Que ta volonté soit
faite sur la terre comme au ciel.
(Matthieu
VI,
10.)
Réfléchir au sens authentique du
Notre Père, éprouver la
gravité des engagements impliqués
dans chacune de ses requêtes, c'est du
même coup s'étonner de la coupable
rapidité, de l'impardonnable
légèreté avec lesquelles la
prière des prières est parfois
prononcée dans l'Eglise et dans
l'intimité. Toutes les possibilités
d'un réveil, réveil de l'âme
profonde, réveil de la piété
ecclésiastique, seraient impliquées
dans ce simple effort consenti : s'appliquer
à comprendre le Notre Père et
à dégager l'attitude
intérieure et pratique d'un croyant qui
désire s'associer vraiment à ces
requêtes classiques. Cette oraison qui
pourrait risquer de s'user et de se vider par une
trop perpétuelle répétition
est demeurée pleine encore de richesses
inexploitées et de promesses pour nos
lendemains.
Vous êtes membres d'une
humanité qui attend encore l'exaucement
du Notre Père. Et pourquoi ? Parce
que les paroles sacrées,
léguées aux âmes par le Christ,
retentissent trop souvent sans puissance réelle,
comme l'airain
sonore de la cymbale. n'étant ni
portées ni soutenues par le désir
passionné de ceux qui les prononcent.
Seigneur, apprends-nous à
prier.
La troisième demande de l'oraison
dominicale ne se trouve point dans le texte de
saint Luc, et pourrait paraître une simple
répétition de la
deuxième : « Que ton
Règne vienne ».
Pourtant les trois premières phrases
de la prière du Seigneur qui constituent une
unité, expriment une pensée qui se
développe. « Que ton nom soit
sanctifié, que ton Règne
vienne ! ». Voeux pieux par
lesquels le croyant s'élève dans
l'Invisible, où déjà
aujourd'hui est accompli le triomphe de Dieu.
L'Israélite se représentait, toute
prête dans la gloire du ciel, la cité
sainte de l'Éternel.
« Que ta volonté soit
faite sur la terre. » Ici la
pensée redescend sur la terre de nos luttes,
théâtre du combat entre la
lumière et les ténèbres. La
prière, ainsi installée dans le cadre
de la réalité immédiate,
s'achève par les toutes simples et
naturelles demandes qui intéressent la vie
humaine : Le pain de notre corps, la
nourriture de notre âme, le pardon et la
délivrance.
Le « Que ta volonté soit
faite sur la terre comme au ciel » est un
complément au « Que ton
règne vienne », mais un
complément nécessaire et qui garde sa
signification propre. Pour que puisse se lever
à l'horizon de l'histoire de la race
déchue l'aurore du royaume de justice et de
paix, il y a une préparation
indispensable : la création d'un peuple
bien disposé qui obéisse à la
volonté de Dieu.
Si les hommes n'ont pas le pouvoir
d'organiser le royaume de Dieu, et de
décréter son avènement, ils
ont du moins celui de préparer son
heure ; et cet accomplissement de la
volonté du Très-Haut dépend en
une certaine mesure de chacun d'entre vous puisque
nul n'a le droit de dire : Que ta
volonté soit faite, sans dire en même
temps au Père : « Me voici,
ô Dieu, pour faire ta
volonté ».
Il nous faut donc renoncer à trouver dans
le « Que ta volonté soit
faite » la seule invitation à accepter avec résignation
l'inévitable. C'est étriquer le
message de Jésus et le trahir que
d'étendre à la vie toute
entière cette attitude de soumission passive
qui est à coup sûr celle que Dieu peut
parfois nous inspirer.
Tôt ou tard, sonnent dans toute
existence ces heures où il n'y a rien
d'autre à faire qu'à abdiquer devant
le Tout-Puissant notre volonté propre,
frappée d'impuissance, paralysée,
vaincue. Il est des situations dans lesquelles
à tous, croyants ou incroyants, n'est
offerte aucune autre possibilité que celle
de courber la tête sous l'invisible pression
d'une puissance qui nous domine ou nous brise.
Moments où nous n'avons plus le choix entre
le oui et le non, et où il faut bien dire
oui à la douleur, oui à la maladie,
oui à la mort.
Face au mystère qui déborde de
toutes parts les vaines tentatives de nos
révoltes ou de nos désespoirs, la
seule ressource du chrétien est dans la
répétition virile et douloureuse
du : « Que ta volonté soit
faite », prière protestataire
à sa manière puisqu'elle affirme,
malgré tout, derrière toute l'ombre
accumulée, l'action d'un mystérieux
amour.
Il est des circonstances dans
lesquelles : « Ta volonté,
mon Dieu », signifie de la part des
coeurs blessés, et en face des bonheurs
anéantis : « Mon Dieu, je ne
suis rien et tu as, toi, tous les droits !
Agis comme toi tu le veux. Frappe, détruis,
et tue ! J'accepte ».
Heures émouvantes toujours !
heures tragiques parfois, dont l'obscurité
s'exprime en se dépassant elle-même
dans la scène du Christ au jardin d'agonie,
et qui S'éclairent par l'exemple même
de son héroïque résolution.
Alors qu'un fossé menace de se creuser entre
son désir et la volonté de son
Père, Jésus vainqueur de sa torture
intime, achève sa prière :
« Père, ta volonté, et
non la mienne ! ».
C'est une démarche religieuse sans
contredit que celle de la créature qui
s'efface devant le Créateur, qui abolit son
désir égoïste, et jusqu'à
sa volonté de vivre pour s'abandonner sans
réserve à la décision de Dieu,
quelle qu'elle soit.
Mais nous sommes infidèles, et
gravement infidèles à l'esprit de
Jésus si nous ne donnons à notre
prière quotidienne que cette portée
unique de nous abandonner pour laisser faire
Dieu.
Si la volonté de Dieu
s'exécute parfois sans nous et contre nous, il est
aussi
des
jours, et c'est de ceux-là qu'est
tissée la trame ordinaire de notre histoire,
où Dieu veut que sa volonté
s'accomplisse sur la terre par le moyen de ses
enfants et par les réponses des hommes
à son appel.
Le Notre Père a été
dans l'intention de Jésus déjà
le modèle de la prière
universelle. L'Eglise a obéi à
l'Esprit en en faisant la prière
quotidienne. Il ne faut pas désormais
que nous traduisions ces paroles toutes
frémissantes d'audace et d'attente
enthousiaste en une supplication
mélancolique. Il ne faut pas que nous
transposions en mineur une mélodie qui doit
être à la base de tous les hymnes de
toutes les victoires. Gethsémané, son
décor nocturne et ses larmes, ne sont pas
l'unique commentaire de la prière du
Maître. Jésus a pensé, et toute
sa carrière le démontre, que la
prière devait aider à agir et non
seulement à souffrir, à travailler et
non seulement à attendre, à combattre
et non seulement à pâtir, à
vivre et non seulement à mourir.
Le Notre Père contient le programme
du chrétien ; et c'est un des premiers
articles de ce programme que vous soulignez
à nouveau chaque fois que vous
redites :
Que ta volonté soit faite sur la
terre comme au ciel.
Ma nourriture, dit Jésus, est
de faire la volonté de celui qui m'a
envoyé. Ce ne sont pas tous ceux qui me
disent Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume
de Dieu, mais
ceux-là seulement qui font la volonté
de mon Père.
Vouloir ce que Dieu veut, voilà le
résumé de la morale
évangélique, simple et sublime.
Simple. Des coeurs d'enfants et des intelligences
incultes en saisissent l'esprit. Sublime. Elle
réclame de vous ce saut hors de
vous-mêmes qui est difficile à l'homme
naturel, prisonnier de son égoïsme.
L'A. B. C. de la morale de Jésus
réclame déjà un effort
impossible à tous ceux qui ne se sentent pas
les enfants du Père, les pardonnés du
Sauveur, à tous ceux qui n'ont pas
réappris humblement à l'école
de l'Évangile cette confiance filiale qui
permet au pécheur de retrouver l'image de
son Dieu, d'entendre sa voix, de percevoir ses
ordres.
Jésus vous propose l'imitation de
Dieu. « Sois parfait comme ton Dieu. Aime
comme le Père qui fait lever son soleil sur
les méchants et sur les bons ». La
conscience chrétienne, à la
lumière des exemples et des appels de
Jésus, voit se dessiner nettement en face du
devoir immédiat que la vie lui propose le
contour précis du vouloir de Dieu.
Mais qu'il y a loin encore de la
connaissance de cette volonté à son
accomplissement ! Parce que l'homme recule
à l'entrée des chemins que Dieu lui
ouvre, les chemins de l'amour, du renoncement, du
dévouement, l'Eglise s'est souvent
évertuée à imposer par la
force ou par la peur, l'obéissance au
souverain Maître. Vaine tentative. Il n'y a
pas de lois et de règlements qui puissent
codifier en formules immuables la volonté du
Dieu vivant. Le Christ est la fin de la loi et
c'est l'Esprit lui-même qui vient te dire à toi,
mon
frère, directement, ce qu'il attend de toi.
L'enfant ne sert vraiment son Père que quand
il le sert dans l'amour et la reconnaissance.
Ta volonté, ô Dieu ! je
sais que dans le double miroir de ma conscience et
de l'Évangile tu me la révèles
claire et nette à chaque heure. Ce dont j'ai
besoin ce n'est pas avant tout de plus de science
pour mieux la percevoir, c'est avant tout de plus d'énergie pour
mieux la vouloir,
c'est de plus de ferveur pour désirer de
tout mon coeur ce que tu désires, c'est de
plus d'enthousiasme pour te dire :
« Mon bonheur c'est de faire ta
volonté maintenant sur la terre ».
C'est cette ferveur que vous venez rallumer
ensemble au foyer de l'Eglise, c'est cet
enthousiasme que vous voulez retrouver dans la
communion fraternelle au travers de laquelle se
perpétue la présence de
Jésus-Christ.
Sur la terre comme au ciel. Nul n'a
le
droit de biffer le ciel de l'oraison qui s'ouvre
par l'invocation : Notre Père qui es
aux cieux, et qui se termine par la perspective de
la gloire qui s'épanouit au siècle
des siècles. Le ciel est à l'horizon
du Notre Père comme à l'horizon de
tout l'Évangile. Jésus voit la maison
invisible peuplée des anges purs et des
croyants arrivés au port ; il y salue
Abraham et Jacob, mais aussi, assis aux mêmes
tables immortelles, ceux qui sont
venus d'Orient et d'Occident, pécheurs
délivrés, victimes affranchies,
purifiées par le baptême de
l'Esprit.
Au ciel la volonté de Dieu est
accomplie dans la liberté et dans la
joie.
Dans la liberté. La
pensée judaïque parlait d'anges
révoltés, de la chute de Satan, de la
volontaire infidélité des serviteurs
rebelles. D'ailleurs, comment
reconnaîtrions-nous des créatures
supérieures à nous dans des
êtres qui accompliraient le bien par
contrainte ? Les anges de Dieu le servent dans
la spontanéité de l'amour et dans la
joie. Là-haut, le : Que ta
volonté soit faite, ne peut plus
résonner comme la parole
résignée du blessé d'ici-bas,
puisque tout l'accomplissement de la volonté
du Père s'y poursuit dans
l'atmosphère de l'harmonie et de la paix. Un
ordre de Dieu est une joie ; le service de
Dieu une fête.
Ah ! ne laissez pas à quelques
rêveurs sectaires le monopole des visions
célestes. La nostalgie du Ciel peut
à bon droit visiter le croyant ; son
sort terrestre lui apparaît parfois comme
à Job, le sort du soldat et du mercenaire,
le sort de l'exilé qui attend le retour dans
la paix du foyer. Il vous est bon de lever les yeux
vers le pays du triomphe où vous savez que
des frères libérés, portant
les cicatrices des dures batailles du monde,
servent enfin leur Dieu dans la plénitude de
la liberté et dans une allégresse
dont la source ne tarira jamais.
Jésus qui a contemplé ces
réalités-là bien autrement que
nous ne parvenons à les entrevoir à
travers les nuages de nos
incrédulités, dit aux siens :
« Vous prierez ainsi : Que ta
volonté soit faite sur la terre comme au
ciel » ; donc ici-bas, comme au
ciel, librement et joyeusement.
Vous accepteriez la volonté de Dieu
parce que vous ne sauriez vous y dérober et
peut-être après avoir
épuisé vos ruses pour vous y
soustraire ? Non, ce n'est pas de cela qu'il
s'agit, mais bien au contraire de vous ouvrir assez
à l'irruption des forces surnaturelles pour
que la grâce vous soit de plus en plus
accordée de mettre pleinement d'accord
votre volonté avec la sienne.
Ce qu'il faut c'est que tu veuilles
résolument ce que Dieu veut lorsque le monde
t'appelle ailleurs, lorsque la paresse et le
péché te sollicitent. Balaye de
ton coeur tout ce qui résiste à la
volonté du Dieu Saint.
Tout ! Et ce tout est
terrible.
Il comprend non seulement les fautes et les
infractions définies que condamne la loi,
mais encore ton orgueil, ta volonté propre,
tes pensées intimes peut-être, ton
passé hélas avec tout ce qui s'en
dégage de résistances
égoïstes. Ce tout est terrible. Mais
rien ne peut faire obstacle définitivement
à la puissance victorieuse qui est en
Christ, à la force de l'Esprit qui
régénère. Et c'est là
le miracle de la conversion. Au pécheur est
offerte la possibilité de devenir un
instrument de Dieu ; il peut apprendre à
mettre sa joie
à aimer ce qu'il n'aimait pas et à
vouloir ce qu'il ne voulait point. Mon Dieu, je
veux ce que tu veux : « Ta
volonté soit faite » ; c'est
mon voeu, et ce voeu est un engagement et une
promesse.
Ta volonté, je la veux
accomplir ; mais ma prière
réclame plus encore : son triomphe
sur la terre. Le ciel est une grande famille
spirituelle constituée dans l'unité
parfaite de l'amour, et cela la terre doit
l'être un jour. Il y a une unité du
monde matériel ; il y a une
unité du monde spirituel, et Jésus
nous l'a révélée. Pour
l'âme éveillée, voici le
tableau de la vraie patrie. Un pays immense
jusqu'à en être infini, le pays du
Créateur des esprits et de la Vie. Une des
provinces de cet univers s'est
dérobée à son amour et a
cherché à se séparer de lui
pour se constituer dans une périlleuse
indépendance. Le Christ vient, ambassadeur
et fils du ciel, reprendre possession au nom du
Père du monde égaré. Il vient.
Et c'est en vain que les rebelles bafouent son
amour et le rejettent comme un étranger.
Jésus sait que ces malheureux et ces
coupables sont encore pourtant les enfants de
Dieu ; ils ne peuvent pas ne pas avoir soif
enfin de la vérité et de la vie. Il
les apporte. Ce n'est plus le rêve d'un
poète, ce n'est plus la seule perspective
d'une révélation future. C'est le
foyer de lumière allumé sur la terre.
Voici le nom de Dieu : Le Père ;
voici sa volonté : L'amour
inépuisable, éternel ; voici son
oeuvre : pardon, sacrifice, don de soi.
Dès lors, timides ou résolus,
infirmes ou vaillants, les hommes viennent
à lui ; ils émergent des
ténèbres à
la clarté du jour divin ; ils viennent
le long des routes de la terre ; ils viennent
le long des siècles, ils viennent du fond
lointain de toutes les régions de
l'ignorance et du péché et du
désespoir. Ils viennent, ils viennent
encore, ils viendront toujours. Ils apprennent
à dire : Père que ta
volonté soit faite par nous aujourd'hui, par
nos frères demain, par tous un jour :
Sur la terre comme au ciel.
Ainsi voyons-nous s'élargir le cadre
de notre méditation. Si Dieu veut que sa
volonté triomphe, il faut donc que partout
soit proclamée sa parole il faut que jusque
dans les pays les plus reculés soi ;
prêché l'Évangile, et soit
rendue possible la conversion des âmes. Si
vous avez connu la libération et la paix
quand vous avez cherché à mettre
d'accord votre volonté et la volonté
du Père, comment pourriez-vous douter encore
de la valeur de l'impératif
missionnaire : Allez jusqu'aux
extrémités du monde. Que le
« Notre Père »,
encerclant la mappemonde, fasse surgir partout les
prémisses de l'humanité
nouvelle !
Ce qu'il faut encore, c'est que l'esprit de
Jésus vous pénètre assez, pour
que vous compreniez toute la signification
sociale et fraternelle de la prière du
Maître. Que ta volonté soit
faite ! Garde-moi de le redire sans voir la
main du Christ nous montrer et ceux qu'au loin
fauche l'épidémie ou la guerre et
tout près de nous ceux que nous laissons
dépérir dans le dénuement ou
la tristesse, ceux que nous laissons pleurer dans
la solitude ou dans la honte. Comment
songeriez-vous sans frémir à tout
ce qui s'affirme dans notre
monde et dont Dieu dit : Voilà ce que
je ne veux pas ?
Ruskin a écrit cette amère
réflexion :
« N'obligeons pas les petits
enfants à blasphémer au lieu de prier
en leur enseignant à demander à
Dieu ce que nous-mêmes nous
n'espérons pas : l'accomplissement de
sa volonté sur la terre comme au
ciel. »
Vous apprendrez le « Notre
Père » à vos enfants sans
être professeurs de blasphème si vous
vous engagez à l'obéissance
personnelle au Dieu qui vous dicte votre
route ; si vous faites tous vos efforts pour
propager dans la cité et dans le monde
l'esprit du Christ ; si vous voulez non
seulement répéter l'oraison
dominicale, mais vivre sous son inspiration.
Alors s'illumine la face de la terre. Alors
se réveille l'audace religieuse qui salue le
jour où sera exaucée la prière
de l'humanité. Elle le sera parce que celui
qui nous l'a donnée est le Sauveur divin.
C'est à lui que vous demanderez aujourd'hui
de vous réapprendre à dire le vrai
Notre Père ! celui de la foi, de
l'amour et de l'espérance.
1931
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