Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VIII

QUE CEUX QUE TU M'AS DONNÉS SOIENT AVEC MOI

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(Pour l'Ascension)

Père : mon désir est que là où je suis, ceux que tu m'as donnés y soient avec moi.
(Jean XVII, 24.)

En face de certaines pages de la Bible, comme celle du récit de l'Ascension, nous regrettons peut-être de ne pouvoir faire nôtre la naïveté du narrateur antique. Rien de plus facile aux apôtres que de se figurer leur Maître porté sur les ailes des nuées pour gagner au-dessus de la voûte azurée, la maison de son Père, dans les régions de la lumière et de la paix ! Possédé par l'impatient espoir de rejoindre son Sauveur, Saint Paul, avec cette ferveur capable d'anticiper la gloire à venir, s'écriera : « Dieu en Jésus-Christ nous a fait asseoir ensemble dans les cieux » (Eph. II, 6).

Cette proximité du ciel nous est devenue doublement incertaine. Incertaine, en face des critiques de notre intelligence avertie qui a vu sans cesse reculer devant elle les bornes de l'Infini, et a dû renoncer à situer dans un lieu déterminé de l'Univers la résidence du Christ glorifié. Incertaine, aussi, à cause de la tiédeur de notre piété. Vous avez senti parfois passer sur vos âmes émues ce souffle pur qui porte en lui un parfum d'éternité ; mais osez-vous associer la certitude de votre propre ascension à celle de l'ascension du Christ ? Vous savez-vous ressuscités en nouveauté de vie, passés des ténèbres à la pleine lumière, et à l'avance installés dans le pays de Dieu, et transformés par le rayonnement de sa gloire ?

Le vrai ciel - celui dont parle Jésus - est-il décidément loin de nous, voilé à notre ignorance, fermé à notre misère ? Ou bien pourrions-nous rejoindre par l'Esprit ces premiers témoins dont il nous est dit que, riches de la bénédiction du Christ qui venait de les quitter pour être élevé au ciel, « ils adorèrent, le coeur tout débordant de joie ? » (Luc XXIV, 52). Venons demander à Jésus lui-même de nous livrer le secret de cette joie, joie de ceux qui ont compris que cette ascension les concerne, que ce ciel leur est ouvert, que cette gloire est à eux. « Père, disait Jésus dans une de ses suprêmes intercessions, mon désir est que là où je suis ceux que tu m'as donnés y soient avec moi, afin qu'ils voient la gloire que tu m'as, donnée ».


I

Les derniers entretiens de la chambre haute prennent leur relief dans ce cadre : le Fils, le Père, les frères. Père, je désire... et l'on peut traduire plus énergiquement : je veux... volonté grave d'un mourant qui exprime ses ultimes souhaits : « Je veux que là où je suis, ceux que tu m'as donnés y soient avec moi ».

Jésus, le créateur de l'humanité fraternelle, ne peut s'arrêter longtemps à la seule vision de la gloire à lui personnellement réservée. Le Père lui a révélé son plan : Par la croix à la victoire. Mais que signifie le privilège de cette élévation ? Jésus ne s'attarde pas à définir la félicité promise, divine réplique aux tortures que lui prépare le monde. « Quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai tous les hommes à moi ! » (Jean XII, 32). La voilà l'allégresse de son ascension. Il pourra demain, affranchi des sévères murailles du temps et de l'espace, agrandir la famille, inviter ceux de l'Orient et de l'Occident à franchir le seuil de la maison du Père, aux demeures vastes et multiples. Jésus ne conçoit, ni ne désire une gloire solitaire. La joie du Fils de voir le Père face à face ne s'épuisera pas dans l'intimité d'un dialogue éternel. Leur commun bonheur, conclusion de leur commun effort, épanouissement de leur commune espérance, sera la constitution d'une famille céleste, d'une cité sainte, d'un Royaume de l'amour.

Sur ces pensées sacrées de Jésus, il nous est permis de projeter la modeste clarté de nos propres expériences. La créature humaine, parce qu'elle plonge toutes ses racines dans la vie collective, n'est pas faite pour l'isolement. Alors que la beauté d'un paysage, la visite soudaine d'un immense bonheur ou d'une émotion poignante, vous avait accordé un pressentiment de l'infini et vous avait prosterné devant Dieu, n'avez-vous pas éprouvé parfois, comme une ombre venant ternir la lumière de cet instant privilégié, l'absence d'une âme avec qui vous auriez voulu partager l'honneur de cette rencontre de Dieu ? Mélancolie familière à nos frères en deuil. À tous les contours ensoleillés du chemin, ils sentent se rouvrir en eux la blessure : ne plus avoir cette compagne, cet ami, avec qui pouvoir ensemble regarder, prier et adorer. Tristesse aussi des séparations morales, alors que ceux que Dieu vous a donnés vous refusent ce qui serait le plus précieux témoignage de leur reconnaissance ; savoir se trouver avec vous là où vous êtes, sur le plan spirituel où Dieu vous a conduits Jésus a connu pour y lutter, y aimer, et y croire. Jésus a connu cela : « Que ceux que tu m'as donnés soient avec moi ! ».

L'amour persévérant de Jésus s'affirme décidément ici l'amour sauveur, celui qui triomphera de toute résistance. jusqu'au bout Jésus poursuit l'éducation de ses disciples ; jusqu'au bout il intercède pour eux ; et c'est demain à un brigand même qu'il accordera sa promesse inouïe : « Tu seras avec moi ! ». Sur toute âme capable de lui dire du fonds de sa misère : « Seigneur, tu sais que je t'aime ! » retentit le message du pardon et de la vie, et c'est en face d'hommes encore tout alourdis par l'ignorance, la crainte et le péché que Jésus se tourne vers le Père pour lui dire : « Je veux que là où je suis, ceux-là que tu m'as donnés y soient aussi avec moi, afin qu'ils voient ma gloire ». Sa gloire, qui est faite de leur salut !

C'est pour nous conduire jusque-là que Jésus vient, parle, souffre, et meurt. Il est venu pour accomplir, pour achever ; il est venu non pour vous éviter quelque faux pas, mais pour vous conduire au but, non pour vous aider à raccommoder le vieux vêtement, mais pour vous offrir l'habit de fête, non pour vous voir commencer à construire sans pouvoir terminer. mais pour vous introduire dans la Cité, qui n'a point la fragilité des architectures terrestres. Il est venu pour être non celui qui éclaire un instant, mais la lumière qui ne s'éteindra plus, non celui qui passe, mais celui qui demeure. Il n'est pas le frère qui fait avec vous quelques pas, mais le Sauveur de l'Éternité. Il laisse aux siens en testament, l'itinéraire qui suffit :
« Vous savez le chemin de l'endroit où je vais : Je suis le chemin » (Jean XIV, 6).


II

Qu'ils voient ma gloire !
Jésus s'est plu à évoquer l'invisible, aussi par des images sensibles, comme celle de la table du festin.
Mais aux heures dernières son langage accorde sa solennité à celle des circonstances, et il ne parle que spirituellement des choses spirituelles. Aucune description des rives de l'au-delà ; aucune précision sur les splendeurs à venir, si ce n'est celle-ci : l'Éternité de l'amour divin sera révélée, et offerte à la contemplation des âmes affranchies.

Dès l'origine, et avant la naissance des mondes, ce qui réside au coeur et à la source de l'Être, au principe mystérieux des choses, c'est le Dieu-Père, maître de l'Univers et Roi de l'histoire. La gloire de Dieu est saisie non par le vocabulaire de la seule Puissance, mais par celui de l'Amour. Bientôt, dans le Royaume, les disciples salueront, sans voiles, et sans écran qui en puisse atténuer l'éclat, la vérité qui leur est apparue ici-bas, en éclairs passagers. La grandeur de leur Maître est plus qu'humaine ; elle déborde ce monde ; en lui s'est incarné l'Amour du Père, qui l'a envoyé, messager de l'Éternité, pour nous rouvrir l'accès de la patrie perdue.

Le bonheur que vous attendez, pèlerins de la caravane chrétienne, est tout entier contenu dans cette promesse, en qui s'affirme la plus haute et la plus vive de toutes les espérances propres à donner des ailes à l'âme humaine : Être avec Christ auprès du Père ; contempler la gloire de « Celui que vous aimez, sans l'avoir vu », mais qui, dans la mesure même où vous savez l'aimer, vous apparaît parfois, avec ce regard qui vous attire, cette voix qui vous invite, cet amour qui vous conquiert.
Être éternellement avec Lui !

Ces hommes que Jésus veut entraîner à sa suite, jusqu'au Ciel, furent nos frères, et nos semblables : des ignorants, des faibles, des pécheurs. Mais ce sont aussi ceux à qui il a pu dire : « Vous avez été avec moi dès le commencement !» et aussi (avec quelle indulgente charité) : « Vous avez persévéré avec moi dans mes épreuves » (Luc XXII, 28). C'est !' « avec lui » du présent, de la terre, qui autorise et fonde le : « Avec Lui » du futur, du ciel.

Alors que les problèmes insolubles accumulent de lourds nuages à l'horizon de votre avenir, alors que vous vous sentez si impuissants à déchiffrer l'alphabet du ciel, écoutez le reproche de Jésus à des Israélites rebelles :
« Si vous ne croyez pas quand je vous ai parlé des choses terrestres, comment croirez-vous quand je vous parlerai des choses célestes ? » (Jean III, 12). Ainsi, pour Jésus, la vraie méthode pour se préparer à entendre la langue du ciel, c'est d'écouter les appels pratiques qu'il fait retentir sur nos routes d'ici-bas.

À vous qui avez essayé, pauvres suivants à la marche hésitante, de mettre vos pieds dans l'empreinte de ses pas, à vous qui avez voulu dire, quand même, et malgré tout : « De près - ou de loin, hélas ! - nous le suivrons, et nous efforcerons de vivre avec lui, de lutter avec lui, d'aimer avec lui ! » À vous la joie de la victoire, à vous le fruit de son intercession ! Parce que vous avez voulu l'avoir à vos côtés, sur les sentiers raboteux de l'effort quotidien, au cours de vos marches dans le désert et dans la nuit, vous avez vu s'ouvrir la route de clarté qui monte vers le ciel. « Que là où je suis, vous y soyiez aussi ».


III

Redescendons sur la terre. Aussi bien, ce qui vous appartient en propre, ce n'est pas de vous assurer par vous-mêmes l'arrivée triomphale. Elle reste toujours le don de la Grâce, la réponse généreuse d'un Amour qui trône au-dessus des mondes et des âges. Ce qui vous appartient, c'est d'assurer le départ, c'est de dire aujourd'hui au Sauveur : « je veux être aujourd'hui avec toi, là où tu es, et jamais là où tu n'es pas, loin de ta face et privé de ton conseil ; je veux être partout et toujours là où tu demeures, où tu m'attends, où tu m'espères ».

Vous savez, d'une science aussi certaine que les disciples des premiers jours, les chemins sur lesquels passe Jésus. Depuis dix-neuf siècles, celui qui est dans la gloire du ciel, et a par là revêtu les attributs de l'Esprit, partout présent et sans cesse actif, renouvelle les démarches qui furent celles du Galiléen de l'histoire qui allait de lieu en lieu faisant le bien, apportant la guérison aux blessés, le pardon aux repentants, et qui répondait à l'appel des vaincus, et saluait la grandeur des humbles.

Qui ne s'est senti un jour soudain réveillé à salut par cette seule pensée, jaillie de sa conscience : « Ici où l'on travaille à camoufler l'injustice, à fomenter la haine, ici où l'on ne vit que pour l'argent qui asservit, pour le plaisir qui épuise, pour l'apparence qui trompe, ici où l'on cherche à éteindre l'Esprit, mon Maître est absent ; et s'il n'est pas là, qu'ai-je à y demeurer encore ? » Oh ! si je pouvais jour après jour rejoindre les routes où je marcherais à ses côtés, celles du service, du sacrifice, de la prière.
Au regard de la foule ces chemins n'apparaissent certes pas ceux des ascensions. Aucune réclame mondaine ne signale leur obscur départ.

Le Christ vous attend là où des larmes coulent, où des pécheurs soupirent, où des victimes gémissent. Il vous attend sur toutes les voies du dévouement que vous ne sauriez suivre longtemps sans apprendre à vous abaisser, sans consentir à être éclaboussés par la boue de la terre.

Le Christ vous convie aussi à cette humiliation : la vie de la prière, avec ce qu'elle implique : le renoncement à votre propre justice, l'aveu de votre pauvreté, qui vous force à redevenir devant le Père des enfants, faibles et ignorants, et à appeler son secours.

Le Christ vous appelle encore. « ( Voulez-vous persévérer avec moi dans mes épreuves) ? », à charger sur vos pauvres épaules la croix du disciple, c'est-à-dire à vouloir souffrir de la souffrance du prochain, à accepter de braver l'opinion pour proclamer la vérité, à être, si Dieu le veut, persécuté pour la justice. C'est la croix du renoncement, que domine l'exemple de celui qui incarna le plus grand amour en donnant sa vie pour les siens.
Or, voici le mystère : Ces chemins qui descendent : mort à soi-même, service des petits, amour qui s'immole, sont devenus depuis que Jésus en s'y avançant les a inondés de sa lumière, les voies des vraies ascensions.

Ascension du Christ. Parce qu'il s'est abaissé lui même, Dieu l'a souverainement élevé et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout autre nom (Phil. II, 9).
Ascension du disciple, en application de la Loi qui domine l'histoire, non pas l'affreuse histoire qu'écrit la folie des hommes, mais l'histoire, telle que Dieu la voit, l'histoire du Royaume qui vient.
« Celui qui s'abaisse sera élevé » et à celui qui s'est modestement assis à la dernière place, convié indigne prêt aux plus humbles tâches, est adressé l'appel de la promotion royale : « Mon ami, monte plus haut ! » (Luc XIV, 10-11).

La voilà l'ascension d'aujourd'hui, première, fondamentale, puisque l'autre, définitive et glorieuse, n'est que la couronne d'un édifice dont votre amour actuel peut seul assurer l'inébranlable base. Parce que dans le service et l'amour, dans la foi et dans la prière, vous êtes avec lui, le mystère de l'Ascension vous est révélé.

Le ciel n'est pas si loin. En reculant les bornes de l'univers sensible nous retrouvons la spiritualité de l'Évangile authentique. Le ciel se trouve là où réside l'Esprit du Christ. Quand vous demeurez avec lui, un rayon de sa gloire vous touche, l'Éternité s'approche, car l'éternel c'est ce qui demeure, et l'amour demeure à jamais.

Le ciel n'est pas fermé à votre misère intime, puisque là où vous êtes, il vient, Lui, le Christ vivant et fraternel, toujours prêt à soutenir l'élan de quiconque s'essaie à croire, à aimer et à adorer.
Il appartient à chacun de se mettre au bénéfice de la prière de Jésus qui répand comme une pluie de rayons lumineux sur le peuple de ceux qui viennent à Lui. « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m'as donnés y soient aussi avec moi ».


IV

Je pénétrais récemment dans la demeure d'une famille ouvrière, chez qui la mort avait annoncé sa visite. La mère, jeune encore, avait élevé six enfants ; par son labeur, sa tendresse, sa prière, elle avait accompli sa vocation. Elle avait vu revenir à Dieu un époux qui n'avait pas toujours été chrétien ; elle venait d'avoir la joie de voir ses plus jeunes enfants reçus dans l'Eglise. Elle savait son heure venue. J'ai, dans le regard de cette mourante, surpris la paix surnaturelle que verse parfois l'approche de la la fin sur les visages altérés, lorsqu'aux côtés de la mort apparaît son vainqueur. J'ai entendu alors en ma mémoire l'écho de la prière du Sauveur :
« Que là où je suis, ceux que tu m'as donnés y soient avec moi »

Oh ! Paix divine d'une soeur, ignorée du monde mais connue de Dieu, qui pouvait se dire, en promenant ses yeux sur ses proches : « Ma foi sera leur foi ; je ne fais qu'un peu devancer ceux qui continueront à monter sur les chemins frayés ici-bas par le Sauveur qui me convoque la première ».

Privilège rare, je l'accorde. Tous ne connaissent pas un exaucement si total. Mais c'est bien à tous que l'Évangile a ouvert cette porte unique d'espérance individuelle et collective.
Saluons la gloire de Dieu, là où Jésus l'a su reconnaître ; offrons-lui nos existences dans l'humilité et dans l'amour ; cheminons ici-bas, ensemble, avec Lui, pour être avec Lui là-haut. Et nous nous sentirons enveloppés et, dans la vie et dans la mort par la promesse du Christ, garantie de toutes les ascensions de l'Esprit :
« Je vous prendrai avec moi, afin que là où je suis, vous y soyiez aussi ».

1937.

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