Père : mon
désir est que là où je suis,
ceux que tu m'as donnés y soient avec
moi.
(Jean
XVII,
24.)
En face de certaines pages de la Bible, comme
celle du récit de l'Ascension, nous
regrettons peut-être de ne pouvoir faire
nôtre la naïveté du narrateur
antique. Rien de plus facile aux apôtres que
de se figurer leur Maître porté sur
les ailes des nuées pour gagner au-dessus de
la voûte azurée, la maison de son
Père, dans les régions de la
lumière et de la paix !
Possédé par l'impatient espoir de
rejoindre son Sauveur, Saint Paul, avec cette
ferveur capable d'anticiper la gloire à
venir, s'écriera : « Dieu en
Jésus-Christ nous a fait asseoir ensemble
dans les cieux »
(Eph.
II, 6).
Cette proximité du ciel nous
est devenue doublement incertaine. Incertaine, en face des
critiques de notre
intelligence avertie qui a vu sans cesse reculer
devant elle les bornes de l'Infini, et a dû
renoncer à situer dans un lieu
déterminé de l'Univers la
résidence du Christ glorifié.
Incertaine, aussi, à cause de la tiédeur de notre
piété. Vous avez senti parfois passer
sur vos âmes émues ce souffle pur qui
porte en lui un parfum
d'éternité ; mais osez-vous
associer la certitude de votre propre ascension
à celle de l'ascension du Christ ? Vous
savez-vous ressuscités en nouveauté
de vie, passés des ténèbres
à la pleine lumière, et à
l'avance installés dans le pays de Dieu, et
transformés par le rayonnement de sa
gloire ?
Le vrai ciel - celui dont parle Jésus
- est-il décidément loin de nous,
voilé à notre ignorance, fermé
à notre misère ? Ou bien
pourrions-nous rejoindre par l'Esprit ces premiers
témoins dont il nous est dit que, riches de
la bénédiction du Christ qui venait
de les quitter pour être élevé
au ciel, « ils adorèrent, le
coeur tout débordant de
joie ? »
(Luc
XXIV, 52). Venons demander
à Jésus lui-même de nous livrer
le secret de cette joie, joie de ceux qui ont
compris que cette ascension les concerne, que ce
ciel leur est ouvert, que cette gloire est à
eux. « Père, disait
Jésus dans une de ses suprêmes
intercessions, mon désir est que là
où je suis ceux que tu m'as donnés y
soient avec moi, afin qu'ils voient la gloire que
tu m'as, donnée ».
Les derniers entretiens de la chambre haute
prennent leur relief dans ce cadre : le Fils,
le Père, les frères. Père, je
désire... et l'on peut traduire plus énergiquement :
je
veux... volonté grave d'un mourant qui
exprime ses ultimes souhaits :
« Je veux que là où je
suis, ceux que tu m'as donnés y soient avec
moi ».
Jésus, le créateur de
l'humanité fraternelle, ne peut
s'arrêter longtemps à la seule vision
de la gloire à lui personnellement
réservée. Le Père lui a
révélé son plan : Par la
croix à la victoire. Mais que signifie le
privilège de cette
élévation ? Jésus ne
s'attarde pas à définir la
félicité promise, divine
réplique aux tortures que lui prépare
le monde. « Quand j'aurai
été élevé de la terre,
j'attirerai tous les hommes à
moi ! »
(Jean
XII, 32). La voilà
l'allégresse de son ascension. Il pourra
demain, affranchi des sévères
murailles du temps et de l'espace, agrandir la
famille, inviter ceux de l'Orient et de l'Occident
à franchir le seuil de la maison du
Père, aux demeures vastes et multiples.
Jésus ne conçoit, ni ne désire
une gloire solitaire. La joie du Fils de voir le
Père face à face ne s'épuisera
pas dans l'intimité d'un dialogue
éternel. Leur commun bonheur, conclusion de
leur commun effort, épanouissement de leur
commune espérance, sera la constitution
d'une famille céleste, d'une cité
sainte, d'un Royaume de l'amour.
Sur ces pensées sacrées de
Jésus, il nous est permis de projeter la
modeste clarté de nos propres
expériences. La créature humaine,
parce qu'elle plonge toutes ses racines dans la vie
collective, n'est pas faite pour l'isolement. Alors
que la beauté d'un paysage, la visite
soudaine d'un immense bonheur ou
d'une émotion poignante, vous avait
accordé un pressentiment de l'infini et vous
avait prosterné devant Dieu, n'avez-vous pas
éprouvé parfois, comme une ombre
venant ternir la lumière de cet instant
privilégié, l'absence d'une âme
avec qui vous auriez voulu partager l'honneur de
cette rencontre de Dieu ? Mélancolie
familière à nos frères en
deuil. À tous les contours
ensoleillés du chemin, ils sentent se
rouvrir en eux la blessure : ne plus avoir
cette compagne, cet ami, avec qui pouvoir ensemble
regarder, prier et adorer. Tristesse aussi des
séparations morales, alors que ceux que Dieu
vous a donnés vous refusent ce qui serait le
plus précieux témoignage de leur
reconnaissance ; savoir se trouver avec vous
là où vous êtes, sur le plan
spirituel où Dieu vous a conduits
Jésus a connu pour y lutter, y aimer, et y
croire. Jésus a connu cela :
« Que ceux que tu m'as donnés
soient avec moi ! ».
L'amour persévérant de
Jésus s'affirme décidément ici
l'amour sauveur, celui qui triomphera de toute
résistance. jusqu'au bout Jésus
poursuit l'éducation de ses disciples ;
jusqu'au bout il intercède pour eux ;
et c'est demain à un brigand même
qu'il accordera sa promesse inouïe :
« Tu seras avec moi ! ».
Sur toute âme capable de lui dire du fonds de
sa misère : « Seigneur, tu
sais que je t'aime ! » retentit le
message du pardon et de la vie, et c'est en face
d'hommes encore tout alourdis par l'ignorance, la
crainte et le péché que Jésus
se tourne vers le Père pour lui dire :
« Je veux que là où je
suis, ceux-là que tu m'as donnés y
soient aussi avec moi, afin qu'ils voient ma
gloire ». Sa gloire, qui est faite de
leur salut !
C'est pour nous conduire jusque-là
que Jésus vient, parle, souffre, et meurt.
Il est venu pour accomplir, pour achever ; il
est venu non pour vous éviter quelque faux
pas, mais pour vous conduire au but, non pour vous
aider à raccommoder le vieux vêtement,
mais pour vous offrir l'habit de fête, non
pour vous voir commencer à construire sans
pouvoir terminer. mais pour vous introduire dans la
Cité, qui n'a point la fragilité des
architectures terrestres. Il est venu pour
être non celui qui éclaire un instant,
mais la lumière qui ne s'éteindra
plus, non celui qui passe, mais celui qui demeure.
Il n'est pas le frère qui fait avec vous
quelques pas, mais le Sauveur de
l'Éternité. Il laisse aux siens en
testament, l'itinéraire qui
suffit :
« Vous savez le chemin de
l'endroit où je vais : Je suis le
chemin »
(Jean
XIV, 6).
Qu'ils voient ma gloire !
Jésus s'est plu à
évoquer l'invisible, aussi par des images
sensibles, comme celle de la table du festin.
Mais aux heures dernières son langage
accorde sa solennité à celle des
circonstances, et il ne parle que spirituellement
des choses spirituelles. Aucune description des
rives de l'au-delà ; aucune
précision sur les splendeurs à venir,
si ce n'est celle-ci : l'Éternité de
l'amour divin sera
révélée, et offerte à
la contemplation des âmes affranchies.
Dès l'origine, et avant la naissance
des mondes, ce qui réside au coeur et
à la source de l'Être, au principe
mystérieux des choses, c'est le
Dieu-Père, maître de l'Univers et Roi
de l'histoire. La gloire de Dieu est saisie non par
le vocabulaire de la seule Puissance, mais par
celui de l'Amour. Bientôt, dans le Royaume,
les disciples salueront, sans voiles, et sans
écran qui en puisse atténuer
l'éclat, la vérité qui leur
est apparue ici-bas, en éclairs passagers.
La grandeur de leur Maître est plus
qu'humaine ; elle déborde ce
monde ; en lui s'est incarné l'Amour du
Père, qui l'a envoyé, messager de
l'Éternité, pour nous rouvrir
l'accès de la patrie perdue.
Le bonheur que vous attendez,
pèlerins de la caravane chrétienne,
est tout entier contenu dans cette promesse, en qui
s'affirme la plus haute et la plus vive de toutes
les espérances propres à donner des
ailes à l'âme humaine :
Être avec Christ auprès du
Père ; contempler la gloire de
« Celui que vous aimez, sans l'avoir
vu », mais qui, dans la mesure
même où vous savez l'aimer, vous
apparaît parfois, avec ce regard qui vous
attire, cette voix qui vous invite, cet amour qui
vous conquiert.
Être éternellement avec
Lui !
Ces hommes que Jésus veut
entraîner à sa suite, jusqu'au Ciel,
furent nos frères, et nos semblables :
des ignorants, des faibles, des pécheurs.
Mais ce sont aussi ceux à qui il a pu
dire : « Vous avez
été avec moi dès le
commencement !» et aussi (avec quelle
indulgente
charité) : « Vous avez
persévéré avec moi dans mes
épreuves »
(Luc
XXII, 28). C'est !'
« avec lui » du présent,
de la terre, qui autorise et fonde le :
« Avec Lui » du futur, du
ciel.
Alors que les problèmes insolubles
accumulent de lourds nuages à l'horizon de
votre avenir, alors que vous vous sentez si
impuissants à déchiffrer l'alphabet
du ciel, écoutez le reproche de Jésus
à des Israélites rebelles :
« Si vous ne croyez pas quand
je vous ai parlé des choses terrestres,
comment croirez-vous quand je vous parlerai des
choses célestes ? »
(Jean
III, 12). Ainsi, pour
Jésus, la vraie méthode pour se
préparer à entendre la langue du
ciel, c'est d'écouter les appels pratiques
qu'il fait retentir sur nos routes d'ici-bas.
À vous qui avez essayé,
pauvres suivants à la marche
hésitante, de mettre vos pieds dans
l'empreinte de ses pas, à vous qui avez
voulu dire, quand même, et malgré
tout : « De près - ou de
loin, hélas ! - nous le suivrons, et
nous efforcerons de vivre avec lui, de lutter avec
lui, d'aimer avec lui ! » À
vous la joie de la victoire, à vous le fruit
de son intercession ! Parce que vous avez
voulu l'avoir à vos côtés, sur
les sentiers raboteux de l'effort quotidien, au
cours de vos marches dans le désert et dans
la nuit, vous avez vu s'ouvrir la route de
clarté qui monte vers le ciel.
« Que là où je suis,
vous y soyiez aussi ».
Redescendons sur la terre. Aussi bien, ce qui
vous appartient en propre, ce n'est pas de vous
assurer par vous-mêmes l'arrivée
triomphale. Elle reste toujours le don de la
Grâce, la réponse
généreuse d'un Amour qui trône
au-dessus des mondes et des âges. Ce qui vous
appartient, c'est d'assurer le
départ, c'est de dire aujourd'hui au
Sauveur : « je veux être
aujourd'hui avec toi, là où tu
es, et jamais là où tu n'es pas,
loin de ta face et privé de ton
conseil ; je veux être partout et
toujours là où tu demeures, où
tu m'attends, où tu
m'espères ».
Vous savez, d'une science aussi certaine que
les disciples des premiers jours, les chemins
sur lesquels passe Jésus. Depuis
dix-neuf siècles, celui qui est dans la
gloire du ciel, et a par là revêtu les
attributs de l'Esprit, partout présent et
sans cesse actif, renouvelle les démarches
qui furent celles du Galiléen de l'histoire
qui allait de lieu en lieu faisant le bien,
apportant la guérison aux blessés, le
pardon aux repentants, et qui répondait
à l'appel des vaincus, et saluait la
grandeur des humbles.
Qui ne s'est senti un jour soudain
réveillé à salut par cette
seule pensée, jaillie de sa
conscience : « Ici où l'on
travaille à camoufler l'injustice, à
fomenter la haine, ici où l'on ne vit que
pour l'argent qui asservit, pour le plaisir qui
épuise, pour l'apparence qui trompe, ici
où l'on cherche à éteindre
l'Esprit, mon Maître est absent ; et
s'il n'est pas là, qu'ai-je à y
demeurer encore ? » Oh ! si je
pouvais jour après jour rejoindre les routes où
je marcherais à ses côtés,
celles du service, du sacrifice, de la
prière.
Au regard de la foule ces chemins
n'apparaissent certes pas ceux des ascensions.
Aucune réclame mondaine ne signale leur
obscur départ.
Le Christ vous attend là où
des larmes coulent, où des pécheurs
soupirent, où des victimes gémissent.
Il vous attend sur toutes les voies du
dévouement que vous ne sauriez suivre
longtemps sans apprendre à vous abaisser,
sans consentir à être
éclaboussés par la boue de la
terre.
Le Christ vous convie aussi à cette
humiliation : la vie de la prière, avec
ce qu'elle implique : le renoncement à
votre propre justice, l'aveu de votre
pauvreté, qui vous force à redevenir
devant le Père des enfants, faibles et
ignorants, et à appeler son secours.
Le Christ vous appelle encore. « ( Voulez-vous
persévérer avec moi
dans mes épreuves) ? »,
à charger sur vos pauvres épaules la
croix du disciple, c'est-à-dire à
vouloir souffrir de la souffrance du prochain,
à accepter de braver l'opinion pour
proclamer la vérité, à
être, si Dieu le veut,
persécuté pour la justice. C'est la
croix du renoncement, que domine l'exemple de celui
qui incarna le plus grand amour en donnant sa vie
pour les siens.
Or, voici le mystère : Ces
chemins qui descendent : mort à
soi-même, service des petits, amour qui
s'immole, sont devenus depuis que Jésus en
s'y avançant les a inondés de sa
lumière, les voies des vraies
ascensions.
Ascension du Christ. Parce qu'il s'est
abaissé lui même,
Dieu l'a souverainement élevé et lui
a donné le nom qui est au-dessus de tout
autre nom
(Phil.
II, 9).
Ascension du disciple, en application de la
Loi qui domine l'histoire, non pas l'affreuse
histoire qu'écrit la folie des hommes, mais
l'histoire, telle que Dieu la voit, l'histoire du
Royaume qui vient.
« Celui qui s'abaisse sera
élevé » et à
celui qui s'est modestement assis à la
dernière place, convié indigne
prêt aux plus humbles tâches, est
adressé l'appel de la promotion
royale : « Mon ami, monte plus
haut ! »
(Luc
XIV, 10-11).
La voilà l'ascension d'aujourd'hui,
première, fondamentale, puisque l'autre,
définitive et glorieuse, n'est que la
couronne d'un édifice dont votre amour
actuel peut seul assurer l'inébranlable
base. Parce que dans le service et l'amour, dans la
foi et dans la prière, vous êtes avec
lui, le mystère de l'Ascension vous est
révélé.
Le ciel n'est pas si loin. En
reculant les bornes de l'univers sensible nous
retrouvons la spiritualité de
l'Évangile authentique. Le ciel se trouve
là où réside l'Esprit du
Christ. Quand vous demeurez avec lui, un rayon de
sa gloire vous touche, l'Éternité
s'approche, car l'éternel c'est ce qui
demeure, et l'amour demeure à jamais.
Le ciel n'est pas fermé à
votre misère intime, puisque là
où vous êtes, il vient, Lui, le Christ
vivant et fraternel, toujours prêt à
soutenir l'élan de quiconque s'essaie
à croire, à aimer et à
adorer.
Il appartient à chacun de se mettre
au bénéfice de la
prière de Jésus qui répand
comme une pluie de rayons lumineux sur le peuple de
ceux qui viennent à Lui.
« Père, je veux que là
où je suis, ceux que tu m'as donnés y
soient aussi avec moi ».
Je pénétrais récemment dans
la demeure d'une famille ouvrière, chez qui
la mort avait annoncé sa visite. La
mère, jeune encore, avait
élevé six enfants ; par son
labeur, sa tendresse, sa prière, elle avait
accompli sa vocation. Elle avait vu revenir
à Dieu un époux qui n'avait pas
toujours été chrétien ;
elle venait d'avoir la joie de voir ses plus jeunes
enfants reçus dans l'Eglise. Elle savait son
heure venue. J'ai, dans le regard de cette
mourante, surpris la paix surnaturelle que verse
parfois l'approche de la la fin sur les visages
altérés, lorsqu'aux
côtés de la mort apparaît son
vainqueur. J'ai entendu alors en ma mémoire
l'écho de la prière du
Sauveur :
« Que là où je
suis, ceux que tu m'as donnés y soient avec
moi »
Oh ! Paix divine d'une soeur,
ignorée du monde mais connue de Dieu, qui
pouvait se dire, en promenant ses yeux sur ses
proches : « Ma foi sera leur
foi ; je ne fais qu'un peu devancer ceux
qui continueront à monter sur les chemins
frayés ici-bas par le Sauveur qui me
convoque la première ».
Privilège rare, je l'accorde. Tous ne
connaissent pas un exaucement si total. Mais c'est
bien à tous que l'Évangile a ouvert cette
porte unique d'espérance individuelle et
collective.
Saluons la gloire de Dieu, là
où Jésus l'a su
reconnaître ; offrons-lui nos existences
dans l'humilité et dans l'amour ;
cheminons ici-bas, ensemble, avec Lui, pour
être avec Lui là-haut. Et nous nous
sentirons enveloppés et, dans la vie et dans
la mort par la promesse du Christ, garantie de
toutes les ascensions de l'Esprit :
« Je vous prendrai avec moi,
afin que là où je suis, vous y soyiez
aussi ».
1937.
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