Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

NOTRE PAIN

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Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien.
(Matthieu VI, 11)


Jésus permet, Jésus recommande à ses disciples de dire à Dieu dans leur prière : « Donne-nous de quoi manger ! » Certains chrétiens, convaincus que Jésus attribuait plus de prix à l'aliment spirituel qui nourrit les âmes qu'à l'aliment périssable qui soutient les corps, ont voulu traduire : « Donne-nous, ô Père, ton pain à toi, le pain céleste de ta parole ». Mais. songeant à la compassion du Christ en face des foules affamées et du mendiant qui, pour ne pas mourir, réclame quelques-unes des miettes qui tombent de la table du festin, je reste convaincu que Jésus a voulu introduire dans l'oraison dominicale l'humble, la toute humaine et instinctive supplication :
« Père ! donne-nous le pain qui nous est nécessaire ! »

Vous n'avez souvent accordé à cette phrase que la portée d'une formule banale, en laquelle s'exprime tout au plus une reconnaissance lointaine pour le Dieu qui fait mûrir nos moissons, et de qui dépendent toutes choses. Mais aujourd'hui les circonstances nous replacent brutalement devant la pathétique signification de la prière pour le pain.

Le fléau de la sécheresse, si redoutable dans les pays d'Orient et aux époques bibliques, sans nous menacer directement de famine, nous dit l'angoisse de nos paysans, et nous invite à penser à ces frères de la campagne, ceux au labeur desquels - après Dieu - nous devons notre pain.

Il vous arrive aussi de découvrir la détresse secrète de telle famille, au sein de laquelle grandissent des enfants sous-alimentés, ou l'héroïsme d'une soeur isolée qui s'oblige à un effort acharné, sans être certaine d'avoir demain de quoi satisfaire l'appétit de ses enfants. Vous percevez encore l'écho sans cesse amplifié de ces voix d'hommes encore jeunes, vaillants et robustes, qui crient à la société - anonyme tyran aux oreilles assourdies et au coeur de pierre :
- « Nous voulons du travail », c'est-à-dire du pain !

Nous ne répudions pas le sens des anecdotes édifiantes, propres à célébrer le miracle de la foi. Tel chômeur, après s'être converti, et avoir réappris à s'adresser à Dieu, reçoit le lendemain même une offre de travail ! Mais nous ne voulons pas davantage juger avec une hypocrisie pharisienne ceux qui déclarent avec amertume : À quoi bon demander notre pain à Dieu ? Sans doute est-il disposé, Lui, à nous l'assurer, mais ce sont les hommes qui nous le refusent. Et sur notre terre l'égoïsme humain règne bien plus souverainement que l'amour d'un Dieu ! ».

Dans les régions où se perpétue aujourd'hui le crime de la guerre, et avec lui l'odieuse famine, il doit se retrouver, comme il y a vingt ans, des croyants qui par leur souffrance même sont initiés au sens profond de la prière du Seigneur. Ne pas savoir si J'aurai demain du pain, et redire avec ferveur le : Notre Père ! Expérience que j'ai eu le privilège de faire jadis, et qui nous peut donner comme en une vision instantanée, le sentiment de notre entière dépendance à l'égard de Dieu, la conscience de notre complet dénuement, de notre radicale pauvreté, dès que nos yeux ne se tournent plus vers Lui, dès que nous ne mettons plus toute notre attente en Lui, et en Lui seul.
Ah ! comme il retentit propre à nous émouvoir et à nous déchirer le coeur, le cri que répètent trop distraitement nos lèvres de chrétiens heureux, aux lendemains assurés : « Donne-nous notre pain quotidien ! ».

En m'adressant à vous, dont les soucis, si lourds soient-ils parfois, n'impliquent pourtant pas la crainte de ne pas avoir à manger à votre faim, je vous invite à redire la quatrième demande du Notre Père dans l'esprit de Celui qui nous l'a enseigné, à retrouver ce que ces simples mots nous disent de notre position humaine, des intentions de Dieu, de nos obligations de chrétiens.


II

Donne-nous le pain qui nous est nécessaire.
Par cet appel s'insère dans la prière chrétienne l'image de notre existence de fils de la terre, créatures de chair et de sang, condamnées à manger pour subsister. Ainsi se justifie de notre part à nous qui devons apporter à Dieu d'autres aveux (ceux de nos fautes et de nos détresses intimes : Pardonne-nous ! délivre-nous !) la confession de nos soucis les plus urgents, les plus immédiats : notre nourriture, notre gagne-pain.

L'oraison dominicale n'a pas été enseignée à l'humanité par quelque sage, né à la cour d'un prince, comme telle oraison bouddhique, mais bien par l'ouvrier maçon de Galilée. Durant les longues années vécues dans l'atelier de Nazareth, Jésus s'est sans doute demandé plus d'une fois si son labeur fidèle parviendrait à suffire aux besoins des siens : Marie, les frères et les soeurs. Pas de père à la maison... mais dans le ciel le Père, vers qui Jésus se tourne, dans la simple et solide confiance de son coeur fervent : « Père, donne-nous aujourd'hui notre pain pour le jour de demain... » car c'est aussi ainsi que l'on peut traduire notre texte.

Y aurait-il là une contradiction avec l'appel : « Ne vous mettez point en souci du lendemain en disant : Que mangerons-nous ? que boirons-nous ? » Non pas : cela Dieu ne le veut pas, mais ce qu'Il désire, c'est que vous lui apportiez à Lui votre souci qui, absorbé par la prière, puisse céder la place à la paix tranquille. Le Père sait que vous avez besoin aussi de ces choses-là : le pain, et pour avoir du pain : le travail ; et pour pouvoir travailler : la force et la santé en vous, la justice et la paix parmi les hommes ! Assure-nous, ô Dieu, notre pain !

O humanité de l'Évangile de Dieu ! si volontiers oubliée par les égarés de l'Esprit qui ont cru pouvoir dire : « Qu'importe le corps ? l'âme seule compte. Quel intérêt ont les travaux d'ici-bas ? Le seul labeur sacré est celui de l'âme tournée vers les choses invisibles ! ». Jésus pourtant a nourri l'affamé, guéri l'impotent, et voulu vivre dans ce monde, celui où les serviteurs besognent pour faire valoir leurs talents, où les ouvriers s'en vont à la vigne, où l'aurore sonne l'heure de l'effort des bras et des cerveaux.
« De nuit les lionceaux rugissent après leur proie et demandent à Dieu leur nourriture. Le soleil se lève : ils se retirent et se couchent dans leurs tanières. Mais l'homme sort pour se rendre à son ouvrage, et au travail jusqu'au soir » (Ps. CIV, 21-22).


III

Le pain est sacré, parce qu'il est le pain du labeur, labeur de Dieu qui fait croître l'épi, labeur de l'homme qui sème, moissonne et pétrit. Le rapport entre le pain et le travail est défini dans la Bible, avec une éloquence qui projette une clarté impitoyable sur les illusions et les folies qui ne cessent de séduire notre humanité.

Lorsque Jésus repousse l'invitation du Tentateur
Change ces pierres en pain ! il prononce son jugement sur le rêve de la paresse, exploité par l'instinct de la jouissance. Pouvoir inaugurer le paradis de l'oisiveté, de l'existence sans effort, dominée par le culte du plaisir, s'insurger contre la loi divine :
Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.

Renoncer enfin à tout ce qui grandit l'être intérieur et constitue son armature : la tension de la volonté, l'énergie qui s'affirme dans le service actif des frères.

Ému vis-à-vis d'hommes qui portent sur leurs fronts les signes de la fatigue, Jésus sait que la guérison de cette fatigue n'est pas dans l'octroi du pain du miracle, dans le don de quelque manne tombant du ciel. La guérison est ailleurs, dans l'offre du vrai pain de l'âme. Mais le pain du corps, Dieu veut le donner conformément à sa loi immuable : Au travailleur le pain.
À cause du froid, dit un proverbe d'Israël, le paresseux ne laboure pas. À la moisson il voudrait récolter, mais il n'y a rien » (Prov. XX, 4).

Et l'apôtre Paul écrira audacieusement :
« Qui ne veut pas travailler ne doit pas non plus manger » (2 Thess. III, 10).

Et nous oserions dire que l'Évangile du salut ne peut en rien éclairer nos désordres économiques et nos angoisses sociales ! Ah ! si cet Évangile n'a point promulgué une technique sociale, que chaque génération doit vouloir réviser et améliorer, du moins proclame-t-il des principes qui doivent inspirer à la fois nos jugements et notre volonté de réformes actives et courageuses.

Dieu ne peut prendre plaisir à voir des hommes, mis à la faveur des hasards de la fortune, dans la possibilité de gagner sans travailler, et d'autres qui peuvent travailler sans gagner leur juste salaire. Aujourd'hui même, plusieurs peuvent déplorer l'abus que certains politiciens ne manqueront pas de faire des tristes expressions, si largement populaires, hélas ! Exploiteurs - et exploités. - Mais qui oserait dire que ces expressions ne correspondent à rien ? Gagner sans travailler. Travailler sans gagner. Double scandale aux yeux de Dieu qui veut donner son pain au travailleur.

Et ne regardons pas uniquement aux accapareurs, aux géants de la finance et du capital. Exploités ! ils le sont aussi, ces commerçants et 'artisans frustrés du fruit de leur peine par la négligence de clients qui ne règlent point leurs dettes. Infidèle ! il l'est aussi celui qui ne demande ni à Dieu ni à son travail, mais bien au hasard d'une spéculation ou d'une loterie de quoi lui assurer le bien-être désiré.

Dire le Notre Père ! en chrétien, c'est prolonger l'élan d'un travail honnête et courageux par la seule prière que peut animer une sincère confiance : « Voici l'oeuvre de ma bonne volonté, et de mon service fidèle ; daigne, oh Dieu 1 la bénir et m'assurer mon pain ».


IV

Le pain nécessaire. De quoi manger. Oui, et sans doute plus encore : Notre pain - au pluriel.
Pluriel familial tout d'abord. Jésus vit en famille ; la famille de Nazareth ; la famille de l'amitié, les Douze. À Béthanie, ailleurs encore, Jésus a pu voir déjà de ses yeux, sur la terre, prophétie de la piété future des chrétiens, les membres d'une même famille déchiffrer le sens religieux de leur unité, en répétant ensemble la prière du Seigneur : - Notre pain ! De quoi donner à nos enfants la nourriture, et aussi - et quel problème aujourd'hui - le moyen de gagner un jour leur pain : la santé, l'instruction, l'initiation professionnelle, et l'initiation au métier d'homme.
Et comme la famille selon Dieu ne saurait se constituer dans la maison de l'égoïsme aux portes closes, nous redisons avec saint Paul : Que chacun travaille pour avoir de quoi donner à celui qui est dans le besoin (Eph. IV, 28).

Une des plus vives souffrances du pauvre qui aime Dieu, c'est de se sentir paralysé dans son désir d'en aider d'autres. J'ai connu beaucoup de très humbles chrétiens qui voulaient joindre à la demande de leur pain, ce souhait de pouvoir soutenir de plus pauvres qu'eux. Souvent Dieu exauce admirablement cet appel, et par son inspiration permet à des pauvres d'être de vrais prédicateurs de la charité. Vous qui trouvez dans la modestie de vos ressources de quoi offrir une famille à un orphelin, de quoi accueillir à votre table un isolé, soyez remerciés ! vous nous montrez l'amour multipliant le pain de la pauvreté,

Comment pourriez-vous rendre grâce pour votre nourriture sans dire au Père : Donne-nous notre pain, Ce pluriel déborde les cadres étroits de la famille. C'est le pluriel de la langue du Royaume de Dieu. Donne leur pain à mes frères inquiets ou menacés, sans travail, sans espoir, Donne-le à ceux-là qui ont faim, parce que règnent encore l'iniquité, la tyrannie, la violence et la guerre.

Désormais, quand je songe à ce règne de l'amour que Dieu veut, je vois la requête pour le pain se situer dans le cadre total de l'attente de notre foi : l'obéissance à Dieu, le pardon de nos péchés, la victoire sur le mal.


V

Isolée, arrachée de l'atmosphère qui lui confère sa force, comme elle redevient vulgaire, païenne, et presqu'impie, la requête du seul secours matériel et égoïste : Donne-moi mon pain !
Certaines tribus païennes emploient tour à tour la menace, la flatterie, le rite magique, pour obtenir de leurs divinités une chasse fructueuse ou une pêche abondante. Leurs dieux sont des serviteurs qu'il s'agit de faire habilement obéir.
Mais pour Jésus l'homme qui dit au Père : Donne-nous notre pain ! c'est celui-là qui vient lui dire : Que ta volonté soit faite ! et qui va implorer : Pardonne-moi !
Oh ! misère des hommes si rebelles à l'instruction de leur Dieu !

Un homme rentre au logis pour s'écrier : « Plus d'argent ! demande à Dieu du pain, si tu crois en Lui ! ». Et la femme qui écoute le blasphème, sait que celui-là vient d'apporter à ses idoles : l'alcool, le jeu, la débauche, le prix de ce pain qu'il reproche au ciel de lui mesurer !
Par habitude les lèvres de l'égoïste murmurent:
« Donne-nous notre pain ! » - alors que sa pensée, fermée aux horizons généreux de la piété biblique, s'arrête à ce seul but : « L'abondance pour moi ! et qu'ai-je à m'inquiéter du pain de mon frère ? ».

Le Père veut donner à ses enfants le pain, Il l'a manifesté en répandant la vie dans l'univers et en appelant notre race à peupler une planète qui nourrit 2.000 millions d'habitants, et qui pourrait en nourrir trois fois plus. Si quand je dis le Notre Père... je suspends ma prière, ému par la vision des enfants qui crient famine et des multitudes sans travail, je sais que ce qui manque sur la terre, ce n'est pas le blé, c'est l'amour.
Ainsi, nous rejoignons involontairement l'interprétation des Pères de l'Eglise qui disaient : Jésus pense au pain de l'âme... Oui et non !

Non ! Jésus a vu le Père assez proche de nos luttes et de nos angoisses pour affirmer : Dieu s'inquiète de tout ton être et aussi de ton corps, de ton métier, de ton pain.

Oui ! car Jésus a vu - et l'histoire lui a donné raison - que nous nous efforçons en vain de résoudre la question du pain tant que nous ne sommes pas entrés dans la vérité spirituelle.

Le miracle sauveur n'est pas celui du magicien qui change les pierres en pain. Il est illusoire de multiplier les ressources d'un pays si l'on n'y fait fleurir la conscience et l'amour. L'égoïsme de l'abondance enfante la haine et la mort tout comme l'égoïsme de la misère. Le miracle sauveur c'est celui de l'Esprit changeant les coeurs de pierre en coeurs de chair, c'est celui de Jésus faisant vivre dans l'âme humaine l'amour qui vient de Dieu.

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel, ô Dieu ! et alors sera dissipée l'incrédulité de ceux à qui la cruauté et l'indifférence des frères voilent la face du Père !

Pardonne-nous, oui, pardonne-nous lorsque nous mangeons le pain de notre bonheur sans reconnaissance et sans angoisse, sans savoir découvrir, sur nos routes, les frères actuels du pauvre Lazare, et les ouvriers que personne n'a loués, et Jésus-Christ lui-même dans la personne de celui qui près de nous murmure : « J'ai eu faim et vous ne m'avez point donné à manger », sans être enfin soulevés au-dessus de nos petites ambitions satisfaites, et arrachés à nous-mêmes par l'appel de la vision prophétique : Une terre où la requête sera pour tous muée en un hymne d'adoration et de gratitude - parce qu'à tous et à chacun seront assurés et le pain du corps qui permet d'exister, et le pain de l'Esprit qui permet de vivre.




Après la Sainte Cène, - l'acte sacré qui a conféré au pain une dignité symbolique à nulle autre pareille - les chrétiens des premiers âges rendaient grâce en ces termes :
« C'est Toi, maître tout-Puissant, qui as créé l'univers à l'honneur de ton nom, qui as donné aux hommes la nourriture et la boisson en jouissance pour qu'ils te rendent grâce ; mais à nous tu as donné une nourriture et un breuvage spirituels par ton serviteur Jésus. Souviens-toi, Seigneur, de délivrer ton Église de tout mal, et de la rendre parfaite dans ton amour » (1).

1938.


1
. Texte de la « Didaché ».
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