Levez les yeux vers
le
ciel, et regardez en bas sur la terre.
(Esaïe
LI,
6.)
Lire : Esaïe
LI, 1-8, 12-16 ;
Psaumes
LXXIII, 23. CII,
26-27. CXXI,
1-3 ; Marc
XIII, 31.
Bien que cette saison d'hiver ne soit
guère propice à la contemplation des
cieux étoilés, notre attention a
été à Genève,
ramenée récemment sur les
mystères des phénomènes
astronomiques par l'apparition d'une aurore
boréale. Aucun calendrier ne l'avait
prévue. Il est donc encore dans le vaste
infini, en dehors de rencontres et
d'événements dont la science parvient
à annoncer la date, à une seconde
près, une marge d'inconnu. Et lorsque nous
songeons aux fabuleuses distances qui nous
séparent du monde des étoiles, et aux
secrets qu'il renferme encore, nous comprenons le
sens de cette distinction, chère au langage
religieux de l'humanité : la Terre - le
Ciel - opposés comme deux régions de
l'Univers étrangères l'une à
l'autre. Notre piété
chrétienne - piété d'adoration
et d'espérance, mais aussi
piété de l'amour et de l'action, peut
bien reprendre à son compte la
définition prophétique des deux
gestes :
Lever les yeux vers le Ciel - Regarder en
bas sur la Terre.
Le Second Esaïe, consolateur
inspiré des Juifs exilés, s'adresse
à un peuple de vaincus
découragés. Déporté sur
les rives de Babylone, Israël a vu la gloire
de Jérusalem anéantie, le Temple de
l'Éternel profané et détruit.
Courbé sous le joug de l'orgueilleux empire
qui lui a ravi sa patrie et sa liberté, le
peuple de Dieu prend douloureusement conscience de
sa misère. Que signifient ces quelques
tribus aujourd'hui asservies, au sein des grandes
puissances qui se disputent la domination de
l'Orient ? Israël n'est plus qu'une
poussière de peuple ; son élite
a été massacrée ; parmi
les survivants, beaucoup trouvent dans leurs
épreuves et leur dépouillement,
l'excuse de leur incrédulité. Le
regard que le serviteur de Dieu promène sur
la terre est lourd de mélancolie.
Qu'offre-t-elle à ses yeux, la terre ?
si ce n'est le spectacle révoltant du
triomphe des païens, et l'infortune sans
remède des enfants de Dieu,
méprisés et
persécutés ?
Pourtant il sera le chantre de
l'Espérance. D'abord ce présent
n'est qu'un fugitif instant d'une longue histoire,
celle que Dieu inaugura en adressant vocation
à Abraham. Jadis tout un peuple est issu de
cette seule famille d'un patriarche, à qui
avait été donnée la
grâce de croire et d'obéir. Demain
l'Éternel pourra ressusciter Israël au
tombeau, relever les murs de la Cité sainte,
et faire à nouveau retentir en Sion les
hymnes de l'allégresse et les cantiques du
bonheur. Puis soulevé d'un coup d'aile, le
coup d'aile de l'inspiration, le
prophète plane au-dessus de la terre et au
delà de l'histoire. Ce que Dieu
prépare, ce n'est pas seulement une
restauration nationale, ce sont « de
nouveaux cieux et une nouvelle
terre ».
Il a détourné sa vue de ce
monde où il y a du sang versé, et des
larmes répandues, il a levé les yeux
au Ciel. Et voici, une vérité
inouïe s'impose à son esprit : le ciel aussi un jour
s'évanouira comme
la fumée chassée par le vent. Ce
qui soutient son espérance, c'est la vision
du Dieu souverain, dont les cieux et la terre. son
ouvrage, sont incapables d'enfermer toute la
gloire, dont l'Esprit trône au-dessus de tout
ce qui est visible et périssable. Son
intention de salut, inaccessible aux tempêtes
de l'histoire, comme à celles de la nature,
subsiste pour tous les temps : et sa
volonté s'accomplira, dussent les cieux et
la terre s'effondrer en quelqu'inconcevable
catastrophe.
L'élan de l'Esprit permet à
Esaïe de répandre sur cette page
sublime un rayon d'aurore, qui annonce la
prédication du Royaume de Dieu. Tandis que
captif de son orgueil national, Israël
n'attend que le rétablissement du royaume
anéanti, le prophète, lui, voit des
peuples lointains, les habitants des
îles, se tourner vers le Dieu dont la Loi
veut éclairer toute l'humanité.
Tandis qu'Israël attend que paraisse
dans le ciel quelque signe qui annonce la fin de
l'oppression, et prévoit le retour dans le
pays des pères, le prophète s'ouvre à une autre
perspective : celle d'un salut qui durera
éternellement.
L'univers mourra. Comme les
individus, dévorés
générations après
générations par l'abîme du
silence, nations et races et frontières
seront bouleversées et
détruites ; les astres pourront
s'éteindre, les cieux s'évanouir. Une réalité subsiste
au-delà du monde et au delà de la
mort : Dieu, sa Volonté, son
amour, son salut. Tout est mortel dans le vaste
univers, les beautés de la terre ne sont que
pour un temps et les lumières du ciel auront
leurs soirs et seront résorbées par
la nuit, mais dans cet univers et au-dessus de Lui
se révèle le Dieu qui ne meurt point.
Heureux qui portant Dieu dans son coeur, se sent
attaché à l'Éternel. Il peut
braver l'ennemi, la souffrance et la nuit. Au
delà du ciel - et au delà de la
terre, il a salué celui qui les unit, les
domine et les peuple de sa présence.
Levez les yeux vers le ciel.
Instinct humain - mais qui ne trouve sa
portée salutaire que dans l'affirmation du
Psalmiste :
« Je lève mes yeux vers
les montagnes ; d'où me viendra le
secours ? Le secours me vient de
l'Éternel qui a fait les cieux et la
terre »
(Ps.
CXXI.).
En dehors de la prière qui ne se
repose qu'en Dieu, la
religion
des yeux levés au ciel se perd dans
l'illusion, la stérile paresse et le
néant du rêve. Songez à ces
sagesses païennes, dont l'influence a, en
certaines heures de l'histoire,
pénétré l'Eglise
chrétienne et dont l'idéal se
définissait par la volonté de
s'enfuir loin du monde, de déserter les
luttes d'ici-bas, de renoncer aux devoirs de la
famille et de la cité, de faire violence
même à cet amour de la vie que le
Créateur a enraciné au coeur de notre
coeur. Bel idéal, certes, que celui d'une
existence de méditation, traversée
par ce souci : « Pourvu que je gagne
le ciel, que m'importe tout le
reste ! ». Jésus a dit : À quoi te sert de gagner
le monde, si tu
perds ton âme ? ». Mais il
nous enseigne aussi que celui-là
précisément perd son âme,
qui se dérobe au devoir de l'amour et au
rude service des pèlerins de la terre. Le
lévite et le prêtre qui ont
passé sur la route au bord de laquelle
gisait un malheureux blessé étaient
peut-être en train de lever les yeux vers le
ciel, en récitant des prières pour
tromper la longueur du chemin ou pour s'assurer
leur salut. Mais leur condamnation, c'est qu'ils
n'ont pas su regarder en bas sur la terre.
Lever les yeux vers le ciel. Il
est
des heures où nous ne voyons pas d'autre
ressource en face des ténèbres qui
règnent ici-bas, en présence aussi de
la visite de la mort. Et pourtant la vue du ciel,
et la poésie de l'infini, nous bercent d'un
rêve qui n'est point encore la vraie
consolation. Où aller chercher dans les
sphères lointaines ceux que notre affection
ne doit plus croiser sur nos chemins
familiers ? Où situer le pays de
Dieu ? Mais voici : à l'heure
où nous pressentons le
mystère à double face : nos
bien-aimés disparus et vivants - si
désespérément loin et si
magnifiquement proches par leur présence
spirituelle, nous comprenons que le pays de
Dieu, ce n'est ni la terre, ni le ciel de nos
astronomies ; c'est un pays qui embrasse
l'univers total, comme l'Océan qui entoure
l'île, comme l'atmosphère qui
enveloppe la planète, c'est un
au-delà du ciel et de la terre que
découvre notre espérance, le monde
où triomphe le Dieu d'amour.
Je lève mes yeux... Et lorsqu'au
delà de la voûte azurée, je
vois se dresser dans la gloire du monde
supérieur la figure de mon Sauveur vivant,
je salue en lui Celui qui, en nous montrant le
Père, a jeté le pont entre cette
gloire et notre misère. C'est Lui qui nous a
dit : Dieu est amour et vous ne le verrez
qu'en aimant. Voilà pourquoi notre
piété ne peut en rester à
l'attitude des yeux levés vers
l'invisible ; elle ne comprend la
prière que comme le prélude
à l'action. Et le regard vers le ciel ne doit que vous
renvoyer plus fort et plus
vaillant aux combats d'ici-bas.
Regardez en bas sur la terre.
Mais oh ! Dieu. Comme nous sommes
parfois las de voir tout ce qui se passe en ce
monde : crimes impunis, injustices sans
nom et tout ce qui est contre toi, les triomphes
bruyants ou secrets de l'impiété, les plaintes des
victimes.
Oh ! abîmes de péchés et
de souffrances ! Oh ! incendies de haine
et de folie, en face desquels notre charité
ne sera jamais que la dérisoire goutte d'eau
jetée sur un brasier géant ! La
tentation nous menace de dire à Dieu :
Permets-moi de ne plus regarder le monde, tout
sonore des cris de la haine et de la guerre. Oh ! si tu
m'emmenais en quelque cabane du
désert
(Jérémie
IX, 2), en
quelque lieu où je puisse contempler ton
ciel et oublier la terre !
Mais Dieu vous dit : Levez les
yeux
vers le ciel et regardez en bas sur la
terre.
Dans sa grande toile de la Transfiguration, Raphaël a
présenté en deux tableaux
simultanés, deux scènes successives
de l'Évangile, mais liées par un
rapprochement éloquent. Sur la montagne du
Thabor, au terme d'une série d'intimes
communions avec leur Maître, et d'adoration
fervente. Pierre, Jacques et Jean ont vu la face du
Christ resplendir d'une lumière inconnue.
Ils se sentent au seuil de l'invisible, aux
frontières du pays de Dieu où tout
n'est que splendeur, gloire et pureté.
« Ah ! dressons ici nos tentes,
demeurons sur la montagne avec Jésus, et
Moïse, et Elie apparus dans la
gloire ». Mais dans la plaine se
déroule une scène atroce. L'enfant
épileptique se tord dans ses crises,
amené en vain auprès des disciples,
impuissants à le libérer. Pierre,
Jacques et Jean voulaient rester dans la paix de la
vision céleste. Mais Jésus a
dit : Redescendons vers la vallée, vers
la vallée où l'appelaient des larmes
et des cris et où demain
s'ouvriraient pour lui les voies de la douleur, du
sacrifice, et bientôt le chemin de la Croix.
Quand vous aurez levé les yeux vers le
ciel, et vers Dieu et vers son Christ, vous saurez
regarder sur la terre d'un double regard.
Vous verrez tout ce qui ici-bas
appartient à la mort et est promis
à la ruine et au néant. Toute la
formidable oeuvre du péché des
hommes, toutes leurs folies, toutes leurs hontes et
les fleuves de douleur qui sortent de ces sources
empoisonnées, tout cela n'est que pour un
temps. Cette terre avec ses fausses gloires, ses
tumultes et ses crimes, tombera en lambeaux.
Mais l'autre regard s'arrête, lui,
sur le passage de Dieu dans les
réalités d'ici-bas. Dieu n'est
pas plus proche des astres du firmament que de
notre planète, et pas plus voisin du Royaume
des anges qu'il ne l'est d'une humanité
à laquelle il a donné
Jésus-Christ et sur laquelle il a
répandu son Esprit. Sur la terre, Dieu passe, Dieu travaille,
Dieu sauve, Dieu vient.
Ah ! ce ne sont pas nos quotidiens qui
portent en manchette la bonne nouvelle :
« le Royaume de Dieu vient ».
Ils ont d'autres grandes nouvelles à publier
et à colporter dont l'importance sera demain
effacée.
Ah ! si vous saviez lire les bulletins
des victoires de l'Eglise
conquérante ! Celles qui viennent
des lointains, de nos champs de missions, celles
qui près de nous
démontrent la puissance permanente de
l'Évangile.
Ces jours-ci, je lisais les récits
d'un chrétien, parti pour vivre au milieu
des Hindous, et y démontrer par
l'activité constructive de l'amour, ce
qu'est la pratique du travail, de
l'honnêteté, du service mutuel. Cette
âme prophétique, Pierre Ceresole, a
déjà transformé là-bas
l'existence sociale de villages entiers, et appris
à des Hindouistes superstitieux, non pas un
catéchisme protestant, mais mieux que
cela ! L'A B C de l'Evangile, créateur
de lumière et de vie, puissance qui met un
peu du ciel sur la terre.
Votre prière d'aujourd'hui doit
être : « Mon Dieu, quand je
marche sur les chemins d'ici bas, si souvent
meurtri, las ou blessé, montre-moi ce qui
est de toi. Donne-moi des yeux capables de
découvrir ta présence. Je sais
que tout ce qui est de cette terre n'est que pour
un temps, mais je sais aussi que sur cette terre,
Jésus a voulu inaugurer ton règne et
semer ta parole, et répandre ton
Esprit ».
Oh ! merveilleuse transfiguration de la
foi ! À côté de toute
l'ombre, toute la lumière !
Vous saurez voir tout ce qui parle de la
bonté du Père : les yeux
tout neufs des petits enfants qui sourient à
la vie, la merveille de tout ce qui commence et de
tout ce qui recommence : ces âmes
blessées ou souillées, qui
lavées par le pardon de Dieu se reprennent
à espérer et à croire ; tout ce qui montre Christ :
chambres
de
souffrance dont la foi a chassé la
révolte ; et les vies données de
ceux qui n'ont que le souci de servir, et tant
d'humbles démarches, où vous relirez
l'une après l'autre, comme autant de pages
détachées de l'Évangile
éternel : le Samaritain penché
sur le blessé, la main tendue de la
réconciliation, la pauvre veuve qui donne
tout, le frère qui porte le fardeau du
frère, et tous ceux qui, sans bruit,
chargés de leur croix, suivent le chemin du
Christ.
Tout récemment, je présidais
le service funèbre d'une soeur pauvre selon
le monde, qui a dû se débattre pour
élever ses enfants, et pour sauver son
âme contre les difficultés morales et
matérielles les plus obsédantes.
Gravement atteinte depuis de longs mois, elle avait
voulu, encore, au lendemain de Noël, se rendre
et presque se traîner jusqu'à une
masure isolée où vivait seul et
abandonné un vieillard de 80 ans. Au jour
des obsèques, ce vieillard avait pu se faire
amener là, par un automobiliste complaisant,
et pleurait comme un enfant. Et à
côté de lui, se trouvaient nombre de
jeunes femmes et jeunes filles dont je connais
l'histoire, et qui avaient reçu de celle que
nous pleurions, tant de trésors
d'amitié, d'encouragement, de conseils et de
foi, que l'on sentait dans cette humble demeure
toute fleurie des fleurs de deuil, un autre parfum,
celui des fleurs de la reconnaissance. Tous
semblaient dire en face de cette vie,
prématurément brisée :
Celle-là qui était pauvre et fragile,
en a enrichi beaucoup.
Hier encore, je voyais une soeur, dont
l'enfance s'est passée
dans des conditions moralement effroyables, et qui
n'a cessé d'être visitée par
l'épreuve. Elle vit aujourd'hui seule avec
son bébé, menant une existence de dur
labeur, pour gagner très juste son pain.
Toutes les prévisions de la science humaine
devaient la déclarer destinée
à la chute, à la ruine, ou au
désespoir. Elle a trouvé son Sauveur,
quand elle avait seize ans et qu'elle fut
catéchumène. Son Sauveur ne l'a
jamais abandonnée, elle prie Dieu tous les
soirs, et quand je veux prendre une leçon de
courage, je monte la saluer dans son humble
logis.
Enfin, si parfois en quelqu'heure lourde,
obsédés par le silence apparent de
Dieu, par l'infini muet du Ciel et par les
ténèbres d'en bas, vous êtes
tentés de vous écrier :
Où te trouver, ô Dieu ? Ah ! si tu déchirais les cieux
et si
tu descendais
(Esaïe
LXIV. 1) !
prêtez l'oreille à la voix
intérieure qui s'élève en
vous, réveille votre coeur endormi, et votre
volonté défaillante pour vous
dire :
Si aujourd'hui dans ta maison, dans ton
pays, et sur la terre, tu ne vois rien qui te
montre Dieu, lève-toi et agis, et montre
Dieu toi-même. Cette ombre où tes
frères meurent dans le péché,
la misère ou la solitude, Christ est venu
pour projeter sur elle sa lumière. Il y a
là des frères à aimer, du bien
à faire, un message à proclamer. Regarde en bas sur la terre,
et pour y faire
briller un rayon d'En-haut, lève les yeux vers
le ciel. Le ciel
et la
terre passeront, mais tes paroles, ô
Christ, ne passeront point, ni tes paroles, ni ton
amour, ni ta promesse. En toi nous avons
trouvé la Puissance qui domine les temps et
les espaces, qui encercle le ciel et la terre dans
un même amour éternel.
« Oh ! Dieu, quel autre au ciel ai-je que toi
Et sur la terre, je ne prends plaisir qu'en toi. » (Ps. LXXIII, 25)1938.
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