ce
pluriel déborde les cadres étroits de
la famille. C'est le
pluriel
de la langue du Royaume de Dieu. Donne leur
pain à mes frères inquiets ou
menacés, sans travail, sans espoir, Donne-le
à ceux-là qui ont faim, parce que
règnent encore l'iniquité, la
tyrannie, la violence et la guerre.
Désormais, quand je songe à ce
règne de l'amour que Dieu veut, je vois la
requête pour le pain se situer dans le cadre
total de l'attente de notre foi :
l'obéissance à Dieu, le pardon de nos
péchés, la victoire sur le mal.
Isolée, arrachée de
l'atmosphère qui lui confère sa
force, comme elle redevient vulgaire, païenne,
et presqu'impie, la requête du seul secours
matériel et égoïste :
Donne-moi mon pain !
Certaines tribus païennes emploient
tour à tour la menace, la flatterie, le rite
magique, pour obtenir de leurs divinités une
chasse fructueuse ou une pêche abondante.
Leurs dieux sont des serviteurs qu'il s'agit de
faire habilement obéir.
Mais pour Jésus l'homme qui dit au
Père : Donne-nous notre
pain ! c'est celui-là qui vient lui
dire : Que ta volonté soit
faite ! et qui va implorer : Pardonne-moi !
Oh ! misère des hommes si
rebelles à l'instruction de leur
Dieu !
Un homme rentre au logis pour
s'écrier : « Plus
d'argent ! demande à Dieu du pain, si
tu crois en Lui ! ».
Et la
femme qui écoute le blasphème, sait
que celui-là vient d'apporter à ses
idoles : l'alcool, le jeu, la débauche,
le prix de ce pain qu'il reproche au ciel de lui
mesurer !
Par habitude les lèvres de
l'égoïste murmurent:
« Donne-nous notre
pain ! » - alors que sa
pensée, fermée aux horizons
généreux de la piété
biblique, s'arrête à ce seul
but : « L'abondance pour moi !
et qu'ai-je à m'inquiéter du pain de
mon frère ? ».
Le Père veut donner à ses
enfants le pain, Il l'a manifesté en
répandant la vie dans l'univers et en
appelant notre race à peupler une
planète qui nourrit 2.000 millions
d'habitants, et qui pourrait en nourrir trois fois
plus. Si quand je dis le Notre
Père... je suspends ma prière,
ému par la vision des enfants qui crient
famine et des multitudes sans travail, je sais que ce qui manque
sur la terre, ce n'est pas le
blé, c'est l'amour.
Ainsi, nous rejoignons involontairement
l'interprétation des Pères de
l'Eglise qui disaient : Jésus pense au
pain de l'âme... Oui et non !
Non ! Jésus a vu le Père
assez proche de nos luttes et de nos angoisses pour
affirmer : Dieu s'inquiète de tout ton
être et aussi de ton corps, de ton
métier, de ton pain.
Oui ! car Jésus a vu - et
l'histoire lui a donné raison - que nous
nous efforçons en vain de résoudre la
question du pain tant que nous ne sommes pas
entrés dans la vérité
spirituelle.
Le miracle sauveur n'est pas celui du
magicien qui change les pierres en pain. Il est
illusoire de multiplier les ressources d'un pays si
l'on n'y fait fleurir la
conscience et l'amour. L'égoïsme de
l'abondance enfante la haine et la mort tout comme
l'égoïsme de la misère. Le
miracle sauveur c'est celui de l'Esprit changeant
les coeurs de pierre en coeurs de chair, c'est
celui de Jésus faisant vivre dans
l'âme humaine l'amour qui vient de Dieu.
Que ta volonté soit faite sur la
terre comme au Ciel, ô Dieu ! et
alors sera dissipée
l'incrédulité de ceux à qui la
cruauté et l'indifférence des
frères voilent la face du
Père !
Pardonne-nous, oui, pardonne-nous
lorsque nous mangeons le pain de notre bonheur sans
reconnaissance et sans angoisse, sans savoir
découvrir, sur nos routes, les frères
actuels du pauvre Lazare, et les ouvriers que
personne n'a loués, et Jésus-Christ
lui-même dans la personne de celui qui
près de nous murmure : « J'ai
eu faim et vous ne m'avez point donné
à manger », sans être enfin
soulevés au-dessus de nos petites ambitions
satisfaites, et arrachés à
nous-mêmes par l'appel de la vision
prophétique : Une terre où la
requête sera pour tous muée en un
hymne d'adoration et de gratitude - parce
qu'à tous et à chacun seront
assurés et le pain du corps qui permet
d'exister, et le pain de l'Esprit qui permet de
vivre.
Après la Sainte Cène, -
l'acte sacré qui a conféré au
pain une dignité symbolique à nulle
autre pareille - les chrétiens des premiers
âges rendaient grâce en ces
termes :
« C'est Toi, maître
tout-Puissant, qui as créé l'univers
à l'honneur de ton nom, qui as donné
aux hommes la nourriture et la boisson en
jouissance pour qu'ils te rendent
grâce ; mais à nous tu as
donné une nourriture et un breuvage
spirituels par ton serviteur Jésus.
Souviens-toi, Seigneur, de délivrer ton
Église de tout mal, et de la rendre parfaite
dans ton amour »
(1).
1938.
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