Le Royaume de Dieu
est
à ceux qui leur ressemblent. Qui ne recevra
pas le Royaume de Dieu comme un petit enfant n'y
entrera point...
(Marc
X, 13-16.)
Nos mains malhabiles hésitent
à toucher certains objets précieux et
délicats, de peur de les briser. Il est de
même dans les pages de nos Évangiles,
de petits tableaux si purs, si éloquents
dans leur brièveté, que nous nous
demandons parfois, si nous n'allons pas, en les
commentant, en altérer le message, en
obscurcir la claire transparence. J'éprouve
quelque chose de cette appréhension en
plaçant au centre de notre méditation
l'image si connue :
Ce sujet m'est inspiré par l'approche des fêtes de Noël. Si nous pouvions rejoindre la pensée de Jésus nous invitant à ressembler à un enfant, nous serions préparés à faire d'un nouveau Noël un vrai Noël chrétien. Car ce n'est pas ce vrai Noël que vous célébrez si, attendris au rappel des souvenirs, émerveillés devant les joies enfantines, vous vous mettez à part du peuple des petits, pour regarder avec la poésie du regret le temps où vous étiez l'un d'eux. Le vrai Noël chrétien, ce serait être un de ceux qui leur ressemblent.
Les Évangélistes eux-mêmes
nous fournissent une ample matière pour
développer cette pensée. Dans un
texte de Matthieu
(Matthieu
XVIII, 1-3 et 10),
Jésus donne en exemple
à ses apôtres guettés par
l'orgueil, l'humilité de l'enfant, et
parle de la nécessité de naître
de nouveau et de recommencer sa vie, sous
l'influence de l'esprit. Puis, parlant des anges de
l'enfance qui contemplent la face du Père,
il semble évoquer l'innocence de l'âge
heureux.
Bien des questions se posent ici : Nos
enfants sont-ils vraiment des modèles
d'humilité ? Leur naïveté
ignorante peut-elle et doit-elle être
reconquise par l'adulte ? Jésus
aurait-il professé l'optimisme d'un J. -J.
Rousseau, ne voyant que bonté naturelle dans
l'enfant qui s'éveille à la
vie ?
Je désire m'en tenir à la
scène que nous transmet l'Évangile de
Marc, à laquelle je trouve un
caractère d'authenticité, de
fraîcheur et de vie tout
spécial ; et d'où se
dégage aujourd'hui, à votre adresse,
un appel précis :
Soyez prêts à recevoir...
à recevoir le don de Dieu !
Le Sauveur apparaît ici dans sa pleine et
simple humanité. Ce n'est pas un
Jésus docteur qui enseigne
solennellement ; ce n'est pas le Maître
expliquant, dans l'intimité, les
mystères du Royaume à un groupe
d'amis suspendus à ses lèvres ;
ce n'est pas le royal annonciateur de la Loi
nouvelle, qui parle avec autorité sur la
montagne, pour dresser au-dessus de la cime du
Sinaï la cime de la Révélation
définitive de l'amour. C'est le
prédicateur itinérant de
Galilée, poursuivi jusqu'au delà du
Jourdain par une foule mélangée
où se côtoyent adversaires et
admirateurs, pharisiens et paysans, avec, accourus
à sa rencontre, des sages qui lui posent
leurs questions subtiles, des malades qui lui
dévoilent leurs plaies, des mères enfin qui poussent devant
elles leurs petits enfants, pour que l'homme de
Dieu les touche et les bénisse.
La réponse de Jésus-Christ à ces mères, n'est pas
seulement
dans la brève sentence qui sort de ses
lèvres, elle est déjà dans son
geste spontané pour attirer à lui les
petits que les disciples, par respect, entendent
écarter ; elle est dans le regard
indigné qu'il leur adresse. Sa
réponse, elle est encore dans l'élan
de son amour. Ces petits n'auront pas seulement -
ce que souhaitait peut-être la superstitieuse
imagination de leurs mères - la grâce
de toucher le bord de ses vêtements ! Il
les prend, il les embrasse, il leur impose les
mains...
Oh ! le double geste du Christ !
Il confère ce jour-là une
beauté nouvelle - dans laquelle entre du
sublime et du divin - à la démarche
instinctive de l'affection humaine : il les
embrasse. Et depuis lors, des pères, des
mères, en donnant le baiser de leur
tendresse à l'enfant de leur amour, ont
appris à mettre dans ce baiser leur
prière, à prononcer le nom de
Jésus, le nom définitif, le nom
éternel, au bord des berceaux où
fleurissent leurs fragiles espoirs.
Jésus a étendu ensuite sur eux
ses mains pour les bénir. Le geste du
prêtre, si l'on veut, mais le geste du
prêtre après le geste de l'homme, non
pas l'un sans l'autre. La prière est la
conclusion de l'amour, et l'amour est la
préface de la prière.
Et ils sont restés là confondus,
avec, plantée au coeur, la parole qui
donnait à l'acte son sens
révélateur ; ils sont
restés là, cherchant à
comprendre, ou refusant de comprendre, les
disciples déconcertés, et
au-delà d'eux les sages critiques, les
docteurs soupçonneux, et au-delà
encore la foule des pauvres en théologie et
des pauvres en vertu.
Est-il votre condamnation, est-il votre
espérance, ce message de Jésus qui
passe en bénissant les petits enfants ?
Il vous dit :
À ceux qui leur ressemblent est
donné le Royaume. Reçois le Royaume
de Dieu... comme un petit enfant.
Tendre la main pour recevoir le
cadeau
qui s'offre, l'accepter en parfaite
simplicité, sans
arrière-pensée, sans calcul, sans le
trouble de l'hésitation :
« L'ai-je mérité ?
Est-ce bien pour moi ? ». S'avancer
sans méfiance, de tout son coeur, d'un coeur
sans détour. Voilà la
réceptivité de l'enfant. C'est
là, avant tout, ce qui a permis au Sauveur
d'attarder son regard sur les petits, et de nous
les laisser en exemples. Deux motifs principaux
justifient cette interprétation.
Le premier se dégage de tout
l'Évangile. D'où vient la
sévérité de Jésus
à l'égard des Pharisiens et des
docteurs d'Israël qui, ne l'oublions pas,
étaient fort souvent des hommes corrects,
vertueux, dévots ? C'est que plus
rien ne subsiste en eux de la fraîcheur de
l'âme enfantine ; le calcul a
tué l'Esprit ; ils tiennent
comptabilité de leurs dîmes, de leurs
jeûnes, des travaux interdits et des choses
permises. Le réseau de leur existence,
tissé par les fils entrecroisés des
lois les plus sacrées et des traditions les
plus médiocres, ne laisse plus
pénétrer dans leur âme le grand
souffle du large, celui qui peut soulever un homme,
l'arracher aux mesquineries quotidiennes, et
l'entraîner vers les paysages
illimités du pardon et de
l'héroïsme, du dévouement et du
sacrifice.
Rangés, sages, raisonnables, ils
n'attendent plus rien ; l'ankylose a
frappé leur coeur. Et quand retentit
à leurs oreilles le message : le
Royaume de Dieu vient ! il n'y a plus rien
dans ces âmes vieillies du saint
frémissement des prophètes qui
tressaillirent d'allégresse aux visions
entrevues et sentirent s'allumer en eux la flamme
de l'Esprit. Ils songent bien plutôt à
additionner leurs mérites, pour savoir s'ils
peuvent eux-mêmes s'ouvrir les portes de la
demeure divine. Leur dévotion fournit
à Dieu des oeuvres pies, leur prière
raconte leurs privilèges.
Et Jésus leur montre les petits
enfants :
« À ceux qui leur
ressemblent de recevoir le
Royaume ! ».
Où Jésus demeure-t-il
incompris ? Quelles sont les maisons qui
lui ferment leurs portes, les villes qui lui
refusent l'accueil, les âmes qui lui restent
closes ? Ce sont celles d'où
s'élève la parole du refus :
« Ici l'on n'a besoin de
rien ».
Ici pas de malade qui soupire après
la guérison ; ici pas de larmes qui
réclament un consolateur ; ici pas de
pauvres qu'un secret espoir soulève vers un
autre avenir ! Ailleurs encore ce sont ces
hommes aux pensées compliquées, dont
l'âme revient en arrière, après
avoir palpité un instant au passage du divin
maître : « Quelque chose de
bon peut-il venir de Nazareth ? Celui-ci,
d'où vient-il ? À quelle
école a-t-il été formé,
celle du rabbin X ou du docteur Y ? Par quel
pouvoir fait-il ces choses ? Quel miracle
va-t-il nous montrer ? ».
Pourquoi à Béthanie, la
bonne part revient-elle à Marie ?
Marthe est sage, vertueuse, humainement raisonnable
et prudente. Mais des deux soeurs âme
évangéliquement enfantine, c'est
celle de Marie. Quand il s'agit du visiteur divin,
avant de se demander :
« Que vais-je lui
apporter ? », elle s'est assise
à ses pieds, pour recevoir.
Jésus dit : Les petits
enfants sont proches du Royaume. Et
derrière ces petits qu'il bénit, il
voit ces âmes avides, celles qu'il a
proclamées heureuses dans les immortelles
Béatitudes - heureuses d'être tout
nûment les pauvres, les affligés, les
victimes, les affamés. Celles qui sans
questionner, sans demander : Pourquoi ?
Comment ? Par qui ? ont été
devant lui, prosternées dans les larmes,
soulevées par un cri d'angoisse :
« Seigneur, secours ! Seigneur,
pardonne ! », prêtes à
recevoir - âmes misérables,
dénuées, presque mortes
peut-être - et si vivantes soudain, parce
qu'ouvertes sur le passage de Dieu, comme s'ouvre
l'humble corolle, à l'heure où
descend la rosée du ciel.
Tout l'Évangile commente avec un luxe
inouï d'images et d'exemples la parole du
maître :
Le Royaume de Dieu c'est un don à
recevoir.
Heureux qui, sa vie durant, reste semblable
à l'enfant, qui a tout à attendre,
tout à apprendre, tout à recevoir.
Cette réceptivité, voilà
ce qu'une âme vivante peut sauvegarder de son
enfance abolie. Saint Paul
(1
Cor. XIII, 11) s'est vanté
d'avoir, une fois devenu homme,
dépouillé ce qui était de
l'enfant : il est fini le temps où je
pensais comme un enfant, où je raisonnais
comme un enfant !
Il emploie souvent le mot : enfant pour
désigner le chrétien débutant,
inexpérimenté, avec un accent de
critique un peu méprisant :
« Vous n'êtes plus des
enfants ! » Mais Jésus, qui n'aurait sans doute pas
désavoué ces réflexions du
grand apôtre, s'est plus volontiers
attaché à admirer dans l'enfant ce
qui est digne de demeurer en exemple à
l'homme. L'Évangile qui a donné
à Dieu son vrai nom : le Père,
veut te rappeler que vis-à-vis de ce
Père tu demeures l'enfant.
Ah ! rien dans l'Évangile de l'infantilisme religieux
qui te
dirait : Reste toute ta vie un ignorant, un
mineur, renonçant à comprendre !
Non certes ! qui grandit dans l'amour grandit
dans la connaissance. Mais qui devient majeur ne
cesse pas pour cela de demeurer l'enfant pour la
mère qui l'a bercé, pour le
père qui l'a dirigé.
Ah ! rien dans l'Évangile de l'infantilisme moral
venant déclarer
bienheureux ceux qui, à la faveur d'une
existence ouatée ou cloîtrée,
prétendraient garder l'innocence des petites
âmes blanches d'enfant ! L'ombre du
péché s'étend
déjà sur les berceaux, et nous la
projetons dès avant leur naissance sur ceux
à qui nous donnons la vie.
Mais l'enfance selon l'Esprit, c'est
cette constante disponibilité pour Dieu,
cette perpétuelle attente de sa visite,
cet élan joyeux et reconnaissant qui,
à la veille d'un nouveau Noël, doit
nous jeter à genoux, et nous inspirer notre
prière :
« Seigneur me voici pauvre,
pécheur, petit, avec mes doutes, mes luttes,
mes blessures. J'attends, comme attend le petit
enfant. J'accours, tel que je suis. Je ne regarde
pas à moi qui suis misère, mais
à Toi qui es richesse, inépuisable et
généreuse. Je suis l'enfant, Tu es le
Père. Tes biens sont pour moi. Je tends les
mains vers toi ! Je m'ouvre à ton
amour ! »
Aller vers un nouveau Noël... comme
l'enfant qui s'attend à recevoir des
cadeaux, et déjà ce cadeau qui allume
un éclair dans ses yeux : la
lumière du sapin de fête, et la chaude
atmosphère d'un jour unique baigné
dans la poésie heureuse des chants et dans
la douceur d'un merveilleux amour. Voilà
ce qui est toujours possible.
Aujourd'hui, sur les terres lointaines
où la mission est à l'oeuvre, des
hommes, des femmes de tout âge,
célèbrent leur premier Noël
chrétien. Ils ont grandi dans l'ignorance,
enfermés dans le péché,
aveuglés par toute la nuit des
misères humaines. Mais quand le Sauveur a
passé, comme les petits enfants de jadis ils
sont venus et ils ont senti ses mains
s'étendre sur eux.
Tout près de nous, sous le souffle de
l'Esprit, dans maint foyer chrétien, -
où Noël fut longtemps poésie
pieuse et fête sans âme - il y aura
demain un Noël dans la prière et
l'adoration, parce que là, comme des
enfants, des hommes se sont levés pour aller
tout droit au Sauveur, confesser leur
misère, pour saisir enfin
la parole de Celui qui a mis la sagesse de Dieu
dans les mots les plus simples de la
terre :
« Frappez et l'on vous
ouvrira ; demandez et l'on vous
donnera ». Et la paix leur a
été donnée, paix du pardon,
paix de la joie, paix de Dieu !
Mais possible ne veut pas dire :
facile.
D'où vient en vous
l'hésitation qui paralyse l'élan de
votre prière ?
C'est que vous regardez trop à
vous - et pas assez à Lui, le Dieu
Sauveur ! Votre passé vous retient,
lourde chaîne, qui là même
où elle n'a point forgé les plus
coupables servitudes, nous vient au moins rappeler
tant d'occasions où vous avez cru avoir la
victoire - et il y a eu encore la défaite,
où vous vous êtes sentis
soulevés par les ailes de l'espoir - et le
découragement est revenu - où il vous
a semblé toucher Dieu - et vous vous
êtes retrouvés orphelins.
Pour qu'un nouveau Noël signifie un
vrai, un définitif enrichissement, il
faudrait que vous y apportiez - l'avez-vous jamais
apporté sans réserves lors des
Noël passés ? - une âme
toute entière subjuguée par la
clarté du Christ. Regardez de toute votre
âme à ce qui a été
donné au monde dans l'enfant de
Bethléem. Et au delà de l'enfant,
suivez le Christ jusqu'à la Croix et
jusqu'à Pâques. Et au delà des
bergers et des mages, voyez le long cortège
de ceux qui ont tout reçu de Lui : le
pardon, la force et la paix de Dieu. Vous sentirez
alors grandir en vous ce désir, plus fort que
toute crainte et toute hésitation, ce
désir passionné de venir à
Lui, de venir à Lui tout plein d'attente,
pour être demain tout débordant des
grâces reçues.
Pour ceux qui ne sont plus de petits enfants
(et pour eux déjà ailleurs) est Vraie
la parole de Jésus : « Il
y a plus de bonheur à donner qu'à
recevoir »
(Actes
XX, 35). Noël doit
être un jour où se réaffirment
dans l'Eglise le besoin du dévouement, les
résolutions du sacrifice. Mais au point de
vue spirituel, comment irions-nous, nous indigents
et inconstants, donner le pain, donner la vie. si
nous ne les avions tout d'abord reçus
d'En-Haut ? Grâces soient rendues
à Dieu qui donne sans se lasser !
Oh ! que cette année, à
travers les chers visages d'enfants réunis
dans vos fêtes intimes et dans nos temples,
vous perceviez l'appel du Sauveur :
« Soyez leur semblables ! et vous
recevrez le don de Dieu ! »
1934.
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